Gaspard de la nuit (éd. 1920)/Le Marchand de tulipes
V
LE MARCHAND DE TULIPES
Nul bruit, si ce n’est le froissement de feuillets de vélin sous les doigts du docteur Huylten, qui ne détachait les yeux de sa bible jonchée de gothiques enluminures que pour admirer l’or et le pourpre de deux poissons captifs aux humides flancs d’un bocal.
Les battants de la porte roulèrent : c’était un marchand fleuriste qui, les bras chargés de plusieurs pots de tulipes, s’excusa d’interrompre la lecture d’un aussi savant personnage.
— « Maître, dit-il, voici le trésor des trésors, la merveille des merveilles, un oignon comme il n’en fleurit jamais qu’un par siècle dans le sérail de l’empereur de Constantinople !
— Une tulipe ! s’écria le vieillard courroucé, une tulipe ! ce symbole de l’orgueil et de la luxure qui ont engendré dans la malheureuse cité de Wittemberg la détestable hérésie de Luther et de Mélanchton ! »
Maître Huylten agrafa le fermail de sa bible, rangea ses lunettes dans leur étui, et tira le rideau de la fenêtre, qui laissa voir au soleil une fleur de la passion avec sa couronne d’épines, son éponge, son fouet, ses clous et les cinq plaies de Notre-Seigneur.
Le marchand de tulipes s’inclina respectueusement et en silence, déconcerté par un regard inquisiteur du duc d’Albe dont le portrait, chef-d’œuvre d’Holbein, était appendu à la muraille.