Les Écrivains/Le manuel du savoir écrire
Je lisais, ces jours derniers, un fort beau livre : Un caractère, de M. Léon Hennique. C’est l’histoire d’un gentilhomme né pendant la Révolution, mort de nos jours, d’âme fière, de cœur tendre, de sensibilité délicate, qui conserve, purs de toute pénétration moderne, les croyances de sa jeunesse, les préjugés de sa race, et dont la vie intérieure, troublée, meurtrie, se déroule pathétiquement, à travers le siècle. Du fond du château où l’enferma la douleur, où le retient la hantise de sa femme morte, en pleines joies d’amour, et revivante en lui âme et chair, par la tension continue des regrets, par la mystique hallucination des souvenirs ; du fond de ce château, par lui peuplé de mille richesses des temps disparus, où s’avive son culte, où se fortifie sa fidélité, il voit passer le siècle : les dynasties, les révolutions, les modes, les progrès, les batailles, les œuvres, les hommes. Et tout cela passe, se succède parallèlement à lui, sans que jamais il s’y mêle, sans que rien vienne le distraire de sa solitude, cela passe dans l’effacement, dans le raccourci de choses lointaines, de figures voilées, avec la presque intangibilité des fantômes.
Tel est, dépouillé de ses épisodes essentiels, de ses détails charmants ou douloureux, de sa riche parure d’art, ce très curieux livre. Il représente une somme considérable d’efforts, dénote une peu commune intelligence, l’habitude des pensées graves, des hautes spiritualités, l’amour du grand, du tendre, de l’inconnu, qui est dans la vie. Le style en est délicatement ouvragé, amoureusement ciselé — pas simple, non, mais ramené à l’expression suggestive, au verbe profond — et puissant aussi dans son élégante harmonie, évocateur dans son mystère, inquiétant, parfois. Une œuvre rare, enfin, où sont d’admirables pages, et comme il en paraît peu dans le cours d’une année.
Eh bien, cela est très mélancolique à dire, ce livre est passé presque inaperçu, de même que, l’an dernier, Pœuf, ce petit chef-d’œuvre de grâce et d’émotion, qui restera, malgré le dédain de la critique, l’un des plus attachants, l’un des plus exquis récits de ce temps. Pourtant M. Léon Hennique n’est plus un inconnu dont la découverte soit à faire. Ce n’est point un débutant inquiet, irrésolu, qui recherche et marche en tâtonnant, à la remorque d’une école ou dans l’ombre d’un maître. Débarrassé des influences inévitables qui pèsent sur les commencements d’un écrivain, son talent s’est dégagé. Il a grandi dans l’air libre, poussé des branches robustes et fleuri de belles fleurs. De plus, M. Léon Hennique a passé par le théâtre qui fait les renommées rapides et universelles. Sa Mort du duc d’Enghien, récemment représentée au Théâtre Libre, avait même beaucoup réussi. Le dramatique sobre et fort de ces vivantes scènes intéressa, remua les plus glacés, les plus prévenus, ceux-là qui, par parti pris contre les tentatives artistes de ce théâtre, dénigrent à l’avance toutes les pièces qu’on y joue, et qu’ils appellent des œuvres de contrebande. On pouvait donc espérer que M. Léon Hennique était désormais sorti de l’ombre.
Hélas ! quelques mois à peine séparent la représentation de La Mort du duc d’Enghien de l’apparition d’Un caractère. Et le silence est revenu. Non pas tout à fait le silence, car cette œuvre charmante a été, par deux ou trois vénérables chroniqueurs, traitée d’incompréhensible, sans doute parce qu’elle s’élève au-dessus des pauvres conceptions, des platitudes ordinaires du roman. Quant à l’auteur, il a été jugé d’un mot : on a dit que c’était un « fumiste », parce que l’on ne sent en lui d’autres préoccupations que celle de se satisfaire, « de se plaire », ainsi que le recommandait fièrement M. Barbey d’Aurevilly. Je crois que les vénérables chroniqueurs ont été un peu loin et que cette opinion mérite d’être corrigée. M. Hennique, pas plus que M. Huysmans, que M. Élémir Bourges, et d’autres encore de la même race, n’est pas à proprement parler ce qu’on appelle un « fumiste » . C’est tout au plus un ignorant, j’entends qu’il ne se rend pas un compte exact de ce que doit être, de nos jours, un véritable écrivain. Il n’est pas dans le mouvement moderne, voilà. Pour M. Hennique, un véritable écrivain doit écrire ; il doit surtout n’attendre satisfaction et succès que de ses livres. C’est là une erreur grave, assurément, et qui retarde, par trop de candeur, sur le siècle. Nous avons marché, que diable ! La littérature est devenue, aujourd’hui, un métier très compliqué, très en dehors, où la force du talent, la qualité de la production ne sont rien, où la mise en scène spéciale et continue de la vie de l’auteur est tout.
Il ne s’agit plus de créer une belle œuvre, il faut savoir s’organiser une belle réclame. Et cette réclame savante, raffinée, ne portera pas directement sur les livres, ce qui serait grossier et ne contenterait personne ; elle englobera les choses étrangères au travail littéraire et se diffusera, de préférence, sur les sports qu’un homme bien né est susceptible de pratiquer. Je me permettrai d’indiquer à M. Léon Hennique, dont la naïveté me navre, quelques-uns des moyens les plus utilement employables. Ils dérivent tous d’une nouvelle opération de l’esprit que nos meilleurs psychologues ont baptisée de ce nom : « le déquintuplement » . C’est à la portée de tout le monde, quand on a beaucoup de courage et une absence complète de dégoût. Auparavant je crois utile de poser un axiome d’où découle toute la philosophie de la réclame moderne :
Le ridicule n’existe pas. Ceux qui, pénétrés de cette vérité, osèrent le braver en face, conquirent le monde.
Pour être un véritable écrivain, la première condition est, non point de dérober sa vie jalousement à la curiosité du public, mais de l’ouvrir toute grande, de permettre qu’on y entre, non seulement par la porte, mais par les fenêtres, par les lucarnes, par les soupiraux, par les fentes des murs. Il est indispensable que votre mobilier soit minutieusement décrit, tous les trois mois, et, chaque fois, différemment. Naturellement, ce ne seront que meubles de prix, d’une incomparable ancienneté, bibelots rares, étoffes suggestives, souvenirs de voyage, cadeaux qui font rêver, toutes choses d’ailleurs que vous n’avez pas. Vos tableaux — qui ne sont pour la plupart que de méchantes photographies — seront signés Rembrandt, ou Mantegna, ou Carpaccio, ou Fra Lippi, ou bien Detaille, Bonnat, Henner, avec quelques Claude Monet, quelques Degas, quelques Burne-Jones ça et là, car il en faut de toutes les écoles et pour tous les goûts.
On parlera aussi de vos divans « profonds comme des tombeaux » et de vos chers livres interfoliés de notes exquises. Ah ! si exquises ! Vos tapis seront vivement célébrés, et l’on dira quelle est votre fleur favorite, une fleur très pâle, mourant comme une âme, dans un vase. Et parmi toutes ces beautés évolueront des jeunes gens, poètes en espérance, apprentis littérateurs, qui vous appelleront « le maître », et que vous dirigerez, chaque soir, vers les bureaux de rédaction, chacun chargé par vous d’y jouer son petit air de flûte en votre honneur.
Chaque fois que vous vous déplacerez, vous ferez annoncer cet événement considérable dans tous les journaux. Il est important que ces déplacements s’opèrent à périodes fixes, peu éloignées l’une de l’autre. Dans le cas où de très vulgaires affaires vous retiendraient à Paris, vous n’en ferez pas moins annoncer votre départ pour quelque endroit renommé ou dangereux. Suivant la saison, l’Angleterre vous attirera, ou bien la Suisse. Vous pousserez même la témérité jusqu’à explorer, de temps à autre, quelquefois de votre fauteuil, des îles mystérieuses, d’où vous rapporterez des observations comme celle-ci : Que vous vous êtes promené dans le seul landau du pays — landau très élégant, avec un cocher très correct —, car il faut que votre personnalité soit sans cesse, même dans les contrées les plus extravagantes, bien encadrée de richesses et de décorum. Durant le cours de ces voyages, non seulement vous entasserez des documents, écrirez des livres, mais vous accomplirez des actions imprévues et méritoires.
Ainsi, dans l’Engadine, ce sera du meilleur effet que vous fassiez raconter, avec angoisse, vos victoires sur les ours que vous tuerez à coup de fusil anglais, incrusté d’or pâle, en même temps que les échos ne tariront pas d’éloges sur la suprême élégance des smoking-jackets dont vous éblouirez, le soir, les drawing-rooms montagnards. Vos entretiens avec les personnages célèbres que vous avez ou non rencontrés seront longuement commentés. Il va de soi que les personnages célèbres auront été impressionnés étonnamment par la profondeur de votre savoir et l’originalité de vos concepts.
Vous tutoierez votre éditeur, car cela le flatte, et vous prendrez sur lui un empire absolu, de façon à ce qu’il ne s’intéresse qu’aux auteurs choisis par vous et dont vous ne redoutez pas la concurrence, et qu’il étouffe, de votre mieux, ceux-là dont les promesses d’avenir pourraient vous gêner.
Pour un « véritable écrivain », la mort d’un parent aimé est une excellente aubaine. Elle fournit l’occasion d’entrefilets ainsi conçus : « X…, l’éminent romancier, dont le dernier livre en est à la soixantième édition, vient de perdre son père. C’est un deuil pour … »
Vous daignerez, de temps en temps, écrire un article de journal. Vous n’y parlerez que de vous.
On vous demandera des préfaces, pour des œuvres de débutants. Vous n’y parlerez que de vous.
Il est d’usage aujourd’hui, lorsqu’arrive un événement quelconque, d’aller recueillir, à domicile, l’opinion des gens que cela ne regarde pas et qui n’ont point d’opinion. Vous n’y parlerez que de vous.
À toute heure, dans n’importe quelles circonstances, devant n’importe qui, vous ne parlerez que de vous.
Mais c’est dans la grande interview que vous triompherez. Après avoir étalé modestement l’étendue de vos relations, la distinction de vos amitiés, vous exposerez votre doctrine d’art. Vous établirez que vous n’écrivez pas, mais que vous vivisectez. Vous vivisectez les âmes, vous vivisectez les paysages, vous vivisectez tout. Les hommes, les femmes, les enfants, ce n’est pas autre chose, pour vous, que des planches… des planches d’anatomie morale… Vous montrerez votre plume, qui est un scalpel, votre encrier qui est un creuset, votre veste de travail un tablier d’amphithéâtre, votre cabinet un laboratoire, votre lorgnon un microscope. Vous direz : « Avez-vous lu mon dernier écorché ? » Ou bien : « Je travaille à quelque chose qui sera, je pense, le plus grand effort de chimie mentale. » Et vous aurez d’aimables dédains, d’affectueux mépris pour les pauvres diables qui écrivent comme ils peuvent, du mieux qu’ils peuvent, avec des plumes qui sont des plumes, des encriers qui sont des encriers.
Et vous aurez soin de couper l’entretien par des exclamations opportunes qui varieront du : « Ah ! si doux », aux « Ah ! si histologique » . Ensuite, vous réduirez au seul héros de votre dernier livre toute l’humanité, toute la nature, toute la vie, tout le rêve — car vous vivisectez le rêve aussi —, vous ferez pivoter le monde sur leur axe unique. Vous aurez ainsi préparé la besogne des critiques, qui seront charmés d’avoir, sur vous-même, des opinions pareilles aux vôtres et qui s’en tiendront là toute leur vie.
Enfin, seul, devant votre table de travail et votre papier blanc, vous vous demanderez : « Que veulent les femmes ? Quels sont les sentiments, les vices qu’elles aiment ? Quelle dose de philosophie, d’amertume et d’obscénité peuvent-elles supporter ? Quelles injures les chatouillent le mieux et leur arracheront le « Ah ! le monstre » par quoi elles se donnent davantage ?
Et vous affabulerez un nouvel adultère.
Octave Mirbeau, Le Figaro, 11 mai 1889