Les Siècles morts/Le Marchand de Zour

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.I. L’Orient antique (p. 190-200).


 
Abd-Eschmoun, le vieillard de Zour, marchand d’esclaves,
Est assis tristement, farouche, les yeux graves,
Sur une pierre abrupte, au seuil de sa maison.
Au loin, dans la clarté du limpide horizon,
Sur le rocheux îlot que ceint l’antique abîme,
Surgit, pleine de bruit, la Cité maritime,
Zour, ville de Melqarth, dont les premiers vaisseaux
De leurs noirs éperons ont labouré les eaux,
Et franchissant Tarschisch et les mers inconnues,
Aux limites du monde ont, sur les plages nues,
Dressé, doubles témoins, les colonnes du Dieu.
Le port, où vient mourir le flot tranquille et bleu,
S’ouvre, abritant au long des larges quais de pierre
La flotte de commerce et la flotte guerrière.
Et sans cesse, gaouls chargés et déjà prêts,
Navires arrondis,

aux multiples agrès,
A la voile de pourpre, aux éclatantes flammes,
Sur le rhythmique effort de leurs trois rangs de rames,
Tels que des monstres lourds frappant, le flot vermeil,
Partaient et décroissaient sur l’orbe du soleil.
Et d’autres, aux flancs creux, pleins de métaux étranges,
D’argent, de poudre d’or, du produit des échanges,
Et d’étain précieux que sous un ciel blafard
Dérobent, dans la nuit, les Iles du brouillard,
Se hâtant vers la rive avec des cris de joie,
Saluaient le rocher paternel, où flamboie
Le temple reconnu de Melqarth Nautonier.
Et de la cave obscure et de l’étroit grenier,
Hors de toute maison, les richesses accrues
En tas resplendissants débordaient par les rues,
Comme le grain foulé sur le sol aplani.

Tous ceux qui débarquaient, marins au front bruni,
Mercenaires armés, chefs royaux et pilotes,
Aux esclaves du port abandonnant les flottes,
Pour l’holocauste offert montaient, dès leur retour,
Vers l’autel où siégeait Melqarth, Baal de Zour.
Les hauts bûchers flambaient, et sur les grands pylônes
Leurs reflets ondoyants couraient en lueurs jaunes.
Et la foule encombrait les cours, les escaliers,
Où des taureaux muets, des veaux et des béliers,
Liés des deux côtés, au bord des marches lisses,

Attendaient, l’œil mi-clos, l’instant des sacrifices.
Et sous les lourds battants grinçaient les gonds sacrés ;
Les prêtres soulevaient, de leurs bras lacérés,
Les voiles de l’autel et les peaux suspendues ;
Et les parfums mêlaient leurs vapeurs confondues
A l’odeur du sang frais et des chairs en lambeaux.
Et soudain, côte à côte ainsi que deux flambeaux,
Resplendissaient, dressés dans la profondeur chaude,
Le divin Pilier d’or et le Bloc d’émeraude.
Puis les Dieux satisfaits et les prêtres payés,
Les matelots ont fui vers les sentiers frayés
Où, filles d’Aschtoreth, les brunes courtisanes,
Sous le réseau flottant des robes diaphanes,
Livrent aux vils baisers leurs corps indifférents.
De l’ombre des cyprès et des pins odorants,
Du bois voluptueux que fleurit le troène,
Un souffle violent s’accroît, palpite et traîne
Jusqu’aux bosquets prochains, où, lascif et charmant,
Le pâle hiérodule attend son rude amant.
Et las, rassasiés des voluptés publiques,
Le col nu surchargé d’amulettes phalliques,
Les marins, agitant au bout des avirons
Leurs ceintures de laine avec leurs bonnets ronds.
Par bandes dévalaient ; et leur foule sauvage
Emplissait en criant les barques de passage,
Et nageaient vers la terre où, tels que des fruits mûrs,
L’ancien quartier de Zour suspendait à ses murs
Des vases de métal et des plaques de verre.
Mais le

vieil Abd-Eschmoun, immobile et sévère,
N’entend et ne voit rien. Sous le sourcil froncé,
Son œil, à l’horizon obstinément fixé,
Interroge la mer de l’aube à la nuit close.
En vain derrière lui l’esclave noir dispose
Le chevreau cuit à point, le vin habituel,
L’huile, les poissons frits et les gâteaux de miel :
Abd-Eschmoun inquiet ne tourne pas la tête.
Vainement l’étranger passe, revient, s’arrête,
Compte et pèse en sa main le poids d’or de l’achat,
Regarde avec lenteur les vierges d’Élischah,
Qui, près du mur, debout sur les tréteaux de planches,
De leurs cheveux épars voilent leurs gorges blanches :
Abd-Eschmoun n’entend plus tinter les schéqels d’or.
Qu’importent la richesse ancienne et le trésor,
Et le secret amas des chambres précieuses,
Lourds tapis de Babel et tuniques soyeuses,
Lapis bleus, diamants d’Ophir, rubis taillés,
Bracelets, colliers d’ambre et joyaux émaillés,
Pectoraux féminins à la forme bombée
Où, parmi les lotus, brille le scarabée ?
Abd-Eschmoun n’en sait plus le nombre ni le prix.
Il ne sait plus tromper le voyageur surpris
Et, près du papyrus, sur une dalle noire,
Abandonne à ses pieds la pointe et l’écritoire.

Mais déjà le soleil décroît à l’occident,
Déjà la lune émerge au fond du ciel ardent,
Et déjà sur la mer, à la crête des vagues,

Les étoiles d’argent tremblent en reflets vagues ;
Et les derniers vaisseaux, sous le suprême effort
Des rameurs flagellés, se bâtent vers le port
Que des chaînes de fer barrent au crépuscule.
Et l’horizon s’efface et la nuit s’accumule,
Et le ciel étoile berce les Dieux connus.
Mais soudain le vieillard se lève ; ses bras nus
S’agitent. Il murmure et blasphème et chancelle.
Le flot intérieur de ses larmes ruisselle
Sur son nez recourbé comme un bec de vautour.
Il déchire sa robe, arrache tour à tour
Ses cheveux et les poils de sa barbe souillée,
Sanglote, et prolongeant l’inutile veillée,
Exhale avec ses cris son désespoir sans fin :

— O Baalim vengeurs ! ô Dieux priés en vain,
Je vous supplie, ô Dieux favorables ! O Maîtres !
O toi, Baal-Tammouz, Adôn, Seigneur des êtres !
Dévorateur suprême, ô Roi Baal-Molok,
Dont la statue ardente, au centre de son bloc,
Ouvre un portail d’airain d’où jaillit la fournaise !
Dieux Patèques, chargeant de votre corps obèse
L’avant peint et sculpté de mes vaisseaux perdus !
Trois gaouls, ô douleur ! trois gaouls attendus
Dont le regret m’accable et ronge ma vieillesse,
Eux que mon rêve, hélas ! apercevait sans cesse
Doublant la digue énorme après tant de longs mois !
Ecoutez, ô Seigneurs de l’Abîme ! Ils sont trois
Qui, partis au printemps de la sixième année

Et saluant de loin la rive abandonnée,
Ont vogué vers Tarschisch et reconnu Gadir.
Hommes de Zour, amis, qui les voyiez bondir,
Ainsi que des dauphins, sur les vagues perfides,
Où sont-ils ? Mes vaisseaux désemparés et vides,
Aux rochers de Kitthim ont-ils crevé leurs flancs,
Ou, s’échouant aux bords des Saqalas sanglants,
Obstrué les détroits de leurs vastes épaves ?
Les chefs étaient prudents, les marins étaient braves,
Et Baal-Iathon, fils de Kelesch-Baal,
Vieux pilote d’Arvad et nautonier royal,
Habile à distinguer la place des Kabires,
Vers le nord, au départ, guidait les trois navires.
Hélas ! la coque ronde était solide encor.
L’image de Melqarth, en bois revêtu d’or,
Trônait superbement sur la proue éclatante,
Et la pourpre teignait la voilure et la tente
Où, serrés à l’abri, s’étageaient les ballots.

Moi-même, hélas ! moi-même, autrefois, sur les flots
J’ai conduit, plein d’espoir, leur course aventureuse.
Mais, vainqueur de la mer qui bouillonne et se creuse,
N’ai-je point malgré tout, tempêtes, vents, dangers,
Gouffres et tourbillons, pirates étrangers,
Ainsi que des requins embusqués dans les havres,
Malgré la faim, la soif, les combats, les cadavres
Des compagnons jetés à l’abîme écumant,
Ramené mes vaisseaux au port d’embarquement ?
Salut, ô jours anciens, où sur les lames hautes

Ma barque obéissante a bondi loin des côtes,
Ouvrant sa voile rouge au vent qui la gonflait !
Jamais l’oiseau captif, échappé du filet,
N’a fui sous le ciel pur d’une aile aussi rapide.
Salut ! Roi de la mer, mon gaoul intrépide,
Terreur des ennemis, orgueil de nos comptoirs,
Semblait une île énorme, aux flancs larges et noirs,
Qui voguait, emportant dans sa masse profonde
La royauté de Zour jusqu’aux bornes du monde.

Sous des cieux ignorés et des climats divers,
Combien de lourds étés, ô Dieux, combien d’hivers,
Ont brûlé mon visage et corrodé ma face ?
Que de guerriers surpris ont sombré sur ma trace,
Quand, malgré l’alliance et les serments jurés,
Je fuyais, entraînant aux vaisseaux amarrés
Le troupeau prisonnier des enfants et des femmes !
Combien, nageant encor, tués à coups de rames,
Percés de traits, le crâne et les membres béants,
Ont d’un sang méprisé rougi les océans !
J’ai vu les blancs rochers et les gorges barbares
Où les fils de Thoubal forgent en longues barres
Le fer solide ; où l’eau des fleuves va mêlant
Une poussière d’or au sable étincelant.
J’ai vu des caps déserts ; j’ai vu des races viles,
Errantes aux forêts, sans temples et sans villes,
Des hommes rouges, noirs, et d’autres aux poils blonds
Dont les cheveux tressés tombaient jusqu’aux talons.
Et le premier, longeant les côtes innommées,

Sur le gouffre vaincu des eaux jamais calmées,
J’ai vu, se hérissant sous un ciel incertain,
Bleuir dans l’air figé les Iles de l’Étain.
De tous les ouragans j’ai connu les fatigues ;
Nourri de poissons secs, de dattes et de figues,
D’eau fétide abreuvé, j’ai, pendant cinquante ans,
Livré ma voile pleine aux vents intermittents,
Et chassé tour à tour de rivage en rivage,
Combattant, trafiquant, sur la grève sauvage
Derrière un câble bas étalé mes tapis.
Muets, émerveillés, à l’entour accroupis,
Les barbares d’abord tendaient leurs mains avides
Vers moi, qui seul, debout parmi les coffres vides,
Tantôt flatteur et souple, ou farouche et brutal,
Offrais des vases peints, des coupes de métal,
Des verres transparents, des glaives et des flèches,
Des étoffes de lin, teintes de pourpres fraîches,
Et des robes de laine et des casques guerriers.
Puis au comptoir récent des grands aventuriers
Les hommes des pays apportaient en échange
Leurs trésors enfouis et l’argent sans mélange.
Tarschisch, dans les plateaux, selon le double poids,
Pesait le cuivre et l’or, le cinabre et la poix ;
Ophir, les diamants, l’onyx, les perles mates,
L’ivoire, le santal avec les aromates.
Et lorsque, enfin chargés, mes gaouls alourdis
Tentaient pour le retour les flots approfondis,
Lorsqu’ils fuyaient dans l’ombre, ou, battus des tempêtes,
Roulant autour des mâts les voiles inquiètes,

Au milieu des éclairs, parmi les tourbillons,
Dans la houleuse écume ouvraient de blancs sillons,
Abd-Eschmoun confiant, debout sur son navire,
Semblait le Roi-dompteur d’un furieux empire,
Et, toujours vers le nord tournant ses calmes yeux,
Cherchait l’étoile fixe et suppliait les Dieux.

Alors vous m’entendiez, ô Puissants ! Gad-Fortune !
Toi, Reine Baalath, Dame des Cieux, ô Lune !
Eschmoun préservateur ! Dieux marins f Mais voici
Que maintenant, vieillard en proie au noir souci,
Ruiné, pauvre et vil, désespéré, je verse
Des pleurs sans fin. Mon bien, mes trésors, mon commerce,
Le séculaire honneur d’un glorieux trafic,
Hélas ! tout m’abandonne, et l’opprobre public
Entre dans la maison qu’Abd-Eschmoun a bâtie.
Cependant n’ai-je point payé la chair rôtie,
L’holocauste du bœuf, le don du chevreau vif,
L’offrande du bélier, selon l’ancien tarif
Gravé, sur une stèle, à la porte des temples ?
Quel autre a suspendu des couronnes plus amples
Aux murs du sanctuaire et, le jour du départ,
Au sacrificateur laissé plus large part ?
Que de schéqels sonnants et que de doubles mines,
Que de lingots, ravis aux ténèbres des mines,
Que d’éphas de blé mûr, de baths d’huile ou de vin,
O Dieux ! à vos autels j’aurais portés en vain,
Si, toujours dédaignée et lassant votre oreille,
La voix du serviteur est stérile et pareille

Au murmure du vent sur de lointains sommets !

O Rêve ! les voilà ! Par Melqarth, je promets
Douze bœufs à Baal et six a la Déesse.
J’offrirai tout ; la peau, les entrailles, la graisse
Que retient l’indigent, moi, j’en fais l’abandon.
Et le vin parfumé, le vin cuit de Zidôn
Ruissellera. Je vois, aux reflets des étoiles,
A l’occident pâli monter de triples voiles.
Le jour naît ; le port s’ouvre, et voici qu’apparaît,
Autour du vieil Ilot, l’immobile forêt
Des mâts bariolés, près du bord qu’elle affleure.
Salut, ô chers gaouls ! La Mer Intérieure,
La Grande Mer, propice à vos anciens travaux,
Vous ramène encor prêts pour des périls nouveaux.
Et vous, ô Dieux ! ouvrez vos narines actives
Au parfum crépitant de la chair des captives !
J’accours. Je vous apporte, en mes chars triomphants,
Le choix des nourrissons et des plus beaux enfants,
Comme à l’heureux matin de mon premier voyage,
Quand je montais, suivi d’un immense équipage,
Vers le temple vermeil, de flamme environné,
Au bûcher de Molok jeter mon premier-né ! —

Mais le vieillard se tait ; il sourit, il achève
En son cœur rassuré l’illusion du rêve.
Il revoit l’aube claire et Zour à son réveil,
Le flot silencieux qui miroite au soleil,
La rade éblouissante et le port et le môle,
Dressé comme un gardien formidable qu’

épaule
La citadelle blanche aux sinueux remparts.
Et barques et vaisseaux croisent de toutes parts
Leurs sillages d’argent sur l’azur de la houle ;
Et les marchés remplis débordent, et la foule
Tumultueusement encombre les quartiers.

Et toujours là, muet pendant des jours entiers,
Ou riant à la mer avec de sombres rires,
Le trafiquant de Zour attendit ses navires.
Et ses vieux compagnons, entendant derrière eux
Le rauque sifflement du vieillard aux yeux creux,
Indifférents, passaient sans détourner la tête.
Et les petits enfants, à la marche inquiète,
Hâtaient leurs pas craintifs, tremblant de toujours voir
Cet homme solitaire, assis de l’aube au soir,
Sordide, abandonné, sur une même pierre,
Et qui, de ses deux mains abritant sa paupière,
Eternellement blême, au seuil de sa maison,
Plongeait un regard mort dans le vide horizon.