Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 4/a mes lecteurs

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Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 4p. v-xiv).

À NOS LECTEURS.


Nous avons composé tout ce quatrième volume en cinq mois.

Nous étions heureux, nous étions même presque fier de présenter à nos souscripteurs le volume, environné de cette conquête d’un grand mois sur le temps demandé pour sa rédaction. Malheureusement, une grève inattendue est tombée tout-à-coup sur notre imprimerie ; elle a tenu en suspens l’impression de l’ouvrage deux mois durant et, quand elle eut cessé, nous n’avons pu obtenir, en réponse à nos justes instances, que l’immense effort de deux feuilles par semaine ou trente-deux pages ! Tant il est vrai que la promptitude de l’écrivain est une chose à peu près stérile, si elle n’est appuyée sur la promptitude subordonnée des typographes.

Ce volume, que nous avons l’honneur d’offrir au public en ce moment, nous semble, malgré les obscurités fréquentes du texte, les altérations du manuscrit imprimé, et les intrusions de matières, qui tranchent araphibologiquement ou ténébreusement la suite des idées, supérieur par le nombre et la variété des épisodes aux trois volumes, qui ont déjà précédé ce quatrième tome. Si nous prenons à part l’épisode des Entretiens de Mârkandhéya, qui est à lui seul une vaste galerie de narrations, nous distinguons au milieu d’elle le beau récit du vendeur de chair, Dharma-Vyâda ou le vertueux chasseur, ce paria, de qui l’histoire n’est pas autre chose, par un singulier hasard, que le sujet même traité dans la Chaumière indienne par Bernardin de Saint-Pierre, sans se douter que son idée avait déjà été mise en œuvre dans un poème, dont sans doute il ne connaissait pas encore le seul titre.

Une fois toute la traduction du Mahâ-Bhârata complètement achevée, nous avons pris avec un libraire l’engagement de tenter sur ce poème le même travail, que nous avons déjà opéré sur le Râmâyana, de le réduire en quatre volumes, de retrouver dans cette indigeste compilation, les éléments primitifs de cette grande épopée, et de ressaisir les membres du poète disséminés çà et là, disjecti membra poetœ.

Il sera facile de sentir la nécessité d’un pareil ouvrage, quand on aura lu, dans le présent volume, l’épisode de la royale anachorète Draâupadî, qui envoie Bhîmaséna, son époux, lui chercher des lotus célestes, et, immédiatement après, un nouveau chapitre, le combat de ce Pândouide avec l’Yaksha, où l’on pense aborder de plein pied un tout autre sujet ; mais on n’y a pas au fond deux récits de choses diverses ; on n’en possède ici qu’une seule ; c’est la même version sous deux titres différents ; et, quand on est arrivé dans l’une à la fin, il n’est rien de plus fastidieux que d’avoir à remonter dans l’autre au commencement de sa lecture. L’attention se fatigue, le dégoût se met de la partie, et l’esprit distrait laisse échapper le fil des idées.

Dans un banquet de Société agricole, un de nos amis disait à M. le maire de Juilly, notre voisin : « Une chose m’étonne, c’est que les ouvrages de M. Hippolyte Fauche sont moins connus en France qu’à l’étranger ! »

S’il en était ainsi, la chose ne serait pas étonnante ; bien au contraire, elle serait toute simple et l’effet dériverait naturellement de sa cause. En effet, il n’est pas un seul exemplaire du Mahâ-Bhârata, que nous ayons donné en France, en Angleterre, en Allemagne, ou nulle autre part, à quelque feuille périodique et journal que ce soit, non, certes ! dans un esprit de dédain ; mais nous ne possédons qu’un nombre à peine suffisant, où il ne reste plus de générosités à se permettre. Comment alors et pourquoi les journaux français eussent-ils parlé d’un ouvrage, qui n’est pas soumis à leur jugement ? D’ailleurs le Mahâ-Bhârata n’exige-t-il pas, comme en général toute la littérature sanscrite, des études spéciales, et qui sont en dehors des occupations courantes de la critique journalière ?

Si un journal en eût parlé, sa voix aurait été à peu près stérile ; il eût tiré notre nom de l’obscurité, mais sans nous procurer la vente d’un seul exemplaire.

La Revue d’Orient et le Journal des Savants veulent bien annoncer la publication de chacun de nos volumes à son apparition. Cette bienveillante mention nous suffit, et, grâce à ces deux revues, il n’est peut-être pas en Europe une seule personne, adonnée aux lettres sanscrites, ou qui veuille étudier l’histoire d’un grand peuple dans sa littérature, à laquelle aujourd’hui il ne soit parfaitement connu que nous sommes occupés sérieusement de la traduction du Mahâ-Bhârata.

Les lettres sanscrites ont éprouvé, avouons-le, à l’Académie Française un échec, que nous étions assez loin de présumer.

Il y a plus d’un an, à l’époque, où l’on imprimait le Râmâyana réduit, nous avions lu dans notre journal que l’Académie accordait un prix Monthyon à l’homme distingué, qui avait traduit l’Enfer du Dante. Cette mention nous mit sur le champ à l’esprit de porter bientôt à l’illustre société notre petit Râmâyana. C’était, dira-t-on, un ouvrage savant ! Mais l’ouvrage du poète Florentin n’est-il pas un ouvrage beaucoup moins populaire ?

L’Inde, objectera-t-on encore, est si éloignée de nous et ses mœurs si opposées aux nôtres !

Mais pas tant qu’on ne puisse dire les Indiens en quelque sorte les chrétiens de l’antiquité, car l’homme de ces temps y coudoie encore de bien près le Français de nos jours.

Et, d’ailleurs, si l’on veut trouver du plaisir dans une lecture du poème Dantesque, il faut connaître non-seulement l’histoire publique de l’Italie à cette époque, mais encore l’histoire privée de Florence, et ne rien ignorer de ces personnes, je dirai mieux, de ces individus et de ces faits particuliers, dont le souvenir pour beaucoup n’a point vécu jusqu’à nous. Je déposai l’ouvrage et je reçus du secrétaire perpétuel une lettre, m’annonçant qu’il était inscrit pour concourir au prix Monthyon.

Le temps marche vite, quand on est très-occupé, et j’arrivai bientôt, dix mois après, à l’époque d’une nouvelle distribution de ces récompenses : je lus tous les titres des nombreux ouvrages, justement honorés des prix Monthyon ; mais je n’en trouvai pas un seul, le plus insignifiant même, pour le Râmâyana. La politesse d’une mention honorable, qui ne coûte rien et n’engage à rien, ne lui était pas faite seulement.

Les quarante Immortels, tout Académie Française qu’ils soient, avaient-ils eu raison dans ce dédaigneux silence ?

Quelle description supérieure d’un caractère allié à la perfection des vertus que la peinture de ce Râma, demandé et promis pour la Royauté de la Jeunesse ? Quelle énergie dans Viçvâmitra, qui succombe à l’amour, se laisse surprendre à la colère et se replonge encore une troisième fois dans ses indomptables pénitences ! Quel excellent père que ce Daçaratha ! Comme il est étroitement lié à sa parole donnée ! Avec quelle respectueuse obéissance Râma accepte l’ordre contraint de son royal père, qui le condamne à quatorze années d’hermitage au sein des forêts ! Avec quelle fermeté calme, où l’on sent néanmoins la nature humaine, il tombe du sommet des honneurs, qu’il était si près d’atteindre ! Quel oubli des injures ! quel pardon des offenses ! Comme il ne cesse pas d’être un fils vertueux et soumis à l’égard de cette Kêkéyî, sa marâtre ! Quelle piété filiale ! quel tendre rappel aux lois de la famille dans les adieux, qu’il adresse à Kaâuçalyâ, sa mère ! Quel dévouement fraternel de Lakshmana ! Quel désintéressement idéal que celui de l’honnête Bharata ! Quel saint débat, quelle pieuse contestation entre ces deux bons frères, dont l’un veut rester ce que son père l’a fait, anachorète des bois, et dont l’autre veut lui remettre son vaste empire ; mais, n’ayant pu le vaincre, endosse un vêtement d’hermite, se retire dans un. village et règne aux pieds du trône, sur lequel sont inaugurées les deux chaussures de Râma ! Quelles douces et bienveillantes paroles que celles de Sîlâ, pour rappeler son époux à la mansuétude de l’ascète, quand il voyage armé au sein des forêts ! Quelle chasteté, quelle soumission, quelle fidélité conjugale, mais quelle intrépidité devant le monarque aux dix têtes ! Quel respect de l’opinion publique, quand l’époux impose l’épreuve du feu à l’épouse injustement soupçonnée ! Quel culte plus grand de la vérité ! Pas une vertu, qui ne soit mise en action, jusqu’au dévouement aveugle du vassal à l’égard de son haut suzerain :

« Placé entre la force épouvantable de Râma et l’ordre terrible de mon Seigneur, mon devoir est ici de préférer l’obéissance à la vie même[1].

Mais, dira-t-on, le Râmâyana complet forme neuf volumes et votre poème réduit n’en compose que deux ! Quoi ! sept volumes jetés dans la corbeille aux papiers inutiles ! Est-il possible qu’une telle masse d’intrusions ait pu, de siècle en siècle, naître et prendre vie aux branches du poème trop complaisant !

Sans aucun doute ! Il y a une chose certaine, c’est qu’il ne s’y rencontre pas de nous-même ajouté un seul mot, fût-ce pour servir simplement de liaison. Notre facile travail fut celui de nos ciseaux ; nous avons coupé dans l’étoffe, sans y coudre un seul lambeau, soit pour établir une transition, soit pour faciliter un rapprochement. Le poème s’y trouve en tous ses membres ; il n’y manque rien : bras ou jambes, tête ou galbe !

Imaginez-vous un indigène, que la nature eut fait pour charmer les yeux par la régularité de ses proportions ; mais qui, dans une longue suite d’années, s’est couvert de loupes par tous ses membres, d’excroissances hideuses, de superfétations dégoûtantes, à tel point que cette belle personne n’ait plus, en quelque façon, apparence de forme humaine. Un chirurgien d’Europe survient : il ne recule pas devant la cure, il retranche ces loupes, il passe le fer chaud sur les excroissances, il extirpe impitoyablement les superfétations et parvient à rendre la beauté primitive à ce qui n’était plus qu’une masse informe.

Il nous avait semblé que celle opération toute manuelle, il est vrai, n’en était pas moins, digne de quelque petite mention. Nous avions été dans l’erreur : voilà tout !

Mais c’est égal ; j’ai beau faire, je ne puis m’empêcher de penser que vous, les quarante Immortels, vous avez eu tort de ne pas mentionner cet ouvrage, toute Académie Française, que vous soyez,… et peut-être aussi parce que vous êtes l’Académie Française !

Mais si, de ce côté, je n’ai pas de remercîment à faire, il n’en est point ainsi du côté de mes souscripteurs. En effet, plusieurs, à l’apparition de chaque volume, m’ont écrit des lettres de sympathie et de félicitations. Malheureusement, elles sont restées sans réponse, non par une flegmatique indifférence, tant s’en faut ! mais nous sommes tellement occupé et nous avons un si vif désir de mener à bonne fin notre longue entreprise, que nous avons compté sur leur philosophique indulgence.

Nous les prions d’en vouloir bien recevoir ici nos remercîments sincères. Ces lettres ne sont pas tombées entre les mains d’un indifférent ; elles nous ont rattaché d’une manière plus étroite à notre pénible tâche ; elles ont ranimé notre ardeur, elles ont empêché notre courage de s’éteindre ; et, comme le bruit imposteur a couru dans tout Paris que nous avions renoncé à notre difficile ouvrage, et que le troisième volume en serait le nec plus ultra, nous profitons de cette nouvelle pour renouveler ici la promesse, que nous avons déjà faite solennellement :

« Nous conduirons jusqu’à sa complète fin cet immense labeur, s’il plaît à Dieu ! » restriction, sans laquelle il est impossible à l’homme de rien promettre.

Nous demandions, et vous ne l’avez pas oublié, dans notre Prospectus cent souscripteurs seulement. Eh bien ! nous avons trouvé un nombre une fois plus grand ! Nous avons enregistré sur notre liste deux cent douze souscripteurs ou acheteurs. Ce résultat suffit presque à couvrir les frais d’une impression, non point à six cents, (nous y avons prudemment renoncé,) mais à trois cents exemplaires. Il n’y a point encore là de gain pour nous ; mais, dans ces sortes de choses, l’absence de perte est déjà un bénéfice.

D’ailleurs, n’avons-nous pas appris sur les bancs du collège ces deux vers, que nous récitions en écolier rhétoricien, absolument désintéressé dans la matière : distique, dont l’expression pompeuse ne convient pas à notre ambition fort modeste, dont le style est, je n’ose dire par respect, ridiculement affublé de la mythologie des classes, et dont le second hémistiche du premier vers manque en ce temps-ci de vérité :

Aux plus savants auteurs, comme aux plus grands guerriers,
Apollon ne promet qu’un nom et, des lauriers ? Boileau.


Juilly, 20 septembre 1865.



  1. Râmâyana réduit, tome I, p. 294.