Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 35

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Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 435).
§ 35. — Les événements n’ont d’importance, aux yeux de la connaissance philosophique que comme manifestation des Idées. 
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§ 35.


Pour arriver à une intuition plus profonde de l’être du monde, il faut de toute nécessité faire une distinction entre la volonté considérée comme chose en soi et son objectité adéquate ; puis en faire une seconde entre les différents degrés de clarté et de perfection de cette objectité, c’est-à-dire les Idées, d’une part, et, d’autre part, le simple phénomène des idées soumis aux différentes expressions du principe de raison et de la modalité inhérente à la connaissance individuelle. Alors on se rangera à l’opinion de Platon, qui ne reconnaît d’existence propre qu’aux Idées et qui n’accorde aux choses situées dans le temps et dans l’espace (c’est-à-dire à tout ce monde que l’individu considère comme réel) pas plus de réalité qu’aux fantômes ni qu’aux songes. Alors on verra comment l’idée une et identique se manifeste en tant de phénomènes différents ; comment il se fait qu’elle ne présente à l’individu connaissant que des fragments détachés et des aspects successifs de son être. Mais enfin on distinguera l’idée elle-même de la manière dont son phénomène tombe sous l’aperception de l’individu ; on reconnaîtra dans celle-là l’essentiel, dans celle-ci l’accidentel. Nous voulons, élucider ce point par des exemples en nous élevant des considérations les plus humbles jusqu’aux plus élevées. — Supposons des nuages qui parcourent le ciel : les figures qu’ils tracent ne leur sont point essentielles, elles leur sont indifférentes ; mais, en tant que vapeur élastique, ils se rassemblent, se dispersent, se dilatent et se déchirent sous le choc du vent ; telle est leur nature, telle est l’essence des forces qui s’objectivent en eux, telle est leur Idée ; quant à leurs figures particulières, elles n’existent que pour des observateurs individuels. — Supposons un ruisseau qui dévale sur les rochers : le remous, les vagues, les caprices de l’écume, tels que nous les observons, ne constituent que des propriétés insignifiantes, accidentelles ; cependant ce ruisseau obéit à la pesanteur ; il constitue un fluide incompressible, parfaitement mobile, amorphe et transparent ; or c’est là son essence, c’est là, si l’on en prend connaissance par intuition, son Idée : mais pour nous, tant que notre connaissance s’exerce à titre individuel, les images seules existent. — La glace se cristallise sur les vitres des fenêtres d’après les lois de la cristallisation, lesquelles sont une expression de la force naturelle qui se manifeste sous ce phénomène, lesquelles par suite représentent l’idée ; mais les arbres et les fleurs que les cristaux dessinent sur les vitres ont un caractère purement accidentel et n’existent qu’à notre point de vue. — Ce qui apparaît dans ces nuages, dans ce ruisseau, dans ces cristaux n’est que la plus faible expression de cette volonté qui se dégage plus parfaite dans la plante, encore plus parfaite dans l’animal, et enfin dans l’homme aussi parfaite que possible. Mais l’Idée ne se compose que de ce qu’il y a d’essentiel dans tous ces degrés de l’objectivation de la volonté : le développement de l’idée, qui s’opère suivant les différentes expressions du principe de raison, n’engendre que la multiplicité des objets et des points de vue phénoménaux ; tout cela n’appartient point à l’essence de l’Idée, mais ne réside que dans la faculté de connaître de l’individu et n’a de valeur que pour lui. La même chose est nécessairement vraie du développement de l’Idée, laquelle constitue l’objectité la plus parfaite de la volonté : en conséquence, l’histoire de l’humanité, le tumulte des événements, le changement des époques, les formes de la vie humaine si différentes selon les pays et selon les siècles, tout cela n’est que la forme accidentelle du phénomène de l’Idée ; aucune de ces déterminations particulières n’appartient à l’Idée, dans laquelle réside l’objectité adéquate de la volonté ; elles n’appartiennent pas à cette apparence, qui tombe sous la connaissance de l’individu ; pour l’idée, elles ne sont pas moins étrangères, accidentelles et insignifiantes que ne le sont pour les nuages les figures qu’ils dessinent, pour le ruisseau l’image de son remous et de son écume, pour la glace ses arbres et ses fleurs.

Pour qui a bien compris tout cela et sait séparer la volonté de l’Idée, l’Idée de son phénomène, les événements du monde n’auront plus de signification qu’en tant que signes révélateurs de l’Idée de l’homme ; ils n’en auront aucune en eux-mêmes ni par eux-mêmes. On ne croira plus alors avec le vulgaire que le temps puisse nous amener quelque chose d’une nouveauté ou d’une signification réelles ; on ne s’imaginera plus que rien puisse, par lui ou en lui, parvenir à l’être absolu ; on n’attribuera plus au temps, comme à un tout, un commencement ni une fin, un plan et un développement ; on ne lui assignera plus, comme fait le concept vulgaire, pour but final le plus haut perfectionnement de ce genre humain, le dernier venu sur la terre et dont la vie moyenne est de trente ans. Par suite, l’on sera aussi éloigné de préposer comme Homère un Olympe plein de dieux à la direction des événements, que de considérer avec Ossian les figures des nuages comme des êtres individuels ; car, nous l’avons dit, phénomènes du temps et phénomènes de l’espace, tous deux ont une égale valeur par rapport à l’Idée qui se manifeste en eux. Sous les aspects multiples de la vie humaine, sous le changement incessant des événements, on ne considérera que l’Idée comme permanente et comme essentielle ; c’est en elle que la volonté de vivre a atteint son objectité la plus parfaite ; c’est elle qui montre ses différentes faces dans les qualités, les passions, les erreurs et les vertus du genre humain, dans l’égoïsme, la haine, l’amour, la crainte, l’audace, la témérité, la stupidité, la ruse, l’esprit, le génie, etc., toutes choses qui se rencontrent et qui se fixent dans mille types et individus différents ; c’est ainsi que se continuent sans cesse la grande et la petite histoire du monde, lutte où il est fort indifférent de savoir si c’est un enjeu de noix ou de couronnes qui met en mouvement tant de combattants. On finira enfin par découvrir qu’il en est du monde comme des drames de Gozzi : ce sont toujours les mêmes personnages qui paraissent, ils ont les mêmes passions et le même sort ; les motifs et les événements diffèrent, il est vrai, dans les différentes pièces, mais l’esprit des événements est le même ; les personnages de chaque pièce ne savent rien non plus de ce qui s’est passé dans les précédentes où ils avaient pourtant déjà leur rôle : voilà pourquoi, malgré toute l’expérience qu’il aurait dû acquérir dans les pièces précédentes, Pantalon n’est ni plus habile ni plus généreux, Tarlafia n’a pas plus de conscience, ni Brighella plus de courage, ni Colombine plus de moralité.

Supposons qu’il nous soit donné de jeter un clair regard sur le domaine du possible, au delà de la chaîne des causes et des effets : le génie de la terre surgirait et il nous montrerait dans un tableau les individus les plus parfaits, les initiateurs de l’humanité, les héros que le destin a emportés avant que l’heure de l’action eût sonné pour eux. — Puis il nous ferait voir les grands événements qui eussent modifié l’histoire du monde, qui eussent amené des époques de lumière et de civilisation suprêmes, si le hasard le plus aveugle, l’incident le plus insignifiant ne les avaient étouffés à leur naissance. — Il nous représenterait enfin les forces imposantes des grandes individualités, qui auraient suffi à féconder toute une série de siècles, mais qui se sont égarées par erreur ou par passion, ou bien qui, sous la pression de la nécessité, se sont inutilement employées à d’indignes et stériles objets, ou encore qui se sont dissipées par pur amusement. Nous verrions tout cela, et ce serait pour nous un deuil : nous pleurerions sur les trésors que les siècles ont perdus. Mais l’esprit de la terre nous répondrait avec un sourire : « La source d’où émanent les individus et leurs forces est inépuisable et infinie, autant que le temps et que l’espace : car, comme le temps et l’espace, ils ne sont que le phénomène et la représentation de la volonté. Aucune mesure finie ne peut jauger cette source infinie : aussi chaque événement, chaque œuvre étouffée dans son germe a-t-elle encore et toujours l’éternité entière pour se reproduire. Dans ce monde des phénomènes toute perte absolue est impossible, comme tout gain absolu. La volonté seule existe : elle est la chose en soi, elle est la source de tous ces phénomènes-La conscience qu’elle prend d’elle-même, l’affirmation ou la négation qu’elle se décide à en tirer, tel est le seul fait en soi[1].

  1. Cette dernière phrase est inintelligible quand on ne connaît pas le livre suivant.