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Nouveaux Exploits de Sherlock Holmes/Le Malade pensionnaire

La bibliothèque libre.
Traduction par Anonyme.
Nouveaux Exploits de Sherlock HolmesLa Renaissance du livre (p. 199-238).

VI

LE MALADE PENSIONNAIRE


Dans cette série un peu incohérente de mémoires, j’ai tenté de mettre en lumière le talent tout particulier de mon ami Sherlock Holmes ; et je suis étonné de trouver aussi peu de faits qui répondent complètement au but que je me proposais. Dans les cas, par exemple, où Holmes accomplit un tour de force de raisonnement, et donne la preuve absolue de la valeur de ses investigations, la trame en elle-même est si banale et si insignifiante que je n’ose vraiment pas livrer au public un exposé de faits qui paraissent si simples.

D’autres fois, il se livre à une enquête sur des événements bizarres et très dramatiques ; mais, en qualité de biographe, j’aurais désiré que sa part de travail fût plus importante encore.

Le petit récit que j’ai publié sous ce titre Une étude de rouge, et cet autre plus récent relatif à la perte du Gloria-Scott, peuvent donner une idée de l’écueil auquel est sans cesse exposé son historiographe. Dans l’aventure que je me propose de raconter aujourd’hui, il se peut que le rôle de mon ami soit trop effacé, néanmoins, l’enchaînement des faits est si extraordinaire que je ne puis me décider à passer cette aventure sous silence.

Nous traversons une sombre et pluvieuse journée d’octobre ; les persiennes sont à demi ouvertes, et mon ami Holmes, allongé sur un canapé, lit et relit une lettre reçue le matin même.

Il fait extrêmement chaud dans notre salon ; mais, mon séjour aux Indes m’ayant habitué à la chaleur, je la supporte mieux que le froid ; je me sens même tout à fait à l’aise dans une température de 90° Fahrenheit.

Le journal que je lisais ce jour-là était fort peu intéressant, le Parlement ayant clos sa session. Tout le monde avait quitté la ville et je songeais mélancoliquement aux sous-bois de New-Forest ou aux galets de la plage de Southsea, où je ne pouvais aller, car mon dépôt à la banque commençait à être à sec.

Quant à mon ami, la campagne et la mer n’avaient pas pour lui le moindre attrait. Il aimait vivre au milieu d’une population de cinq millions d’hommes et à demeurer en contact avec elle, prêt à se mettre en mouvement à la moindre rumeur ou au moindre soupçon capable d’évoquer l’idée d’un crime.

Il ne comprenait pas les beautés de la nature, et la seule diversion qu’il s’accordait de temps à autre consistait à abandonner la trace du malfaiteur citadin pour suivre celle du criminel rustique.

Voyant Holmes trop absorbé pour causer, j’avais jeté de côté le journal qui m’ennuyait, et m’étais renversé dans mon fauteuil, pour me laisser aller à une douce rêverie. Mais soudain la voix de mon ami vint interrompre mon farniente.

— Vous avez raison, Watson, me dit-il, c’est une manière absurde de régler un différend.

— Parfaitement absurde, répondis-je ; puis, comprenant tout à coup qu’il venait de pénétrer au plus profond de ma pensée, je me redressai, et le regardant avec effarement :

— Qu’est-ce que cela veut dire, Holmes, demandai-je. Voilà qui dépasse tout ce que j’avais pu imaginer jusqu’ici.

Il rit de bon cœur de ma stupéfaction.

— Vous vous souvenez, dit-il, que je vous lisais, il y a quelque temps, un passage de Poe, dans lequel un habile logicien suit la pensée de son compagnon, sans que celui-ci lui parle. Vous avez qualifié ce fait de pur tour de force. Je vous fis alors remarquer que cela m’arrivait aussi, et vous n’avez pas voulu me croire.

— Vraiment ?

— Vous ne l’avez peut-être pas dit, mon cher Watson, mais je l’ai compris au mouvement de vos sourcils. Donc, en vous voyant jeter votre journal et vous plonger dans une profonde rêverie, j’ai saisi avec joie l’occasion de lire votre pensée, et de vous prouver que je savais pénétrer jusqu’au fond de vous-même.

Un peu interloqué, je repris :

— Dans l’exemple que vous me lisiez, le logicien tirait ses conclusions des actes mêmes de l’homme qu’il observait. Si j’ai bonne mémoire, celui-ci avait trébuché contre un tas de pierres, puis avait levé les yeux vers le ciel. Tandis que moi je suis tranquillement assis dans mon fauteuil, et je ne vois pas quels indices j’ai pu vous fournir.

— Vous vous faites injure. La physionomie a été donnée à l’homme pour exprimer ses émotions ; la vôtre est un instrument des plus dociles.

— Comment, vous avez lu mes pensées sur mes traits ?

— Oui, sur vos traits et surtout dans vos yeux. Peut-être ne savez-vous pas vous-même à quel moment a commencé votre rêverie ?

— Non.

— Eh bien ! je vais vous le dire. Après avoir jeté votre journal, action qui attira mon attention, vous avez eu, pendant à peine une demi-minute, une expression vague. Puis vos yeux se sont fixés sur un tableau nouvellement encadré du général Gordon, et j’ai vu au changement de votre physionomie qu’une série de réflexions se succédaient dans votre esprit ; mais cela ne vous a pas mené loin. Vos yeux se sont alors tournés vers le portrait non encadré d’Henry Ward Beecher, qui est placé au-dessus de vos livres. Ensuite, vous avez regardé le mur, et à ce moment-là j’ai vu clairement quelle était votre idée : vous pensiez que si le portrait était encadré, il remplirait juste l’espace vide et ferait le pendant du tableau de Gordon.

— Vous m’avez merveilleusement bien suivi ! m’écriai-je.

— Jusque-là, il était difficile de me tromper. Ensuite votre pensée s’est reportée sur Beecher et vous l’avez regardé attentivement comme pour deviner son caractère d’après sa physionomie. Tout à coup, vous avez cessé de cligner des yeux, mais vous avez continué à regarder le portrait d’un air soucieux. À ce moment-là vous repassiez évidemment les incidents de la carrière de Beecher J’étais bien sûr donc que vous penseriez à la mission qu’il a entreprise pour le compte des États du Nord, à l’époque de la guerre civile ; car vous ayant entendu exprimer votre indignation sur la façon dont il avait été reçu par les plus turbulents de nos compatriotes, je savais que vous ne pouviez séparer ces deux idées. Quand, un moment après, je vous ai vu quitter des yeux le portrait, j’ai supposé que votre pensée se reportait vers la guerre civile ; le mouvement de vos lèvres, l’éclat de vos yeux et la crispation de vos mains me prouvèrent que vous songiez à la vaillance des deux partis dans cette lutte acharnée. À ce moment-là votre visage s’est obscurci et vous vous êtes mis à hocher la tête : vous pensiez certainement aux tristesses et aux horreurs de la guerre, à ce gaspillage inutile de vies humaines. Votre main s’est portée sur votre ancienne blessure et le sourire qui s’est esquissé sur vos lèvres m’a dit bien nettement que vous réfléchissiez à cet absurde système qui consiste à régler les armes à la main les plus grandes questions internationales. J’étais d’accord avec vous, pour reconnaître que ce procédé est monstrueux, et j’ai été heureux de constater que toutes mes déductions étaient absolument justes.

— Parfaitement exactes, dis-je, et maintenant malgré toutes vos explications, je suis aussi étonné qu’au début.

— C’est pourtant bien simple, mon cher Watson, je vous assure, et je n’aurais même pas appelé votre attention sur cette particularité si vous ne m’aviez l’autre jour manifesté votre incrédulité. Mais voici venir la nuit ; la brise se lève ; que diriez-vous d’un tour de promenade dans Londres ?

J’avais envie de changer de place et j’acceptai avec plaisir sa proposition. Pendant trois heures on put nous voir flâner et observer cette marée humaine qui monte et descend le long de Fleet Street et du Strand en formant le plus varié des kaléidoscopes.

Holmes me charmait et me captivait par sa conversation originale, la facilité avec laquelle il observait les détails les plus minutieux, et enfin sa puissance de déduction. Il était dix heures quand nous regagnâmes Baker Street ; un coupé attendait à notre porte.

— Hum ! dit Holmes. C’est la voiture d’un médecin ; je vois cela. Il n’a pas dû pratiquer longtemps, mais a eu beaucoup de clients. Il vient nous consulter, j’imagine ; nous sommes rentrés juste à point.

Je connaissais assez les méthodes de Holmes pour suivre son raisonnement ; il était clair que la nature des divers instruments médicaux contenus dans le panier d’osier qui se balançait à l’intérieur du coupé lui avaient immédiatement fourni les données de cette rapide déduction. Et, en même temps, la lumière qui éclairait la fenêtre de notre appartement, nous prouvait que cette visite tardive était bien pour nous. Curieux de savoir ce qui avait pu amener, à cette heure-là, un confrère, je suivis Holmes dans notre bureau. Nous nous trouvâmes en présence d’un homme au visage blanc comme la cire et aux favoris grisonnants, lequel quitta aussitôt la chaise sur laquelle il était assis au coin du feu pour venir au-devant de nous. Il pouvait avoir de trente-trois à trente-quatre ans, mais son œil hagard et son teint maladif révélaient une vie brûlée qui l’avait vieilli avant l’âge. Son attitude était nerveuse et empruntée comme celle d’un homme impressionnable, et ses mains blanches, qui s’allongeaient sur le manteau de la cheminée, étaient plutôt celles d’un artiste que celles d’un chirurgien. Il était vêtu d’une manière sobre : redingote noire, pantalon foncé, cravate sombre.

— Bonsoir, docteur, dit Holmes gaiement ; je suis content de voir que vous ne nous avez attendus que quelques minutes.

— Vous avez donc parlé à mon cocher ?

— Non, c’est cette bougie qui me le prouve. Asseyez-vous, je vous prie, et dites-moi en quoi je puis vous être utile.

— Je suis le docteur Percy Trevelyan, dit notre visiteur ; j’habite au no 403 de Brook Street.

— N’êtes-vous pas l’auteur d’un traité sur les lésions nerveuses internes ? lui demandai-je.

Ses joues pâles se colorèrent légèrement à l’idée que son œuvre était connue de moi.

— J’entends si rarement parler de cet ouvrage que je le croyais tombé dans l’oubli, me dit-il. Mes éditeurs m’ont laissé entendre qu’il se vendrait peu ; mais vous êtes vous-même médecin, je pense ?

— Chirurgien militaire en retraite.

— Ma grande marotte a toujours été les maladies nerveuses. J’aurais voulu en faire une spécialité absolue ; mais, il ne faut pas aspirer à des choses qui sont au-dessus de nos moyens. Ceci, toutefois, est en dehors de la question, monsieur Holmes, et je sais trop la valeur de votre temps pour en abuser. Voici ce qui m’amène. Depuis quelque temps, il se passe chez moi, dans ma maison de Brook Street des faits très étranges et, ce soir même, ces faits ont pris de telles proportions que je me suis décidé sur l’heure à vous consulter et à vous appeler à mon aide.

Sherlock Holmes s’assit et alluma sa pipe.

— Vous êtes le bienvenu, dit-il ; je vous en prie, exposez-moi, dans ses moindres détails, l’affaire qui vous préoccupe.

— Plusieurs de ces détails, dit le docteur Trevelyan, sont si vulgaires que j’ai presque honte de les mentionner ; mais ils sont, en même temps, si extraordinaires que je ne puis les passer sous silence : à vous de reconnaître ce qui est essentiel de ce qui ne l’est pas. Et, d’abord, je vous dirai quelques mots de ma vie de collégien. J’ai fait mes études à l’Université de Londres, et, au risque de vous paraître présomptueux, j’ajouterai même que mes professeurs fondaient sur moi de réelles espérances basées sur mes débuts. Après avoir obtenu mes diplômes, je continuai mes études : j’occupais alors une position modeste à l’hôpital de King’s College et j’eus bientôt la chance d’attirer sur moi l’attention du public par mes expériences sur la pathologie de la catalepsie ; je remportai même le prix de Bruce Pinkerton, et mon traité sur les lésions nerveuses, auquel vous avez fait allusion, me valut une médaille. Je ne crois pas me vanter en disant qu’à cette période de ma vie j’avais devant moi une brillante carrière. Malheureusement, je manquais de capitaux ! Comme vous le savez un spécialiste, qui a de hautes prétentions, doit s’installer dans le quartier de Cavendish Square, où les loyers sont hors de prix. En plus de cette première dépense, il lui faut un train de maison et une voiture, autant de choses qui étaient au-dessus de mes moyens ; tout au plus, pouvais-je espérer, au bout de dix ans de travail et d’économie, arriver à m’installer chez moi et à mettre ma plaque de médecin sur ma porte. Mais tout à coup un événement imprévu m’ouvrit de nouveaux horizons. Je reçus, un jour, la visite d’un monsieur, appelé Blessington, que je ne connaissais absolument pas. Il vint chez moi un matin, et me parla de suite affaire.

— Vous êtes bien ce Percy Trevelyan qui a eu une carrière si distinguée et qui, tout récemment, a gagné un grand prix ? me demanda-t-il. »

Je m’inclinai en signe d’assentiment.

« — Répondez-moi franchement ; vous n’aurez pas à vous en repentir. Vous possédez le talent qui assure le succès, avez-vous le tact nécessaire ?

Je ne pus m’empêcher de sourire à cette question si brutale.

« — Je crois que j’en ai un peu, répondis-je.

« — Et les mauvaises habitudes ? Vous ne buvez pas ? dites-moi.

« — Vraiment, monsieur ! m’écriai-je.

« — Parfait, parfait ; il fallait que je vous posasse ces questions. Alors avec tant de qualités, pourquoi n’avez-vous pas de clientèle ?

Je haussai les épaules.

« — Allons, allons, dit-il ; c’est toujours la même histoire : beaucoup de tête et rien dans la poche. Que diriez-vous, si je vous lançais en vous établissant dans Brook Street ?

Je le regardai avec étonnement.

« — Oh ! c’est dans mon intérêt, s’écria-t-il, et non dans le vôtre. Je serai très franc : si cela vous convient, cela me va aussi. J’ai quelques milliers de francs à placer ; j’ai l’idée de les placer sur votre tête.

« — Comment cela ? demandai-je haletant.

« — C’est une spéculation comme une autre et plus sûre que la plupart de celles que je connais.

« — Et que dois-je faire, alors ?

« — Je vais vous le dire. Je loue la maison, je la meuble, je paie les domestiques et me charge des dépenses. Votre rôle se bornera à être assis dans votre fauteuil, dans le cabinet de consultation. Je vous fournirai même l’argent de poche ; en un mot, tout ce qu’il vous faudra. En retour, vous me donnerez les trois quarts de votre gain, et je vous abandonnerai l’autre quart.

Telle fut, monsieur Holmes, l’étrange proposition que me fit M. Blessington. Je ne vous ennuierai pas en vous racontant la négociation de cette affaire ; qu’il vous suffise de savoir que je m’installai dans la maison le jour de la fête de l’Annonciation, et que je débutai dans mes fonctions comme il avait été convenu. Blessington, lui-même, vint habiter avec moi en qualité de malade pensionnaire, il avait une maladie de cœur qui demandait des soins constants. Il prit les deux meilleures pièces du premier étage pour en faire sa chambre et son salon. C’était un homme très original ; il sortait rarement et évitait de voir du monde. Sa vie n’avait rien de réglé, mais sur un point il était l’exactitude même : chaque soir, à la même heure, il entrait dans le cabinet de consultation, examinait les Registres, me comptait cinq shillings et trois pence, pour chaque guinée que j’avais gagnée et enfermait le reste dans son coffre-fort.

Je dois dire, en toute sincérité, qu’il n’eut pas lieu de regretter sa spéculation ; dès le début, ce fut un succès : quelques bonnes occasions et la réputation que j’avais acquise à l’hôpital me mirent rapidement en vue, et ces deux dernières années j’ai procuré à mon associé une véritable fortune.

Vous êtes maintenant fixé, monsieur Holmes, sur mes relations avec M. Blessington. Il ne me reste plus qu’à vous conter le fait qui m’a amené chez vous ce soir.

Il y a quelques semaines, M. Blessington vint chez moi dans un état de grande agitation. Il me parla d’un cambriolage qui avait eu lieu dans le quartier de West-End, et je me souviens qu’il me parut démesurément surexcité, déclarant que la journée ne se passerait pas sans qu’il eût fait mettre des verrous de sûreté aux portes et aux fenêtres. Cette agitation se prolongea une semaine entière, pendant laquelle Blessington regardait sans cesse par la fenêtre ; il en arriva même à supprimer la promenade qu’il faisait chaque soir avant le dîner. J’en conclus qu’il redoutait quelqu’un ou quelque chose, mais quand je le questionnai à ce sujet, il entra dans une telle fureur que je dus renoncer à rien savoir. Il sembla pourtant se calmer peu à peu et il avait l’air de vouloir reprendre ses anciennes habitudes, lorsqu’un nouvel événement vint le plonger dans l’état de torpeur où il se trouve encore.

Voici ce qui arriva. Il y a deux jours, je reçus la lettre que je vais vous lire ; elle ne portait ni date ni adresse.

« Un gentilhomme russe, habitant l’Angleterre, désire recevoir les soins médicaux du docteur Percy Trevelyan. Il est depuis plusieurs années sujet à des attaques de catalepsie ; il sait que le docteur Trevelyan est un grand spécialiste, et il se propose de venir le consulter demain soir, à six heures et quart, si le docteur peut le recevoir. »

Cette lettre me ravit, car la grande difficulté dans l’étude de la catalepsie consiste dans la rareté des cas. Comme vous le pensez, à l’heure indiquée je me trouvais dans mon cabinet de consultation et le malade fut introduit.

C’était un homme âgé, maigre, d’aspect grave, mais vulgaire, et ne répondant pas du tout à l’idée que je me faisais d’un gentilhomme russe. Je fus bien plus frappé de la mine de son compagnon, un grand et beau jeune homme, bâti comme un hercule : la sollicitude avec laquelle il soutenait et guidait le vieillard jusqu’à son siège contrastait avec son air sombre et farouche.

« — Vous m’excuserez, docteur, d’être venu aussi, me dit-il en anglais avec un léger zézaiement, mais j’accompagne mon père dont l’état de santé me préoccupe beaucoup. »

Je fus touché par ces sentiments filiaux.

« — Peut-être, lui demandai-je, désirez-vous assister à la consultation

« — Non, pas le moins du monde, s’écria-t-il avec un geste d’horreur. Cela me serait plus pénible que je ne puis l’exprimer, et si je voyais mon père dans une de ses attaques, je suis persuadé que je ne survivrais pas à cette émotion : je suis extraordinairement nerveux et sensible. Aussi avec votre permission, resterai-je dans le salon d’attente pendant que vous examinerez mon père. »

Naturellement j’y consentis, et le jeune homme se retira. J’entamai avec mon malade une longue conférence sur son état et je pris des notes très complètes. Il était d’une intelligence très ordinaire, et j’attribuai ses réponses plutôt vagues à sa connaissance peu approfondie de la langue anglaise. Tout à coup, pendant que j’écrivais, il cessa de répondre à mes questions et, lorsque je levai les yeux sur lui, je fus stupéfait de le voir droit dans son fauteuil, le visage livide, le regard fixé sur moi. Il était de nouveau sous le coup de sa mystérieuse maladie.

Mon premier mouvement fut la pitié et l’horreur. Je crains que le second n’ait été mêlé d’une certaine satisfaction au point de vue professionnel. Je pris note des pulsations et de la température de mon malade, je m’assurai de la rigidité de ses muscles et examinai ses mouvements réflexes. Je ne remarquai rien de particulièrement anormal dans son état qui, du reste, concordait avec mes observations précédentes. J’avais obtenu en pareille circonstance de bons résultats en faisant respirer de la nitrite d’amyl à mes malades ; c’était le cas ou jamais d’en éprouver l’efficacité. Le flacon, qui la contenait, se trouvait en bas dans mon laboratoire. Je laissai donc mon client, assis dans son fauteuil, pour aller chercher le médicament. Mais imaginez quel fut mon étonnement, lorsque, à mon retour, cinq minutes plus tard, je trouvai mon malade disparu et la pièce vide. Je me précipitai dans le salon d’attente : le fils n’y était plus. La porte du vestibule avait été poussée, et non fermée. Le domestique qui introduit les clients est nouveau et fort peu débrouillard. Il se tient en bas et ne monte que lorsque je le sonne pour reconduire les clients. Il n’avait rien entendu ; donc l’affaire ne put être éclaircie. M. Blessington revint de sa promenade peu de temps après, mais je ne lui parlai pas de cet incident, car je dois vous avouer franchement que j’évitais autant que possible de causer avec lui. Je pensais ne jamais revoir le Russe et son fils ; je fus donc fort étonné lorsque, ce soir à la même heure, je les vis entrer dans mon cabinet de consultation exactement comme ils l’avaient fait la première fois.

« — Je vous dois mille excuses pour mon brusque départ d’hier, docteur, dit mon client.

« — J’avoue, répondis-je, que j’en ai été fort surpris.

« — Il est certain qu’après ces crises, je suis abruti au point d’oublier ce qui vient de se passer ; donc, en ouvrant les yeux, m’étant trouvé dans une pièce inconnue, j’ai cherché, presque inconsciemment, à gagner la rue en votre absence.

« — Et moi, dit le fils, en voyant mon père passer devant le salon d’attente, j’ai cru naturellement, que la consultation était terminée et je n’ai su ce qui s’était passé, qu’une fois rentré à la maison.

« — Eh bien ! dis-je en riant, ce n’est pas bien grave ; seulement, vous m’avez terriblement intrigué. Si vous voulez bien, monsieur, rester dans le salon d’attente, je serai heureux de continuer la consultation si brusquement interrompue. »

Pendant une demi-heure environ, je passai en revue avec le vieillard les symptômes de son mal ; je lui donnai mon ordonnance et le vis repartir au bras de son fils. Je vous ai dit que M. Blessington choisissait d’habitude cette heure-là pour sa promenade. Il rentra peu de temps après et remonta chez lui ; puis, je l’entendis redescendre en courant et il entra comme un fou dans ma chambre.

« — Qui est venu dans mon appartement ?

« — Personne, dis-je.

« — C’est faux. Venez plutôt voir. »

Je n’attachai pas d’importance à sa grossièreté, voyant qu’il était hors de lui. Je le suivis donc et constatai plusieurs empreintes de pieds sur le tapis.

« — Croyez-vous que ce soient mes pas ? » cria-t-il.

Ils étaient évidemment beaucoup plus larges que les siens et paraissaient tout frais. Il pleuvait à torrents et mes clients étaient les seules personnes que j’eusse reçues cette après-midi-là. On pouvait donc supposer que l’homme, qui était resté dans le salon d’attente, avait, dans un but inconnu, profité du moment de ma consultation pour monter dans la chambre de mon pensionnaire. Rien n’avait été touché, ni enlevé ; mais les traces de pas étaient là pour attester qu’on avait pénétré dans la pièce. M. Blessington paraissait surexcité outre mesure et pourtant, à mon avis, il n’y avait pas vraiment de quoi. Il s’assit dans mon fauteuil et je ne pus en tirer que des paroles incohérentes. Il me suggéra d’aller vous trouver et je suivis son avis, car certainement l’incident est singulier, bien que mon pensionnaire en exagère l’importance.

— Si vous voulez que je vous emmène dans mon coupé, vous pourriez peut-être essayer de le calmer ; je doute toutefois que vous arriviez à éclaircir ce mystère.

Sherlock Holmes avait écouté ce long récit avec la plus grande attention, et je voyais qu’il était intéressé au plus haut point. Et j’en avais pour preuve non son visage, comme toujours impassible, mais ses yeux à demi fermés et les bouffées de fumée qui s’échappaient plus épaisses de sa pipe, à chaque trait particulièrement grave de ce curieux récit. Quand le docteur eut terminé, Holmes se leva sans dire un mot, me tendit mon chapeau, prit le sien et nous suivîmes le docteur Trevelyan. Un quart d’heure après, nous étions dans Brook Street à la porte du docteur. Il habitait une de ces maisons tristes et sévères, bien en rapport avec la clientèle de West-End. Un petit groom nous introduisit et nous montâmes le large escalier recouvert d’un tapis. Mais soudain nous restâmes cloués de surprise au haut de l’escalier, la lumière s’éteignit tout à coup et nous entendîmes, dans l’obscurité, une voix tremblante qui nous cria :

— J’ai un pistolet à la main, si vous approchez, je tire sur vous, je vous en donne ma parole.

— C’est par trop fort, monsieur Blessington, cria le docteur Trevelyan.

— Ah ! c’est vous, docteur ? nous fut-il répondu avec un soupir de soulagement. Mais ces autres ? Êtes-vous bien sûr de leur identité ?

Nous comprîmes qu’il cherchait à se rendre compte de ce qui se passait malgré l’obscurité.

Le docteur Trevelyan lui répondit en nommant les personnes qui l’accompagnait.

— Allons, allons, c’est bien, dit enfin la voix. Vous pouvez monter et je suis désolé de vous avoir ennuyé de toutes ces précautions.

Il ralluma, tout en parlant, le gaz de l’escalier à la lueur duquel nous vîmes un homme étrange dont l’aspect aussi bien que la voix prouvaient un déséquilibré nerveux. Il était très corpulent, et avait dû l’être plus encore à en juger par la peau de son visage qui, toute ridée, formait des plis aussi accusés que les babines d’un limier. Il avait l’air maladif et ses cheveux grisonnants se dressaient sur sa tête, tant son émotion était grande. Il tenait à la main un pistolet, mais il le remit dans sa poche en nous voyant approcher.

— Bonsoir, monsieur Holmes, dit-il. Je suis ravi de vous voir, car personne n’a jamais eu plus grand besoin de vos conseils que moi en ce moment. Je suppose que le docteur Trevelyan vous a mis au courant de cette singulière intrusion dans ma chambre ?

— Parfaitement, répondit Holmes ; qui sont ces deux hommes et pourquoi ont-ils envie de vous molester ?

— Ceci, répondit mon pensionnaire nerveusement, est bien difficile à dire et ce n’est pas de moi, je suppose, que vous attendez des explications à ce sujet ?

— Est-ce parce que vous ne savez rien ?

— Venez par ici, je vous prie, et donnez-vous la peine d’entrer.

Il nous conduisit vers sa chambre à coucher qui était vaste et bien meublée.

— Vous voyez cela ? dit-il en désignant une grande boîte noire placée au pied de son lit. Je n’ai jamais été très riche, monsieur Holmes, je n’ai jamais pu faire qu’un placement dans ma vie, comme, du reste, le docteur Trevelyan peut vous le dire. Je n’ai aucune confiance dans les banquiers ; entre nous, le peu que je possède est dans cette boîte ; aussi, vous comprenez quelle peut être mon émotion quand des étrangers s’introduisent dans ma chambre.

Holmes regarda Blessington de son air inquisiteur et hocha la tête.

— Je ne puis pas vous donner de conseils si vous cherchez à me tromper, dit-il.

— Mais je vous ai dit toute la vérité.

Holmes fit demi-tour avec un geste de dégoût.

— Bonsoir, docteur Trevelyan, dit-il.

— Et vous ne me donnez pas de conseils ? dit Blessington d’une voix rauque.

— Tout ce que j’ai à vous recommander est de dire la vérité.

Une minute après nous étions dans la rue nous dirigeant vers notre logis. Nous avions déjà traversé Oxford Street, et nous étions à moitié chemin de Harley Street que mon compagnon ne m’avait pas adressé la parole,

— Je regrette de vous avoir dérangé pour semblable stupidité, Watson, me dit-il enfin. C’est un cas intéressant, mais qu’il faut approfondir.

— J’avoue que je n’y comprends rien.

— En somme, il est parfaitement clair que deux hommes au moins, peut-être trois et plus, ont une raison particulière pour arriver jusqu’à Blessington. Je reste persuadé que, dans les deux cas, le jeune homme a pénétré dans la chambre de Blessington pendant que son complice, par un truc habile, occupait l’attention du docteur.

— Et la catalepsie ?

— Une pure fumisterie, Watson ; mais je me garderai bien de le dire à notre spécialiste. C’est une maladie très facile à imiter. J’en ai fait l’expérience moi-même plus d’une fois.

— Eh bien ?

— Par un pur effet du hasard, Blessington était sorti ces deux fois. Si les malfaiteurs ont choisi une heure aussi indue, c’était évidemment parce qu’ils avaient la certitude de ne trouver aucun autre client dans le salon d’attente. Mais, il se trouva que cette heure coïncidait avec la promenade habituelle de Blessington, preuve absolue qu’ils ne connaissaient pas ses habitudes. Si le vol avait été leur mobile, ils auraient cherché à s’approprier le magot ; mais j’ai la prétention de lire dans les yeux d’un homme s’il a peur pour sa peau. Il est de plus admissible que cet individu puisse avoir deux ennemis aussi acharnés que ceux-ci le paraissent, sans même s’en douter. Je suis persuadé qu’il connaît ces deux hommes, mais que, pour des raisons spéciales, il ne peut pas l’avouer. Il est très possible que demain il se montre d’une humeur plus communicative.

— Il y a bien, insinuai-je, une autre alternative un peu grotesque peut-être, mais qui pourtant s’explique. Toute cette histoire du Russe cataleptique et de son fils n’est-elle pas une pure invention du docteur Trevelyan, qui, pour des motifs personnels, serait entré dans la chambre de Blessington ?

À la lueur du gaz, j’entrevis un sourire narquois sur le visage de Holmes.

— Mon cher, reprit-il, j’avais bien admis tout d’abord cette solution, mais j’ai dû vite me rallier au récit du docteur ; le jeune homme a laissé des empreintes si marquées sur le tapis de l’escalier, que je n’ai plus eu besoin de relever celles qui se trouvaient dans la chambre. Quand je vous aurai dit que ses souliers avaient des bouts carrés au lieu d’être pointus comme ceux de Blessington, et qu’ils avaient un pouce un tiers de plus que ceux du docteur, vous admettrez comme moi qu’il n’y a plus de doute sur l’individualité. Il nous faut aller nous reposer maintenant, car je suis bien persuadé qu’il y aura du nouveau demain matin à Brook Street.

La prédiction de Sherlock Holmes ne tarda pas à se réaliser, et sous forme de drame. À 7 heures et demie, le lendemain matin, je me réveillai au petit jour et vis mon ami en robe de chambre au pied de mon lit.

— Le coupé nous attend, Watson, me dit-il.

— Qu’y a-t-il donc ?

— L’histoire de Brook Street !

— Quoi de nouveau ?

— C’est, tragique, mais embrouillé, dit-il en relevant le store. Lisez ces lignes écrites sur une feuille de carnet et griffonnées au crayon, « Pour l’amour de Dieu, venez sur l’heure. » Notre ami Trevelyan ne savait plus où donner de la tête quand il a écrit ceci. Allons, venez, c’est urgent.

Un quart d’heure après, nous étions chez le docteur. Il bondit au-devant de nous, l’air terrifié :

— Ah ! quelle affaire, cria-t-il en portant les mains à ses tempes.

— Eh bien, quoi ?

— Blessington s’est suicidé.

Holmes sifflota.

— Oui, il s’est pendu pendant la nuit.

Nous suivîmes le docteur dans son salon d’attente.

— Je ne sais vraiment plus où j’en suis ; la police est déjà en haut, j’en perds la tête.

— Quand avez-vous découvert le suicide ?

— Tous les matins on apportait une tasse de thé à mon pensionnaire. Aujourd’hui quand la servante entra vers 7 heures, elle trouva le malheureux pendu au milieu de la chambre. Il avait attaché la corde au crochet de la suspension, et était monté sur le coffre qu’il vous avait montré hier pour, de là, se laisser retomber de toute sa hauteur.

Holmes resta un instant silencieux.

— Avec votre permission, dit-il, je vais aller voir moi-même ce qui s’est passé.

Nous montâmes tous deux au premier étage, suivis du docteur. Un affreux spectacle s’offrit à nos regards en entrant dans la chambre. Je vous ai parlé de l’impression de flaccidité que m’avait produite Blessington. À cet instant, suspendu à un crochet, il nous fit un effet atroce ; son aspect n’avait plus rien d’humain. Son cou s’était allongé et ressemblait à celui d’un poulet plumé, ce qui, par contraste, donnait à tout son corps un aspect plus déformé et plus hideux encore. Il était vêtu d’une longue chemise de nuit, d’où dépassaient ses chevilles et ses pieds disgracieux. À côté de lui, un inspecteur de police, fort élégant, prenait des notes sur son calepin.

— Ah ! monsieur Holmes, dit-il cordialement en voyant entrer mon ami ; je suis ravi de vous voir.

— Bonjour, Lanner, répondit Holmes. Je pense que vous ne me prendrez pas pour un intrus. Avez-vous entendu parler des circonstances qui ont amené ce drame ?

— Oui, quelque peu.

— Vous êtes-vous formé une opinion ?

— Il me semble que cet homme a été frappé de folie à la suite d’une frayeur. Le lit porte l’empreinte de son corps ; donc il y a couché. C’est, vous le savez, vers cinq heures du matin qu’on se suicide d’habitude. Il a dû se pendre à cette heure-là et cela semble avoir été prémédité.

— À en juger par la rigidité des muscles, ajoutai-je, il doit y avoir trois heures qu’il est mort.

— Avez-vous constaté quoi que ce soit de particulier dans la chambre ? demanda Holmes.

— J’ai trouvé un tourne-vis et quelques vis sur la table de toilette. Il a dû fumer beaucoup pendant la nuit, car j’ai ramassé quatre bouts de cigares dans le foyer.

— Ha ! ha ! dit Holmes. Avez-vous trouvé son porte-cigare ?

— Non ; je ne l’ai pas vu.

— Sa boîte à cigares alors ?

— Oui, elle était dans la poche de sa veste.

Holmes l’ouvrit et porta à son nez le cigare unique qui s’y trouvait.

— Ceci est un Havane, les autres sont des cigares d’une espèce particulière importés par les Hollandais de leurs colonies des Indes orientales. Ils sont généralement entourés de paille et sont plus minces, par rapport à leur longueur, que ceux d’aucune autre marque.

Il ramassa les quatre bouts et les examina à la loupe.

— En voici deux qui ont été fumés dans un porte-cigare ; les deux autres, pas ; deux ont été coupés avec un couteau mal aiguisé, les deux autres ont été mordus par d’excellentes dents. Ce n’est pas un suicide, monsieur Lander ; c’est tout bonnement un meurtre prémédité et commis de sang-froid.

— Impossible ! s’écria l’inspecteur.

— Et pourquoi ?

— Qui donc aurait été assez bête pour choisir ce mode d’assassinat.

— C’est ce qu’il nous faut découvrir.

— Par où se seraient introduits les assassins ?

— Par la porte d’entrée.

— La barre était intacte ce matin.

— Alors, on a remis la barre derrière eux.

— Comment le savez-vous ?

— J’ai vu leurs traces ; donnez-moi un instant et je serai bientôt à même de vous renseigner.

Il se dirigea vers la porte dont il fit fonctionner la serrure, l’examinant avec la plus grande attention. Il retira la clef et la regarda de près ; puis il inspecta le lit, le tapis, les chaises, le manteau de la cheminée, le corps du défunt, la corde et parut enfin satisfait de cet examen.

L’inspecteur et moi, nous l’aidâmes ensuite à détacher le corps du pendu et à le recouvrir respectueusement d’un drap.

— Que dites-vous de la corde ? demanda-t-il.

— Elle provient de ce rouleau, dit le docteur Trevelyan en retirant un gros paquet de cordes de dessous le lit. Blessington avait une peur terrible du feu et gardait toujours à sa portée du cordage pour pouvoir s’enfuir par la fenêtre dans le cas où le feu aurait envahi l’escalier.

— Cela a dû épargner de la peine à ces gens-là, dit Holmes pensivement. En somme, les faits en eux-mêmes sont très simples : ou je me trompe fort ou je vous en donnerai l’explication dans la journée. Je prends la photographie de Blessington que je vois là, sur la cheminée ; elle pourra me servir au cours de mon enquête.

— Mais, vous ne nous avez rien dit ! s’écria le docteur.

— Il est bien évident, dit Holmes, qu’il y a trois complices : le jeune homme, le vieillard et un troisième dont je n’ai pas encore établi l’identité. Les deux premiers, vous l’avez deviné sans peine, ce sont le soi-disant Russe et son fils ; nous avons leur signalement. Un complice a dû les introduire dans la maison, et si vous me permettez de vous donner mon avis, monsieur l’inspecteur, vous arrêterez le groom qui est, paraît-il, depuis peu de temps au service du docteur.

— On ne peut le retrouver, ce petit drôle, dit le Dr Trevelyan, la fille de chambre et la cuisinière sont à sa recherche.

Holmes haussa les épaules.

— Il a sûrement joué un rôle important dans ce drame : les trois hommes ont gravi l’escalier sur la pointe du pied : le plus âgé en tête, le jeune homme ensuite et l’inconnu fermant la marche.

— Mon cher Holmes ! m’écriai-je.

— Oh ! il n’y a pas à s’y tromper. J’ai eu la chance de pouvoir étudier minutieusement les empreintes hier soir. Les trois individus montèrent donc jusqu’à la chambre de Blessington dont ils trouvèrent la porte fermée à clef et ils forcèrent la serrure avec un fil de fer. Même sans loupe vous pouvez vous en convaincre par les éraflures de la garde de la serrure, là où l’effort a porté.

En entrant dans la chambre, le premier assaillant a dû bâillonner M. Blessington. Il peut se faire qu’il ait été endormi, ou bien si complètement paralysé par la terreur qu’il n’ait pu crier. Mais les murs étant très épais, il est admissible que, même s’il a pu crier, il n’ait pas été entendu.

Après s’être assurés de sa personne, ils ont dû tenir conseil, simulant en quelque sorte un tribunal judiciaire ; la séance aura duré quelque temps, et c’est alors qu’ils auront fumé les cigares. Le plus âgé des trois était assis dans le fauteuil en osier : c’est lui qui s’est servi du porte-cigare ; le plus jeune était un peu plus loin et il a frappé contre la commode pour faire tomber sa cendre.

Le troisième compagnon allait et venait dans la chambre ; quant à Blessington, je crois qu’il était assis tout droit sur son lit ; mais je ne puis l’affirmer d’une manière positive. Enfin, ils ont pris Blessington et l’ont pendu. Le coup était si bien prémédité qu’ils ont eu soin, d’après moi, d’apporter un bloc de bois et une poulie pour en faire une potence : le tourne-vis et ces quelques vis devaient fixer l’appareil mais, en voyant le crochet, ils ont simplifié la besogne. Leur opération finie, ils sont sortis, et la porte a été refermée sur eux par leur complice.

Nous avions tous écouté avec le plus vif intérêt le compte rendu de cette nuit dramatique, compte rendu établi par Holmes d’après des signes si subtils et si minutieux, que même après ses explications nous ne suivions que de loin son raisonnement. L’inspecteur partit au plus vite pour se lancer sur les traces du groom disparu ; Holmes et moi nous retournâmes à Baker Street pour déjeuner.

— Je serai de retour vers trois heures, me dit-il, quand il eut fini son repas ; l’inspecteur et le docteur doivent venir me trouver ici à cette heure-là, et j’espère qu’à ce moment j’aurai éclairci les derniers points obscurs de cette affaire.

Nos visiteurs arrivèrent, en effet, à l’heure fixée, mais mon ami ne nous rejoignit qu’à trois heures trois quarts. À l’expression de son visage, je compris que tout avait marché selon ses désirs.

— Quoi de nouveau, inspecteur !

— Nous tenons le gamin.

— Parfait ! moi, j’ai les hommes.

— Comment, ils sont pris ? nous écriâmes-nous en chœur.

— Dans tous les cas, j’ai leur identité. Comme je le pensais, ce soi-disant Blessington aussi bien que ses assaillants, sont parfaitement connus de la police centrale. Le nom véritable de ces derniers est Biddle, Hayward et Moffat.

— La bande de la banque Worthingdon, s’écria l’inspecteur.

— C’est cela même, répondit Holmes.

— Alors Blessington n’est autre que Sutton.

— Parfaitement.

— C’est clair comme de l’eau de roche, dit l’inspecteur.

Trevelyan et moi, nous nous regardâmes tout ébahis.

— Vous vous rappelez certainement l’affaire de la banque Worthingdon, dit Holmes : Cinq hommes y figurèrent ; ces quatre-là et un autre, nommé Cartwright. Tobin, le gardien, fut assassiné ; les voleurs prirent la fuite avec sept mille livres sterling ; cela se passait en 1875 ; ils furent tous les cinq arrêtés, mais on ne trouva pas de preuves assez fortes contre eux. Ce Blessington ou Sutton, qui était le plus redoutable de la bande, devint leur dénonciateur. Sur son témoignage, Cartwright, fut pendu et les trois autres furent condamnés chacun à quinze ans de réclusion.

Quand ils furent libérés, l’autre jour, et cela arriva quelques années avant le terme fixé, ils s’associèrent dans le but de pourchasser le traître et de venger la mort de leur camarade. Ils ont essayé deux fois et sans succès d’arriver jusqu’à lui ; la troisième fois, vous le voyez, ils ont réussi. Y a-t-il maintenant autre chose à expliquer, docteur Trevelyan ?

— Je crois que vous avez absolument tout expliqué, dit le docteur. Certainement le jour où il me parut si troublé, fut celui où les journaux annoncèrent leur mise en liberté.

— Assurément ; et, quand il parlait de vols, c’était tout simplement pour détourner les soupçons.

— Mais pourquoi ne pouvait-il pas vous dire qu’il était menacé ?

— Connaissant cher monsieur, le caractère vindicatif de ses anciens complices, il espérait pouvoir cacher sa propre identité à tout le monde, et cela le plus longtemps possible. Son secret n’était pas avouable et il ne pouvait se décider à le divulguer. Pourtant, tout gredin qu’il était, il se trouvait protégé par la loi anglaise. Vous voyez toutefois, inspecteur, que cette protection peut faire défaut, et que la justice reprend alors ses droits.

Tels furent les singuliers événements qui se rattachent au malade pensionnaire et au docteur de Brook Street. La police n’a jamais pu retrouver la trace des trois meurtriers. On croit à Scotland Yard qu’ils étaient parmi les passagers de l’infortuné vapeur Norah-Creina, qui se perdit corps et biens, il y a quelques années, sur les côtes de Portugal un peu au nord d’Oporto. On poursuivit le jeune groom, mais le manque de preuves le fit relâcher, et le mystère de Brook Street, comme on l’appelait, est aujourd’hui pour la première fois livré à la publicité.