Le Livre des masques/Tristan Corbière
TRISTAN CORBIÈRE
Laforgue, au courant d’une lecture, crayonna sur Corbière des notes qui, non rédigées, sont tout de même définitives ; parmi :
« Bohème de l’Océan — picaresque et falot — cassant, concis, cinglant le vers à la cravache — strident comme le cri des mouettes et comme elles jamais las — sans esthétisme — pas de la poésie et pas du vers, à peine de la littérature — sensuel, il ne montre jamais la chair — voyou et byronien — toujours le mot net — il n’est un autre artiste en vers plus dégagé que lui du langage poétique — il a un métier sans intérêt plastique — l’intérêt, l’effet est dans le cinglé, la pointe-sèche, le calembour, la fringance, le haché romantique — il veut être indéfinissable, incatalogable, pas être aimé, pas être haï ; bref, déclassé de toutes les latitudes, de toutes les mœurs, en deçà et au delà des Pyrénées. »
Ceci est sans doute la vérité : Corbière fut toute sa vie dominé et mené par le démon de la contradiction. Il supposa qu’il faut se différencier des hommes par des pensées et par des actes exactement contraires aux pensées et actes du commun des hommes ; il y a beaucoup de voulu dans son originalité ; il la travaillait, comme les femmes travaillent leur teint, pendant les longues après-midi entre ciel et terre, et quand il débarquait, c’était pour tirer des bordées de stupéfaction : dandysme à la Baudelaire.
Mais on ne peut travailler heureusement une nature que dans le sens de ses instincts et de ses penchants ; Corbière a dû être nativement un peu de ce qu’il est devenu, le don Juan de la singularité ; c’est la seule femme qu’il aime ; l’autre, il l’ironise de ce mot leste, « l’éternelle madame ».
Corbière a beaucoup d’esprit, de l’esprit à la fois de cabaret de Montmartre et de gaillard d’avant ; son talent est fait de cet esprit vantard, baroque et blagueur, d’un mauvais goût impudent, et d’à-coups de génie ; il a l’air ivre, mais il n’est que laborieusement maladroit ; il taille, pour en faire d’absurdes chapelets, de miraculeux cailloux roulés, œuvres d’une patience séculaire, mais aux dizaines, il laisse la petite pierre de mer toute brute et toute nue, parce qu’il aime la mer, au fond, avec une grande naïveté et parce que sa folie du paradoxal le cède, de temps en temps, à une ivresse de poésie et de beauté.
Parmi les vers jamais ordinaires des Amours jaunes, il y en a beaucoup de très déplaisants et beaucoup d’admirables, mais admirables avec un air si équivoque, si spécieux, qu’on ne les goûte pas toujours à une première rencontre ; ensuite on juge que Tristan Corbière est, comme Laforgue, un peu son disciple, l’un de ces talents inclassables et indéniables qui sont dans l’histoire des littératures, d’étranges et précieuses exceptions, — singulières même en une galerie de singularités.
Voici de Tristan Corbière deux petits poèmes oubliés même par le dernier éditeur des Amours jaunes :
C’est la mer ; — calme plat. — Et la grande marée
Avec un grondement lointain s’est retirée…
Le flot va revenir se roulant dans son bruit.
Entendez-vous gratter les crabes de la nuit ?
C’est le Styx asséché : le chiffonnier Diogène,
La lanterne à la main, s’en vient avec sans-gêne.
Le long du ruisseau noir, les poètes pervers
Pèchent : leur crâne creux leur sert de boîte à vers.
C’est le champ : pour glaner les impures charpies
S’abat le vol tournant des hideuses harpies ;
Le lapin de gouttière, à l’affût des rongeurs,
Fuit les fils de Bondy, nocturnes vendangeurs.
C’est la mort : la police gît. — En haut l’amour
Fait sa sieste, en tétant la viande d’un bras lourd
Où le baiser éteint laisse sa plaque rouge.
L’heure est seule. Écoutez : pas un rêve ne bouge.
C’est la vie : écoutez, la source vive chante
L’éternelle chanson sur la tête gluante
D’un dieu marin tirant ses membres nus et verts
Sur le lit de la Morgue… et les yeux grands ouverts.
Vois aux cieux le grand rond de cuivre rouge luire,
Immense casserole où le bon Dieu fait cuire
La manne, l’arlequin, l’éternel plat du jour ;
C’est trempé de sueur et c’est trempé d’amour.
Les laridons en cercle attendent près du four,
On entend vaguement la chair rance bruire,
Et les soiffards aussi sont là, tendant leur buire,
Le marmiteux grelotte en attendant son tour.
Crois-tu que le soleil frit donc pour tout le monde
Ces gras graillons grouillants qu’un torrent d’or inonde ?
Non, le bouillon de chien tombe sur nous du ciel.
Eux sont sous le rayon et nous sous la gouttière.
À nous le pot au noir qui froidit sans lumière.
Notre substance à nous, c’est notre poche à fiel.
Né à Morlaix, en 1845, Tristan y revint mourir d’une fluxion de poitrine en 1875. Il était le fils (d’autres disent le neveu) du romancier maritime Edouard Corbière, l’auteur du Négrier dont le violent amour pour les choses de mer influa sur le poète très fortement. Ce Négrier, par Edouard Corbière, capitaine au long-cours, 1832, 2 vol. in-8o, est un assez intéressant roman d’aventures maritimes. Le chapitre IV de la première partie, intitulé Prisons d’Angleterre (les Pontons), renferme les plus curieux détails sur les mœurs des prisonniers, sur les amours des corvettes avec les forts-à-bras, — en un lieu, dit l’auteur, où, pourtant, « il n’y avait qu’un sexe ». La préface de ce roman décèle un esprit très hautain et très dédaigneux du public : le même esprit avec du talent et une nervosité plus aiguë, — vous avez Tristan Corbière.