Le Majorat (trad. Egmont)/Ch. 5

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Chapitre IV Le Majorat Chapitre VI



V


Déjà mon grand-oncle était endormi. Je m’arrêtai dans la salle d’audience, je tombai à genoux, je pleurai amèrement ; je prononçais le nom chéri de Séraphine, et je m’abandonnais enfin aux transports d’une folie amoureuse aussi exaltée que possible, de telle sorte que mon grand-oncle s’éveilla. « Cousin, me cria-t-il, es-tu devenu fou ? ou serais-tu, par hasard, aux prises de nouveau avec un loup enragé ? Va te mettre au lit : fais-moi ce plaisir. » Cette apostrophe me décida à entrer dans la chambre pour me coucher, du reste avec la ferme résolution de ne rêver qu’à Séraphine.

Il pouvait être un peu plus de minuit, et je n’étais pas encore endormi, quand je crus entendre des voix éloignées, des allées et venues, des portes s’ouvrir et se fermer. J’écoutai plus attentivement et je distinguai des pas qui s’approchaient dans le corridor. La porte de la grande salle fut ouverte, et l’on frappa à celle de notre chambre.

« Qui va là ? » demandai-je à haute voix. On répondit dans la salle : « Monsieur le justicier ! — monsieur le justicier, réveillez-vous, réveillez-vous ! » Je reconnus la voix de Franz : « Est-ce que le feu est au château ? » m’écriai-je. Alors mon grand- oncle se réveillant en sursaut : « Le feu ! demanda-t-il, où est-il, le feu ? qu’est-ce encore que cette manœuvre d’un démon enragé ? »

— Ah ! levez-vous, monsieur le justicer, dit Franz, monsieur le baron vous demande. — Et que peut donc vouloir monsieur le baron à cette heure ? répliqua mon grand oncle ; ne sait-il pas que la justice se couche en même-temps que le justicier, et dort, ma foi, aussi bien que lui ?

— Ah ! mon cher monsieur le justicier, s’écria de nouveau Franz d’une voix troublée, levez-vous en hâte : madame la baronne est malade à la mort… »

Je me levai en jetant un cri d’épouvante. « Ouvre la porte à Franz, » me dit mon grand-oncle. Hors de moi-même et me soutenant à peine, je ne pouvais mettre la main sur la serrure, et le vieillard fut obligé de venir m’aider. Franz entra, le visage pâle et défait, et il alluma la bougie. Nous avions à peine eu le temps de nous vêtir, quand nous entendîmes le baron dire, de la salle voisine : « Puis-je vous parler, mon cher V *** ?

— Pourquoi t’es-tu habillé, cousin ? me dit mon grand-oncle, se préparant à sortir. — Il faut que je descende, répondis-je d’une voix sourde et brisée par le désespoir ; je veux la voir ! et mourir !…

— Oui, oui, rien n’est plus juste, cousin, » me dit-il. En même temps, il me poussa vivement la porte sur le nez, et la ferma en dehors à double tour. Dans le premier mouvement de fureur, je voulais enfoncer la porte ; mais, promptement ravisé sur les funestes conséquences d’un pareil éclat, je me déterminai à attendre le retour de mon oncle, bien résolu d’échapper alors, coûte que coûte, à sa surveillance.

J’entendis le baron parler violemment à mon grand-oncle et prononcer plusieurs fois mon nom sans que j’en comprisse le motif. Chaque minute, chaque seconde ajoutait à mon anxiété. À la fin, je crus deviner qu’on apportait une nouvelle au baron, qui s’éloigna précipitamment. Mon grand-oncle rentra dans la chambre. « Elle est morte ! m’écriai-je en m’élancant au-devant de lui. — Et toi tu es fou ! répliqua-t-il tranquillement en me faisant asseoir de force sur une chaise. — Je veux descendre ! dis-je de nouveau, je veux la voir, quand il devrait m’en coûter la vie ! — C’est cela, cher cousin. » En disant ces mots, mon grand-oncle retira la clef de la porte et la mit dans sa poche.

Une rage furieuse s’empara de mes sens. Je saisis mon arquebuse chargée en m’écriant : « Ici, devant vos yeux, je me fais sauter la cervelle, si vous ne m’ouvrez pas cette porte à l’instant même ! » Alors mon grand-oncle s’approcha toul près moi, et en fixant sur moi un regard pénétrant, il me dit : « Jeune homme ! imagines-tu devoir m’effrayer avec cette misérable menace ? penses-tu que ta vie ait la moindre valeur à mes yeux, du moment où tu serais capable de la sacrifier an caprice de ta folie, comme un joujou usé et dégradé ? — Qu’as-tu à faire auprès de la femme du baron ? qui te donne le droit de jouer ici le rôle d’un fat importun, comme si l’on se souciait de tes soins et de ta présence ? Veux-tu donc aller singer le berger amoureux à l’heure solennelle du trépas ? »

Je retombai consterné sur un fauteuil. Après un moment de silence, le vieillard reprit d’un ton plus doux : « Et pour que tu le saches, le prétendu danger de la baronne se réduit à rien du tout. Mademoiselle Adelheid est tout de suite aux abois pour une bagatelle ; qu’une goutte de pluie lui tombe sur le nez, et elle s’écrie aussitôt : Ah ! quel affreux orage ! — Par malheur nos cris au feu ! ont réveillé les deux vieilles tantes, et elles se sont mises en marche pour aller secourir la baronne avec tout un arsenal d’élixirs de vie, de gouttes confortatives, et de je ne sais quelles drogues encore. Mais ce n’est rien qu’un fort évanouissement. »

Mon grand-oncle s’arrêta : il s’était peut-être aperçu de la violence que je me faisais. Il traversa plusieurs fois la chambre d’un bout à l’autre, puis vint se poser en face de moi, et me dit en riant de tout son cœur : « Cousin ! cousin ! quelle folie te mène, dis-moi ? Non, il n’en faut pas douter, Satan s’escrime ici de plusieurs manières : tu t’es jeté de toi-même en écervelé sous ses griffes, et il en prend avec toi à son aise !… » Il continua à marcher en long et en large, et reprit ensuite : « C’en est fait de notre sommeil : je suis donc d’avis de fumer une pipe pour employer les deux heures de nuit qui nous restent. »

En même temps, mon grand-oncle prit sur l’armoire sa pipe de terre, qu’il se mit à bourrer avec lenteur et précaution ; ensuite il remua une grande quantité de papier, d’où il retira une feuille qu’il tortilla avec grand soin, et dont il alluma son tabac. Tout en chassant avec force devant lui d’épaisses bouffées, il disait entre ses dents : « Eh bien, cousin ! et ton histoire de la chasse au loup ? » Je ne sais comment ce sang-froid affecté produisit sur moi une impression extraordinaire ; je me figurais être absent de R....sitten, loin, bien loin de la baronne, et il me semblait ne pouvoir me rapprocher d’elle que par la force de la pensée. — La dernière question de mon grand-oncle me blessa. « Mais, lui dis-je, trouvez-vous donc cette aventure si risible pour en faire un perpétuel sujet de railleries ?

— Point du tout, monsieur mon cousin, répondit-il ; mais tu ne saurais croire quelle plaisante figure fait dans le monde un pauvre diable tel que toi, et quel rôle étrange il joue quand le ciel daigne permettre qu’une de ses actions sorte par hasard de la ligne vulgaire. — J’avais pour ami à l’université un homme calme, réfléchi, du caractère le plus égal. Le hasard l’engagea, lui qui n’avait jamais donné prise à pareille chance, dans une affaire d’honneur, et mon ami, que la plupart de ses camarades supposaient faible et timide, se comporta, à l’admiration générale, avec autant de courage que de dignité. Mais à dater de ce moment, il devint tout autre. Le jeune homme studieux et posé se transforma en spadassin et en fanfaron insupportable, faisant le tapageur et se querellant pour des bagatelles ; il ne trouvait plus de plaisir qu’à se battre : si bien qu’un beau jour le doyen d’une section de compatriotes, qu’il avait insulté lâchement, le tua en duel. — Je ne te raconte cela, cousin, que pour conter quelque chose ; n’en pense que ce que tu voudras. Et maintenant, pour revenir à la baronne et à son indisposition… »

En ce moment, des pas légers se firent entendre dans la salle, et je crus distinguer un frémissement plaintif s’élever dans l’air. — Elle n’est plus ! — Cette idée vint me frapper comme un coup de foudre mortel ! Mon grand-oncle se leva vivement et cria à haute voix : « Franz !… Franz ! — Oui, mon cher monsieur le justicier, répondit-on en dehors. — Franz ! continua mon grand-oncle, arrange un peu le feu dans la cheminée, et vois, si cela se peut, à nous préparer quelques bonnes tasses de thé… Il fait diablement froid, ajouta-t-il en se tournant vers moi, et nous ferons mieux, je pense, d’aller causer un peu là à côté, près de la cheminée. »

Mon grand-oncle ouvrit la porte, et je le suivis machinalement. « Comment ça va-t-il là-bas ? demanda-t-il. — Bon, répondit Franz, il n’en faut pas parler : madame la baronne est tout à fait remise, et elle attribue cette petite défaillance à un mauvais rêve. » J’allais éclater en transports de joie et de ravissement, quand un regard sévère de mon grand-oncle me rappela à moi-même. « Bah ! dit-il, tout bien examiné, il vaut peut-être encore mieux nous recoucher pour une heure ou deux. Va, Franz, ne te dérange pas pour le thé. — Comme vous l’ordonnerez, monsieur le justicier, » répondit Franz. Et il nous quitta en nous souhaitant une bonne nuit, bien qu’on entendit déjà les coqs chanter.

« Ma foi ! cousin, me dit mon grand-oncle en vidant la cendre de sa pipe dans la cheminée, sais-tu qu’il est pourtant bienheureux qu’il ne te soit arrivé aucun malheur avec les loups furieux et les arquebuses chargées ! » Je le compris à merveille, et j’eus honte de m’être conduit de manière à me faire traiter comme un enfant mutin et mal appris.


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