Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 4/Draaupadi et Satyabhama

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Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 4p. 397-407).

LA CONVERSATION DE DRAÂUPADÎ ET DE
SATYABHÂMÂ.

Vaîçampâyana dit :

Tandis que les brahmes et les magnanimes fils de Pândou étaient assis dans ces entretiens, Draâupadî et Satyabhâmâ entrèrent alors dans l’hermitage. 14,649.

Elles s’assirent là, bien joyeuses, riant beaucoup, à leur aise ; et, quand elles se furent long-temps regardées, Indra des rois, en s’adressant l’une à l’autre des paroles aimables,

Elles se mirent à raconter différentes histoires, sorties des familles de Kourou et d’Yadou. Sathyabhâmâ, l’épouse chérie de Krishna, Sâtrâdjitî à la taille gracieuse tint en particulier ce langage à la belle Yajnasénî : « Par quelle conduite, Draâupadî, triomphes-tu des fils de Pândou, ces jeunes héros, unis par le plus grand des liens et semblables aux gardiens du monde ? Comment ne s’irritent-ils pas, dame charmante, de marcher sous ta puissance ? 14,650-14,651-14,652-14,653.

» Les fils de Pândou sont toujours tes sujets dociles, femme à l’aspect aimable ; tous, ils ont les yeux fixés sur ton visage : raconte-moi cela dans la vérité. 14,654.

» Cela vient-il du brahmatcharya, ou de la pénitence, des ablutions, des prières ou des simples des champs ? On doit la vigueur à la science. Celle-ci a pour ses racines la prière à voix basse, l’offrande versée dans le feu ou les médicaments. 14,655.

» Raconte-moi en ce moment, Krishnâ-Pântchâlî, quelle fameuse Divinité opère ce miracle, afin que Krishna marche continuellement soumis à ma volonté. » 14,656.

Quand elle eut dit ces mots, l’illustre Satyabhâmâ de garder le silence, et la vertueuse Draâupadî, la chaste épouse, de lui répondre en ces termes : 14,657.

« Tu m’interroges, dame véridique, sur la conduite des femmes malhonnêtes : comment pourrais-je te répondre sur la route, que suivent les femmes, qui ne sont pas vertueuses ? 14,658.

» Il ne te sied pas de faire cette demande, ou d’avoir là-dessus un doute ; car tu es douée d’intelligence, épouse bien-aimée de Krishna. 14,659.

» Alors qu’un époux saura sa femme livrée à la vertu des racines et à la puissance des incantations, qu’il tremble devant elle comme s’il était entré dans la caverne d’un serpent. 14,660.

» D’où viendrait la tranquillité à l’homme, qui tremble sans cesse ? D’où viendrait le plaisir à l’homme, de qui l’âme est sans cesse agitée ? Jamais un époux ne marchera sous la loi d’une femme, qui met en œuvre les incantations.

» Ce sont des massues bien épouvantables, que nous lancent des ennemis ! Les femmes, qui désirent la mort à quelqu’un, lui administrent du poison sous les apparences de racines. 14,661-14,662.

» Les poudres données, qu’un homme s’inocule par sa langue ou sa peau, ne tarderont pas à lui causer la mort : il n’y a pas de doute. 14,663.

» Ces femmes affligent les hommes d’hydropisie : elles leur apportent la blancheur de la peau décolorée, les cheveux gris, l’impuissance, l’idiotisme ; elles les rendent aveugles ou sourds. 14,664.

» Ces femmes criminelles, qui marchent sur les pas du vice, sont les ennemies de leurs époux. Jamais une épouse ne doit, en aucune manière, commettre une chose désagréable à son mari. 14,665.

» Écoute, illustre Satyabhâmâ, dans la vérité, toute la conduite, que j’observe à l’égard des magnanimes fils de Pândou. 14,666.

» Sans cesse mettant de côté l’orgueil, la colère et l’amour, je sers toujours dévotement ces fils de Pândou, qui sont en communauté d’épouse. 14,667.

» Refoulant mon affection, me déposant moi-même en moi-même, pleine d’obéissance, vide d’orgueil, je cherche à connaître la pensée de mes époux. 14,668.

» En doute pour un mot, que j’ai mal prononcé ; malheureuse, parce qu’on me jette un fâcheux regard, ou parce que je reste mal à propos, ou parce que je m’éloigne à contre-temps, ou par le geste, qui gouverne ma volonté,

» Je sers ces héroïques princes majestueux, à la terrible énergie, qui éblouissent les regards, qui ressemblent à Lunus, qui sont égaux à Agni ou au soleil. 14,669-14,670.

» Je n’estime pas un autre homme, qu’il soit Dieu ou mortel, ou Gandharva, jeune, bien paré, opulent ou d’un charmant visage. 14,671.

» Je n’entre et je ne mange jamais avant que mon époux ne soit entré, n’ait mangé, n’ait pris son bain, lui et même ses serviteurs. 14,672.

» Que mon époux revienne à la maison, ou d’un champ, ou du bois, ou du village, je me lève aussitôt pour lui offrir un siège et de l’eau fraîche. 14,673.

» Soumise, ayant bien lavé tous les vases, parfaitement balayé la maison, tenant mes provisions bien gardées, ayant sucré les aliments, je donne la nourriture au moment révolu. 14,674.

» Je ne fréquente pas les femmes de mauvaise vie, qui ont des entretiens profondément secrets [1] ; je suis toujours bienveillante et n’ai jamais de paresse. 14,675.

» Toujours sans mal aux yeux, toujours souriante, ma place à chaque instant est vers la porte ; j’évite de faire un long séjour au milieu des ordures et dans les privés. 14,676.

» J’évite l’excès dans le rire et l’excès dans le courroux, je fuis les occasions de me mettre en colère ; je me plais continuellement dans la vérité et dans le service de mes époux. 14,677.

» Je ne désire jamais d’aucune manière l’absence de mon mari : s’éloigne-t-il afin d’aller chez quelqu’un pour affaire d’un parent, j’observe mon vœu et je suis alors une fleur, dont la couleur a disparu. Je refuse toutes les choses, que mon époux ne boit pas, qu’il n’aime pas et dont il ne mange pas. Je suis toujours soumise, noble dame, comme j’en ai reçu le précepte. 14,678-14,679-14 680.

» Bien parée, toujours docile, je trouve mon plaisir dans ce qui plaît à mon époux. J’ai appris au temps passé, de la bouche de ma belle-mère, quels devoirs sont à remplir envers les parents. 14,681.

» Je connais l’aumône, l’offrande à tous les êtres, le çrâddha, la cuisson dans un vase d’argile aux jours des parvans, le traitement respectueux à l’égard des personnes vénérables, et tous les autres. 14,682.

» Jour et nuit sans négligence, je suis tous ces devoirs, et toujours je tends de toute mon âme à la modestie et à la répression des sens. 14,683.

» Je sers, comme des serpents irrités, mes époux vertueux, doux, adonnés à la vérité et qui ont les défenseurs du devoir de la vérité. 14,684.

» L’habitation avec son époux fut toujours estimé le devoir éternel de la femme : il est son Dieu, il est sa voie ; il n’en est pas une autre. Qui d’elles ferait jamais une chose désagréable à son époux ? 14,685.

» Je ne dors pas, je ne mange pas, je ne suis pas ornée plus que ne sont mes époux, et ; quand je trouve toujours devant moi cet obstacle, je ne calomnie point ma belle-mère.

» Mes cinq maris, dame très-vertueuse, marchent toujours avec attention sous ma loi, pour le temps du lever et pour l’obéissance à leur gourou. 14,686-14,687.

» Je sers moi-même ses aliments, son breuvage et son ombrelle à la noble Kountî, qui a donné le jour à des héros et ne s’est jamais souillée d’un mensonge. 14, 688.

» Mon sommeil et le sien ont la même durée. Qu’elle marche mon égale en nourriture, en vêtements, en parure ; je n’insinue jamais une calomnie sur Prithâ, qui est semblable à la terre. 14,089.

» Dans la maison d’Youddhishthira, huit mille brahmes mangent toujours devant moi sur des plats d’or. 14,690.

» Youddhishthira donne la nourriture à quatre-vingt mille initiés maîtres de maison, servis chacun par trente esclaves. 14,691.

» Dix mille Yatis continents enlèvent, sur des plats d’or, les mets délicatement préparés. 14,692.

» J’honore, comme ils en sont dignes, tous ces brahmes, récitateurs des Védas, avec des aliments, une ombrelle, des breuvages et des concessions de terres ou de villages.

» Le magnanime fils de Kountî est environné par cent mille servantes bien parées, aux bracelets de coquillages et qui portent le Nishka d’or au cou. 14,693-14,694.

» Elles semblent faites d’or, elles sont arrosées de sandal, leurs ornements et leurs bouquets sont de haute valeur ; elles portent l’or et les pierreries ; elles sont instruites dans le chant et la danse. 14,695.

» Je connais de toutes ces femmes, et le nom et les traits, et les vêtements, et la nourriture, et l’ouvrage, qu’elles ont fait, et celui, qui reste à faire. 14,696.

» Il y a cent mille esclaves mâles, qui jour et nuit, le plat à la main, nourrissent les hôtes du sage fils de Kountî.

» Cent mille chevaux, dix myriades d’éléphants, qui habitent Indraprastlia, forment les équipages d’Youddhishthira. 14,697-14,698.

» Telle était la fortune de ce prince alors qu’il gouvernait la terre. Je savais entièrement, depuis les bergers jusqu’aux rois, tout ce qui était ou n’était pas fait par ces gynœcées et par ces nombreux hôtes ou serviteurs, dont je viens de te dire, comme je les ai entendus, le nombre et la condition. 14,699-14,700.

» À moi seule, illustre dame, je connaissais la haute prospérité des fils de Pândou, la richesse entière du roi, son revenu et sa dépense. 14,701.

» Contents de mon service, tous ces éminents Bharatides ont attaché sur moi, dame au noble visage, toutes les portions réunies de leur famille. 14,702.

» Et moi, renonçant à tout plaisir, je fais mes efforts, jour et nuit, pour supporter ce fardeau lié sur mes épaules, et que les âmes vulgaires ne pourraient supporter :

» De même le poids intolérable des mers pleines de richesses ne convient qu’à Varouna. Seule, je connais le trésor de mes époux, qui marchent dans le sentier du devoir. 14,703-14,704.

» Dans ce jour sans fin, j’ai pour compagnes la faim et la soif : tandis que je cherche à gagner la faveur de ces rejetons de Kourou, ma nuit est semblable à mon jour.

» Je suis réveillée la première, et je me couche après tous les autres. Voilà quelle est, Satyâ, ma grande incantation de tous les temps. 14,705-14,706.

» Je sais faire de cela même le grand enchantement de mes époux : je n’ai pas suivi la route des femmes vicieuses et je ne désire point la suivre. » 14,707.

Quand elle eut entendu ces paroles associées au devoir, qu’avait prononcées Krishnâ, Satyâ d’honorer cette Pântchâlî soumise à la vertu, et de lui répondre ces mots :

« Je suis une malheureuse, Pântchâlî ; veuille bien me pardonner, Yajnasénî ; car le désir des amies est souvent une ridicule parole. » 14,708-14,709.

Draâupadî repartit :

« Je te dirai ce moyen infaillible pour captiver l’âme d’un époux : tant que tu resteras dans cette route exactement, tu couperas la voie, mon amie, qui mène un époux auprès des courtisanes. 14,710.

» Il n’existe pas un tel Dieu, Satyâ, dans tous les mondes, auxquels président les Dieux. Un époux est content ; tous ses désirs peuvent être satisfaits par la bienveillance : il faut les exaucer, autrement il tuerait dans sa colère. 14,711.

» De lui, tu obtiendras des enfants, diverses jouissances, des couches, des sièges, les plus beaux miroirs, des vêtements, des guirlandes et des parfums, le Swarga, le monde et une gloire immense, 14,712.

» Le plaisir doit être acquis ici-bas avec plaisir, jamais avec peine. La femme vertueuse goûte les plaisirs. Concilie-toi donc le cœur de Krishna par tes badineries aimables, et sans cesse par ta toilette, 14,713.

» Par des mets excellents, de belles et précieuses guirlandes, des manières polies et des senteurs diverses. « Je suis son époux ! » dira-t-il à la fin de ces choses ; il te serrera dans ses bras : tient cela pour assuré. 14,714.

» Aussitôt que tu auras entendu le bruit de ton époux, qui vient à la porte, lève-toi et reste debout au milieu de la maison. Dès que tu l’auras vu entrer, offre-lui avec empressement l’hommage du siège, et de l’eau pour se laver les pieds. 14,716.

» As-tu donné un ordre à une servante, lève-toi et fais tout de ta main. Que Krishna sache que tel est ton caractère, et tu pourras dire, Satyâ : « Il m’aime ! » 14,710.

» Quelque chose que ton époux dise en ta présence, tu dois le taire, ne fût-ce point un secret. Si ta co-épouse quelconque babille auprès du Vasoudévide, ce défaut ne peut que lui rapporter l’indifférence. 14,717.

» Offre de différentes manières à manger aux amis de Krishna, à ceux, qui lui sont dévoués ou qui ont pour lui de bons sentiments ; et sois toujours antipathique à ses ennemis, à ses rivaux, à ceux, qui lui sont contraires, et aux fourbes orgueilleux. 14,718.

» Mets de côté l’orgueil et la négligence, qui sont ordinaires aux hommes ; contiens ton naturel et observe le silence. Tu ne dois jamais servir en secret Pradyoumna et Çâmba même, tes deux jeunes fils. 14,719.

» Lie-toi d’amitié avec des femmes vertueuses, éloignées des vices, et de nobles familles : fuis celles, qui sont emportées, adonnées aux liqueurs, grandes mangeuses, méchantes, voleuses ou légères. 14,720.

» Cette conduite procure la renommée, un hymen céleste, le Swarga, et détruit les ennemis. Gagne le cœur de ton époux avec de suaves parfums, avec la beauté des parures et des bouquets précieux. » 14,721.

Après que Djanârddana eut resté là, avec les magnanimes fils de Pândou, Mârkandéya et les autres brahmes, occupé de ces narrations charmantes ; après qu’il eut fait avec eux cet entretien, Kéçava eut le désir de remonter dans son char, et appela Satyâ. 14,722-14,723.

Elle d’embrasser alors la fille du roi Droupada, et de lui adresser ces paroles gracieuses, recueillies et conformes à son caractère : 14,724.

« Krishnâ, n’aie pas de chagrin, ni de trouble, ni de soucis : tu jouiras de la terre, vaincue par le bras de tes époux, semblables aux Dieux. 14,725.

» Les femmes, qui sont douées d’un tel caractère, qui possèdent, comme toi, des marques si honorées, ne demeurent pas long-temps, dame aux yeux noirs, plongées dans l’affliction. 14,720.

» Nécessairement, toi et tes époux, vous jouirez de cette terre, débarrassée de ses épines ; il n’y a aucun doute : c’est ainsi que je l’ai ouï dire. 14,727.

» Quand il aura donné la mort aux Dhritarâshtrides et traversé ces inimitiés, tu verras de nouveau la terre, fille du roi Droupada, soumise aux lois d’Youddhishthira.

» Tu verras bientôt, semblables à des cadavres, ces femmes des Kourouides, qui, dans le délire de l’orgueil, ont ri de te voir jetée en exil. 14,728-14,729.

» Sache que ces femmes, qui ont osé faire une chose, qui te fut désagréable, partent déjà toutes pour les demeures d’Yama ! 14,730.

» Prativindya, ton fils, Soutasoma et Tathâvidha, Çroutarkarman, fils d’Arjouna, Çatânîka le Nakoulide, et Çroutaséna, qui est né de toi par Sahadéva, tous ces héros, tes fils, sont bien portants : ils ont terminé l’étude des armes. 14,731-14,732.

» Ils vivent joyeux comme Abhimanyou, ils se complaisent dans Dwâravatî : Soubhadrâ se porte de toute son âme à les aimer autant que toi. 14,733.

» Elle est contente, n’ayant aucun doute sur toi, n’éprouvant aucune inquiétude pour eux. Quelle marche de toute son âme, elle et la mère de Pradyoumna, heureuse de ton plaisir, affligée de ta peine ! Kéçava lui-même n’est pas estimé plus que ces enfants par le roi et sa cour. 14,734-14,735.

» Mon beau-père est sans cesse occupé de leur nourriture et de leur habillement. Balarâma et les autres, tous les Andhakas et les Vrishnides aiment tes enfants.

» L’amitié est égale, noble dame, pour eux et Pradyoumna. » Quand elle eut prononcé ces mots et d’autres non moins aimables, vrais, gracieux, ravissant l’âme, elle mit sa pensée pour le retour sur le char du Vasoudévide. La royale épouse de Krishna décrivit un pradakshina autour d’Yajnasénî ; 14,736-14,737-14,738.

Et la noble Satyabhâmâ monta dans le char de Çaâuri. Le plus éminent des Yadouides sourit, adressa des paroles caressantes à Draâupadi, et s’avança pour son retour avec ses coursiers rapides vers sa ville. 14,739-14,740.


  1. Le texte dit atiras, mot, qui n’existe pas ; il est évident qu’il faut ici : atirahas.