Le Luxe, la Fonction de la richesse/01

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Le Luxe, la Fonction de la richesse
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 72-100).
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ETUDES SOCIALES

LE LUXE
LA FONCTION DE LA RICHESSE

I.
CARACTÈRE ET VARIÉTÉ DU LUXE SON ROLE ÉCONOMIQUE

La question de la légitimité ou de l’illégitimité, de l’utilité ou de la nocuité du luxe, est une des plus débattues qui soient. Les moralistes la revendiquent, en général, comme étant de leur seule compétence. C’est une de leurs matières favorites ; ce l’était surtout dans l’antiquité. Le thème est admirable pour la déclamation ; certains écrivains classiques, très austères de langage, plus concilians de mœurs, Salluste et Sénèque, s’y sont complu ; quelques belles pages d’éloquence et de style sont dues sur ce sujet à leur vertueuse indignation.

On ne peut, cependant, abandonner la question du luxe aux seuls professeurs de morale. Les économistes ne s’en doivent pas désintéresser. Il ne s’agit pas là seulement de préceptes et de règles pour la conduite édifiante de la vie, mais aussi de la direction que l’on doit donner, sinon à la production tout entière, du moins à une partie notable de la production, et, d’autre part, de l’influence de certaines consommations sur la répartition des richesses, sur les situations respectives des diverses classes de la société. Henri Baudrillart a consacré quatre gros volumes à décrire l’évolution, les variétés, les excentricités du luxe dans les diverses civilisations et à tous les âges de l’humanité. Nous voudrions ici examiner sommairement les principaux élémens de cette question si complexe, et faire suivre cette analyse de quelques réflexions sur l’usage de la fortune et la fonction sociale de la richesse.


I

L’une des difficultés, non la moindre, est de définir exactement le luxe. Il n’est guère de matière où l’on s’entende moins. Beaucoup blâment le luxe et d’autres le louent qui ne comprennent pas sous ce mot les mêmes objets ou le même train de vie. Si l’on ouvre le Dictionnaire de l’Académie, on trouve au mot Luxe cette définition : « Somptuosité, excès de dépense, dans le vêtement, les meubles, la table. » Les mots de « somptuosité » et d’« excès » auraient eux-mêmes besoin d’être définis dans ce cas. Le Dictionnaire de Littré ne s’éloigne guère de celui de l’Académie ; on y lit : « Luxe, magnificence dans le vêtement, dans la table, dans l’ameublement ; abondance de choses somptueuses. » Un économiste, très dur pour le luxe, Emile de Laveleye, écrit : « Est objet de luxe ce qui est à la fois superflu et coûteux, c’est-à-dire ce qui satisfait à un besoin factice et a coûté beaucoup de journées de travail. » Et il accumule, à ce sujet, une foule de citations. Mais qu’est-ce qu’un besoin factice, et à partir de quel nombre de journées de travail consacrées à un objet, celui-ci est-il mis au rang des articles de luxe ?

Les trois définitions que nous venons de reproduire sont bien lâches et bien vagues ; cependant, si elles répondent assez aux idées flottantes de quelques hommes délicats, elles n’expriment pas le sens courant et vulgaire du mot.

Le tort est de chercher une formule absolue pour une chose aussi relative, ondoyante et variable. Voici la définition que nous proposerons : Le luxe consiste dans cette partie du superflu qui dépasse ce que la généralité des habitans d’un pays, dans un temps déterminé, considère, comme essentiel, non seulement aux besoins de l’existence, mais même à la décence et à l’agrément de la vie. Le luxe est donc une chose singulièrement variable et qui se déplace sans cesse, la limite en reculant de plus en plus au fur et à mesure que l’ensemble d’une société s’enrichit et se raffine.

Le mérite de cette définition, suivant nous, c’est qu’elle garde au luxe son caractère relatif se transformant d’âge en âge. Au barbare qui envahissait l’Empire romain, le simple mobilier et la garde-robe d’un ménage modeste de notre petite bourgeoisie ou de l’élite de notre classe ouvrière eût paru abonder en objets de luxe ; quelques fauteuils peu coûteux, mais capitonnés, un tapis de feutre, des rideaux aux fenêtres, un joli papier à bon marché tapissant le mur, une glace, une pendule, quelques vases pleins de fleurs, une vaisselle un peu variée, des chemises, des mouchoirs, des cravates, des bas, tout cet attirail nouveau pour lui, lui eût semblé n’être essentiel ni aux besoins normaux de l’existence, ni même à la décence et à l’agrément de la vie. Bien plus, il s’en serait trouvé gêné et incommodé.

Si l’on introduit aujourd’hui encore un berger des Pyrénées ou des Alpes dans l’appartement d’un rentier ayant une vingtaine de mille francs de rentes et vivant conformément à ce revenu, il trouvera que cet homme s’encombre d’une foule d’objets inutiles, de riens coûteux et qui ne peuvent procurer que des jouissances factices.

L’idée de ce qui constitue le luxe varie de la façon la plus frappante suivant le pays, le temps et les classes de la société. Chaque classe considère comme luxe les objets que sa situation de fortune ne lui permet pas de posséder et dont la classe supérieure, au contraire, a les moyens d’user.

Un fait absolument démontré, et dont nous fournirons plus loin quelques exemples, c’est que le luxe d’une époque ou d’une classe sociale tend à devenir, sinon une nécessité, du moins un objet de décence pour l’époque suivante et pour la classe sociale d’en dessous. La civilisation est caractérisée par la généralisation graduelle, progressive, de nombre de consommations de luxe qui perdent ainsi successivement ce caractère. Chaque dizaine d’années, quelques objets de luxe cessent de l’être par leur diffusion et l’abaissement de leur prix.

La définition que nous avons donnée est essentielle pour permettre d’aborder l’examen de la légitimité ou de l’illégitimité, de l’utilité ou de la nocuité du luxe.

En parlant du luxe en principe, nous faisons abstraction de certains excès et de certaines aberrations. En se demandant si le vin est bon pour l’homme, on entend seulement un usage modéré et rationnel du vin.

L’usage du luxe, c’est-à-dire de superfluités même coûteuses, même ne flattant que la vanité ou les dispositions frivoles de l’esprit et des sens, doit-il être proscrit par l’économie politique ? doit-il, au contraire, être admis par elle, tout au moins obtenir d’elle des circonstances atténuantes, tout en mettant de côté les extravagances et les difformités luxueuses, qui évidemment sont condamnables ? Le luxe a beaucoup d’ennemis. Un grand nombre d’hommes le considèrent comme un abus, comme un péché, comme un scandale. Les uns s’imaginent que, si le luxe venait à disparaître, les sociétés seraient plus heureuses et d’une moralité plus élevée. D’autres croient que le superflu de quelques-uns est acquis au détriment du nécessaire de quelques autres.

Les ennemis du luxe en principe peuvent se diviser en deux classes : d’un côté, certains moralistes et politiques, de l’autre, divers économistes.

A beaucoup de moralistes, la concupiscence, l’orgueil de la vie, apparaissent comme les obstacles à la perfection : les philosophes, tels que Socrate, veulent placer l’idéal de la vie dans la contemplation et le dévouement. Certes, ces idées sont d’une grande noblesse et on a raison de les propager ; mais elles ne peuvent diriger complètement l’existence que d’une élite. Le type de vie claustrale ou académique auquel elles conduisent ne peut constituer la vie générale : à supposer que l’univers entier s’y fût rangé depuis l’origine, on peut se demander si la civilisation eût autant progressé, si la vie moyenne eût été aussi facile et aussi longue, le bien-être aussi répandu, et si même on eût pu procurer à la généralité des hommes les consommations indispensables, les loisirs assez larges, l’instruction et les connaissances dont jouissent aujourd’hui ou dont jouiront demain presque tous les habitans des contrées civilisées.

Platon lui-même, le plus spiritualiste des philosophes, admettait que l’on peut demander aux dieux les richesses[1].

M. Emile de Laveleye, critique sévère du luxe, attribue à ce goût des superfluités une racine qui plonge dans trois sentimens différens, dont les deux premiers seraient vicieux et le troisième seul vertueux : 1° la sensualité ; 2° la vanité ; 3° l’amour de l’idéal. A supposer qu’il en soit ainsi, le troisième sentiment ne rachèterait-il pas les deux autres ? Les deux premiers sont-ils, d’ailleurs, vicieux à tous les degrés ? Quelque sensualité et quelque vanité ne peuvent-elles trouver, au moins, certaines circonstances atténuantes ?

Quant aux raisonnemens politiques contre le luxe, ils portent surtout sur ces deux points, que le luxe accroît l’écart entre les classes de la population et leur donne un caractère plus tranché, qu’ensuite la vie luxueuse énerve les hommes et livre les populations cultivées en proie aux peuples barbares. Pour ce qui est de l’écart entre les conditions des hommes, nous avons souvent démontré qu’il tend plutôt à s’affaiblir, et c’est le thème même d’un de nos ouvrages[2]. Cette inégalité, d’ailleurs, n’a pas uniquement des effets malfaisans : elle est à la fois le résultat et le stimulant de la civilisation. Quant aux dangers que le luxe peut faire courir aux Etats, il faut d’abord constater qu’autre chose est le luxe et autre chose la vie luxueuse. On peut aimer et rechercher le luxe dans l’ameublement, dans la décoration, dans les objets d’art, et vivre sous les autres rapports avec simplicité. Le prétendu amollissement physique qui résulterait des goûts de luxe n’est pas démontré : dans presque tous les pays d’Europe, les jeunes gens des classes les plus aristocratiques déploient, en ce qui concerne les exercices physiques et les actes de courage, au moins autant de vigueur et de résolution que les hommes des autres couches sociales. Les civilisés, depuis trois siècles, prennent, d’autre part, une éclatante revanche sur les barbares. Si la civilisation est menacée, c’est beaucoup moins par le goût de l’élégance de la vie que par le venin de certaines doctrines, par le dilettantisme intellectuel et moral qui, chez ses adeptes, n’a pas une relation nécessaire avec le goût éclairé des objets de luxe.

M. Emile de Laveleye a cité toute une nomenclature d’auteurs célèbres dont les opinions sur le luxe sont, d’ailleurs, médiocrement concordantes. Au hasard de leur humeur ou du fil de leur ouvrage, ils le louent ou le blâment. Parmi les apologistes constans, il n’y a guère que La Fontaine, par d’assez mauvaises raisons :


Je ne sais d’homme nécessaire
Que celui dont le luxe épand beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait ! Notre plaisir occupe
L’artisan, le vendeur…


Parmi les critiques constans, on trouve Rousseau, avec des raisons qui ne valent pas mieux : « Il faut des liqueurs sur nos tables : voilà pourquoi le paysan ne boit que de l’eau. Il faut de la poudre à nos perruques : voilà pourquoi tant de personnes n’ont pas de pain. » Dans cette voie on pourrait multiplier les exemples pittoresques, et le philosophe qui donnait à Voltaire le goût de marcher à quatre pattes conclut : « S’il n’y avait point de luxe, il n’y aurait pas de pauvres. »

Alternativement antagonistes et panégyristes du luxe sont Voltaire, qui se contredit presque toujours, et Montesquieu, dont la gravité n’est pas toujours ennemie de l’incohérence. Voltaire loue le luxe en petits vers dans le Mondain et le condamne en prose :

Sachez surtout que le luxe enrichit
Un grand État s’il en perd un petit :
Le pauvre y vit des vanités des grands.


En prose grave, le philosophe de Ferney prend sa revanche : « Le luxe est la suite, écrit-il, non du droit de propriété, mais des mauvaises lois. Ce sont donc les mauvaises lois qui font naître le luxe, et ce sont les bonnes qui peuvent le détruire. » M. de Laveleye applaudit à ce singulier aphorisme.

Pour le luxe et l’une de ses formes les plus caractéristiques, les modes, Montesquieu écrit : « Les modes sont un objet important. A force de se rendre l’esprit frivole, on augmente sans cesse les branches de son commerce. » Contre le luxe il s’exprime ainsi : « Si les richesses sont également partagées, il n’y aura pas de luxe ; car il n’est fondé que sur les commodités qu’on se donne par le travail des autres. » Il n’est pas nécessaire d’être le premier publiciste de son siècle et l’un des premiers de tous les temps pour découvrir que, si les richesses étaient également partagées, il n’y aurait plus de luxe. Mais ce partage égal des richesses est-il possible ? est-il même désirable ? et la grande masse des hommes ne gagne-t-elle pas beaucoup elle-même en confortable à l’inégalité des richesses, qui est le plus énergique des stimulans de la production ? Voilà une question plus sérieuse.

Si nous étalons ainsi les incohérences de ces grands esprits, ce n’est pas pour faire preuve d’une érudition qui, d’ailleurs, n’est pas nôtre, ni pour le plaisir de surprendre en contradictions flagrantes des intelligences fortes et étendues : c’est qu’une pensée aussi inexacte qu’elle est superficielle inspire toutes ces remarques. C’est l’idée que les superfluités du luxe chez les riches sont acquises aux dépens des nécessités du pauvre. Si l’on ne faisait pas de souliers fins, tout le monde pourrait avoir de bonnes chaussures : tous les hommes, chez les peuples civilisés, sont arrivés à ce dernier résultat, sans que la fabrication des bottines fines pour hommes et pour femmes ait le moins du monde diminué. Si, au lieu d’un milliard ou deux d’objets de luxe, on faisait un milliard ou deux d’objets communs et utiles, le monde n’en irait-il pas mieux ?

La question ne peut être ainsi posée. La conception de l’activité sociale, qui est au fond de ce raisonnement, se trouve complètement fausse. On considère l’activité sociale comme un tout une fois fixé : si l’on y dérobe 500 000 journées pour des superfluités, ces 500 000 journées manquent pour les nécessités. Cette conception est arbitraire. Il faut se demander si la capacité productive de l’homme, sa force d’invention, son énergie au travail, le progrès des arts et des sciences, n’ont pas été et ne sont pas entretenus et développés par la recherche constante d’une vie plus embellie, de besoins plus diversifiés ; si une société qui ne maudit pas et ne proscrit pas le luxe n’a pas, même pour les objets communs, une force productive infiniment plus grande qu’une société qui maudit et proscrit le luxe.

Il faut rechercher si le goût même de la nouveauté et du changement, qui caractérise le luxe, ne contribue pas à tenir l’esprit général d’une société plus en éveil, plus porté aux améliorations industrielles, aux découvertes, aux perfectionnemens ; si, au contraire, une société rivée toujours au même genre de vie monotone, insipide, serait aussi productive, même en ce qui concerne l’agriculture et les arts communs, qu’une autre sollicitée à l’activité incessante par des habitudes de luxe.

Alors on s’apercevrait sans doute que, contrairement au mot de Rousseau : « S’il n’y avait pas de luxe, il n’y aurait pas de pauvres », les superfluités du luxe ne sont pas acquises aux dépens des nécessités du pauvre. Citant et approuvant le mot de Rousseau, Emile de Laveleye ajoute : « Visitez les contrées alpestres de la Suisse ou les vallées de la Norvège, et vous verrez que Montesquieu et Rousseau n’avaient pas tort. » S’il avait été un peu plus versé dans les statistiques, Laveleye aurait vu que la Norvège est précisément l’un des pays où l’indigence est proportionnellement le plus répandue.

Pour juger cette question si importante au point de vue économique, il est bon de jeter un coup d’œil sur l’évolution historique des consommations privées.


II

Les progrès industriels et le développement de la richesse générale font peu à peu tomber dans l’usage commun une quantité de marchandises qui, autrefois, étaient regardées comme de grand luxe. A s’en tenir à l’alimentation, le sucre jadis était du luxe, et les épiées et le café, et, dans la partie du pays qui n’en produisait pas, le vin. Les verres à vitre ont longtemps passé pour du luxe ; pendant plus longtemps encore les glaces et les rideaux de fenêtre, et les tapis. Une montre et une pendule étaient des objets de luxe de premier ordre, jusqu’à ce qu’on fût arrivé à en fabriquer pour 40 à 50 francs d’abord, puis pour 5 à 10 francs. Dans le vêtement, les chemises, les bas, les chaussures, les mouchoirs (encore du temps de Montaigne), les rubans, les dentelles, ont été regardés comme superfluités dont l’homme et la femme, vivant suivant la loi de nature, devaient se passer. Au XVIIIe siècle, à Londres, l’usage d’un parapluie était encore une preuve d’effémination, et nombre de gens en été croient devoir exposer leur nuque au soleil, même aujourd’hui, pour ne pas recourir à une ombrelle, dont le salutaire usage, cependant, commence à se répandre de plus en plus. Dans l’organisation de la demeure, une salle à manger distincte de la cuisine, un salon distinct de la salle à manger, un cabinet distinct de la chambre à coucher, une salle de bains et d’hydrothérapie, et jusqu’à ce retrait décent, aéré, pourvu d’eau pour les besoins naturels, ont été déclarés des inutilités et passent encore pour l’être auprès de certaines gens. Cependant, l’usage aujourd’hui très répandu de ces superfluités d’autrefois ou de ces pratiques jadis traitées de luxueuses a singulièrement contribué à accroître la vie moyenne, à écarter ou prévenir les épidémies, et à rendre certains quartiers des grandes villes beaucoup plus sains que nombre de villages ou de fermes en pleine campagne.

Les frontières du luxe vont sans cesse en reculant, et c’est un grand bonheur. Le luxe d’autrefois devient sinon le nécessaire d’aujourd’hui, du moins une jouissance, soit inoffensive, soit utile, à la portée d’un grand nombre d’hommes.

Qu’il ait ainsi sa racine soit dans la sensualité et dans la vanité, comme l’affirment ses critiques, soit dans le goût de l’idéal, le luxe, pourvu qu’il ne viole pas la nature, a pour instrument de propagation l’instinct d’imitation de l’homme, le désir de se conformer aux habitudes des gens les plus haut placés, puis aux sentimens et aux mœurs qui prévalent dans la communauté. Ainsi, les objets de luxe deviennent peu à peu des objets de convenance, les luxuries, pour parler comme les Anglais, se transforment en decencies.

Il est rare que les vieillards n’appellent pas luxe toute nouvelle mode, tout objet dont leur enfance ou leur maturité ignorait l’usage. Dans la Puissance des Ténèbres de Tolstoï, un vidangeur, type de l’homme honnête et chrétien, considère comme une preuve d’effémination que l’on établisse des cabinets publics de commodité.

Le caractère d’une consommation doit être jugé, non d’après un certain type que l’on se fait de la nature humaine en général, suivant la méthode de Rousseau et de Tolstoï, son disciple, mais d’après les diverses circonstances de lieu, de climat, de profession et de milieu.

Il y a un luxe sain, intelligent, et un luxe malsain, extravagant. Sans que l’on puisse dresser une nomenclature, qui serait naturellement incomplète et trop absolue, de l’une et de l’autre catégorie, le luxe est sain chez les esprits sains, et il est morbide chez les esprits maladifs, portés à l’extravagance.

Le luxe est condamnable quand il emprisonne l’homme dans les superfluités matérielles et ne lui laisse aucun goût aux joies délicates et aux plaisirs intellectuels, quand il sacrifie les besoins essentiels à des jouissances conventionnelles. Encore, même à ce point de vue, la distinction est-elle difficile à établir avec netteté dans la pratique. Si celui qui boit plus d’eau-de-vie que de vin et qui consomme plus en tabac qu’en viande peut être considéré comme sacrifiant les nécessités aux superfluités, on ne peut dire que les gens qui s’infligent des privations sur leur nourriture afin d’avoir des vêtemens décens pèchent toujours contre le bon sens : outre que c’est un hommage rendu à l’idéal, ce peut être là une appréciation très juste des convenances de la vie et des moyens de sauvegarder ou de gagner une position.

On a parfois divisé en trois périodes l’évolution du luxe : le luxe des temps primitifs, aussi bien des sociétés patriarcales, qu’a fort bien décrites Adam Smith, que de celles du commencement du moyen âge ; le luxe des peuples florissans et prospères, qui est celui des temps modernes ; en dernier lieu, le luxe des peuples en décadence, les anciens Romains, les Orientaux. Il faudrait comprendre dans la même catégorie le luxe des classes sociales en décadence, comme de certains milieux aristocratiques ou de fils dégénérés de la riche bourgeoisie.

Le luxe des temps primitifs est très simple ; il consiste surtout dans le groupement autour de l’homme riche, qui est en même temps généralement un homme de haute naissance, d’un très grand nombre de serviteurs entretenus par lui, et dans la pratique très large de l’hospitalité. Chez les peuples patriarcaux, il y a une assez grande ressemblance de vie matérielle en général entre les hommes de diverses situations. La nourriture, les vêtemens, l’ameublement même, diffèrent peu.

L’homme riche nourrit de nombreux domestiques, une clientèle étendue ; il a table ouverte. Ce train d’existence, à la fois très large et très simple, lui donne un caractère d’affabilité, de bienveillance, de générosité.

Les objets de luxe proprement dits sont alors très limités. Quelques vêtemens lins, mais surtout de très belles armes, de très beaux chevaux, de très riches harnachemens. Sous son apparence débonnaire et familière, ce luxe patriarcal a de très grands inconvéniens qui se retrouvent beaucoup moins dans le luxe moderne : il crée et maintient des légions de parasites et de fainéans. Tout ce monde de serviteurs et de cliens ne travaille guère et est entretenu, sans services correspondans, par le travail d’autrui.

En Orient, ce luxe est très répandu, aux Indes toute personne aisée a un nombre notable de domestiques, dont chacun est chargé d’une tâche précise, très limitée, insuffisante pour occuper sa journée. On retrouve ces habitudes chez les Arabes. Elles régnaient encore, quoique atténuées, en Europe au moyen âge et au commencement des temps modernes. Encore sous Jacques Ier un ambassadeur avait une suite de 500 personnes dont 300 nobles. « Tout marquis veut avoir des pages. » Les maisons des grands sont des palais, non seulement par le caractère architectural et la décoration, mais par le nombre d’appartemens ou de chambres pour « les domestiques » de tout ordre. On sait que, dans la langue et la littérature du XVIIe siècle encore, le mot « domestique » est pris dans un sens étendu qui signifie client et dépendant. Au siècle dernier le duc d’Albe, dans son palais de Madrid, avait 400 chambres de « domestiques » ; les neveux de ses serviteurs et leurs familles demeuraient souvent dans le palais et étaient pensionnés. On trouve dans Gil Blas des descriptions qui relatent cet état de choses. On voit encore aujourd’hui à Madrid, non loin du palais des Cortès, le palais du duc de Medina-Cudi, immense et banal caravansérail, fait pour loger toute une population de serviteurs ou de dépendans. Avant l’incendie de 1812 ; à Moscou certains palais contenaient jusqu’à 1 000 chambres de domestiques ; on regardait comme pauvres les nobles qui n’entretenaient que 20 ou 30 de ces derniers. Les romans de Tolstoï font revivre en partie ces anciennes mœurs. Le train énorme des seigneurs polonais était proverbial. De même aux Antilles, autrefois, sous l’esclavage. A la Jamaïque les personnes ne possédant que 7 nègres étaient exemptées de la taxe sur les esclaves. On ne savait pas alors recourir à des services communs : chaque grand seigneur avait son médecin, son barbier, son aumônier, ses musiciens, ses gens de lettres, qu’il traînait avec lui.

Ce luxe primitif, quoiqu’il jouisse des sympathies et des regrets de beaucoup de gens, est absurde : il n’amène aucun raffinement dans la vie, il est fastidieux, il ne flatte que l’amour-propre, il soustrait à la production, prive de l’indépendance journalière et jette dans la fainéantise et les vices énormément de gens. Il y avait, sans doute, relativement à la population, plus de domestiques inutiles, au dernier siècle ou dans l’avant-dernier siècle, en Angleterre qu’aujourd’hui ; à coup sûr, chaque homme riche en avait un bien plus grand nombre. Faut-il rappeler que, pendant le XVIIIe siècle, en France, chaque homme du monde, même peu aisé, avait un laquais : il devait l’amener avec lui, quand il allait dîner en ville, et c’était son laquais qui le servait, refusant de rien passer à un autre maître que le sien. Ce fait est attesté par une foule de correspondances du temps. Autour d’une table de 20 à 25 personnes, il y avait ainsi, au XVIIIe siècle, trois ou quatre fois plus de laquais qu’il ne s’y en trouve, dans les maisons riches, aujourd’hui.

L’autre grand luxe des temps primitifs, ce sont les énormes festins, dont la quantité, beaucoup plus que la qualité, est le trait caractéristique. Les mots y sont, en général, vulgaires, de même les boissons ; mais les uns et les autres se représentent constamment sous toutes les formes, et remplissent la journée ou la nuit. Les repas à la Gargantua, les noces de Gamache, où des amoncellemens de victuailles disparaissent dans les estomacs infatigables de convives grossiers qui, parfois, comme chez les Arabes, doivent manifester leur contentement par une éructation fréquente, appartiennent à cette période de luxe. Un économiste allemand, d’une rare et sûre érudition, Roscher, fait le récit d’une de ces fêtes pantagruéliques qu’offre l’histoire : lors du mariage de Guillaume d’Orange en 1561, le fiancé hébergea une quantité d’hôtes, dont on ne nous donne pas le nombre, mais qui avaient avec eux 5 647 chevaux. On y consomma 4 000 boisseaux de froment, 8 000 de seigle, 13 000 d’avoine, 3 600 muids (Eimer) de vin, 1 600 barils de bière. Une ordonnance de 1610, relative au mariage à Munden (Mundensche Hochzeitsordnung), dispose qu’un grand mariage ne doit pas comprendre plus de 24 tables, ni un moyen plus de 14 tables de dix personnes chacune[3].

Tout le luxe que nous venons de décrire appartient à la grande période aristocratique. Suivant la très fine remarque d’Adam Smith, quand, au lieu de nourrir un grand nombre de serviteurs et de subvenir à une infinité de cliens, on fait des commandes aux ouvriers du dehors, la période aristocratique commence ; c’est ce qui caractérise le luxe moderne. Pour la dignité humaine, l’emploi productif de la vie et le progrès des arts, ce nouveau luxe vaut mieux.

Dans ces temps aristocratiques, il était moins facile de se ruiner, et les fortunes avaient plus de stabilité. Pour qu’un particulier se ruine, il faut que son capital fixe soit transformé en capital circulant ; les occasions de cette transformation étaient moindres autrefois.

Le luxe des temps primitifs était plutôt occasionnel que permanent ; il ne pénètre pas, comme plus tard, tout le tissu de la vie. L’équivalent pour le peuple des grands repas et des fêtes pantagruéliques des grands, c’étaient les kermesses, le carnaval. La sobriété si vantée et parfois forcée de ces âges incultes était interrompue par des débauches périodiques. Tout ce qui représente ce que les Anglais appellent les decencies et le confortable se trouvait négligé : en dehors des objets d’église, des armes, parfois de la vaisselle à boire, il n’y avait guère d’objets finement travaillés. On a des comptes rendus d’inspections de domaines appartenant à Charlemagne : on y constate qu’en fait de linge il ne s’y trouvait que deux draps de lit, une serviette et une nappe de table. La mode pour les vêtemens et pour les meubles est dans ces temps primitifs très constante, comme aujourd’hui encore chez les peuples orientaux. La vie quotidienne individuelle était dépourvue de toute élégance et de toute variété. Les fonctionnaires comme les ouvriers ne recevaient que de très petits traitemens ; des sommes énormes se dépensaient en fêtes, soit privées, soit publiques. Au XVIe siècle, le premier ministre de Hanovre n’avait, en dehors de quelques fournitures de vêtemens, que 200 thalers de traitement, et un gentilhomme dépensait, dans ce même temps, pour ses noces, 5 600 thalers[4].

Les églises et les municipalités introduisirent le luxe varié des vêtemens et du mobilier. Les vitraux firent leur apparition en 1180, dans les églises d’Angleterre, et en 1567 les vitres étaient encore si rares dans le pays, que dans les maisons de campagne des nobles, on les enlevait pendant l’absence des maîtres. Les belles étoffes, les meubles fouillés, l’argenterie finement travaillée, en dehors de celle servant à boire, apparaissent dans les cathédrales d’abord, puis dans les hôtels de ville des riches cités flamandes, allemandes, italiennes. L’ancien luxe chevaleresque se modifie, et il se constitue un luxe haut bourgeois. Mais pendant des siècles, c’est le goût de la magnificence et de l’ostentation qui prédomine sur celui du confortable. Le Camp du drap d’or est resté célèbre par cet étalage de richesse. Cependant, l’existence quotidienne, même des grands, restait mesquine. On rapporte qu’au XVe siècle, la femme de Charles VII était la seule Française à posséder deux chemises de toile. Au XVIe siècle, il advenait encore qu’une princesse fît cadeau de quelques chemises à un prince. A la même époque, la bourgeoisie allemande, florissante cependant, couchait nue.

Ainsi, dans ces temps primitifs, il n’y avait aucun luxe en vue de la jouissance intime et individuelle et en dehors de l’ostentation. C’est un préjugé répandu que le propre du temps présent est d’aimer à paraître ; cela était cent fois plus vrai des temps passés.

Le luxe, trop vanté, des temps primitifs, comportant un très grand train de maison, sans aucun raffinement ni confortable, avec le nombre prodigieux de domestiques, de dépendans, de cliens, de parasites, avec l’hospitalité abondante et sans discernement, les énormes festins, entraînait un vaste gaspillage ; de produits et l’inutilisation d’une grande quantité de forces humaines. Il n’y a là aucun exemple à suivre.


III

Tout autre est le luxe des peuples civilisés, intelligens, judicieux et prospères. Il est plus tourné vers le confortable ou l’élégance et les jouissances artistiques que vers la magnificence et la somptuosité. Il embrasse et pénètre toute la vie, il s’étend à des degrés différens sur toutes les classes du peuple ; il se signale par l’usage de marchandises infiniment plus variées, et, pour chacune d’elles, par un nombre de plus en plus considérable de qualités. Le luxe des temps industriels et florissans, où la production de la richesse dépasse d’une manière constante les nécessités de la vie, prend une direction plus naturelle. Il s’accommode aux habitudes démocratiques qu’il a contribué à introduire. Au lieu de s’encombrer d’un grand nombre de domestiques, de cliens et de parasites, on n’a autour de soi que le nombre de gens nécessaires pour un bon et prompt service ; en revanche on commande à des ouvriers et à des artisans du dehors, indépendans, des objets coûteux : ces hommes habiles forment bientôt une classe honorée, celle des artistes. On abandonne les distinctions extérieures, les perruques, la poudre aux cheveux, de même que les vastes installations permanentes : les églises particulières, les théâtres particuliers, les manèges particuliers ; on renonce aux coûteux jardins à la française ou à l’italienne, avec d’énormes pièces d’eau artificielles, des rochers et des ruines factices ; non seulement on n’entretient plus auprès de soi des nains et des bouffons, mais on se garde même d’attacher constamment à sa personne des hommes d’une profession utile pour un service intermittent. On n’a plus son barbier, son médecin, son aumônier à demeure. Il n’y a que les gens arriérés ou dans des circonstances spéciales qui aient chez eux un précepteur pour leurs enfans.

Le luxe de ces temps prospères et démocratiques pénètre, par des gradations multipliées et infinies, toutes les classes du peuple ; puis, se composant d’objets durables, d’arrangemens permanens, il accompagne tout l’ensemble de la vie. Ce qui le caractérise, c’est la variété et l’élégance des objets nécessaires ou habituels. La propagation de ce luxe dans toutes les couches de la population est aidée par les connaissances techniques qui permettent la substitution d’une matière moins coûteuse à une qui l’est davantage ; on peut ainsi mettre à la disposition des personnes d’une aisance modeste bien des objets réservés autrefois aux classes supérieures : ainsi le plaqué, le ruolz, remplacent l’argent ; la galvanoplastie, la ciselure ; la lithographie, la photographie, tiennent lieu de la gravure ou de la peinture ; les papiers peints, inventés en France vers 1760, font l’office de tapisseries. Les étoffes mi-partie de coton et de soie ou de déchets de soie donnent l’illusion de soieries ; le tulle et la gaze, de dentelles. Des matières nouvelles, le nickel, l’aluminium, facilitent la possession de montres, de pendules, d’objets divers d’une apparence élégante et peu coûteuse. Le perfectionnement des arts mécaniques y aide. Tout s’imite, même les perles, les diamans.

Ce genre de luxe qui consiste à varier la vie, à la décorer et l’embellir, à pousser l’homme au soin de sa demeure et de sa personne, n’a en soi rien d’immoral. Il a de bons usages économiques et domestiques. Il pousse aussi à un genre d’épargne : tel qui n’aurait pas épargné pour ses vieux jours le fait pour acheter une montre en or, ou une chaîne, ou un mobilier décent.

Le goût de la variété est l’un des traits caractéristiques du luxe des peuples industriels et prospères. La variété dans la nourriture, dans le vêtement, l’ameublement, même dans les distractions, est un excellent stimulant à l’industrie, un obstacle à l’engourdissement de l’esprit de l’homme. C’est en même temps un des besoins les plus vifs de la nature humaine, un des charmes licites de la vie.

On ne saurait croire combien cette variété manquait aux peuples il y a quelques siècles. La si vivante description que fait Macaulay des mœurs des Anglais du temps de la Révolution témoigne que, à la fin du XVIIe siècle, chez ce peuple déjà riche, l’usage de la viande fraîche n’était habituel qu’une ou deux fois la semaine. Le seigle a été pendant longtemps la céréale la plus répandue en Europe. Sur les biens de l’évêque d’Osnabruck, au XIIIe siècle, on ne produisait que 11 à 12 mesures de froment, contre 300 de seigle, 120 d’orge et 470 d’avoine. La bière au début du moyen âge était faite avec ce dernier grain. Aujourd’hui encore la répartition de la production entre les différentes céréales est tout autre en France, pays riche, et en Allemagne, pays qui ne fait que de commencer à s’enrichir, au sens moderne du mot. La superficie cultivée en seigle était en Allemagne en 1891 de 5 479 977 hectares et celle en froment de 1885 284 seulement ; quant à la production, elle fut dans la même année de 47 828 040 quintaux métriques du premier contre 23 337 570 du second[5]. En France, en 1892, les surfaces cultivées en froment étaient de 6 979 911 hectares ; celles en seigle, de 1 560 219, celles en méteil (mélange de blé et de seigle), de 295 247. Ainsi les hectares en froment sont chez nous plus que triples de ceux en seigle ou en méteil, tandis qu’en Allemagne ils sont le tiers de ceux en seigle. La production du froment dans cette année atteignait en France 84 837 320 quintaux métriques contre 17 558 313 pour le seigle et 3 364 908 pour le méteil[6]. On produit chez nous quatre fois plus de froment que d’autres céréales destinées à l’homme, en Allemagne moitié moins de froment que de ces dernières.

Ce n’est pas seulement la qualité, c’est la diversité de la nourriture qui caractérise les temps industriels et florissans ; cette dernière, comme l’autre, a été une conséquence du raffinement ou du luxe. Nombre de légumes ou de fruits aujourd’hui vulgaires et réputés indispensables sont connus depuis peu. En 1660, les Anglais ignoraient les artichauts, différentes sortes de pois, la plupart des salades, les asperges. Ils ne connaissaient à peu près que les fleurs des champs. Sous Henri IV, en France, le sucre se vendait à l’once, chez les pharmaciens ; de même le thé, jusque vers le milieu de ce siècle, du moins dans les petites villes de province. L’accroissement de la consommation de ces deux denrées est un des signes du développement de l’aisance dans les pays anglo-saxons : en 1734 on consommait en Angleterre 10 livres de sucre par tête, en 1845 dans les îles-Britanniques 20 livres et demi, en 1865 34 livres, on 1880 environ 55 à 60, et le progrès continue.

C’est surtout sur le logement, l’ameublement, que se porte le luxe des peuples industriels et florissans. Il crée des installations permanentes qui rendent la vie plus douce ; il transforme la maison : d’un simple abri, il en fait une demeure, une résidence commode, agréable, diversifiée, animée par nombre d’objets intéressans.

Là surtout est l’inappréciable bienfait du luxe moderne, bien entendu. Les cheminées, c’est le luxe, qui les a construites et qui les a ornées. D’après une lettre que publiait le Journal des Débats en janvier 1888, les cheminées étaient encore ignorées à cette époque dans les campagnes de Croatie. C’est le luxe qui a divisé la demeure suivant les divers besoins et agrémens auxquels (die doit pourvoir. Il en résulte une vie quotidienne plus décente, plus propre, plus indépendante pour chacun des membres d’une famille, plus hygiénique aussi. De haut l’exemple se répand dans toutes les couches sociales. La maison devient le centre des efforts d’embellissement de l’homme. Certaines mauvaises habitudes et certains vices y perdent ; chacun est d’avis que le jour où l’ouvrier aura un logement suffisamment ample, diversifié et paré, la vie de famille le retiendra davantage et le cabaret perdra de ses attraits. A la campagne aussi et chez le paysan, la maison cesse d’être une hutte à ras de terre, au sol battu et à une ou deux fenêtres.

Le luxe moderne, du moins celui qui n’est pas dépravé, consiste surtout en objets durables : bijoux, mobilier, objets d’art, collections ; c’est ce que l’on appelle parfois les capitaux de jouissance. Il est très supérieur au luxe qui se répand en objets passagers. Temple, au XVIIe siècle, faisait remarquer que le luxe hollandais offrait les traits que nous venons de décrire : il porte au développement des arts : qui n’admire ces riantes maisons d’Amsterdam, aux proportions commodes et modestes, embellies de tous ces chefs-d’œuvre des peintres de genre, d’animaux ou de paysages, ces élégantes maisons de campagne, sans ostentation, avec leurs cultures perfectionnées de fruits et de fleurs, que gâta seulement un instant l’agiotage sur les tulipes ?

S’il se porte avec amour sur la construction, l’aménagement, la décoration de la demeure, le luxe des peuples industriels et florissans est plus sobre pour le vêtement. Un de ses caractères, c’est d’être compatible avec l’égalité civile, la fraternité des rapports sociaux, de ne les choquer en rien. La toilette des hommes en témoigne. On ne voit plus d’hommes qui, suivant le mot de Henri IV, « portent leurs moulins et leurs bois de haute futaie sur le dos. » Les dentelles, comme manchettes et jabots, autrefois habituelles à la simple bourgeoisie, sont depuis longtemps abandonnées par les hommes, sans espoir de retour. Que, dans une réunion, on considère 200 ou 300 hommes assemblés, des couches les plus élevées jusqu’aux plus modestes de celles où l’on trouve une certaine éducation, il sera impossible à la simple inspection de leur extérieur de découvrir lesquels sont riches.

Il n’en est pas ainsi pour les femmes, il est vrai ; mais il n’est nullement prouvé que la plupart de celles qui ont de la richesse dépensent plus aujourd’hui en toilette que ne le faisaient celles de même situation de fortune pendant les trois ou quatre derniers siècles. On se lamente de ce que les femmes de chambre veulent être vêtues comme leurs maîtresses, les servantes de campagne comme les fermières, celles-ci comme les femmes de bons propriétaires. Il peut y avoir de l’exagération chez certaines ; cependant presque tout ce monde, servantes, fermières, épargne ; un peu de luxe dans leur vie n’est pas un si grand mal.

Grâce à toutes ces nuances de luxe qui se répercutent, en s’affaiblissant, d’une couche sociale à l’autre, la différence entre la vie des hommes des diverses classes est beaucoup moindre d’après les jouissances réelles qu’ils peuvent se procurer que d’après les valeurs qu’ils possèdent.

Le luxe extérieur tend à se restreindre ; on n’a plus de carrosses dorés ; on en emploie beaucoup moins à huit ressorts ; les valets se tenant debout derrière la voiture de leurs maîtres ne se retrouvent plus que chez les ambassadeurs. Les voitures simples dont on se sert, quelles que soient leur élégance, qui consiste surtout dans leur forme, et la beauté des chevaux, que ne relève aucune magnificence de harnais, sont autrement démocratiques que les anciennes chaises à porteurs auxquelles ne dédaignaient pas de recourir les philosophes à maximes austères du dernier siècle.

Tout luxe judicieux constitue une sorte de réserve pour les circonstances imprévues et les temps de nécessité. Cela est vrai pour toutes les classes de la nation et pour l’ensemble de la nation elle-même. Les bijoux, les jolis meubles, les tapisseries, les tableaux, les objets de collection se peuvent vendre aux heures d’infortune, souvent sans perte. Dans les classes populaires même, la montre, la chaîne, la pendule, les menus bijoux, peuvent aussi procurer, aux jours de détresse et de maladie, quelques ressources qui, si faibles soient-elles, n’eussent probablement pas existé autrement.


IV

Le luxe qui vient d’être décrit, non seulement n’est ni immoral, ni nuisible, mais il est légitime, recommandable et utile, sous la réserve qu’une part convenable soit faite dans le revenu à la prévoyance et à l’épargne.

Tout autre est le luxe du temps de décadence et des couches décadentes, car il peut y avoir dans un pays encore généralement sain certaines couches sociales morbides. Ce luxe prend un caractère immoral et inintelligent, quand, au lieu de répondre à des besoins naturels et normaux, physiques ou intellectuels, il consiste uniquement dans la recherche des plaisirs et des objets très coûteux, par la seule considération qu’ils sont coûteux, dans le gaspillage systématique, dans la satisfaction unique de la vanité à outrance. Grotesque alors et parfois criminel est ce luxe. Ce sont les Romains, sous l’Empire, certains souverains orientaux aussi, qui ont donné les exemples les plus démonstratifs et les plus fameux de cette condamnable et méprisable corruption du luxe. Deux citations latines le caractérisent, l’une de Suétone à propos de l’empereur Caligula : Nihil tam efficere concupiscebat, quam quod posse effici negaretur ; il n’y a rien qu’il désirât avec tant d’ardeur que ce qui paraissait impossible ; l’autre de Sénèque : Hoc est luxuriæ proposition, gaudere perversis ; les désirs contre nature sont le principal attrait du luxe, et plus exactement peut-être de la débauche ; car le mot luxuria a, en latin, un sens beaucoup plus étendu que notre mot luxe.

Les Romains de l’Empire pratiquaient en tout ce détestable abus du luxe : dans leurs demeures, c’étaient des immensités de constructions, de dérivations extravagantes de cours d’eau ; dans leur service, c’étaient des troupes d’esclaves, à lâches insignifiantes, accompagnant partout leur maître et comptant jusqu’à ses pas quand il se promenait pour lui mesurer la durée de l’exercice, Auguste, avant l’ère de l’apogée de ce luxe dépravé, défendait aux bannis d’emmener plus de trente esclaves avec eux. Non moins excessif était le luxe de l’habillement : on allait jusqu’à changer onze fois de vêtemens à table, et l’on vit dans les champs des troupeaux de moutons teints en pourpre[7]. Mais c’était surtout la table qui était l’objet de raffinemens inouïs et sans aucun rapport avec la satisfaction du goût : on combinait les plats les plus bizarres et les plus coûteux, sans autre recherche que celle d’une dépense énorme. Héliogabale nourrissait les officiers de son palais d’entrailles de barbeaux, de cervelles de faisans et de grives, d’œufs de perdrix et de têtes de perroquets. Des vaisseaux couraient les mers pour pécher des poissons rares dont on extrayait soit la laitance, soit toute autre menue partie, afin d’en composer un plat d’un prix énorme. L’acteur Claudrus Æsopus, avec une vanité de cabotin riche, offrait à ses convives un salmis de langues d’oiseaux qu’on avait dressés à parler. La perle de Cléopâtre qu’elle faisait dissoudre pour l’avaler est restée célèbre.

Dans le train vulgaire de la vie des grands ou des enrichis, ces perversités du goût se rencontraient. Hortensius arrosait des arbres avec du vin. Sur certains points ce luxe de décadence se rapproche du luxe des peuples primitifs, avec cette différence que le premier est continu et le second intermittent. Des voyageurs récens, en Russie racontent avoir reçu l’hospitalité de riches marchands qui voulaient, avant le diner, leur faire laver les mains avec du vin de Champagne.

Ce genre de luxe est dégradant, nuisible, inavouable, ce sont des pratiques contre nature, une sorte de gageure de réaliser l’impossible, sans qu’il y ait une correspondance quelconque entre les efforts dépensés et les besoins soit de la nature physique, soit de la nature intellectuelle de l’homme.

Le monde moderne offre peu d’exemples de ce genre ; les classes ne sont pas suffisamment tranchées dans la population, les richesses individuelles, sauf quatre ou cinq exceptions dans le monde civilisé tout entier, n’atteignent pas assez d’importance, les goûts ne sont pas assez pervertis, pour qu’on puisse faire une aussi grande place aux fantaisies morbides dans les consommations. Il y a, cependant, depuis quelques années, dans certaines couches sociales, celles qui font profession de dilettantisme et d’esprit décadent, qui jouissent oisivement de larges fortunes, quelque disposition, non pas à imiter les monstruosités qui précèdent, mais à abuser des futilités toutes passagères, à rechercher uniquement les choses coûteuses par la raison qu’elles coûtent beaucoup et non qu’elles sont bonnes en elles-mêmes. Au lieu de se répandre en élégances durables, en ornemens de bon goût, en collections, en objets d’art, en perfectionnemens des objets agréables que fournit la nature, fleurs, chevaux, avec un discernement intelligent, certaines couches sociales, ou plutôt certaines coteries sociales et certaines individualités recherchent la dépense pour la dépense, croiraient indigne d’eux, par exemple, d’offrir quelque cadeau qui durât, de parer leurs appartenons ou leurs personnes d’objets qui ne fussent pas fugitifs. Tout en restant à une énorme distance des Romains de l’Empire, ces dilettantes du luxe décadent, alors même qu’ils ne seraient pus des dissipateurs, c’est-à-dire qu’ils n’épuiseraient pas leur patrimoine, n’en feraient pas moins des actes socialement et économiquement détestables.

Ce n’est pas par ces excentricités, rares chez les peuples modernes, que l’on doit juger le luxe. Il nous est impossible, quant à nous, de le maudire. Le luxe, considéré en général et malgré ses abus, est un des principaux agens du progrès humain. L’humanité doit lui être reconnaissante de presque tout ce qui aujourd’hui décore et embellit la vie, d’une grande partie même des améliorations qui assainissent l’existence. Le luxe est le père des arts. Ni la sculpture, ni la peinture, ni la musique, ni leurs accompagnemens populaires, la gravure, la lithographie, n’auraient pu prendre de grands développemens et se répandre dans une société qui aurait déclaré la guerre au luxe.

Sans doute, il y a une sorte d’usage grossier, insolent et absurde du luxe : c’est celui qui ne cherche qu’à éblouir fastueusement la foule et même à l’humilier. La morale condamne cette sorte de triomphe impertinent et lâche de la richesse sur la médiocrité qui l’environne. Le luxe de simple ostentation, comme un grand étalage de valets inutiles, mérite les sévérités de l’opinion publique. Mais cette catégorie de luxe va, en général, en diminuant. La consommation déréglée de richesses et d’efforts humains que faisaient les Romains de la décadence, les excentricités fastueuses que l’opinion publique châtie chez quelques parvenus ou fils de parvenus, qui rappellent les fils d’affranchis de l’ancienne Rome, ces dérèglemens effrontés du luxe se font plus rares de notre temps. Le luxe se montre moins au dehors et sur les places publiques ; il se contient, il se renferme dans l’intérieur, il se fait plus discret, il a une sorte de pudeur qui lui défend, en s’étalant brutalement au grand jour, de choquer ceux qui ne peuvent en jouir. Il ne sépare pas les diverses classes humaines ; il comporte l’hospitalité, les relations cordiales sans hauteur ou arrogance ; il va souvent de pair avec l’épargne ; il ne supprime pas les sentimens de sympathie, ni les œuvres de charité pour les malheureux. Ce luxe de bon goût et de bon sens, il est impossible à un homme judicieux de le condamner.


V

Beaucoup d’économistes, dans leur sévérité à l’endroit du luxe, se sont livrés à des argumens très inexacts et ont commis des erreurs économiques grossières.

Voici la principale de ces erreurs, de beaucoup la plus répandue.

On s’imagine, comme Rousseau et Montesquieu, dans les passages reproduits au débat de cet article, que, si le luxe n’existait pas, la société serait beaucoup mieux pourvue d’objets utiles. Si l’on ne consommait pas, dit-on, pour un milliard de francs d’objets de luxe, on pourrait avoir pour un milliard de plus de blé ou de pommes de terre, ou de vêtemens communs. Si quelques-uns n’étaient pas trop riches, personne ne serait pauvre. Ce raisonnement est inexact pour deux raisons :

1° Un milliard de francs d’objets de luxe ne correspond nullement, comme on se l’imagine, à la somme de travail et de forces humaines qu’exigerait un milliard de francs de pommes de terre ou de blé, ou de vêtemens et de mobiliers grossiers. Il y a là une conception tout à fait fausse. Ce que le luxe paie d’une façon si large, en général, ce n’est pas la quantité de la marchandise, ni la quantité du travail, c’est la qualité de la marchandise et du travail. L’hectare de Château-Yquem ou de Château-Margaux, qui produit 15 à 20 hectolitres de vin de choix, se vendant 500 à 600 francs l’hectolitre à la récolte, et qui donne ainsi un revenu brut de 7 500 à 12 000 francs, ne pourrait pas, y consacrât-on le même nombre de journées, produire pour une somme égale de vin commun, soit 600 à 700 hectolitres ; en abandonnant la production de vins délicats pour se livrer à celle de vins grossiers, on obtiendrait peut-être, quels que fussent les vins, 60 à 70 hectolitres de liquide vulgaire là où l’on récolte aujourd’hui 15 ou 20 hectolitres de liquide de choix ; au lieu de cette valeur de 7 500 à 12 000 francs, on en aurait une de 1 500 à 2 000 francs.

Il en est de même pour les industries de luxe : un ouvrier joaillier ou graveur très habile gagne dans sa journée 15 ou 20 francs à produire des objets de luxe ; il ne faut pas croire que, si l’on supprimait ce genre de production, et que l’on mit cet homme à faire de la quincaillerie, il produirait une valeur d’objets communs égale à 15 ou 20 francs ; il ne pourrait sans doute en produire que pour 3, 4 ou 5 francs, déduction faite de la valeur des matières premières et des autres élémens et dont il faut tenir compte. De même encore, un de ces ouvriers ébénistes qui sont de vrais artistes, est rétribué aussi par un salaire d’une quinzaine ou d’une vingtaine de francs pour faire des meubles sculptés : mettez-le à faire des meubles ordinaires, il n’en fera pas une quantité qui corresponde à la somme qu’il gagnait. Il en est ainsi de la généralité des consommations de luxe. Ce que le luxe paie donc à un très haut prix, c’est la qualité du travail, le don spécial de l’ouvrier et de l’artiste ; mis à une autre besogne, cet ouvrier ou cet artiste ne produirait pas une quantité d’objets vulgaires, plus forte que celle que fabrique le plus ordinaire manœuvre. Aussi, est-ce une erreur de croire que, en supprimant une production de luxe d’un milliard, on pourrait obtenir pour un milliard de plus d’objets utiles à l’humanité. Cependant, cette erreur, si flagrante qu’elle soit, entre pour beaucoup dans l’hostilité contre le luxe.

On alléguera peut-être que certains ouvriers ou certaines ouvrières des industries de luxe sont peu payées, les dentellières, par exemple, et les brodeuses ; que, si ces femmes, au lieu de se consacrer à des objets superflus, s’employaient aux tâches vulgaires, au blanchiment, à la fabrication des tissus, au travail même de la terre, elles produiraient une valeur égale à colle qu’elles produisent actuellement, mais sous une forme qui profiterait plus à l’humanité. Ces cas sont, toutefois, exceptionnels : la grande légion des ouvriers de luxe, bijoutiers, joailliers, tapissiers, ciseleurs, graveurs, carrossiers en voitures riches, etc., sont très amplement rémunérés et ne fourniraient pas en travail vulgaire le tiers de la valeur qu’ils fournissent en travail élégant, en « travail qualifié », comme disent les Allemands. Supposons qu’il y ait en France 300 000 ouvriers des industries de grand luxe qui gagnent tous ensemble un milliard de francs ; il est probable que si l’on mettait ces 300 000 ouvriers au travail vulgaire, se rapprochant le plus du travail élégant qu’ils font actuellement, on n’aurait pas, de ce chef, une valeur de plus de 300 millions, au lieu de la valeur de 1 milliard que l’on a aujourd’hui. C’est donc une grande erreur de croire que la suppression des industries de luxe et leur remplacement par des industries communes produirait une valeur d’objets communs égale à la valeur des objets de luxe disparus ; probablement, cette valeur en articles communs ne serait, en supposant, ce qui ne se rencontrerait pas, toutes les autres circonstances semblables, que du tiers de la valeur des objets de luxe actuellement produits.

2° On peut admettre, sans doute, que matériellement et abstraction faite d’une considération que nous présenterons dans un instant, l’humanité, si elle voulait restreindre ses besoins au pain, à la viande, au vin commun, aux vêtemens les plus ordinaires, aux logemens très modestes et aux ustensiles les plus simples, pourrait se procurer une quantité plus considérable de ces catégories d’objets. Si tous les peintres, ciseleurs, tapissiers en articles riches, décorateurs, carrossiers de luxe, bijoutiers, joailliers, fabricans de meubles autres que les vulgaires, dentellières, brodeuses, etc., si tout ce monde retournait au travail de la terre, à celui de la filature et du tissage de coton, à la bonneterie, etc., on obtiendrait une quantité plus ample de marchandises communes, les seules que certaines personnes considèrent comme essentielles à la vie.

L’opinion superficielle suppose qu’il en serait ainsi, mais ce n’est qu’une conjecture ; il n’y a aucune certitude que la suppression du luxe eût pour conséquence une plus grande abondance des objets communs. Un néglige ici de penser aux conséquences indirectes de cette profonde modification dans les désirs humains, dans la vie humaine elle-même, dans les mobiles qui portent l’homme à l’effort. On ne tient nul compte de l’influence déprimante, assoupissante qu’exercent sur l’activité de l’homme, sur son initiative, sur l’esprit même de recherche et d’invention, la monotonie et l’uniformité des occupations. Une société où tous les hommes exercent à peu près la même tache, vivant dans des conditions identiques, n’ont que des besoins limités, où aucun d’eux ne voit s’ouvrir devant lui des perspectives de vie brillante, différant de celle des autres, une semblable société finit par tomber en proie à l’inertie et à la routine. Son élasticité diminue, elle devient nécessairement à la longue une société stationnaire, puis une société rétrograde. Ce n’est pas un paradoxe de soutenir que la suppression du luxe aboutirait, avec le temps, à une diminution des objets même de consommation vulgaire.

L’action stimulatrice du luxe est incontestable ; elle s’exerce à tous les degrés de l’échelle sociale. Évidemment, ce n’est pas le seul ressort de l’activité humaine, ni même le principal ; il s’en faut heureusement de beaucoup ; mais c’en est un d’une incontestable importance ; et il n’y a pas trop de tout l’ensemble des ressorts divers pour arracher l’homme à l’inertie et à la paresse. Au plus haut degré de l’échelle, certains hommes, nous ne disons pas tous, s’imposent un surcroît de travail et de tension d’esprit pour avoir une demeure élégante, des jardins somptueux, un train de vie luxueux ; au milieu de l’échelle, nombre de gens s’imposent un surcroît de peine pour se procurer un jour le confortable, qui naguère était considéré comme du luxe et qu’il est encore souvent très difficile d’en distinguer, pour avoir ce qu’on appelle, dans un certain monde, une vie honorable, laquelle n’est pas exempte de décoration et de superflu ; au bas de l’échelle, beaucoup de personnes, hommes et femmes, s’infligent aussi une prolongation de labeur ou s’ingénient davantage pour se procurer certaines élégances secondaires, devenues vulgaires, mais qui n’en sont pas moins du luxe, en ce sens que leur profusion n’importe pas à la satisfaction des besoins rudimentaires de l’homme.

L’influence du luxe sur le progrès social et les arts, même pourrait-on dire sur le progrès scientifique et littéraire, ne peut guère être contesté. Les grandes époques, comme la Renaissance où l’esprit humain a pris le plus d’essor dans toutes les directions, ont été des époques de luxe ; on y a même commis beaucoup d’excès en ce genre ; mais mieux valait encore, pour l’avancement total de l’humanité, ces excès, si regrettables qu’ils aient été, qu’une vie insipide et morne où tous les hommes n’auraient strictement songé qu’à se mettre eux-mêmes et leur prochain à l’abri du besoin, au sens le plus restreint du mot.

Le progrès industriel s’accomplit parfois par les efforts d’individus remarquablement doués au point de vue de la volonté et de l’intelligence, mais qui sont sensibles à l’attrait des récompenses matérielles ; or, la plus certaine de ces récompenses, pour les nombreux esprits qui ne sont pas uniquement voués à l’idéal, c’est encore la richesse, et la richesse, pour beaucoup d’hommes, perdrait de sa valeur, si on les privait du luxe qu’elle peut comporter. Sans doute, parmi les inventeurs, parmi les grands entrepreneurs et les chefs d’usine, il est des hommes d’une nature réellement élevée, que la simple perspective des services qu’ils rendent à l’humanité et de la gloire ou de l’honneur qui en rejaillira sur leur nom suffit à soutenir dans leur incessant et pénible travail de recherches. Mais il est d’autres hommes énergiques, capables et ardens, utiles au progrès économique, qui sont guidés par un idéal moins noble et qui, soit eux-mêmes, soit leur entourage, sont plus sensibles à l’attrait du luxe qu’aux pures jouissances de l’esprit ou aux satisfactions d’un amour-propre élevé. Il importe, cependant, à l’ensemble de l’humanité, que ces hommes donnent en efforts tout ce qu’ils peuvent donner : il leur est loisible de se procurer les plaisirs du luxe, sans extravagance odieuse ; on en sera quitte pour leur appliquer le mot de saint Augustin : Receperunt mercedem suam, vani vanam.

Le goût du luxe est souvent frivole en lui-même ; la morale ascétique doit en condamner les excès, mais on ne peut nier qu’il ne serve parfois d’utile aiguillon à une partie notable de la faible humanité.

Il peut paraître inutile que les femmes portent des robes de soie, des fourrures rares, des rivières de diamans et des colliers de perles ; que, pour des courses peu longues et sans but, elles se fassent transporter dans d’élégantes voitures. Mais c’est parfois pour procurer à leur femme ou à leurs filles ces biens et à eux-mêmes le lustre qui en résulte, que certains hommes auront peiné, inventé, affronté des risques, créé des industries utiles au monde entier, tandis que ces mêmes hommes se seraient détachés plus tôt du harnais si on avait voulu les réduire au simple confortable.

On objecte à cette remarque : « Mais si ces hommes n’ont gagné ces millions que pour les consacrer à un tel usage, à quoi sert-il qu’ils les aient gagnés ? » L’insuffisance de l’objection et le vice du raisonnement sont manifestes. Outre que ce n’est pas tous ses millions, mais seulement une fraction secondaire que l’homme industrieux, mais vain, consacre à acheter des dentelles ou des perles à sa femme, on oublie, dans ce raisonnement, qu’un industriel, un commerçant entreprenant et habile, ne sont pas seulement utiles à la société par la fortune personnelle qu’ils ont, mais encore et surtout par toute l’activité productive qu’ils suscitent autour d’eux et qu’ils dirigent. Les sommes qu’ils gagnent personnellement ne sont qu’une parcelle de l’ensemble des valeurs qui ont été créées grâce à leur esprit d’initiative, à leur puissance de combinaison, et qui n’auraient pas existé sans eux. Nous avons prouvé souvent que, dans bien des cas, la fortune d’un homme doué de beaucoup d’ingéniosité et de fécondité d’esprit ne représente qu’un courtage insignifiant, quelquefois moins de 1 pour 100, sur l’ensemble des valeurs qui ont dû leur naissance à ses qualités propres, à son esprit de direction, à sa force de combinaison, et dont le monde eût été privé, sinon perpétuellement, du moins pendant un temps qu’on ne peut calculer, si les efforts de cet homme ne s’étaient pas produits. L’objection que nous avons rapportée s’arrête ainsi aux apparences et ne tient nullement compte de ce qui doit surtout préoccuper l’homme réfléchi, à savoir les effets indirects, différés et prolongés d’une cause déterminée. Un économiste anglais très subtil. M. Marshall, a écrit que l’économie politique est la science des mobiles humains, appliqués à la production des richesses. On méconnaît cette ingénieuse et en grande partie exacte définition, quand on suppose que la production resterait identique, si l’on venait à supprimer quelques-uns des mobiles qui la déterminent.

En résumé, on peut regarder comme une quasi certitude que les efforts surérogatoires, exceptionnels, que suscite le désir du luxe augmentent singulièrement la puissance productive de l’humanité, même pour les objets nécessaires.

3° Le luxe a été l’introducteur de tous les progrès dans la demeure, dans le mobilier, dans les arts, dans les fleurs et les fruits. L’embellissement très légitime de la vie humaine donne aux hommes le sentiment et le goût de la variété, de certains changemens : ce sont des conditions très propices à l’activité et aux perfectionnemens. Le luxe fait descendre dans toute l’échelle sociale le goût des decencies, objets de convenance élégante, qui vont souvent avec la propreté et l’hygiène, et qui, s’ils n’en sont pas les conditions nécessaires, se trouvent souvent être leurs introducteurs.

Sans revenir sur ce que nous avons dit à ce sujet, constatons que, dans nombre de villages et de fermes, pour ne pas parler de beaucoup de quartiers des grandes villes, il serait désirable qu’un certain luxe de la demeure, du mobilier et parfois du vêtement pénétrât. De proche en proche, par la force de l’esprit d’imitation, l’exemple des classes supérieures, et grâce aux progrès industriels, il s’y introduira. Le luxe, en s’appliquant aux objets réputés superflus, donne souvent des indications et des directions très utiles pour l’amélioration de la production des objets communs. Ainsi, on est arrivé à Bordeaux à des soins très minutieux pour les vins, parce qu’ils constituent des objets de luxe que l’on paie un prix très élevé. Dans certains départemens du Midi de la France, au contraire, où l’on cultive admirablement la vigne pour la production de vins communs, on néglige encore la vinification, on ignore la méticuleuse propreté des caves et des vaisseaux, les soutirages fréquens, toutes les précautions à apporter pour que le vin se conserve et s’améliore. Il en résulte que parfois le vin s’y gâte, s’aigrit et se perd. Peu à peu, cependant, les habitudes de la vinification bordelaise, dans la mesure où elles peuvent s’appliquer à des vins de bien moindre prix, s’insinuent, grâce à l’esprit d’imitation, dans les contrées voisines, productives de vins grossiers. Cette amélioration générale dans les procédés, c’est le luxe appliqué aux vins qui en aura été l’initiateur et le graduel propagateur. Cet exemple est topique : on en pourrait citer mille autres à l’appui. Il en est de même pour la culture des fruits et celle des fleurs ; c’est le luxe qui a trié, sélectionné, peu à peu répandu et rendu vulgaires les bonnes et belles espèces. Le raffinement des productions de luxe introduit graduellement et généralise des méthodes plus parfaites, même pour l’amélioration, et la conservation de produits communs de même catégorie, et contribue à améliorer ces produits communs.

Personne ne peut dire ce que seraient les arts sans le luxe. Certains domaines artistiques n’existeraient pas sans lui. On ne peut concevoir, sans le luxe, les portraits de Van Dyck. De même, sans le luxe, la plus grande partie de l’Ecole hollandaise n’eût pas existé, car ce sont les particuliers qui, en ornant avec un soin jaloux leurs demeures, ont offert un débouché à cette Ecole. Il en est de même de presque toute la peinture moderne.

Certains hommes, à la fois artistes et austères, voudraient confisquer le luxe pour les pouvoirs publics. Ceux-ci seuls, pour les fêtes nationales ou communales, pour les monumens destinés aux services généraux, pour les commandes ou achats de tableaux, de statues, se chargeraient d’embellir la vie et d’encourager les arts. Sans nier que les gouvernemens ne puissent, dans une certaine mesure, contribuer à ce résultat, nous avons prouvé ailleurs combien ils s’acquitteraient insuffisamment et mal de cette fonction, si on voulait la leur transférer tout entière[8]. Le luxe public se pourvoit avec l’impôt, c’est-à-dire avec l’argent prélevé, sans le consentement explicite de tous ceux qui le paient, quelquefois avec leur manifeste désapprobation. Les abus sont bien plus à craindre alors. Le luxe public, beaucoup plus que le luxe privé, outre qu’il est plus exposé à la prodigalité parce que ceux qui le dispensent ont une responsabilité très restreinte au regard des abus, se trouve bien plus sujet que le luxe privé à tous les engouemens et partis pris d’école, au favoritisme, à la camaraderie. Personne ne soutiendra en France, par exemple, à l’heure actuelle que les achats annuels faits par l’Etat ou la Ville de Paris aux expositions de peinture et de sculpture soient toujours la manifestation exacte et sûre du bon goût et de l’impartialité.

4° Le luxe est utile pour un emploi intelligent des loisirs. Sans luxe, pour une grande partie de l’humanité, les loisirs deviennent souvent brutaux. Ainsi, les pianos, les instrumens de musique, les billards, presque tous les jouets et articles de distraction, les belles fleurs et les beaux fruits, les serres, les collections, sont des produits de luxe ; tout au moins, si on ne les regarde plus comme tels aujourd’hui, on les a regardés ainsi autrefois, lorsqu’ils étaient encore à la première période de tout produit raffiné nouveau, qui n’est pas encore tombé dans l’usage général.

La production des objets de luxe contribue beaucoup à maintenir les industries domestiques. Il est, en effet, dans la nature de ces objets de ne pouvoir être produits mécaniquement dans de grands ateliers, sinon ils perdent le caractère de distinction qui les doit caractériser. Ainsi les dentelles, les broderies, les gants, la taille ou le montage de pierres et de bijoux, les peintures et décorations de menus articles divers se font souvent au foyer de l’ouvrier. Ces taches occupent parfois les jeunes filles et les femmes, et contribuent à empêcher les campagnes de se trop dépeupler.

5° On peut arguer en faveur du luxe, ce qui n’est cependant pas un avantage pour tous les pays, notamment pour la France, qu’il concourt à prévenir ou à limiter, dans les pays qui y seraient portés, l’excès de population. Il pourrait parer à ce danger qui est réel pour diverses contrées de diverses races, l’Italie, l’Allemagne, la race irlandaise, en répandant le goût et la recherche des objets de convenance et d’agrément, ce que les Anglais appellent les deceticies ; il résulte de ce goût et de cette recherche trois conséquences : un retard dans l’époque du mariage, ce qui, quand il n’est pas trop prolongé, n’offre guère d’inconvéniens ; une réduction du nombre des enfans par mariage, ce qui également, quand on ne le doit pas à des pratiques vicieuses et que cette réduction empêche simplement un pullulement de 8, 10 ou 12 enfans par famille, ne peut être condamné par la morale ; enfin le désir des decencies ou objets de convenance et d’agrément, allant au-delà du confortable simple, paraît être en opposition avec l’abus de la force procréatrice, si bien que certains économistes ont vu dans le goût du luxe le plus grand obstacle à l’excès de population, overpopulation.

Quoique la France palisse depuis quelques années d’un mal tout contraire, il ne faut pas oublier que le monde en général, la Belgique, l’Allemagne, l’Italie, la race irlandaise, tout l’extrême Orient, souffrent de charges de famille prématurément assumées ou exagérées par les hommes résignés à la plus grossière existence et à la jouissance des seuls plaisirs élémentaires.

6° Le luxe bien entendu forme une réserve utile à une nation et aux individus pour les temps de nécessité. Cette heureuse conséquence concerne surtout le luxe en objets durables, très supérieur au luxe en objets passagers ; il n’appauvrit pas la nation, ni même souvent les individus. Il peut être même une forme d’épargne pour les natures peu disposées aux privations. Ainsi, le luxe qui se porte sur les achats de tableaux, de jolis meubles, de tapisseries, d’articles de collection, de bijoux même, lorsqu’il est défrayé sur le revenu et qu’une certaine intelligence y préside, constitue pour une famille, une réserve qu’après des années ou des dizaines d’années elle peut s’estimer très heureuse de posséder.

Ce luxe-là ressemble à l’économie ; c’était celui que le fin observateur anglais Temple louait chez les Hollandais.

7° Le luxe diminue plutôt qu’il n’augmente l’égalité des conditions. Si les gens riches épargnaient toujours et capitalisaient à nouveau tout ce qui dans leur revenu dépasse le nécessaire ou le simple confortable, outre que ce serait là une pratique dépourvue de toute raison puisqu’elle accroîtrait indéfiniment les moyens de consommation, sans jamais accroître les consommations elles-mêmes, ces féroces épargnans finiraient par détenir des fortunes exubérantes ; l’écart entre les conditions serait beaucoup plus grand qu’aujourd’hui et s’accroîtrait sans cesse ; on reviendrait lentement à la situation des peuples primitifs où les gens riches n’ont d’autre emploi de leur revenu que l’entretien avilissant d’un nombre infini de domestiques et de cliens.

Certaines dépenses de luxe, chez l’homme riche, loin d’être condamnables, contribuent à la sociabilité.

L’homme opulent doit faire de son revenu différentes parts : l’une destinée à une vie confortable, honorable, au sens judicieux que le monde attache à ce mot ; une autre à des dépenses pour secourir, aider ou guider son prochain : dépenses de patronage, dépenses pour s’associer aux expériences incertaines en vue d’un résultat utile, de manière à concourir efficacement au mouvement de la civilisation. Nous ne faisons qu’esquisser cette fonction essentielle de l’homme riche : nous lui consacrerons, dans un prochain article, quelques développemens. Il doit, en outre, conserver avec soin sa fortune : ce n’est pas pour lui seulement un acte de prévoyance, c’est un devoir social ; il doit même l’accroître ou chercher à le faire par une épargne qui n’ait rien de sordide ni d’outré ; mais il ne lui est pas défendu de faire une part au luxe bien conçu, dépassant le simple confortable ; il est même bon qu’il fasse cette part : c’est presque là aussi une partie de sa mission.

La civilisation et l’humanité perdraient infiniment et la production elle-même à l’élimination de tout luxe.

Le luxe, en dehors de certains abus, étant ainsi justifié ou excusé, il n’en est pas moins vrai qu’il n’est pas le but de la richesse. La fortune n’est et ne doit être qu’accessoirement un moyen de jouissance ; elle est surtout un pouvoir d’administration ; c’est à ce titre qu’elle mérite d’être recherchée et conquise. C’est pour ce caractère que nombre de natures énergiques la poursuivent. En tant que pouvoir d’administration, la fortune a une fonction sociale ; cette fonction, nous nous efforcerons de la dégager et de l’exposer dans une prochaine étude.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Compte rendu des séances de l’Académie des sciences morales et politiques, p. 735.
  2. Voir notre Essai sur la répartition des richesses et la tendance à une moindre inégalité des conditions.
  3. Roscher, Grundlagen der Nationalökonomie, p. 573.
  4. Roscher, op. cit., pp. 573 à 578.
  5. Statlstisches Jahrbuch fur das Deutsche Reich, 1893, p. 14 et 15.
  6. Block, Annuaire de l’économie politique et de la statistique, 1893, p. 484 à 489.
  7. Roscher, Nationalokonomie, p. 588-590. Dans le grand ouvrage de Baudrillart sur le Luxe, on trouvera un très grand nombre d’exemples curieux d’excentricités de luxe condamnables, plus particulièrement chez les anciens, mais aussi chez les peuples primitifs et chez les modernes.
  8. Voir notre ouvrage : l’État moderne et ses fonctions.