Le Monde gréco-slave/06

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LE MONDE
GRÉCO-SLAVE.

VI.[1]
LES BOSNIAQUES.

I.

Entre les montagnes de la Grèce et la principauté autonome de Serbie, s’étendent des provinces slaves qui reconnaissent encore, du moins en apparence, la domination directe du sultan. Généralement désignées sous le nom collectif de Bosnie, ces provinces sont au nombre de trois : la Bosnie proprement dite, l’Hertsegovine, et la Croatie turque. La population, très faible en proportion de l’étendue du pays, ne dépasse pas douze cent mille ames, ce qui donne à peine trois cents habitans par lieue carrée ; mais elle se compose presque entièrement de pâtres indomptables, maîtres des gorges les plus inaccessibles de l’empire turc. Serbes de langue et de mœurs, les Bosniaques se distinguèrent cependant toujours de leurs compatriotes danubiens par un caractère plus énergique et plus ferme ; ils prétendent aussi l’emporter sur les autres Serbes par la noblesse et la pureté de l’origine. Connus dans l’histoire bysantine sous le nom de Bostsinaki, comme les Serbes du Danube sous le nom de Trivalles, ils croient avoir précédé tous les autres Slaves dans l’empire d’Orient ; ils parlent même de nombreux mariages contractés entre leurs ancêtres et les familles princières des tribus gothiques, auxquelles ils donnèrent des rois, tels qu’Ostrivoï et Svevlad, lorsque, du Ve au VIIe siècle, la nation des Goths parcourait l’Europe. Un amour excessif des libertés locales ne tarda pas à nuire à l’indépendance extérieure des Bosniaques ; ils se divisèrent d’eux-mêmes en plusieurs états souverains, comme le banat de Dalmatie et le royaume de Rama ou de la haute Bosnie. Les Maghiars profitèrent de ces divisions et s’emparèrent du pays, qui ne fut plus régi que par un roi vassal du souverain de la Hongrie. À la fin du XIVe siècle, ce petit roi parvint à s’émanciper complètement ; mais ses anciens protecteurs lui opposèrent aussitôt un concurrent qui le força d’appeler à son secours les Turcs de la Thrace, et le protectorat maghiar dut se retirer devant le protectorat ottoman, qui depuis lors domine la Bosnie.

La série d’évènemens ou plutôt d’intrigues qui avaient réduit les Bosniaques à réclamer l’intervention musulmane ne fait point honneur à la chrétienté latine. Les menées incessantes des cardinaux et des évêques d’Allemagne dans ces régions avaient fini par rendre la masse du peuple indifférente à la religion qu’il voyait si indignement exploitée par un amas d’ambitieux. L’hérésie des bogomiles (élus de Dieu), gnostiques qui niaient la trinité, la hiérarchie ecclésiastique et la divinité du Christ, avait déjà fortement ébranlé la foi orthodoxe en Bosnie et en Albanie. Ces bogomiles, précurseurs des réformes, appelés par les Grecs kathareni ou chrétiens purs, et par les chroniques latines patareni (mot qui n’offre aucun sens), ne contribuèrent pas moins que le schisme grec à provoquer l’intolérance des évêques allemands et à faciliter les conquêtes de l’islamisme en Bosnie. Rome et le saint empire germanique n’avaient attaché à leur cause toutes les grandes familles du pays qu’en leur accordant pour prix de leur conversion des droits féodaux sur les paysans schismatiques : ces familles, instruites à voir dans la religion un moyen de domination temporelle, passèrent du pape à Mahomet, et conservèrent ainsi tous leurs droits seigneuriaux sur les paysans qui ne voulurent pas les imiter. Quant aux marchands, habitans des villes, la plupart katharéniens, ils ne se firent aucun scrupule d’imiter l’apostasie des nobles catholiques. Dès-lors il y eut en Bosnie une majorité musulmane qui, nécessairement hostile à l’Europe, n’inspira aucune défiance aux sultans, et obtint aisément de la Porte la confirmation de tous ses priviléges.

Les missionnaires latins assurent dans leurs rapports que les musulmans bosniaques, tout comme ceux d’Albanie, tiennent fort peu au Koran, et qu’il serait facile de leur rendre la foi chrétienne. Cette assertion semble contredite par le fanatisme avec lequel les Bosniaques défendent de toute attaque leur religion actuelle ; seulement l’islamisme, tel que le pratiquent les Bosniaques, se rapproche beaucoup plus du culte chrétien que l’islamisme des Turcs, et l’on a pu naturellement regarder la conversion des premiers comme moins difficile que celle des Osmanlis. Ainsi chaque famille a conservé pour patron le saint adopté par ses aïeux chrétiens ; on chôme la Saint-Pierre, la Saint-Élie, La Saint-George ; un père musulman dont l’enfant est malade fait dire pour lui des messes au monastère voisin ; un jeune beg mène en secret les popes prier sur le tombeau de son père. Les Bosniaques n’ont point adopté, comme les autres musulmans, la polygamie, et ils vont, dans quelques districts, jusqu’à laisser leurs femmes sortir, comme les chrétiennes, sans voile, ou du moins avec une partie du visage découverte. Il faut même reconnaître que ces musulmans ont en général pour leurs femmes plus d’égards que les Serbes chrétiens. Ce respect pour le sexe faible a donné chez eux, à la famille, des bases bien plus fortes que chez les Turcs. Malheureusement, dans un pays où le bas peuple, réduit à l’état de raïa, ne peut contrebalancer le pouvoir des nobles, les vertus domestiques des Bosniaques n’ont servi qu’à consolider le funeste élément aristocratique, importé chez eux par les Germains du moyen-âge. Toutefois l’esprit de l’Orient a modifié profondément ces germes de féodalité.

Les mêmes liens qui unissaient dans les temps antérieurs la Bosnie au royaume de Hongrie, la rattachent actuellement à l’empire du Sultan, dont elle est l’alliée plutôt que la sujette. Les Bosniaques s’administrent eux-mêmes, désignent à la Porte les pachas qu’ils veulent avoir, et qui toujours sont indigènes. Il faut en excepter le visir, seul magistrat d’origine ottomane dans le pays : aussi son autorité est-elle sans cesse contestée, et il vit comme bloqué dans sa citadelle de Travnik, le séjour de la capitale lui étant interdit par la constitution, qu’il ne s’enhardit à violer qu’en cas de guerre civile. Comme vicaire du sultan, il a le gouvernement militaire de la province, mais sous le contrôle de deux hauts dignitaires indigènes. L’un est le grand cadi ou mollah, chef des oulémas bosniaques : tous les cadis des nahias relèvent de ce fonctionnaire auquel tout raïa peut en appeler des arrêts des autres juges ; l’autre est le grand voïevode qui, élu par tous les capitaines, porte le titre d’alaï-beg, a le commandement suprême de l’armée nationale, et dirige l’exécution des sentences de tous les tribunaux bosniaques.

La capitale du pays, Saraïevo, forme, depuis plusieurs générations, une espèce de république qui a son patriciat, où sont admis, selon la coutume orientale, tous les riches marchands et même les artisans, quand ils possèdent la somme d’argent requise par l’usage. Cette organisation se retrouve, avec de moindres proportions, dans toutes les autres cités de la Bosnie. Malheureusement au-dessus de ces patriciats des villes s’est élevée une noblesse militaire, formée de tous les begs et capitaines des châteaux de la campagne. Ces kapetani, dont Pertuisier, l’envoyé de Napoléon, fixait le nombre à quarante-huit, avaient reçu héréditairement de leurs aïeux les petits forts dont ils se regardaient naguère encore comme les propriétaires absolus, forçant le raïa à toute sorte de corvées, et se faisant souvent entre eux de petites guerres en dépit du visir. Toutefois ils n’ont jamais eu un grand pouvoir dans les varochi (villes proprement dites), où, pour nommer ses magistrats, le peuple musulman et les patriciens se rassemblent en diétines, assemblées populaires dont les Bosniaques chrétiens sont seuls exclus. Entre les kapetani, aujourd’hui remplacés par des aïans, et les différens conseils municipaux qui gouvernent les villes, il y avait autrefois une classe intermédiaire, celle des spahis, espèce de chevaliers possédant des spahiliks ou fiefs, à la condition de marcher en armes chaque fois que l’empire était menacé. Un grand nombre de begs serbes avaient déjà obtenu, sous Achmet Ier, de pareils fiefs ; héréditaires à l’orientale, c’est-à-dire sans droit d’aînesse, ces spahiliks passaient comme propriété commune et indivisible à tous les fils du possesseur défunt, obligés d’aller ensemble défendre la patrie sous la direction de celui d’entre eux qu’ils avaient eux-mêmes choisi comme leur aîné en sagesse et en vertu. Cette chevalerie bosniaque ne forme plus aujourd’hui un pouvoir dans l’état, mais elle tend toujours à reprendre son ancienne influence.

On remarque les plus grands rapports entre l’ancienne organisation des spahis et la féodalité hongroise : c’est de part et d’autre, pour les possesseurs de fiefs, l’exemption d’impôts, l’obligation du service militaire, le devoir pour l’héritier qui entre en possession de payer une certaine somme au trésor public, enfin le droit d’exiger du paysan la dîme, et les robotes ou corvées pour battre le blé des dîmes, pour transporter à la ville le foin, le maïs, l’avoine, le vin. Mais il y a entre ces deux systèmes une différence qui est tout à l’avantage de la féodalité orientale. En Bosnie, le seigneur n’avait point, comme en Hongrie, de château ni d’intendant sur son fief. Il habitait les villes, et n’envoyait son intendant qu’une fois l’an chez ses vassaux, pour surveiller la livraison des dîmes et de la glavnitsa, capitation de quelques paras pour chaque ame ou couple marié. Tout le reste de l’année, les raïas, ne vivant qu’entre eux, jouissaient d’une complète liberté personnelle. Loin d’être lié à la glèbe, comme le serf des pays germaniques, le paysan serbe mécontent de son spahi pouvait en chercher un autre ; il pouvait vendre ses terres et émigrer avec tout ce qu’il possédait, pour aller tenter la fortune dans un district éloigné. En un mot, les paysans d’un spahilik étaient les véritables propriétaires de leurs champs, et ne devaient que des impôts réglés, au spahi comme à l’état. Aussi, dans beaucoup de villages, le spahi avait-il réussi à se rendre très populaire. Fortement intéressé à la prospérité de l’agriculture d’où dépendait l’abondance de ses dîmes, il s’opposait énergiquement aux razzias des pachas ; il regardait l’oppression de ses raïas comme faisant rejaillir sur lui-même une honteuse accusation de faiblesse ; il était leur avocat, leur défenseur naturel contre les agens fiscaux, qui, ne faisant que passer dans le pays, n’étaient pas directement intéressés, comme lui, à en maintenir la prospérité. En outre, toute juridiction était enlevée au spahi sur les gens de son fief, qui nommaient leurs propres juges, en se réservant le droit d’en appeler au cadi. Le raïa était donc presque aussi libre qu’un fermier qui posséderait des terres en commun avec un habitant de la ville, et devrait lui porter en nature sa part des moissons de l’année.

Les spahis, réunis dans leurs palankes, passaient leur vie tantôt à s’exercer au métier des armes, tantôt à disserter dans les cafés sur les affaires publiques. Divisés en clubs nombreux, ces républicains suivaient avec une vigilance infatigable la marche de l’administration dans leur province, et, au moindre abus des agens du visir, leur susceptibilité nationale éveillée demandait à grands cris une réparation éclatante. Le raïa était sûr alors qu’en temps de paix le haratch et les impôts qu’il payait à la Porte ne seraient jamais augmentés d’un para. Les fiers spahis auraient vu dans cet acte une violation de leurs priviléges. D’un autre côté, les pachas et les agens de la Porte, jaloux de faire sentir leur autorité, ne permettaient aux spahis aucun envahissement sur les droits laissés aux raïas. Il y avait ainsi sur la tête des vaincus deux pouvoirs qui se contrôlaient sans cesse et s’interdisaient mutuellement les abus ; ces pouvoirs rivaux établissaient une sorte d’équilibre en faveur du raïa, qui pouvait jouir d’une certaine prospérité. Aussi les raïas serbes se plaignaient si peu, que leurs frères de la Dalmatie et de la Croatie autrichienne, au XVIIe siècle, ont souvent émigré en grand nombre vers la Bonie, trouvant le joug des spahis infidèles plus doux que celui des seigneurs chrétiens.

L’accord tacite qui régnait alors entre les Bosniaques des deux religions pour se défendre mutuellement de l’oppression ottomane ne pouvait plaire au sultan ; aussi le divan impérial s’attacha-t-il bientôt à ruiner le système des spahiliks, méconnaissant la haute sagesse d’une institution qui seule pouvait faire accepter sans violence aux vaincus les résultats de la conquête. Dans son ambition jalouse, la Porte voulait réduire ses alliés à l’état de sujets ; elle excita d’une part le fanatisme, si prompt à s’enflammer, des Bosniaques chrétiens contre leurs spahis, de l’autre elle jeta un appât à la cupidité des chefs musulmans, dont elle transforma les spahiliks en tchiftliks, sous prétexte de récompenser leur dévouement à la cause de l’islamisme. Les tchiftliks étaient des fermes dont le seigneur devenait le propriétaire absolu, comme dans la primitive féodalité. Le maître d’un tchiftlik avait droit non-seulement aux dîmes, mais encore à la terre, et pouvait à son gré en chasser les habitans ou les pressurer arbitrairement. Partout où cet infernal système fut appliqué, il excita l’horreur des raïas et le dépit des spahis qui n’obtenaient pas de tchiftliks ; il en résulta des luttes violentes, et une irritation extrême régna dès-lors parmi les possesseurs de fiefs, qui furent entraînés à ériger de leur propre autorité toutes leurs terres en tchiftliks. Des tchiftliks privés étaient en effet le seul moyen infaillible de neutraliser l’influence des tchiftliks impériaux. Les raïas, foulés aux pieds, n’eurent plus d’autre propriété que celle de leur corps : tout spahi qui passait près de leurs cabanes se faisait héberger et nourrir par eux ; il pouvait employer leurs chevaux pour un jour de marche sans être obligé de les payer, il pouvait même accabler de coups le raïa, qui n’osait répondre, car, tous les musulmans étant sacrés, il y avait peine de mort pour le giaour qui aurait frappé l’un d’eux.

Cet état est encore actuellement celui des raïas de la Bosnie. Quoique les pachas aient fait, depuis trente ans, les plus grands efforts pour détruire l’organisation des spahiliks, et qu’ils y aient à peu près réussi, le sort du raïa n’en est pas allégé. Les spahis, opprimés par le Turc, se vengent brutalement sur le chrétien, qui est réduit à appeler l’Osmanli un bon maître et à l’invoquer contre ces Serbes renégats. De là le proverbe slave : Ne’ ma Tourtchina bez potourtcheniaka, il n’y a pas de Turc (c’est-à-dire de tyran) où ne se trouve pas de chrétien turquisé. Ce sont en effet les descendans des renégats qui exigent avec le plus de rigueur l’accomplissement de toutes les prescriptions vexatoires que l’islamisme fait peser sur les raïas. Ces malheureux ne peuvent avoir d’élégantes demeures, ni de riches habits, ni de belles moustaches, ornement dont le Serbe est si fier. S’ils rencontrent un musulman en voyage, ils doivent descendre de cheval et lui céder le haut de la route, quand même il leur faudrait, pour cela, s’enfoncer jusqu’aux genoux dans la fange. Rarement le spahi est assez bon pour crier au raïa : Iachi, more ! reste à cheval, pauvre diable ! Le cri menaçant de s’iachi, descends de ta monture, est bien plus souvent proféré. Faute de pouvoir les leur arracher, on a laissé à ces paysans leurs armes, et même leurs carabines, mais ils sont tenus de les cacher, en signe de respect, sous leur manteau, au passage d’un musulman. Quand par hasard ils ont affaire aux employés de l’état, ils ne peuvent paraître devant eux qu’à genoux, et doivent rester dans cette posture tout le temps de l’audience ; s’ils les rencontrent dans la rue, ils doivent ou s’enfuir ou se prosterner pour leur baiser le pied.

Les mœurs des Bosniaques sont de la plus grande sévérité. Partout les deux sexes vivent séparés ; à l’église, une cloison sépare la nef des femmes de celle des hommes ; dans un festin, le père de famille ne s’occupe que de ses convives mâles, et laisse sa femme servir à l’extrémité de la table les personnes de son sexe. Une jeune fille ne reçoit jamais en dot un bien-fonds, mais seulement un présent, d’ordinaire peu considérable. Quoique les chrétiens bosniaques soient durs et tyranniques pour leurs femmes, il n’est pas rare de voir dans les villes musulmanes le raïa céder lâchement sa couche au spahi, et souffrir de la part du maître des outrages qu’il punirait de mort impitoyablement, si l’offenseur était un raïa comme lui. D’un autre côté, les spahis, si prompts à outrager les femmes chrétiennes, sont vis-à-vis de leurs propres épouses d’une susceptibilité extrême. L’homme surpris en adultère est pendu ou lapidé sur-le-champ ; l’épouse infidèle meurt d’ordinaire dans d’affreux supplices, et son mari ne pourrait lui sauver la vie quand même il en aurait le désir. Du reste, les crimes de ce genre sont extrêmement rares, car, ne se mariant que par amour, et après s’être assurés de leur penchant mutuel, les époux bosniaques sont naturellement attachés l’un à l’autre, et la monogamie, à laquelle ils s’astreignent sans égard pour les maximes relâchées du Koran, leur est un gage certain de bonheur domestique. Parmi les familles, soit chrétiennes, soit même musulmanes, qui vivent retirées sur des plateaux abruptes, sans contact avec les réformateurs à la franque, il en est dont la vie privée abonde en traits admirables, et on ne peut observer ces mœurs simples et généreuses sans être surpris et presque effrayé de tout ce qu’une civilisation factice enlève à l’homme de vertus et de calme.

Les Bosniaques allient une bravoure extrême à un culte obstiné pour leurs vieilles coutumes ; cet entêtement les porte quelquefois à des actes de dissimulation et de cruauté qui ne sont nullement dans leur nature. En outre, ils aiment l’argent plus qu’on ne devrait s’y attendre ; mais ils s’en servent pour acheter de beaux et riches costumes, et surtout des armes ornées d’éclatantes ciselures. Nés pour la poésie et la guerre, ils dédaignent la mollesse et le luxe ; briller sur la terre par l’épée et par le chant, voilà leur ambition ; la vie sans héroïsme, ils ne peuvent la comprendre. Toutefois, malgré ces grandes qualités, le Bosniaque est inférieur en intelligence au Slave du Danube et de l’Adriatique, il est moins éclairé, plus crédule, et souvent il discerne mal ses propres intérêts. Aussi l’élan d’enthousiasme religieux et patriotique qui enflamma les autres Serbes dans leurs luttes admirables contre les Turcs et révéla en eux les Espagnols de l’Orient, n’a remué que faiblement la Bosnie.

La nourriture habituelle des Bosniaques est presque la même que celle du Polonais et du Russe méridional. Pour les uns et les autres, peu importe la qualité des alimens, pourvu qu’ils soient abondans. Le maïs et le blé noir se broient avec une petite meule à main, et de la farine, mêlée avec du lait, on fait une soupe nommée koulia, qui, si elle est préparée au gras, s’appelle kouveliane ; le plus souvent le potage n’est qu’un simple kacha ou gruau d’avoine. Le pain, de forme ovoïde et très mince, appelé pita ou tanka, se cuit sous la cendre, immédiatement avant le repas, dans des vases de terre ou sur des plaques en fonte ; le luxe des fours et des boulangeries n’existe que pour les villes. La viande se rôtit en plein air dans des broches de bois ; toute la vaisselle est également en bois. L’hiver, on n’a que des viandes salées et une espèce de choucroute fermentée dans des tonneaux. La pomme de terre, qui offre tant de ressources pour la mauvaise saison, est méprisée des musulmans comme un aliment vil, une nourriture des Francs. Après s’être servis tout l’hiver d’alimens échauffans, ils ne se nourrissent presque plus que de melons d’eau, de citrouilles, de concombres, de betteraves et d’énormes navets, qu’ils mangent le plus souvent crus. Chrétiens et musulmans boivent la slivovitsa (eau-de-vie de prunes), comme on boirait de l’eau. Tout le terrain autour des villages est planté de pruniers destinés à la préparation de ce breuvage, qui remplace le vin refusé par la nature aux rudes montagnes de la Bosnie. Les enfans n’ont d’autre breuvage que l’eau, bien qu’elle soit très froide dans ce pays et donne de violentes coliques.

Les maladies sont ordinairement inflammatoires, et presque toujours elles viennent de refroidissemens. Dans ce dernier cas, le Bosniaque se fait saigner, boit de l’eau-de-vie brûlante mêlée de poivre ou de poudre à fusil, puis s’enveloppe dans ses peaux de mouton et tâche de transpirer. Il y a bien en Bosnie quelques docteurs européens à la solde des pachas, mais on leur préfère généralement les esculapes indigènes. Ces guérisseurs accompagnent leurs cures de procédés bizarres. Ainsi, pour rendre l’ouïe à un homme menacé de surdité, ils lui mettent dans l’oreille le bout d’un cierge creux en cire jaune, et allument le cierge par l’autre bout ; ils le laissent brûler tout entier pendant que la tête du malade est enveloppée le plus chaudement possible ; cette opération se renouvelle jusqu’à parfaite guérison. Souvent ces sorciers, comme les astrologues grecs, tirent l’horoscope de leur patient. Ils écrivent en slave son nom, celui de son père, enfin ceux de sa famille et de sa tribu ; puis, comme chaque lettre slave représente une quantité numérique, ils additionnent tous ces nombres, divisent, multiplient, découvrent quels sont les astres amis et les planètes ennemies du malade ; enfin, d’après ces données, ils fixent le traitement. Ces sorciers sont aussi chirurgiens, et des médecins très éclairés reconnaissent qu’ils les ont souvent vus guérir radicalement des blessures qui, traitées à l’européenne, auraient nécessité l’amputation. En revanche, ils sont impuissans contre les maladies internes : aussi, quand un Bosniaque souffre d’une de ces maladies, la famille se hâte-t-elle de le mettre sur un cheval et de le conduire au couvent le plus voisin, où les moines lisent tranquillement l’Évangile sur sa tête pendant qu’il tremble la fièvre. Les prières du vladika des Monténégrins sont considérées dans ce cas comme le plus puissant de tous les remèdes ; mais, comme il pourrait être dangereux, surtout en temps de guerre, d’aller réclamer du fond de la Bosnie l’assistance du prélat favori de Dieu, on se contente de lui envoyer le manteau du malade, afin qu’il répande sur ce vêtement ses précieuses bénédictions.

Les demeures des Bosniaques ne sont ordinairement que de grandes huttes en argile et en bois, couvertes de chaume et d’écorce de tilleul, et composées de plusieurs petites pièces qui toutes ouvrent sur un appartement central. Cette chambre commune est la salle de la famille, dont elle renferme l’âtre, qui est chez le pauvre un vaste cercle creusé dans la terre au milieu de la chambre. Là se cuisent les repas, là tous, frères, sœurs et parens, s’asseoient sur des bancs pour les causeries du soir ; ils entourent le grand-père ou l’ancien de la famille, qui, avec sa vieille compagne, est le gardien naturel du foyer. Chez les riches et dans les villes, cette salle est ordinairement placée au premier et unique étage de la maison ; elle offre un élégant divan entouré de fenêtres et jeté en saillie sur la rue qu’il domine. Le seul meuble qui dans ces demeures rappelle l’Europe, ce sont les poêles allemands en terre cuite et vernie, massifs, presque aussi hauts que la chambre, et qu’on nomme baboura. Ces demeures ne servent guère que pendant la saison froide ; dès que l’été approche, le Bosniaque se hâte de dresser dans son jardin, sur le chemin ou en plein champ, des tentes de feuillage pour y prendre ses repas et y passer la nuit. Son dédain pour les commodités de la vie est sans bornes ; il rougirait d’avoir besoin d’un lit pour dormir ; son manteau lui sert de couverture ; il s’étend sur un peu de paille de maïs en hiver, et en été sur l’herbe des prairies. On conçoit qu’avec de telles mœurs le bagage d’une armée soit facile à transporter : aussi voit-on des corps de vingt à trente mille hommes se réunir comme par enchantement et voler avec la rapidité de l’éclair d’une frontière à l’autre de la Bosnie. Cet état de choses, à la vérité, est sur le point de disparaître devant la discipline européenne ; aux mouvemens spontanés des guerriers indigènes succède la marche réglée du nizam ; l’obéissance passive tend de plus en plus à remplacer une liberté anarchique. Toutefois, en dépit des pachas, les faïdas entre capitaines et les exploits des haïdouks servent encore de thème favori aux chansons populaires. Quelques fragmens des piesmas composées sur l’un des plus célèbres haïdouks des derniers temps, Tomitj Miiat, achèveront de donner une idée complète de la vie sociale des Bosniaques. La première de ces piesmas décrit la moba, réunion d’hommes de corvée occupés à recueillir les moissons du spahi.

LA MOBA.

« L’intendant de Mourat-Beg, l’avare kiaia Koptchitj, pousse au travail cent faucheurs et deux cents moissonneurs, et leur dit : — Celui qui arrivera demain ici après le lever du soleil recevra trois cents coups de bâton, et je le jetterai au fond d’un cachot d’où il ne sortira qu’au retour de Mourat-Beg. Or, le beg ne reviendra de l’armée que dans sept ans. — Toute la moba tremblante se trouva le lendemain avant l’aube au rendez-vous du travail : Tomitj Miiat resta seul en arrière, et, d’un air décidé, arriva après le lever de l’aurore, sa longue carabine sur l’épaule, et tenant à la main sa faux avec sa pierre à aiguiser.

« À sa vue, le kiaia s’écrie : — Ce que j’ai promis, je le tiendrai ; tu recevras, Miiat, trois cents coups de bâton, puis je te jetterai dans un cachot, d’où tu ne sortiras qu’au retour de notre beg, qui ne reviendra que dans sept ans. En entendant ces menaces, le jeune Miiat jette sa faux au kiaia, et fuit vers la vaste montagne. Il y rôde, cherchant des compagnons, et dès qu’il en a trouvé sa première course est contre le cruel kiaia Koptchitj.

« Ayant rencontré Ali, l’un des bergers du kiaia, Miiat lui demande dans quelle partie du konak loge et dort l’épouse du beg. — Elle loge, répond le berger Ali, dans la plus haute tour au fond de la cour pavée ; c’est là qu’elle prend ses repas et qu’elle dort, sous la garde de douze delis qui, armés de fusils luisans, veillent à la porte de fer. — Eh bien ! dit le haïdouk, apprends que je suis le harambachi Miiat. Rassemble tes moutons, tue vite un bélier, et va servir aux douze delis un vin généreux qui les enivre et me permette d’aborder plus facilement la koula, dont je veux enlever les richesses. Nous partagerons avec toi le butin dans la montagne.

« Le berger obéit, et, en apportant aux douze gardiens leur repas du soir, il leur servit un vin si fort, qu’ils tombèrent tous ivres, et endormis pêle-mêle comme des morts sur un champ de bataille. À minuit, Tomitj Miiat arrive avec douze compagnons ; il s’avance vers la porte de fer, et, prenant une voix de jeune fille, il se met à pousser des plaintes comme ferait une pauvre esclave sans maîtres : — N’est-ce pas ici le palais de Mourat-Beg ? Ne pourrai-je ici passer le reste de mes jours ? Ne pourrai-je ici reposer mes os ?

« Le jeune fils du kiaia l’entend et répond : — Pauvre fillette, on t’ouvrira ; mais ne te plains pas si haut, car tu éveillerais notre bonne maîtresse. Toute servante doit savoir filer doucement et joliment broder, tisser avec vitesse et faire un tissu fin, et dénouer habilement la ceinture de la maîtresse. Cependant la dame, du haut de son pavillon, entendit les plaintes de la mendiante, et dit à son esclave Koumria d’aller ouvrir ; mais la légère suivante répondit : — Princesse, je n’ose descendre ; je crains qu’il n’y ait sous le portique quelque beg endormi. La dame s’irrite : — Fille impure, chienne d’esclave, quel beg oserait venir dormir sous les portiques, au pied de ma blanche tourelle ? Dans sa fureur, elle donne à Koumria un soufflet si violent, qu’il fait tomber sept dents à l’infortunée ; et la méchante princesse, s’élançant, va elle-même ouvrir la porte de sa koula. Mais, au premier coup d’œil qu’elle jette dans sa cour de marbre, elle la voit hérissée de cuirasses et de fusils. Vainement la dame remonte avec précipitation dans sa haute tour ; Miiat la poursuit, et, lui penant la main : — Belle cadine, tu ne peux m’échapper. Dis-moi vite où l’avare kiaia cache son coffre-fort ? En quelque lieu qu’il soit, je veux m’en emparer. La cadine répond : — Le trésor est dans la chambre des begs, qui a trois portes, et aux trois portes pendent autant de cadenas énormes. Dans cette chambre est gardé le manteau de conseiller, dont le beg se revêt pour les séances du divan, ou quand il doit paraître devant l’empereur. Ce manteau a trente boutons, dont chacun est formé de trente ducats. — Tomitj va droit aux portes du trésor, les enfonce et en enlève toutes les richesses, et jusqu’au manteau du conseiller des begs, fruit des rapines exercées sur les raïas. Ainsi la force reprend ce que la force a conquis.

« En quittant la cruelle cadine, Miiat lui enlève son collier de perles, ses bracelets d’or, ses bagues de diamans et jusqu’à sa pipe d’ambre ; puis il s’en va sur la verte montagne partager le butin entre ses compagnons. Là les étoffes précieuses se mesurèrent non à l’aune, mais d’un sapin à un autre sapin ; et Miiat dut se servir de son kalpak comme d’un boisseau pour mesurer les ducats d’or. Pendant ce temps, la cadine écrivait et envoyait à Miiat, sur la montagne, une lettre ainsi conçue : « Mon frère en Dieu, renvoie-moi mon collier, mes bagues, mes bracelets et ma pipe ; sinon, quand Mourat-Beg reviendra de l’armée, il dira non pas que tu m’as dépouillée, mais que tu m’as embrassée, et il ne voudra plus me regarder. » Miiat galamment répond à la cadine : « Je te rendrais volontiers tes parures, si elles étaient encore en mon pouvoir ; mais le sort les a données en partage à mon neveu Marianko ; et comme il les destine à une jeune beauté dont il est amoureux, il ne me les rendrait pas sans combat. »

UNE ORGIE D’HIVER.

« Aux derniers jours d’automne, le haïdouk Miiat, avec trente compagnons, s’en va en quartier d’hiver à Saraïevo chez son pobratim Evendi-Cadi, qui le traite splendidement à son arrivée. Et, après s’être bien repus de vin et de viande, les gais haïdouks s’en vont chantant par la ville. Le secret de leur retraite est ainsi découvert ; les Turcs de Saraïevo délibèrent et envoient prévenir le visir de ce qui se passe. Le visir ne savait quel parti prendre, lorsqu’enfin son delibachi Khouso promit à l’hospodar qu’avec soixante delis il lui amènerait mort ou vif le terrible Miiat. Khouso partit donc avec soixante delis pour Saraïevo, entra chez Evendi-Cadi, qui était absent, et se mit à maltraiter ses deux blanches cadines, pour qu’elles lui découvrissent où se cachaient les haïdouks. Aux cris de ces femmes, Miiat accourt avec les siens : alors, dissimulant leur projet, les delis turcs se mettent à boire paisiblement avec les haïdouks, servis, par les deux boulas. Enfin les Turcs eux-mêmes s’enivrent, et leur langue se délie ; le delibachi Khouso boit en disant : — Non à toi, Tomitj Miiat, ni à moi, mais à notre visjr, au visir impérial de Bosnie, dont je vais exécuter les ordres. — La coupe de vin passe de l’un à l’autre, jusqu’à ce qu’elle arrive au neveu de Miiat, Marianko, qui s’écrie : — Non à toi, delibachi, ni à ton visir, mais à mes deux pistolets, qui vont racheter ma tête et celle de mon oncle. — Et jetant la coupe, il fit feu sur Khouso, qu’il tua. Alors les haïdouks s’emparèrent des delis ivres, leur lièrent les mains et les enfermèrent dans la cave du cadi ; puis ils se couvrirent des vêtemens de leurs prisonniers, montèrent leurs chevaux, et traversèrent, ainsi déguisés, les rues de Saraïevo, au milieu de la foule des Turcs, auxquels Miiat se donnait pour l’envoyé du visir contre les haïdouks. Les sentinelles turques lui ouvrirent respectueusement les portes de la ville, et en sortant le prétendu Khouso invita trente agas à le suivre chez le visir de Bosnie, auquel il allait porter les têtes des trente haïdouks de Miiat. Trente agas s’élancèrent légèrement sur leurs grands coursiers et partirent pour le camp du visir ; mais arrivés dans la plaine, les trente haïdouks se font reconnaître, tombent sur les agas, et les sabrent jusqu’au dernier. »

CE QUE COÛTE LE PLAISIR.

« Le pacha de Zvornik écrit à Nicolas, knèze de la ville de Zmiale ; il lui ordonne de tenir prêtes pour son passage trente brebis avec trente jeunes filles, voilées et couronnées, qui ne sachent pas encore ce qu’est un homme, et de plus sa propre femme Hélène, dont lui, pacha, prétend jouir à son aise. Ayant lu cette lettre, Nicolas fond en larmes et apprend à sa femme son malheur. Mais Hélène imagine une ruse ; elle conseille au knèze d’écrire à Tomitj Miiat, de l’inviter à venir avec ses haïdouks pour être parrain et tenir au baptême deux fils jumeaux qui viennent de naître. Le knèze écrit ; Miiat, avec trente compagnons, descend de la montagne et se rend à Zmiale, où Nicolas le traite de son mieux. Enfin, ne voyant point paraître les deux jumeaux, Miiat dit à Hélène : — Ma commère dorée, où sont donc tes deux nouveau-nés ? Me les caches-tu, ou bien as-tu ensorcelé mes yeux ? Hélène ne répondit que par un éclat de rire. — Rassure-toi, frère en Dieu, les vieilles femmes n’ont plus d’enfans ; mais elles ont quelquefois de grandes douleurs ! Et elle lui remet la lettre du pacha. Miiat, l’ayant lue, dit à sa sœur adoptive : — Pauvre sœur ! Appelle vite un barbier, pour qu’il nous rase la barbe et les moustaches, et apporte-moi trente couronnes avec autant de robes de fiancées pour en parer mes trente haïdouks.

« Hélène obéit en hâte, et procura au protecteur tout ce qu’il demandait. Le rasoir des barbiers ayant rempli ses fonctions, les trente haïdouks, parés de fleurs, semblèrent de fraîches et vigoureuses jeunes filles. À chacun d’eux on confia une brebis grasse, et ils allèrent reposer sous les tchardaks. Miiat lui-même prit les habits d’Hélène, et, enveloppé de ses longs voiles, se coucha d’un air langoureux sur le divan de la chambre conjugale. La nuit commençait à peine, quand le beg de Zvornik arriva, précédé de trente formidables delis. Il dispersa ses hommes sous les trente tchardaks où il voyait les jeunes filles couchées, et lui-même se rendit droit à la chambre d’Hélène, où Miiat travesti le reçut le plus galamment possible. Bientôt le pacha saisit amoureusement la prétendue Hélène, qu’il fait asseoir sur les coussins de soie en lui disant : Belle amie, ôte ma ceinture ! Miiat lui dénoue doucement sa ceinture et suspend à la muraille ses armes meurtrières. Alors le pacha l’embrasse sur la joue et mord les épaules de la belle, qui, s’échappant de ses bras, lui répond par d’autres agaceries. Il veut découvrir son sein ; elle s’y refuse en rougissant. — Mon maître, fume d’abord, dit-elle au pacha ; le reste de la nuit sera pour les caresses.

« Heureux de sa conquête, l’infidèle enfin veut en jouir ; mais en cherchant les douces mamelles, sa main rencontre la dure cuirasse du haïdouk. Glacé d’effroi, il veut fuir ; c’est en vain. Tomitj Miiat l’arrête d’un bras solide : — Infame pacha, qui croyais facile de t’approprier les femmes d’autrui, il faut que tu perdes ici ton pachalik. — Et d’un coup de sabre il lui abat la tête. Presque en même temps l’écho répète trente coups de pistolet, et le lendemain à l’aurore les trente haïdouks, portant le costume des dames de Zmiale, et chacun avec une tête de Turc à la main, se réunirent autour de la koula d’Hélène. L’épouse du knèze les combla de présens, donna à son compère Miiat une pomme d’or, et tous s’en retournèrent aux neigeuses montagnes de Roustene, où ils continuèrent à vivre fraîchement et à redresser les torts.

LA JUSTICE DES HAÏDOUKS.

« Sous les sapins verts des montagnes, trente haïdouks, conduits par deux harambachis, Tomitj Miiat et Vouk Jeravitsa, se partagent leur butin. Ils décernent à Miiat le staréchinat avec le droit de juger, et lui jettent la plume dorée, signe du pouvoir suprême. Mais Jeravitsa proteste : — C’est à moi qu’appartient la plume du staréchinat ! — La plume à toi, brigand ! s’écrie Miiat, non ! Je garderai, moi, le commandement en chef. — Jeravitsa courroucé appela Miiat en duel, et les deux chefs se battirent. Miiat, dégaînant le premier, coupa la ceinture de soie du iounak, mais n’atteignit pas la chair. Laissant tomber sa ceinture et ses pistolets, Jeravitsa frappe à son tour son adversaire, et lui perce le flanc, d’où s’échappent ses noires entrailles : Miiat épuisé tombe sur l’herbe.

« Les haïdouks se lèvent en hurlant ; mais Jeravitsa se lamente encore plus haut : — Malheur à moi qui ai blessé mon frère adoptif ! Ne meurs pas, cher pobratim, je cours te chercher un médecin. — Miiat ne lui répond rien, et se tourne vers ses deux neveux, Malenitsa et Marianko, qui le prennent et le transportent au village de Bobovo, chez le knèze Élie. L’épouse de ce knèze qui était la commère de Miiat, et connaissait à fond l’art de guérir, pansa les plaies du blessé, le soigna durant deux mois, et lui rendit toutes ses forces. Alors Miiat dit à son compère Élie : — Knèze, va au bazar de Saraïevo acheter du vin, de la poudre et du plomb de haïdouks, car je veux aller chercher compagnie et me réconcilier avec Jeravitsa. — Élie part pour la ville.

« Pendant ce temps arrivait en Bosnie un firman du tsar turc qui mettait à prix la tête de Miiat, offrant trois sacs d’or et trois beaux spahiliks à quiconque irait le prendre dans la montagne. Ceux qui entendaient lire le firman feignaient de ne point l’écouter et parlaient d’autre chose, tant Miiat inspirait de terreur à tous les Turcs. Enfin un capitaine arabe, ancien ami de Miiat, s’engage à le livrer vivant. Il prend son sabre de Damas et sa longue carabine, et monte son cheval rapide pour aller chercher le proscrit à travers les défilés. Chemin faisant, il rencontre le knèze Élie, qui rapportait de la ville deux charges de vin : — Y a-t-il chez toi un repas de deuil ou un banquet joyeux auquel tu destines ces provisions ? — Il n’y a point de deuil dans ma maison, répond Élie, mais il y a joie, car Miiat et ses trente compagnons souperont ce soir chez moi. — Au nom d’Allah, s’écrie l’Arabe, livre-moi vivant ce grand haïdouk pour que je lui coupe la tête, et je te donnerai en retour trois sacs d’or. — Le knèze se laissa séduire, il accepta l’offre, et dit au noir d’Arabie de se présenter chez lui à l’heure du souper ; puis ils se séparèrent, et Élie revint au village.

« En le voyant arriver dans sa cour, Miiat vole au-devant de son compère et cherche la provision de poudre ; il n’aperçoit que des outres pleines de vin, et le knèze lui déclare qu’il n’a trouvé au bazar que de la mauvaise poudre, dont ne peuvent se servir les haïdouks : Miiat ne soupçonne rien. Le soir venu, les amis se mettent à table. Miiat buvait gaiement, lorsqu’il sentit sur son front tomber des larmes, et aperçut derrière lui sa commère debout qui pleurait en lui versant à boire. — Douce Marina, s’écria-t-il, d’où viennent tes larmes ? Crains-tu que je ne te paie pas les soins et les frais que t’a coûtés ma guérison ? — Oh ! je ne veux point, reprit Marina, que tu me paies les frais de ton séjour ni mes soins. Je pleure à la pensée qu’il faut nous séparer, et que d’affreux tourmens t’attendent, car Élie veut te livrer à l’Arabe. — Miiat, à ces mots, regarde vers la porte ; dans ce moment même entrait le noir capitaine, et des coups de fusil partis du dehors abattirent le pauvre haïdouk.

« Mais un neveu de Miiat, Marianko, s’élance armé par la fenêtre, et s’échappe vers la montagne, où il tire un coup de carabine. Le coup retentit au loin et va réveiller sur les verts sommets Vouk Jeravjtsa, qui, à ce bruit, appelle les siens. — Gloire à nous, chers compagnons, voilà que Miiat est guéri ! Au nom de Dieu, je vous conjure d’aller le trouver, et de me réconcilier avec lui ! Aussitôt les haïdouks descendent ; mais ils rencontrent Marianko tout meurtri, qui leur apprend la trahison du knèze de Bobovo, et comment l’Arabe et les soldats turcs boivent avec Élie du vin frais dans sa koula. Jeravitsa pleure à chaudes larmes la mort de Miiat, tous les haïdouks poussent des hurlemens lugubres ; tous, brûlant de venger leur infortuné camarade, viennent se poster dans le sanglant défilé qui commande le village et par où doivent passer les Turcs. Ils les voient bientôt paraître, conduits par le noir d’Arabie, qui emportait la tête de Miiat. À cette vue, Jeravitsa saisi d’une douleur amère, ajuste le capitaine et le frappe droit au cœur. Ses trente haïdouks tirent en même temps, et les trente Turcs tombent mourans sur l’herbe ; puis les vainqueurs entrèrent à Bobovo, épargnèrent la bonne et fidèle Marina, mais saisirent le knèze perfide : dans leur fureur, ils lui coupèrent les jambes et les bras, lui arrachèrent les dents, lui crevèrent les yeux, et enfin le brûlèrent vif dans sa koula. Telle fut la récompense du traître. »

D’autres piesmas racontent la résistance victorieuse opposée par les haïdouks aux attaques des visirs de Bosnie. L’un de ces chants a pour sujet la prise et l’évasion de Jeravitsa. Ce terrible successeur de Miiat rançonnait toutes les caravanes qui allaient de Novibazar à Stambol. Voyant un jour du haut des rochers un corps de cavalerie turque déboucher dans la plaine de Kossovo, il s’élança pour le disperser. Les Turcs l’enveloppèrent avec les siens et le firent prisonnier. Conduit au visir, Jeravitsa lui promit pour sa rançon une somme énorme ; le visir, gagné, allait lui donner sa grace, quand les veuves turques vinrent hurler dans la cour du pacha, menaçant, s’il ne livrait pas au bourreau le meurtrier de leurs époux, d’aller en personne se plaindre au tsar de Stambol, qui saurait bien faire tomber la tête de son déloyal vicaire. Le visir, effrayé, tira de prison le haïdouk pour le faire exécuter ; mais, profitant du tumulte qui régnait sur son passage, Jeravitsa heurta le visir, le renversa de cheval, monta lui-même sur l’animal fougueux, et s’enfuit, traversant la foule qui, au lieu de le saisir, applaudit à son audacieuse évasion.

C’est ainsi que la population bosniaque arrête dans leur exécution toutes les mesures administratives de l’autorité ottomane, en soutenant indistinctement tous les rebelles, et même les brigands, lorsqu’ils sont indigènes. Elle croit soutenir en eux les défenseurs de la patrie contre l’oppression étrangère. Tels sont les tristes résultats de la conquête. Les visirs de Bosnie sont incessamment occupés à faire poursuivre les haïdouks par leurs pandours, ou gendarmes ; mais ces hommes de police voient leurs recherches entravées par les habitans des villages, qui presque toujours cachent et nourrissent les proscrits. Quand un de ces pauvres brigands est saisi, le visir le fait ordinairement expirer sur le pal ; aussi, plutôt que de se rendre, il préfèrent tous combattre jusqu’au dernier moment. La piesma de Christitj Mladene peint avec énergie la résistance de trois de ces braves traqués par les pandours et obligés de se retrancher au fond d’une caverne.

« … Trois jours entiers, Christitj Mladene, avec ses deux fils et leur mère, reste sans alimens couché dans la caverne. Chaque fois qu’ils veulent en sortir, cent carabines s’ajustent sur eux ; ils n’ont pour boire qu’un peu d’eau croupissante restée dans le creux du rocher ; la soif les dévore, au point de gonfler et de noircir leur langue. Au bout de trois jours, la pauvre mère des haïdouks, épuisée, s’écrie : « Enfans ! que Dieu ait pitié de vous et qu’il vous venge de vos ennemis ! » et elle rend le dernier soupir. Christitj regarda le cadavre d’un œil sec, mais les deux fils versaient des larmes quand le père ne les regardait pas. Le quatrième jour parut, et le soleil tarit la dernière goutte d’eau du rocher. Alors l’aîné des enfans de Christitj devint fou ; il mit la main sur son yatagan et fixa sur le cadavre de sa mère deux yeux ardens comme ceux d’un loup affamé. À cette vue, son jeune frère, saisi d’horreur, se perça le bras avec son poignard, et, se tournant vers l’insensé : « Désaltère toi avec mon sang et ne commets pas un crime. Quand nous serons tous morts de faim, nos mânes reviendront manger le cœur de nos ennemis ! » Christitj alors se lève et crie : « Enfans, debout ! mieux vaut périr par les balles que par la faim. » Ils s’élancèrent de la caverne comme des lions ; chacun reçut dix balles dans la poitrine, mais, avant de mourir, chacun tua dix ennemis, et, quoique coupées, leurs têtes effrayaient encore les pandours, qui les emportaient en triomphe sans oser les regarder, tant avaient été redoutables Mladene et ses deux fils ! »

II.

La Bosnie est, avec l’Albanie centrale, le pays le moins connu de la Turquie d’Europe. La population de cette province est en majorité musulmane, mais ses deux annexes, l’Hertsegovine et la Croatie, sont chrétiennes, l’une de rite grec, l’autre de rite latin. Comme tout pays serbe, la Bosnie est partagée en nahias, qui se subdivisent en knéjines. Quoique des révolutions de tout genre aient profondément altéré les mœurs bosniaques, on y retrouve cependant une foule de traces du moyen-âge. Les villes possèdent encore des confréries, et les campagnes des tribus. Celles de ces tribus qui se sont le moins fondues avec la masse de la nation sont : les Vassoïevitj, les Biratch, les Semberias, les Spretchi, les Glasinats. Le système de la tribu s’est surtout conservé en Hertsegovine ; là fleurissent, dans toute la vigueur d’une jeunesse encore indomptée, les Bielopavlitj, les Grahoves, les Plechivtses les Popovi, les Nikchitj, les Tares, les Bratonojitj, les Pives, les Rovatses, les Drobniaks, les Moratchi. Chacune de ces tribus possède d’ordinaire une vallée, un torrent, ou des plateaux de difficile accès qui, en écartant les étrangers, ont préservé ses mœurs de toute altération.

Les persécutions des Turcs contre les Bosniaques musulmans, et celles des Bosniaques musulmans contre leurs frères chrétiens, ont eu pour résultat d’isoler les fidèles des deux cultes et d’en faire comme deux peuples distincts, campés chacun dans ses districts respectifs. Par exemple, les pachaliks de Novibazar et de Zvornik sont presque tous chrétiens, tandis que les musulmans occupent presque seuls le pays de Saraïevo et les vallées qui séparent la Serbie du Monténégro. Autant le voyageur se hâte, plein d’une sombre inquiétude, en traversant les vallées des musulmans, autant il se repose avec une douce confiance dans ce qu’on pourrait appeler les solitudes chrétiennes ; là, tout étranger portant le costume européen est bien reçu, même parmi les brigands qui gardent si souvent les avenues des monastères. Mais il faut absolument avoir avec soi ses provisions, car les villages sont tous, comme en Serbie, plus ou moins cachés loin des routes, et il n’y a d’autres voies de communication que d’imperceptibles sentiers. Dans ces vastes forêts, où la richesse de la végétation le dispute à celle des déserts américains, on peut chevaucher des journées entières sans voir autre chose que les colonnades confuses des vieux chênes. Au-dessus de votre tête montent vers les nuages des guirlandes de mélèzes et de sapins qui laissent percer, à travers leurs rameaux, de noires aiguilles de granit. En marchant sous ces voûtes de verdure, où le moindre bruit est répercuté par mille échos, le Bosniaque aime à entonner quelque piesma de haïdouk, dont l’air monotone fait rêver le cavalier et hâte le pas du cheval. Ici un pont ogival, hardiment jeté sur un torrent ou sur un précipice, se présente tout à coup, mais si étroit, pavé de cailloux si aigus, que les chevaux du pays peuvent seuls le franchir sans broncher. Plus loin, au milieu d’un morne silence, de noirs karbounari vous apparaissent dans une clairière, fabriquant, au milieu d’un nuage de fumée, leur charbon, ou la potasse, dont la Bosnie fait un assez grand commerce.

Deux mots, planina et livada, montagne boisée et prairie arrosée de ruisseaux, résument le caractère pittoresque de ce pays et de tous ceux qu’habite la race serbe. La nature, abandonnée à tous ses poétiques instincts, crée à chaque pas dans ces déserts les plus merveilleux points de vue. C’est là qu’un artiste pourrait errer des mois sans se lasser de l’isolement ; c’est là que l’on conçoit la vie libre du poète et du guerrier primitifs. Muni de vivres, l’étranger plante sa tente sur un de ces plateaux qui sont la propriété commune de l’indigène et du voyageur ; il laisse paître en liberté dans la montagne son petit cheval bosniaque, accoutumé à revenir comme un chien fidèle au moindre coup de sifflet de son maître. La nature a si bien adapté la constitution physique de ces patiens animaux aux solitudes de l’Orient, qu’on n’a presque pas à s’inquiéter de leur nourriture : l’herbe des pâturages leur suffit la plus grande partie de l’année. Ce sont les chameaux de la Turquie d’Europe.

La Bosnie et ses annexes n’offrent d’un bout à l’autre qu’un entassement de montagnes, qui, aboutissant vers la Macédoine et l’orient aux pics géans du Char-dag (l’ancien Scardus), se terminent à l’occident par la chaîne du mont Kozara en Croatie, et les cimes hertsegoviniennes du Tserna-Goro, bien distinctes du Monténégro, et qui sont l’Orbelus des géographes. D’innombrables chaînes subalternes descendent en outre des Alpes grecques, se prolongent jusqu’au Danube, et s’abaissent peu à peu sans cesser d’offrir, même en Serbie, plusieurs cimes aplaties où la neige ne fond jamais. Beaucoup de ces montagnes, en Bosnie comme en Serbie, portent des noms qui indiquent qu’on en tirait autrefois des métaux : Srebernitsa signifie l’argentière ; Zlatibor et Zlatovo désignent des mines d’or, Roudnik et Maïdan-pek, des mines de cuivre, et Jeleznik, des mines ferrugineuses. Les Tsiganes nomades sont encore à présent les seuls hommes chargés de l’exploitation métallurgique de ces montagnes, et ils se contentent de traîner des toisons dans le lit des torrens pour retirer les paillettes d’or, qui se trouvent partout, disent-ils, en abondance. Mais les progrès de la civilisation ne permettront pas long-temps aux chefs serbes et bosniaques de se contenter de ce mode primitif d’exploitation. Déjà éclairé par le voyageur Herder sur l’importance et le gisement des principales mines de sa principauté, le prince Miloch avait passé un marché avec des mineurs saxons, et pris des mesures pour s’approprier le monopole de l’exploitation, lorsqu’en 1839 les plans de l’avare s’évanouirent avec sa puissance. Le visir de Bosnie s’est fait de même indiquer par un Allemand, le docteur Schulz, les plus importans dépôts de minerai de sa province. Il sait maintenant où l’argent se cache sous l’apparence du plomb ; on lui a même indiqué une riche mine de mercure, et les pauvres raïas, qui, appréhendant les résultats de ce voyage scientifique, maudissaient tout haut le docteur allemand, ne tarderont pas en effet à être plongés comme esclaves dans les mines par les nouveaux pachas, élevés à l’européenne.

Les rivières de la Bosnie sont nombreuses, mais rarement navigables ; la faute en est à l’inertie des gouvernemens qui ont successivement exploité ce malheureux pays. La principale est la Drina, qui, coulant du sud au nord-ouest, divise le territoire en deux longues lisières jusqu’à ce qu’ayant dépassé Zvornik, elle forme la limite entre les terres bosniaques et la principauté serbe. Elle reçoit dans son sein la Lim, et va se jeter dans la Save, où aboutit également la Bosna, rivière centrale de la Bosnie. Tous ces cours d’eau sont encaissés dans des vallées profondes ; en général, les plaines manquent aux pays serbes, où les espaces qu’on appelle de ce nom ne sont que des bassins entourés de tous côtés par des sommets granitiques. Telle est la fameuse plaine de Kossovo, où se décida toujours le sort du peuple, et qu’on pourrait nommer les Thermopyles de la Bosnie ; tels sont encore les plateaux de Kioupris et de Livno. Ce labyrinthe confus de montagnes ne s’ouvre que sur la Serbie, au nord-est et à l’est : au nord-est, par une large et superbe vallée, où la grande Morava coule vers le Danube ; au nord, par la plaine de la Matchva, dont la fécondité extraordinaire est due au limon bienfaisant de la Save. Cette rivière, comme le Nil, inonde périodiquement ses rives ; mais aussi quelquefois elle couvre la Matchva jusqu’aux bases du mont Tser, et plonge sous les eaux l’immense forêt primitive du Kitog.

Rien encore en Bosnie n’a dérangé, pour la perfectionner, l’économie de la nature. Les îles désertes de la Save abritent toujours, dit-on, d’industrieuses républiques de castors. Le pays abonde en oiseaux de toute espèce ; la race des faucons chasseurs du moyen-âge s’est conservée dans ces solitudes, où elle continue d’exercer pour son compte sa profession chevaleresque. Les cerfs, les loups, les renards, les chevreuils, sont très nombreux. On tue les ours par centaines chaque année jusqu’auprès de Poretch, dans la principauté serbe, et en plus grand nombre encore dans la Bosnie, qui n’est presque tout entière qu’une sauvage et impénétrable forêt. Les noyers, les sorbiers, les châtaigniers, croissent partout sans culture. Les lianes, s’enlaçant aux touffes de coudriers, aux frênes, aux troncs blancs des bouleaux, aux peupliers gigantesques, interceptent souvent le passage dans les plus larges vallées, et les transforment en un taillis épais. Le bois ne peut être cher dans un tel pays, et en effet on l’a pour rien ; à Belgrad, en Serbie, il s’achète un zvanzigar (1 fr. environ) la charretée. Mais le nombre et l’étendue des forêts ont une mauvaise influence sur le climat, qui est en Bosnie et en Serbie notablement plus froid qu’ailleurs, à la même latitude ; le printemps y est extrêmement pluvieux, et l’année, dans les parties basses du pays, ne compte pas plus de trois ou quatre beaux mois, de juin à novembre. L’Hertsegovine, aride et dépourvue de grands bois, jouit seule d’un climat assez chaud pour que les vignobles et même l’olivier y prospèrent, mais c’est au préjudice des céréales, que l’Hertsegovinien est forcé de demander au Bosniaque, comme le Bosniaque demande à son voisin l’olive, le vin, l’orange. Ainsi les deux provinces se complètent l’une par l’autre.

Parmi les productions de la Bosnie, on estime surtout le millet. Les forteresses en ont conservé, dit-on, des sacs dans leurs magasins durant quarante-deux ans, sans qu’il perdît rien de ses qualités nutritives. Le maïs monte ici à une telle hauteur, qu’un cavalier peut se perdre parmi ses tiges au temps de la moisson. Toutes les autres céréales croîtraient dans ce pays ; le riz, le tabac, les diverses espèces de melons, y abondent. Quoique la Bosnie soit naturellement et doive rester un pays de forêts, le sol, presque partout végétal à une grande profondeur, pourrait nourrir une population triple de celle qui l’occupe aujourd’hui ; seulement, il faudrait que les habitans renonçassent à la vie pastorale, pour laquelle ils ont une sorte de passion.

Le Bosniaque avait autrefois hérissé son pays de forteresses, qui subsistent encore pour la plupart, mais ces étroits carrés à douves et à tourelles, pareils aux donjons de notre Europe féodale, ne méritent plus aujourd’hui le nom de citadelles. Zvornik, Prichtina, Novibazar, Travnik, Mostar et autres places célèbres dans l’histoire des croisades, restées ce qu’elles étaient au moyen-âge, ne sont plus fortes que par leur position. Beaucoup de chefs-lieux, que nos géographes décorent toujours du nom de villes, ne sont plus que des groupes de huttes en argile, ou des bazars (marchés en permanence) à rangées de barraques dressées des deux côtés d’une chaussée, qui se perd sous l’herbe à quelques toises de la porte d’enceinte. Les grandes villes ont en guise de rues un méandre tortueux de sentiers dont l’habitant du lieu connaît seul les issues, barrées par des centaines de petites portes qui s’ouvrent au loquet, et donnent d’une cour ou d’un jardin dans un autre. Souvent, outre ce labyrinthe de ruelles, il y a encore des conduits souterrains où les raïas poursuivis se jettent pour gagner la campagne quand ils n’ont plus d’autre ressource que de se faire haïdouks. Le grand nombre de ces maraudeurs a rendu de tout temps le plat pays si peu sûr pour les Turcs, qu’on ne rencontre aucune mosquée dans les campagnes ; elles se trouvent toutes à l’intérieur des forteresses. Les spahis seuls ont quelquefois osé bâtir leurs villas d’été dans des bourgades chrétiennes ; ces villas sont des cabanes qui ne se distinguent de celles du raïa que parce qu’elles sont badigeonnées en blanc et entourées de bosquets verts et de chapelles sépulcrales où dorment les aïeux du spahi.

Les Bosniaques ont quatre villes principales : Travnik et Zvornik, qui ne comptent plus chacune que cinq à six mille habitans, Novibazar, qui en a encore dix à douze mille, et la grande Saraïevo ou Bosna-Seraï, qui eut autrefois cent mille citoyens, et en compte encore plus de quarante mille. Saraïevo est pour les Bosniaques la cité idéale ; si vous leur parlez de Paris, ces fils des forêts vous répondent : Paris surpasse-t-il donc en beauté Saraïevo ? On ne peut nier que cette capitale n’offre un aspect des plus imposans au voyageur qui, sortant des gorges étroites des montagnes, la découvre tout à coup au fond d’un vaste bassin ou plutôt d’un jardin délicieux arrosé par mille ruisseaux. Ses tours, ses minarets en tuiles vernies et de couleurs variées, ses kiosques, ses bazars à coupoles de plomb, se groupent en amphithéâtre autour d’un vaste fort quadrangulaire bâti en 1270. Ce fort, flanqué de douze énormes tours, et dont les remparts ont deux toises d’épaisseur, s’élève à pic du fond de la vallée, dominé par la montagne, au versant de laquelle il s’appuie. Malgré son mauvais état, il offrirait à des vaincus, par son escarpement, un refuge précieux. Le prince Eugène, qui pénétra jusqu’à Saraïevo avec l’armée autrichienne, ne put forcer cette citadelle, et comme on ne possède point la Bosnie tant qu’on n’a pas Saraïevo, le héros victorieux dut rétrograder jusqu’à la Save, de peur d’être cerné. La population de Saraïevo se partage entre trois communions religieuses : musulmane, schismatique grecque et catholique latine. Malgré sa décadence, elle fait encore un commerce important, les manufactures d’armes et d’orfèvrerie continuent d’y prospérer, et, de cette ville à Stambol, des caravanes circulent constamment. Il faut regretter qu’elle ne se trouve pas sur une rivière navigable. Le torrent écumeux de la Migliaska, qui la traverse, malgré ses nombreux ponts de pierre à élégantes arcades, est inutile pour l’industrie ; au sortir de la ville, il redevient sauvage comme avant d’y être entré, et roulant dans les solitudes, sous l’ombre des sapins gigantesques, il n’arrose que des ruines de châteaux où se retirent l’hiver les bergers et les brigands.

Dans cette turbulente Bosnie, Saraïevo est resté une république autonome qui a son sénat, élit ses magistrats, et peut même renvoyer le gouverneur impérial quand il déplaît au peuple. La constitution du pays ne permet que trois jours de résidence par an dans cette ville au visir de Bosnie. Quoiqu’il s’intitule visir de la Hongrie, begler beg (prince des princes) et gardien suprême de tous les pays serbes, ce vicaire de Mahomet in partibus infidelium est réduit à se tenir clos dans le grad de Travnik, qu’il a tâché depuis quelque temps de fortifier à l’européenne. Baignée par la Laskva et entourée d’une immense nécropole musulmane, la citadelle de Travnik est un quadrilatère perché sur un roc entre deux ravins ; tout est en ruine dans l’intérieur, et le sérail même du visir a l’air d’une grande métairie. Environnée de gorges, au fond desquelles la Bosna roule ses eaux vertes, cette place est à vingt lieues de Saraïevo : sur la route qui unit ces deux villes se trouve le village de Vitez, dont le nom rappellera long-temps aux Bosniaques la terrible défaite qu’ils y essuyèrent en 1840.

On se rend de Travnik, par la petite ville catholique de Chepsié, à la citadelle de Zvornik, dont l’enceinte, naguère formidable, n’offre plus que des tours dévastées, qui menacent de s’écrouler sur le varoch (ville marchande). Bâtie, disent les spahis, par Zvonimir, père des Serbes, mille ans avant l’hégire, le grad aérien de Zvornik est le seul rempart des Bosniaques contre les Serbes de la principauté, qui l’ont pris et pillé maintes fois. On se rend de Saraïevo à Zvornik en trente-deux heures, par la vallée de la Spretsa, où paissent de magnifiques troupeaux, et qui aboutit au bassin de la Drina. Ce pachalik est la partie la moins peuplée et la plus sauvage de toute la Bosnie. La sinueuse Drina, qui se rend à la Save, dessine à travers les forêts son cours en sens inverse de la Bosna. Cette direction de la Drina est avantageuse aux Serbes de la principauté, qui peuvent s’introduire jusqu’au cœur de la Bosnie, depuis que cette rivière est devenue la limite des deux pays. Le dernier retranchement des Turcs dans ces déserts est Biélina, qui vit éclater la révolution de 1829.

Pour se rendre de Saraïevo à Novibazar, il faut traverser les montagnes les plus abruptes ; partout des caps de rochers s’inclinent sur la route, partout aussi on rencontre les sites les plus délicieux, rafraîchis par mille cascades, dont le doux murmure est trop souvent interrompu par les coups de carabine des haïdouks. Si ces brigands pouvaient s’organiser, ils trouveraient un sûr asile dans le district, long de dix lieues, qui s’étend de Priepol à Siénitsa, que la nature a pris soin de fortifier elle-même contre l’invasion par des obstacles de toute sorte. De Siénitsa, petit fort à quatre tours qui domine une vaste plaine, on traverse également jusqu’à Novibzar dix lieues d’un pays inégal, à collines et à plateaux arides, entièrement abandonnés au parcours des bestiaux. La riante vallée de la Rasca, habitée par une population entièrement chrétienne, est la seule partie un peu cultivée de ce pachalik, dont le sultan a d’ailleurs ratifié le démembrement en faveur du prince de Serbie. La rivière de Rasca, d’où a tiré son nom la belliqueuse tribu des Ratses, qui désigne souvent dans l’histoire la nation serbe tout entière, coule au milieu de ces défilés et arrose la grande ville de Novibazar. Cet antique chef-lieu de la Rascie, pris et dévasté par l’armée de George-le-Noir, mais qui se relève de ses ruines, sert de point d’embranchement à plusieurs routes commerciales très importantes. Novibazar fait communiquer le golfe grec de Salonik, d’un côté avec Belgrad et le Danube, de l’autre avec l’Adriatique et Raguse, où les Bosniaques envoient des bestiaux, des laines, du miel, dont leur pays abonde, pour obtenir en échange le sel, qui leur manque presque totalement ; car ce qu’on appelle en Bosnie Velika-Touzla (la grande saline) n’est qu’un amas de soixante-dix à quatre-vingts sources salées, dont l’exploitation ne donne qu’un résultat insignifiant.

À la Bosnie se rattache l’Hertsegovine ou l’ancienne Chelmie, qui, pour être un pays de vignes et d’oliviers, n’en est pas moins misérable, et que les envahissemens continuels des Monténégrins séparent de plus en plus de la Turquie. On ne peut s’expliquer que par l’ambition autrichienne, et les jalouses susceptibilités de toutes les puissances, l’odieux démembrement qui a séparé la Dalmatie de l’Hertsegovine et de la Bosnie. Ces deux pays, privés ainsi de leurs côtes, n’ont plus aucun débouché maritime. Mais, en dépit des diplomates, la nature a doué la Bosnie et l’Hertsegovine d’avantages stratégiques tels que l’occupation de ces contrées, sans le concours des indigènes, est impossible. La Narenta et la plupart des rivières tracent dans leur cours des demi-cercles rentrans, comme pour écarter l’ennemi de l’intérieur, et les chaînes de montagnes offrent la même disposition. Le seul point par où l’invasion en Bosnie offrirait des chances de succès est la Croatie turque, province attenante à la Croatie autrichienne, et en majorité catholique. Les montagnes de Croatie, s’inclinant vers la Save, ouvrent à l’Allemagne des vallées assez larges pour le passage de l’artillerie, et les Croates sont d’ailleurs, par leurs opinions religieuses, portés à désirer leur incorporation avec l’Europe. Catholiques latins, ils ont, dans la plupart des révoltes, soutenu le parti contraire à celui des Serbes schismatiques. Appuyés d’abord par Venise, et maintenant par l’Autriche, ils ont étendu leur propagande jusqu’à Novibazar, au fond de la Bosnie. Leur qualité de catholiques latins et de coreligionnaires des Francs leur assure des priviléges refusés de tout temps par les Turcs à leurs raïas schismatiques ; ils ont pu bâtir de nombreux couvens pour leurs moines minorites et franciscains, et ils possèdent dans les villes de belles églises, tandis que les pauvres chrétiens de rite grec sont souvent forcés d’aller célébrer en plein air, sous l’abri des forêts et dans les cavernes, leurs cérémonies religieuses. Mais, au milieu de ces catacombes nouvelles, la prière a toute la ferveur des temps primitifs de l’église ; l’inconcevable ignorance des popes serbes de Bosnie peut seule troubler l’impression que produit toujours sur le voyageur l’élan d’une piété sincère. Pourquoi faut-il que le fanatisme vienne égarer ces consciences si simples, et armer ces frères les uns contre les autres ? Pourquoi les moines des deux églises rivales refusent-ils d’unir leurs efforts quand il s’agit de ranimer une patrie commune, et de détruire des préjugés barbares qui scindent un peuple généreux en deux castes ennemies ? Ce serait aux plus éclairés d’entre eux, aux moines romains, de donner les premiers l’exemple de la conciliation, en laissant leurs ouailles s’unir, pour tout ce qui est d’intérêt temporel, avec leurs frères schismatiques.

III.

Les luttes étranges qui remplissent l’histoire moderne des Bosniaques forment un problème dont l’Europe ne soupçonne pas même l’existence. Les hommes de cabinet s’imaginent en général connaître suffisamment l’histoire des populations de l’empire turc, pour peu qu’ils aient lu l’énorme compilation des chroniques ottomanes que le savant M. de Hammer a publiée. Mais ces chroniques n’offrent que la vie des sultans et de leurs serviteurs ; en dehors de ce mouvement de politique centrale, il y a la vie intérieure des provinces d’Orient, dont le tableau tout entier reste à faire, tableau plein de drames palpitans, surtout depuis que les vieilles nationalités abattues se relèvent dans toute l’énergie d’une jeunesse reconquise, et se ferment ou s’ouvrent à la civilisation européenne, suivant la diversité de leurs intérêts. Une puissante poésie s’attache à ces luttes acharnées, à ces élémens si vierges, ce chaos d’une vie nouvelle, qui fermentent dans un tombeau. Nulle part, cette fermentation ignorée n’est plus ardente que chez les Bosniaques ; seulement, exploitée par un fanatisme rétrograde, elle dévore le peuple au lieu de le ranimer. L’âpre nature de ces montagnes a fait de la Bosnie la Vendée de l’empire turc. C’est là que les réformateurs, ennemis de l’ancien régime musulman, trouvent, depuis cinquante ans, leurs plus furieux adversaires.

Au XVIe siècle, l’aristocratie bosniaque s’était, comme la noblesse d’Albanie, convertie à l’islamisme, dans le seul but de conserver ses richesses et ses droits ; elle avait donc stipulé qu’elle resterait maîtresse chez elle. À l’aide de ces privilèges et soutenue au besoin par les sultans, elle avait peu à peu soumis à sa direction toutes les provinces serbes de l’empire. Cette population de renégats, d’abord peu nombreux et devenus des conquérans dans leur terre natale, s’augmentait d’année en année par l’enlèvement des enfans chrétiens et par l’attrait puissant que la vue de sa prospérité exerçait sur les Slaves raïas. Ses colonies s’étendaient de plus en plus autour de ses montagnes ; en Serbie, en Albanie, en Macédoine, elle envahissait, soit par voie d’alliances et de mariages, soit par confiscation violente, les plus riches terrains, qu’elle enlevait aux communes chrétiennes pour en faire des spahiliks. Ces fiefs s’élevaient au nombre de douze mille dans la seule Bosnie, et leurs spahis ou koulouks, en temps de guerre, menaient à l’armée quarante mille vassaux. Aucune autre province de l’empire ne pouvait réunir un pareil contingent ; celle de Kourdistan, qui fournissait le plus de soldats après la Bosnie, n’en envoyait que trente mille. Aussi, les Bosniaques jouissaient-ils de la plus grande faveur auprès de la Porte, qui leur a dû des ministres célèbres. Tels sont les grands-visirs Kiouprili-le-Victorieux, Khousrev et Redchep sous Murat IV, Achmet-le-Hertsegovinien sous Soliman Ier, le Croate Roustem, Murat, le restaurateur de l’empire sous Achmet III, enfin Moustapha-le-Monténégrin et son rival dans le grand-visirat, Méhémet Sokoli de Trebinié, élevé comme djak (étudiant ecclésiastique) au couvent de Saint-Sava, puis emmené comme esclave à Stambol, où le Bosniaque Sinane ne tarda pas à l’associer au gouvernement de l’empire, dont il était le soutien. Tous ces grands hommes ont élevé haut le nom serbe en Orient, et ont obtenu à leurs compatriotes des privilèges considérables.

Les sultans avaient dû confier aux Bosniaques eux-mêmes la police de la Bosnie et le prélèvement des impôts sur tous les pays serbes. Ces tributs des chrétiens étaient emportés chaque année par les galères du grand-seigneur, qui avaient remonté le Danube jusqu’à Belgrad. C’était un beau jour pour les spahis, que celui où la flotte impériale jetait l’ancre et alignait ses poupes dorées le long des quais de la ville blanche ; mais cette époque de fête pour les vainqueurs était pour les vaincus une époque de deuil et de désespoir, car les raïas devaient fournir l’élite de leurs jeunes gens, comme rameurs, à la flottille. Ce n’était qu’après la rentrée des galères dans le Bosphore qu’on renvoyait ces jeunes gens dans leur pays. Dénués de tout secours, la plupart mouraient le long des chemins en songeant à leur ville blanche, chantée avec tant d’amour dans toutes les poésies serbes, à ce Belgrad, d’où on les avait chassés, mais où ils étaient convaincus que leurs compatriotes sauraient rentrer un jour. Ils ne se trompaient pas ; les descendans de ces martyrs, héritiers d’une si belle constance, devaient un jour enfin reconquérir Belgrad.

La Porte elle-même concourut à hâter l’époque de ce triomphe. Ayant à lutter dans ses propres foyers contre la démocratie turque de Constantinople, elle se sentit trop faible pour lutter en même temps au dehors contre la forte organisation militaire de l’aristocratie bosniaque. Déjà cette aristocratie avait envahi jusqu’aux balkans bulgares ; déjà les sultans n’osaient plus laisser un visir séjourner longtemps en Bosnie, de peur qu’il ne se liguât avec les indigènes. Enfin, impatiens des obstacles que ces musulmans slaves opposaient à leurs projets de centralisation gouvernementale, les sultans conçurent la machiavélique pensée de protéger les raïas contre leurs spahis, comme ces tyrans du moyen-âge qui, au nom de la liberté, excitaient les serfs contre leurs seigneurs. Jusqu’alors les Ottomans avaient apparu comme ennemis aux raïas serbes, qui voyaient dans les spahis leurs protecteurs naturels. Les rôles ne tardèrent pas à changer complètement.

Dans l’ignorance de ces menées, l’aristocratie bosniaque soutint encore, par ses exploits chevaleresques, l’honneur de l’islamisme durant la longue guerre que l’Autriche et la Russie coalisées firent au colosse ottoman, de 1737 à 1744. Pendant les sept années que dura l’insurrection des raïas serbes, on vit cette noblesse, conduite par son visir Mehmet-Begovitj, se porter rapidement, tantôt sur le Danube, tantôt sur l’Adriatique ; elle seule, par sa présence sur tous les points menacés, empêcha le Monténégro d’unir ses forces à celles des Serbes danubiens, et sauva ainsi l’empire d’un démembrement convenu dès cette époque entre l’Autriche et la Russie.

Dans cette longue guerre, les Autrichiens avaient dû leur triomphe aux Serbes. Cependant l’empereur d’Autriche, suivant l’usage des princes occidentaux, sacrifia aux Turcs les chrétiens schismatiques, dont tant de milliers étaient morts pour sa cause. Ces malheureux, ainsi livrés à la vengeance des spahis, eurent à subir les plus affreuses cruautés. L’instant parut favorable à la Porte pour jeter le masque ; elle ordonna à ses visirs de Belgrad et de Bosnie d’agir désormais en protecteurs particuliers des raïas. Les spahis bosniaques ne tardèrent pas à s’apercevoir que ce nouveau système administratif tendait à leur ruine, et une coalition générale de tous les begs serbes s’organisa sous la direction d’Ali-Vidaïtj, beg de Zvornik. Le feu de la révolte se communiqua de la Bosnie aux spahis du Danube, qui, aidés par le Bulgare Pasvan-Oglou, s’emparèrent de Belgrad, où les Bosniaques établirent aussitôt le centre de leurs opérations et le siége de leur gouvernement provisoire

Le pouvoir exécutif de cette république serbo-musulmane se composait de cinq membres : Vidaïtj, Aganlia, Koutchouk-Ali, Mollah-Ioussouf et Fotchitj-Mehmet. Vidaïtj, avec ses janissaires, parcourait les villages bosniaques, faisait saisir et enchaîner les raïas, et exigeait qu’ils se vendissent à lui comme esclaves, ou bien sur leur refus il les torturait cruellement. Les quatre autres chefs se livraient, sur la Save et en Serbie, à des violences non moins atroces. Dans chaque village chrétien, ils substituaient aux knèzes raïas un soubachi musulman avec douze janissaires pour rendre la justice et lever les impôts. Les knèzes ayant osé adresser leurs plaintes au visir, les spahis, pour se venger, se mirent à parcourir les nahias, souillant les églises et enlevant les ornemens sacerdotaux, afin d’en faire des caparaçons pour leurs chevaux arabes. Dans leurs haltes, ils rassemblaient toutes les jeunes filles du lieu, les forçaient à danser devant eux le kolo parées de leurs plus beaux vêtemens, puis ils les déshonoraient et les renvoyaient nues dans leurs chaumières. L’armée de ces bandits se grossissait incessamment de janissaires serbes que les réformes européennes du divan décidaient à quitter Constantinople pour rentrer dans leurs foyers. Le quart de la Turquie d’Europe était aux mains de ces révoltés, qui exerçaient les plus horribles déprédations. Vidaïtj avait rempli son château héréditaire de Zvornik d’un prodigieux amas de dépouilles. Ses quatre associés du Danube, devenus célèbres en Orient sous le nom de daïs ou dahis, luttaient de rapacité avec Vidaïtj ; et entassaient des tonneaux d’or dans leurs quatre palais de Belgrad, ce qui n’empêchait pas ces étranges républicains de poser en principe l’égalité complète de tous les fidèles et la communauté des biens.

Bravant la mort qui les menaçait à toute heure, les knèzes s’assemblèrent, en 1803, autour d’un monastère, et eurent le courage de signer et d’envoyer une pétition au sultan. — Les janissaires, disaient-ils dans cette requête, nous ont tellement dépouillés, que nous sommes réduits à nous vêtir d’écorce ; de plus, nous ne pouvons défendre nos femmes et nos temples du dernier outrage : es-tu encore notre empereur, sauve-nous des mains de ces scélérats ; et si tu ne le peux, dis-le-nous, pour que nous allions, cherchant le dernier repos, nous jeter dans les rivières. — Le sultan indigné fit dire aux spahis que, s’ils ne cessaient leurs brigandages, il enverrait contre eux une armée qui ne serait pas musulmane, et, par conséquent, ne les épargnerait pas. Les Bosniaques se demandèrent : quelle peut être cette armée ? russe ou autrichienne ? Impossible ! — Ce seraient donc les raïas commandés par leurs knèzes ? Eh bien ! tuons d’avance tous ces knèzes ! — C’était en février 1804. Les soubachis reçurent ordre, dans toutes les nahias, de commencer les exécutions. Les premières victimes furent Hadchi-Gero, igoumène du couvent de Moravtsi, Marko Tcharapitj, Stanoïé de Beglavitsa, puis les deux chefs chrétiens de la nation, Rouvim, archimandrite du couvent de Bogovadia, qu’Aganlia fit périr dans d’horribles tortures, et Alexa Nenadovitj, l’obor-knèze de Valiévo, que Fotchitj décapita lui-même. Le massacre ne s’arrêtait point, des knèzes il sétendait aux kmètes, et le peuple crut à la fin qu’on voulait l’exterminer tout entier. Un spahi bosniaque, le capitaine de Gradachats, emprisonna, sans aucune exception, tous les raïas de son district : chaque vendredi, en revenant de la prière à la mosquée, il faisait amener devant lui un certain nombre de ces captifs, et s’amusait à les couper en deux d’un coup de cimeterre. Ce bourreau d’une force gigantesque ne tomba qu’en 1807, sous les coups d’une troupe de raïas furieux.

Le visir de Bosnie, Khousrev-Mehmet, se voyait contraint de fermer les yeux sur ces horreurs. À Belgrad, le père d’un des quatre dahis, Fotcho, vieillard âgé de cent ans et dont la longue barbe blanche descendait jusqu’à la ceinture, opposait d’impuissantes prières aux cruautés de ses fils. Mais le sang de tant de victimes n’avait pas arrosé en vain le sol des provinces serbes, et bientôt on les vit produire des héros. Les bandes des haïdouks chrétiens n’avaient pu heureusement être détruites : ce furent elles qui sauvèrent les raïas. Sortant de leurs cavernes et de leurs forêts, sous la conduite de Tchourdja, les haïdouks bosniaques s’élancèrent contre le beg Vidaïtj, brûlèrent sa citadelle de Zvornik, et soulevèrent tous les raïas des bords du Iadar et de la Radjevina. Le knèze Savitj, Antoine Boghitjevitj, et un Serbe de Zvornik nommé Mehmet, appesanti par soixante-dix hivers, mais soutenu par ses cinq fils, organisèrent ces esclaves enfin révoltés, et qu’animait toute l’énergie du désespoir. Ali-Vidaïtj fut successivement chassé de tous ses châteaux. Les nahias du Iadar et de la Radjevina furent les premiers districts émancipés. La liberté la plus complète récompensa leurs courageux efforts : le visir, en faisant la paix, accepta pour clause qu’aucun corps de troupes turques ne pourrait désormais traverser les vallées affranchies, et que les spahis n’y paraîtraient plus qu’isolément, une seule fois chaque année, pour recueillir leurs dîmes.

La nouvelle de ce premier succès des chrétiens de Bosnie se répandit bientôt dans tous les pays serbes, et alla porter dans Belgrad un coup mortel à la puissance des spahis. On ne craignit plus de chanter, même à leurs oreilles, une longue piesma que venait de composer l’Homère bosniaque de cette époque, le célèbre aveugle Philippe, et dont le prologue commence ainsi :

« Quels prodiges viennent d’avoir lieu ! il était donc décrété dans le ciel que le peuple serbe devait renaître. Les knèzes ne s’en doutaient pas, ils n’avaient plus d’espoir ; mais malgré eux les pauvres raïas se levèrent, ne pouvant plus souffrir un joug si dur. Ils se levèrent comme les élus de Dieu au temps fixé pour la guerre sainte, dont le ciel même donnait le signal par des météores effrayans qui traversaient l’horizon de la terre serbe. De la Saint-Triphon à la Saint-George, la lune s’éclipsa toutes les nuits pour dire aux Serbes de se lever en armes ; mais ils n’osaient encore bouger. Les saints donnèrent un autre signal : de la Saint-George à la Saint-Dimitri, des nuages sanglans passèrent et repassèrent dans le ciel, pour dire aux Serbes de courir aux armes ; mais les Serbes n’osaient pas même lever la tête. Les saints donnèrent un troisième signe : contrairement aux lois de la nature, ils firent tomber la foudre au milieu de l’hiver ; le jour de fête du bienheureux Sava, des coups de tonnerre ébranlèrent l’Orient, pour dire aux Serbes de se lever en armes, et pourtant ils craignaient de se révolter. Enfin apparut un dernier signe : par un jour clair le soleil s’obscurcit ; trois fois il trembla et s’évanouit vers l’Orient. À cette vue, les chefs musulmans de Belgrad descendent de la forteresse, enveloppés de leurs manteaux de pourpre ; en contemplant le ciel, leurs yeux roulent des larmes. Allah ! frères, quels augures pour nous, quels funestes pronostics ! Pleins d’angoisses, ils vont au Danube, remplissent de son eau leurs coupes, et les portent ainsi au haut de la tour Neboicha[2]. Pendant que les étoiles qui éclairent l’horizon serbe se miraient dans les coupes dorées, les chefs des pays serbes s’y mirèrent eux-mêmes ; mais ils se virent sans tête ! Épouvantés de ce présage, les chefs brisèrent les coupes et en jetèrent les débris dans le Danube. »

Dans ces coupes dont le fleuve écumant emportait les débris vers la mer Noire, les princes des spahis pouvaient voir un autre présage de leur ruine prochaine : bientôt, réduits à fuir, ils se confieraient en vain au Danube, qui ne recevrait que leurs cadavres mutilés. Animés par le pope Louka Lazarevitj, les raïas de la Save et de la Koloubara s’insurgent et mettent à leur tête Jacob Nenadovitj, ancien officier au service autrichien. En même temps se lèvent dans la Choumadia les deux frères Marko et Vasso Tcharapitj, et sur la Morava les deux inséparables pobratims, Milenko de Klichevats et Pierre Todorovitj de Dobrinia. Mais les knèzes des villages, vieillards amis de la paix, condamnaient hautement l’audace des jeunes gens ; il fallut que les haïdouks parcourussent en personne les hameaux pour forcer tous les hommes à les suivre. En vain les quatre dahis avaient député vers les rebelles le métropolite Leonti pour les ramener au devoir : cet évêque, odieux aux Serbes non moins que les Turcs eux-mêmes, avait reçu pour réponse qu’on parlerait de paix quand les dahis seraient exterminés. Les janissaires bosniaques quittèrent donc Belgrad avec Aganlia pour aller châtier les auteurs de cette insolente réponse. De son côté, Ali-Vidaïtj sortit de Zvornik pour ravitailler Chabats, que bloquaient les troupes de Jacob Nenadovitj : il fut repoussé vigoureusement. Le fougueux Bosniaque Tchourdja, dont chaque coup de carabine abattait un ennemi, parut dans ce combat, portant l’étendard devant le knèze Jacob. Habile comme tous les haïdouks à briser un joug abhorré, mais ignorant l’art d’organiser un pays après la victoire, Tchourdja avait laissé les districts émancipés par ses efforts se donner des lois et se choisir leurs knèzes et leurs juges ; puis, courant avec ses frères d’armes à d’autres exploits, il s’était élancé des monts bosniaques vers la Save. Vainqueur de Vidaïtj, il apprend qu’un nouveau corps de mille spahis d’élite, sous le beg Notjina, s’avance vers Chabats. Quoiqu’il n’ait que deux cents haïdouks, Tchourdja va les attendre au monastère de Djokechina. Ces braves, dont chacun s’était fait un rempart d’un arbre ou d’un rocher, défendirent le défilé durant quinze heures ; ce ne fut que quand ils eurent épuisé leurs dernières cartouches que l’ennemi put les envelopper et les tailler en pièces. Tchourdja échappa seul, et quand Jacob arriva au secours des deux cents haïdouks, il ne troua que des cadavres ; mais des mille Bosniaques il ne restait plus debout que quelques hommes qui prirent aussitôt la fuite. Cet héroïque exploit détermina la reddition de trois places importantes, Chabats, Smederevo et Pojarevats, d’où les spahis, pressés par la faim, se retirèrent pour concentrer toutes leurs forces dans Belgrad.

N’espérant plus aucun secours de leurs frères de Bosnie, dont ils se trouvaient séparés par les districts affranchis de Zvornik et de la Save, les quatre dahis se donnèrent au tyran de Vidin, à Pasvan-Oglou, et reçurent dans Belgrad mille volontaires appelés kerdchalis, avec leur capitaine Gouchants. Approvisionnés par les bateaux du Danube, ils auraient pu soutenir le siége pendant des années ; mais ils perdirent courage quand ils virent le sultan prendre parti pour les raïas qui les bloquaient, et envoyer au secours des assiégeans le visir même de Bosnie, Bekir, avec trois mille Ottomans. Ces auxiliaires inattendus furent accueillis par les Serbes chrétiens avec des hourras et des salves de toutes leurs armes, qui jetèrent parmi les assiégés de Belgrad un morne désespoir. Bientôt, se croyant trahis par Gouchants, les dahis s’enfuirent vers la Bulgarie, et les raïas serbes, ayant à leur tête le visir de Bosnie, entrèrent triomphans dans l’ancienne capitale de leur race.

Quel affreux spectacle Belgrad offrait alors ! Les quatre palais des dahis s’élevaient seuls sur un vaste amas d’infectes ruines, peuplées d’esclaves décharnés, meurtris de coups, et qui, depuis des années, ne soutenaient plus leur vie languissante qu’avec les restes d’alimens laissés par les valets, souvent même par les animaux domestiques des kerdchalis.

Un témoin de ces scènes lugubres vit encore actuellement à Belgrad : c’est la veuve d’Aganlia, l’un des quatre dahis. La vieille dame se rappelle toujours avec attendrissement ce beau temps de sa fraîche jeunesse, où, adorée par un prince, elle avait sous elle plus de cent femmes soumises à tous ses caprices. Le sérail mauresque de son mari, devenu aujourd’hui l’imprimerie de l’état, était rempli de cavaliers superbes chargés d’escorter la jeune cadine dans ses promenades et leurs chevaux arabes, rapides comme l’aquilon, frappaient du pied les raïas qui ne pouvaient s’écarter assez vite. De tels souvenirs sont chers à cette femme, que les spahis avaient proclamée la reine des belles, et dont tous les désirs étaient des lois. Mais qui peut se flatter d’enchaîner la fortune ? L’épouse d’Aganlia vit tomber la fleur de la noblesse bosniaque sous les coups des vils raïas, les dahis même périrent ; la belle veuve, saisie, fut baptisée de force ; un voïevode serbe, ravi de ses charmes, l’épousa également par contrainte, non sans exciter le dépit des autres chefs, qui étaient sur le point de se battre entre eux pour cette nouvelle Hélène. Obligée de renoncer à la religion de son cœur et de ses sens, l’infortunée cachait sa rage et attendait pour s’enfuir le jour où les Turcs reprendraient Belgrad. Les Turcs revinrent et reconquirent les provinces émancipées ; mais la néophyte mal convertie avait été emmenée par son nouvel époux, et conduite en Russie, d’où elle n’est revenue qu’au temps de Miloch. Maintenant, ses espérances se sont évanouies avec sa beauté, elle n’attend plus rien des Turcs, et âgée de soixante-dix-huit ans, la Vénus des Bosniaques s’est enfin résignée à mourir renégate chez les ennemis du Koran.

L’union du visir de Bosnie avec les insurgés chrétiens n’avait été que momentanée. Quand les chrétiens, après la mort des dahis, demandèrent au chef musulman des droits civils comme garantie contre les tyrans futurs, le visir, indigné, quitta Belgrad, et regagna tristement son pachalik, décidé, quoi qu’en pût dire le sultan, à soutenir les Bosniaques musulmans, bien loin de les combattre, et à diriger leurs forces vers un but commun, celui de punir les outrages faits par les raïas à l’islamisme. Une persécution affreuse s’alluma alors contre les chrétiens de Bosnie ; elle sévit surtout durant l’année 1805, où le cruel et fameux séraskier Kouline-Kapetane, à la tête des spahis, marcha contre George-le-Noir, pillant et brûlant, même dans son propre district, tous les villages chrétiens placés sur sa route, et réduisant leurs habitans en esclavage. La Bosnie vit alors un de ses knèzes, l’héroïque Ivane, vendre tous ses biens pour racheter de la servitude un grand nombre de ses compatriotes. En récompense de cette belle action, les spahis le forcèrent à fuir le sol natal : il dut passer en Serbie, où il combattit bravement avec Miloch jusqu’à la conclusion de la paix. Devenu prince, Miloch n’a pas daigné penser à Ivane, et, donnant pour prétexte à son ingratitude l’ivrognerie du vieux knèze, il l’a laissé durant tout son règne mendier dans Belgrad, où on le voyait encore en 1840. Les Bosniaques seuls se souviennent de lui et le chantent dans leurs piesmas avec le haïdouk Tchourdja, qu’attendait une fin plus prompte et non moins triste.

Ce terrible guerrier, qui avait donné le signal de l’insurrection et remporté les premiers triomphes, après avoir aidé quelque temps les autres voïevodes au siége de Belgrad, les avait abandonnés. Trouvant indigne d’un Bosniaque de se soumettre à la discipline autrichienne, que George-le-Noir prétendait introduire dans l’armée serbe, il était retourné vers ses montagnes de la Radjevina. Mais les montagnards avaient reconnu l’autorité civile de Jacob Nenadovitj, dont Tchourdja se disait l’égal. Le haïdouk s’obstina dans cette prétention malheureuse ; cité pour ses brigandages au tribunal de Jacob, il fut condamné à mort, et, après s’être défendu comme un lion contre les momkes nombreux envoyés pour l’exécuter, il succomba, première victime des discordes civiles enfantées par l’ambition chez les raïas émancipés.

Cependant, malgré les nouvelles persécutions exercées par les Turcs sur les chrétiens, l’affranchissement poursuivait son cours. Chassés de toute la Serbie, les janissaires bosniaques ne tenaient plus que dans deux villes, Oujitsa et Karanovats. George-le-Noir fondit sur cette dernière place, mais le pacha de Novibazar venait d’envoyer secrètement à la garnison de Karanovats de tels renforts que les chrétiens furent mis en pleine déroute et essuyèrent une perte énorme. Heureusement Jacob ne tarda pas à venger George-le-Noir par des succès éclatans. Aidé par Meleti, archimandrite du couvent de Ratcha, et par le voïevode Milane Obrenovitj, il marcha avec trois mille hommes d’élite sur Oujitsa, dont le commandant, effrayé, envoya une députation de vingt vieillards demander la paix. Ces vieux spahis à la barbe blanche ne pouvaient croire que les raïas eussent vraiment avec eux des canons ; les ayant vus de leurs yeux, ils pensaient qu’ils étaient de bois bronzé ; enfin, les ayant touchés et s’étant convaincus, ils se mirent à pleurer et dirent à Jacob : — Quels temps affreux sont arrivés ! Raïa du tsar turc, pourquoi vas-tu canonner les forteresses de ton empereur ? — Hourra au tsar turc ! s’écria Jacob ; à bas seulement ses ennemis ! — S’élançant sur Oujitsa à la tête de ses troupes, il s’en empara et y mit le feu le 20 juillet 1805. Les marchands turcs obtinrent seuls, en donnant 50,000 piastres et quatre-vingts étalons arabes, la permission de rester dans les ruines de cette ville ; quant aux spahis, ils furent tous passés au fil de l’épée.

Tant de défaites firent sentir aux Serbes musulmans la nécessité d’une coalition plus générale contre leurs frères chrétiens. Le visir même de Skadar, Ibrahim, par ordre du sultan, se ligua avec le visir de Bosnie, leva quarante mille Albanais, tant Serbes que Chkipetars, et envahit avec eux la Serbie par sa frontière bulgare, tandis que quarante mille Bosniaques l’envahissaient par sa frontière du midi, ou la Drina et la Matchva. Sans égard pour la supériorité numérique des Bosniaques, le haïdouk Stoïane Tchoupitj de Notjaï assaillit leur avant-garde au moment où elle débouchait de la forêt du Kitog dans la plaine de Salatch, et l’extermina presque tout entière, malgré la bravoure du vieux Mehmet et d’Osmane-Djoura, qui la commandaient. Tchoupitj fut depuis lors surnommé par les siens le dragon de Notjaï. Le gros de l’armée bosniaque, sous le cruel séraskier Kouline-Kapetane, apprenant le massacre de son avant-garde, résolut d’éviter toute bataille rangée, et se divisa en petits corps pour ravager la Matchva et faire une guerre de détail ; les Albanais, sur d’autres points du territoire, suivirent cet exemple ; les pachas de Bulgarie les soutinrent. Plus de cent mille guerriers se ruaient en ce moment sur une population d’insurgés qui, en y comprenant les enfans et les femmes, ne comptait pas trois cent mille têtes. Désespérés de voir accourir d’autant plus d’ennemis qu’ils en tuaient davantage, les révoltés voulaient se soumettre : Jacob Nenadovitj envoya à Kouline son neveu Prota et Tchoupitj pour parlementer ; Kouline retint ces deux braves prisonniers et se refusa à toute négociation. Dès-lors les paysans commencèrent à déserter, la Save se couvrit de fuyards, qui passaient en Autriche avec leurs femmes et leurs enfans ; ceux qui restaient, voulant se rendre propice le farouche Kouline, apportaient sur la route des vivres à son armée, en appelant les Bosniaques leurs sauveurs ; les chefs de l’insurrection étaient réduits à se cacher dans les forêts. La Serbie allait être subjuguée sans les haïdouks. Accoutumés à braver la mort, n’ayant rien à perdre et tout à gagner à la liberté, les haïdouks voulaient encore la guerre, et bientôt ils prouvèrent quels services des brigands patriotes peuvent rendre à un pays menacé du joug. Joyeux de mourir en défendant leur patrie, ces hommes de fer occupaient tous les défilés, chassaient des villages ceux des spahis bosniaques qui s’y étaient installés en maîtres, empêchaient la fuite des paysans, et les forçaient de les suivre sur les montagnes où George-le-Noir, seul voïevode qui ne désespérât pas de la victoire, ralliait les fugitifs. George était fortement secondé par son pobratim Katitj, Serbe de Hongrie, qui, pour venir le joindre, avait renoncé à sa pension de capitaine en Autriche. Avec quinze cents haïdouks, Katitj se mit à harceler Kouline de mille manières, défit entièrement à Petska le corps de Hadchi-Beg, descendu de la forteresse de Sokol, et obligea enfin l’armée ennemie à se rapprocher de Chabats, d’où elle pouvait encore dominer le cours de la Save. George-le-Noir voulut lui interdire à tout prix cette dernière position ; il vint lui barrer la route avec sept mille fantassins et deux mille cavaliers (août 1806). Se fiant sur la supériorité numérique de ses troupes, Kouline le somme de rendre ses armes : — Viens les prendre, lui répond le chef serbe, sans se douter qu’il répétait un mot classique. Pendant deux jours, les Bosniaques assaillirent en furieux le camp retranché des chrétiens ; enfin, la troisième nuit de cette lutte acharnée, George-le-Noir envoie secrètement sa cavalerie dans la forêt voisine, avec ordre de prendre à dos l’ennemi quand il commencerait son troisième assaut. À l’aurore, les musulmans attaquent de nouveau ; les begs les plus illustres de la Bosnie, à la tête de leurs vassaux, portaient eux-mêmes en avant leurs bannières féodales, glorieusement transmises de père en fils depuis le moyen-âge. Les Serbes chrétiens les laissèrent arriver sous les canons de leurs carabines, pour abattre d’une première décharge toute cette rangée d’immortels ; il n’en resta pas un debout. En même temps la cavalerie, s’élançant de ses fourrés, se jeta sur les derrières des assaillans. Cette bataille décida du sort de la noblesse bosniaque, dont la fleur fut moissonnée. Parmi les morts furent le mollah de Saraïevo et les deux pachas Mehmet de Zvornik et Sinane de Derventa. Les fuyards, en se précipitant vers la Drina, furent cernés dans la forêt du Kitog par les paysans et les haïdouks, qui en exterminèrent un nombre considérable. Là le jeune Miloch Stoïchevitj, voïevode de Potserie, délivra sa mère que l’ennemi emmenait comme esclave, poursuivit le général en chef Kouline, le tua de sa propre main, et s’empara de son sabre, que tous les Serbes croyaient enchanté.

Sur un autre point du pays, les chrétiens n’étaient pas moins heureux. Les quarante mille Albanais commandés par le pacha de Skadar avaient, en quittant Nicha, suivi la Morava bulgare, qui, pour aller se jeter dans la Morava serbe, forme une large vallée, unique ouverture des montagnes de Serbie du côté de l’orient. Pour garder cette clé du pays, Pierre Dobriniats avait élevé à la hâte les retranchemens de Deligrad ; il s’y défendit six semaines contre toutes les forces albanaises. Ses continuelles sorties étaient combinées avec les attaques des haïdouks de Glavach et de Mladene, qui tombaient chaque jour comme une nuée d’oiseaux de proie des montagnes voisines sur les assiégeans. Enfin, totalement désorganisée et réduite à quelques milliers d’hommes, l’armée d’Ibrahim se débanda.

Ayant ainsi repoussé deux formidables invasions, les Serbes chrétiens, en 1807, purent demander aux Bosniaques musulmans, dans leurs propres foyers, un compte sévère de leurs déprédations. Cette guerre de représailles fut longue et terrible. La lugubre année 1813 rendit aux spahis une partie des avantages qu’ils avaient perdus. Livrés à la Porte par la Sainte-Alliance, les Serbes chrétiens se soumirent. Le gouverneur Sima, cédant aux instigations du consul russe, évacua, en dépit de ses voïevodes, toute la frontière, de la Drina à la Koloubara. Pierre Molar, assiégé par les spahis dans Loznitsa, dut se résoudre à capituler. Le frère et l’héritier de Miloch de Potserie eut dans cette circonstance la faiblesse de se fier à l’évêque bosniaque de Zvornik, qui l’attira dans le camp des spahis, auxquels il rendit honteusement le fameux sabre de Kouline, que les Bosniaques regardent comme un de leurs palladiums. Ce chef imprudent fut ensuite promené par toute la Bosnie, et on finit par l’envoyer chargé de chaînes à Stambol, d’où il n’est plus revenu.

Exaltés par leurs succès, les musulmans serbes débordèrent de nouveau sur la Serbie chrétienne, et reprirent tous les spahiliks, toutes les palanques, d’où on les avait chassés. Il se passa alors d’horribles scènes, auxquelles présida le cruel Soliman, pacha de Skoplie en Hertsegovine, devenu visir de Belgrad. Miloch, adopté par le visir, qui l’avait reconnu comme obor-knèze, servit pendant deux ans, avec un dévouement à toute épreuve, ce bourreau des Serbes chrétiens. Mais en 1815 Miloch, s’apercevant que ses services devenaient importuns aux conquérans bosniaques, et qu’on voulait se débarrasser de lui, passa brusquement du côté de ses coreligionnaires. Appelant au combat tous les Serbes chrétiens, il attaqua à la fois les Turcs et les Bosniaques, qui furent partout vaincus. Le kiaia ou lieutenant de Soliman périt dans une déroute. Bientôt il ne resta plus aux musulmans que Karanovats, où, bloqués par les bandes chrétiennes, ils n’attendaient que l’arrivée de l’obor-knèze pour capituler avec honneur. Miloch, non-seulement les renvoya sains et saufs, mais encore leur donna des présens pour Adem, pacha de Novibazar, avec des explications de sa conduite et des excuses sur sa révolte forcée. Ses instincts machiavéliques lui avaient fait deviner que, pour venir à bout des Bosniaques, il fallait prendre contre eux le parti du sultan ; cette politique lui réussit complètement. Le nouveau visir impérial de Bosnie, Kourchid, content des protestations de fidélité de Miloch, se garda de marcher au secours des spahis abattus. Il resta, avec son armée, campé sur la Drina, en spectateur complètement neutre, pendant que les Serbes chrétiens s’acharnaient sur leurs frères musulmans. En faisant décimer ces tribus les unes par les autres, l’astucieux visir espérait parvenir à les soumettre toutes également au joug du sultan. Bientôt, des nombreux chefs bosniaques il ne resta plus en Serbie que le jeune Ali Sertchesma, pacha de Nikchitj. Cet audacieux capitaine s’obstinant à garder le défilé de Doublié, dans la Matchva, Miloch marcha sur lui en personne, et eut pour la première fois le courage d’attaquer les Bosniaques en plein jour. Le pacha Ali, complètement battu, fut fait prisonnier et amené dans la tente de l’obor-knèze, qui le régala de son mieux, lui servit le café et le tchibouk et, le faisant asseoir sur son plus beau cheval, le renvoya au visir de Bosnie avec des propositions de paix. Ali, en partant, lui promit de tout faire pour l’aider à devenir prince de Serbie.

Le visir Khourchid feignit d’accéder aux demandes de Miloch, et l’invita à une entrevue sur la Drina. Miloch, avec les autres knèzes, se hasarda dans le camp turc ; mais le visir, n’ayant pu obtenir des knèzes la reddition des armes, pensait à retenir Miloch comme otage. L’obor-knèze fut tiré de ce mauvais pas par Ali Sertchesma, qui, en l’introduisant dans le camp, lui avait juré de l’en faire sortir sain et sauf, et voulut tenir son serment. Cette loyauté, jointe à quelques autres complaisances des capitaines bosniaques envers Miloch, augmenta encore l’aversion vouée aux spahis par Khourchid et les Turcs. Le divan se persuada de plus en plus que ces musulmans de Bosnie étaient des traîtres, des giaours mal convertis, et que l’empire ne serait tranquille que quand on les aurait dépouillés de tous leurs priviléges. L’exécution de ce plan n’offrait plus de difficultés sérieuses : les boulevarts extérieurs de l’aristocratie bosniaque étaient détruits ; ces avant-postes qu’elle avait jetés au loin, sous le nom de spahiliks, à travers la Serbie et l’Albanie, jusque sur les balkans bulgares et macédoniens, se trouvaient au pouvoir soit du divan impérial, soit des chrétiens insurgés. Dans le but d’achever la ruine des spahis, le sultan Mahmoud revêtit du visirat de Bosnie le moine Dchelaloudine, homme inflexible, qui avait ordre d’étouffer toute résistance par la terreur des supplices. Sans cour et sans harem, portant dans le visirat les austérités de son couvent, l’étrange ascète sut imposer par sa piété extérieure aux fanatiques bosniaques. Parcourant le pays sous mille déguisemens, il surprenait tantôt les marchands dans leurs bazars, tantôt les raïas et les spahis dans les églises et les mosquées, et s’instruisait ainsi des plus secrètes pensées du peuple. Affectant la plus sévère justice, il soutenait les raïas, sans rien laisser deviner de son antipathie pour les spahis, et, à force de dissimulation, il parvint à s’assurer parmi les spahis eux-mêmes des partisans de ses réformes. La famille Dchindjafitj, de Saraïevo, se déclara la première pour le visir philosophe. Cette conquête en entraîna d’autres. Enfin Dchelaloudine, levant le masque, osa faire égorger les membres les plus redoutables de l’opposition, en commençant par Fotchitj-Achmet, de Saraïevo, et par les begs de Derventa et de Bania-Louka ; puis, ayant emporté d’assaut les forteresses de Mostar et de Srebernik, il en massacra les capitaines. La république de Saraïevo, unie par les liens les plus intimes à l’odchak (conseil de famille des janissaires de Constantinople), auquel elle fournissait plus de recrues qu’aucune autre ville, lui adressa les plaintes les plus véhémentes contre le nouveau visir, et l’odchak se hâta de l’accuser près du sultan. Mahmoud joua l’indignation et prononça la destitution du visir ; mais on n’envoya aucun successeur à Dchelaloudine, qui, ne faisant sans doute qu’exécuter les ordres secrets de son maître, ne se relâcha en rien de ses rigueurs. Cette circonstance ne devait pas manquer d’ouvrir enfin les yeux aux Bosniaques, et de les éclairer sur les vraies intentions du divan. Aussi, lorsqu’en 1820 l’insurrection des Grecs ouvrit une ère nouvelle pour les Gréco-Slaves, le peuple bosniaque, par son inertie inaccoutumée, prouva à la Porte de quelles dispositions il était désormais animé envers elle.

Les Monténégrins crurent le moment favorable pour tomber sur cette population démoralisée, et se mirent à ravager la Bosnie dans tous les sens. Pressés entre un tyran intérieur et l’ennemi du dehors, les malheureux Bosniaques se décidèrent enfin à s’unir à Dchelaloudine, qui mena une forte armée contre le Monténégro ; mais les spahis se battaient à regret, et le visir les ayant entassés dans les défilés de la Moratcha, ils furent complètement défaits. Alors leurs sarcasmes sur la fuite précipitée de Dchelaloudine furent si amers, que l’ascète vengea la Bosnie en s’empoisonnant de ses propres mains (janvier 1821). À la mort de leur visir, ceux des Bosniaques qui avaient embrassé la cause de la réforme et du sultan durent ou émigrer ou s’armer pour se défendre. Le pays tomba dans une affreuse anarchie ; les tribus, les cités, souvent les familles, se battirent entre elles ; le chaos social et l’acharnement des partis devinrent tels, qu’on ne connaît pas même de nom l’impuissant visir qui succéda à Dchelaloudine.

IV.

La Bosnie était arrivée à ce point de dissolution morale que le machiavélisme turc attendait depuis long-temps. L’entière extermination de cette aristocratie indisciplinée pouvait enfin se justifier vis-à-vis de l’empire et même de l’Europe. Le sultan niveleur ne fit pas attendre sa sentence ; elle ne s’étendit d’abord qu’aux janissaires de Constantinople, en majorité Bosniaques, et qui, par leurs révoltes continuelles, n’avaient que trop mérité d’être punis. Mais la justice dégénéra cette fois en une atroce vengeance ; aussi tous ceux des janissaires que moissonna l’artillerie de Mahmoud furent-ils regardés comme de saints confesseurs, et ceux qui purent échapper, s’étant réfugiés en Bosnie, y devinrent l’objet de la vénération populaire. Les nouveaux régimens dressés à l’européenne portaient les ceinturons du sabre et de la giberne à la française, c’est-à-dire croisés sur la poitrine ; or, en dialecte bosniaque, croiser (kerstiti) signifie aussi baptiser. « Quoi ! disaient les Bosniaques, nous laisser baptiser ! Dans ce cas, à quoi bon un sultan ? le tsar russe ou le césar de Vienne seront pour notre baptême de meilleurs parrains qu’un fils d’Othman. » L’indignation était si universelle, que le visir Hadchi-Moustapha et tous les commissaires turcs alors en Bosnie furent honteusement chassés, et durent s’enfuir par la Save à Belgrad sans aucun cortége.

En 1827, Mahmoud éleva au visirat de Bosnie le pacha de Belgrad Abdourahim. Cet homme d’une constitution maladive, mais d’un dévouement et d’une audace à toute épreuve, aidé par son ami le futur prince Miloch, arma quelques centaines de momkes, et entra avec eux en Bosnie, où il réussit à gagner à sa cause le jeune Vidaïtj, rentré après la guerre dans sa capitainerie héréditaire de Zvornik. Une fois introduit dans cette place, clé de la Bosnie du côté du nord, le visir lança hardiment la proclamation suivante : « Mahométans bosniaques, je vous apporte de loin le baiser de la paix et de l’unité fraternelle. Oubliant vos folies, et désirant ouvrir vos yeux à la lumière, je viens vous faire connaître les ordres sacrés du plus puissant des maîtres. Si vous vous montrez obéissans, j’ai le pouvoir de pardonner vos fautes. Choisissez donc entre la vie et la mort ; réfléchissez mûrement, pour ne pas avoir à vous repentir. »

Toutes les réflexions des spahis bosniaques étaient faites ; depuis le massacre des janissaires, ils lisaient clairement dans leur avenir. Aussi les réformistes et les amis de Dchelaloudine, rentrés dans le pays avec le nouveau visir, furent-ils partout reçus à coups de carabine. Alors les amis les plus influens d’Abdourahim, les frères Dchindjafitj, s’avancèrent avec un corps de troupes turques, disciplinées à la franque, pour reprendre possession de leurs foyers à Saraïevo. En vain les spahis et leurs cliens se battirent tout le jour aux portes et dans les rues de la ville avec une fougue désordonnée ; les réformistes triomphèrent par leur tactique nouvelle, et les spahis, bloqués sans vivres dans la forteresse, durent se rendre. Sept de leurs principaux chefs furent aussitôt envoyés à Zvornik, où Abdourahim les fit décapiter ; puis le visir triomphant entra dans Saraïevo, et, quoique les hati-chérifs ou constitutions de la province lui défendissent de séjourner plus de vingt-quatre heures dans cette capitale, il s’y établit comme un conquérant ou plutôt comme un bourreau. Trente begs périrent dans une seule nuit ; la proscription s’étendit à presque tous les pères de famille, qui furent décapités par centaines. Le raïa seul fut épargné, et on ne lui demanda que des contributions de guerre.

La réforme européenne s’installait en Bosnie sur des monceaux de cadavres : Abdourahim n’épargnait pas même ses partisans. Au nom de l’égalité, tous les possesseurs d’un fief quelconque étaient condamnés à mort. Enfin les anti-réformistes les plus déterminés vinrent se jeter aux pieds du visir, se déclarèrent convertis aux mœurs franques, et, avec un enthousiasme habilement simulé, tout ce qui restait de spahis revêtit l’uniforme croisé du nizam. Cette triste comédie, qui succédait à un drame de terreur, dura près d’une année. Enfin l’espoir fut rendu aux Bosniaques dans l’été de 1828 par la marche de l’armée russe sur le Danube : les renforts que le visir devait fournir contre l’invasion moscovite allaient le livrer presque sans défense à leurs coups. Pour prouver son dévouement au sultan, le visir Abdourahim se hâta en effet de réunir trente mille hommes, qu’il envoya sous la conduite de son kiaïa et de son mollah contre les Russes ; mais, arrivés à la frontière de Serbie, ils demandèrent en vain à Miloch le passage par la principauté ; et, au lieu de prendre la route de Novibazar qui était leur chemin le plus direct contre les Russes, les mercenaires d’Abdourahim restèrent campés sous Biélina, dans la grande plaine d’Orlovo-Polié (le champ des Aigles), pendant que les troupes serbes, postées sur l’autre rive de la Drina, les observaient dans une attitude menaçante. Miloch n’ignorait pas que les pillards bosniaques, une fois dans son pays, ravageraient le territoire ; il obéissait donc à son propre intérêt en interdisant aux troupes du visir le passage de la Drina ; s’il eût écouté le patriotisme, il ne se fût pas borné à ce rôle passif, il eût franchi lui-même sa frontière, et eût porté aux raïas chrétiens de la Bosnie le secours fraternel qu’ils réclamaient de lui contre la nouvelle révolution qui allait les livrer encore à la vengeance des spahis. Ces derniers en effet, profitant de la concentration de toutes les forces du visir sous Biélina, vinrent le bloquer lui-même dans Saraïevo, où il n’avait gardé que deux mille hommes. Abdourahim voulut d’abord effrayer les rebelles encore indécis, en faisant saisir quelques-uns des meneurs pour les décapiter ; mais toute la population de la ville se souleva, et des troupes de janissaires, secrètement réunies dans Visoko, à six lieues de la capitale, étant arrivées, on chargea sur tous les points où elle était disséminée la faible garnison du visir, qui, au bout de trois jours, fut presque entièrement exterminée. Le lendemain du massacre, Abdourahim demanda et obtint d’évacuer la citadelle. Il se retira avec ses canons sur Biélina, où il eut la douleur de voir ses trente mille mercenaires bosniaques se débander en criant : « Liberté et ancêtres ! » Privé ainsi des troupes qu’il avait convoquées, le visir dut s’en aller presque seul à la guerre contre les Russes.

Le sultan envoya à la place d’Abdourahim l’ex-pacha de Philippopoli, homme plus doux, mais qui ne fut pas plus heureux que son prédécesseur. Il arriva en Bosnie au printemps de 1829, alors que le chef des Bouchatlis, Moustapha, visir de Skadar, cédant en apparence aux prières de la Porte, se mettait en route avec trente-cinq mille Albanais pour arrêter Diebitch. Moustapha était parvenu à établir parmi ses troupes la plus sévère discipline ; pour le moindre vol, le soldat était puni de mort. Quand les envoyés de Miloch vinrent féliciter ce pacha serbe à Nicha, ils trouvèrent dans son camp des suppliciés exposés avec une poule ou un morceau de pain au cou, signe du larcin qui avait motivé leur condamnation à mort. Ces cruautés du Bouchatli n’avaient cependant pas pour objet de mettre ses troupes en état de lutter contre les Russes, Moustapha était trop habile pour compromettre son armée dans une lutte inégale ; il savait que le cordon vert du martyre l’attendait après la déroute pour le punir de ses révoltes antérieures. Loin de prêter aide au sultan, il songeait à le renverser. Aussi, Diebitch passa-t-il le Balkan sans rencontrer le moindre obstacle, pendant que le visir anti-réformiste de Skadar marchait rapidement sur Constantinople pour y détrôner le sultan, qui n’apparaissait plus aux musulmans que comme un apostat, adepte de l’Europe. Mais l’audacieux Bouchatli rencontra sur sa route le corps russe du général Geismar, qui le força à la retraite. La Russie sauvait à son insu, des tentatives de ses propres sujets, le souverain qu’elle attaquait.

Moustapha, vaincu, se replia sur Philibé, dont les Bosniaques, ses alliés, étaient les maîtres : de concert avec eux, il épuisa par ses contributions de guerre toute la Romélie. Le sultan Mahmoud jugea alors que ses ennemis les plus dangereux n’étaient pas dans le camp moscovite, et il se hâta de conclure la paix avec la Russie. Cette détermination soudaine, dont l’Europe a si mal compris les motifs, réduisit Moustapha à retourner vers Skadar, et les capitaines bosniaques à rentrer dans leurs montagnes, non sans y rapporter un immense butin.

Les serbes musulmans d’Albanie et de Bosnie avaient trop puissamment favorisé l’invasion russe pour que le divan ne cherchât pas tous les moyens de se délivrer de ces ennemis intérieurs. Considérant combien Miloch était resté strictement neutre durant les deux campagnes moscovites, le sultan Mahmoud penchait de lui-même à confier à ce prince chrétien le soin de le venger des spahis ; il n’opposa donc qu’une faible résistance à la demande que fit l’ambassadeur russe d’un démembrement de la Bosnie en faveur de Miloch. Ce démembrement, masqué sous le titre de restitution des anciennes frontières de Serbie, fut accordé dès 1830, et, au printemps de l’année suivante, des commissaires turcs arrivèrent de Stambol à la cour de Miloch pour commencer, de concert avec les géomètres serbes, la délimitation des confins entre la Bosnie et la principauté. On était convenu de commencer ce travail par la Drina. Les commissaires et les géomètres partirent donc tous ensemble pour Zvornik ; mais, plus patriote que le sultan, le pacha de cette ville, le jeune Ali-Vidaïtj, protesta contre toute concession de territoire, fit jeter les commissaires en prison, et ne consentit à les relâcher que quand ils lui eurent juré qu’ils ne mettraient plus le pied dans son pachalik. Miloch et le sultan Mahmoud se contentèrent donc, les années suivantes, de faire dresser par des émissaires déguisés la carte de toutes les frontières en litige, et, une fois rédigées, ces cartes furent envoyées à Pétersbourg sans que la cour même de Stambol en ait, dit-on, gardé copie.

Vidaïtj, beg héréditaire de Zvornik, déjà destitué par Mahmoud à la fin de 1829, était resté dans sa forteresse. La Porte, qui ne pouvait l’en chasser à force ouverte, le séduisit par de brillantes promesses, et le décida enfin à échanger le château de ses pères contre un nouveau pachalik, celui de Srebernik. Vidaïtj quitta Zvornik pour aller prendre possession de son poste officiel ; mais, arrivé devant la forteresse, il la trouva occupée par Memich-Aga, qui avait armé en sa faveur les musulmans et les chrétiens du district, et força son antagoniste à battre en retraite. Revenu à son château de Zvornik, Vidaïtj en trouva également les portes fermées ; un de ses parens, Mahmoud, ami de Memich-Aga, y avait pris sa place. Le proscrit, toutefois, parvint à s’introduire dans la ville au moyen de ses partisans ; il y combattit de rue en rue ses ennemis et allait les expulser, quand le capitaine de Gradachats, Vouseïne, apparut, amenant un renfort aux conjurés. Attaqué par devant et par derrière, Vidaïtj se renferma dans son konak, où il lutta en désespéré jusqu’à ce que Vouseïne et Mahmoud, mettant le feu au palais, forcèrent enfin le héros à se rendre prisonnier.

La Porte, qui très probablement avait ourdi ce complot pour désorganiser la Bosnie, n’obtint point de sa perfidie le résultat qu’elle en attendait. Loin de maltraiter son captif, le jeune Vouseïne l’embrassa et le choisit pour son pobratim, et dès-lors les deux héros inséparables n’agirent plus que comme un seul homme. Fils du capitaine Osmane, dont les piesmas célèbrent la vaillance et la sage équité, Vouseïne, déjà populaire, fut bientôt regardé par tous les Bosniaques comme le défenseur de leurs priviléges ; l’anarchie céda peu à peu devant l’autorité du nouveau chef, et, devenus forts par leur union, les Bosniaques se levèrent contre le sultan giaour. Parmi les piesmas bosniaques composées sur cet évènement, celle d’un aveugle chrétien de Novibazar, nommé Pavel-Tchourlo, mérite d’être citée :

« Dieu clément, tout ce que tu fais est bien ! Comme ton soleil illumine l’Orient et envoie ses éclairs jusqu’en Occident, de même le tsar de Stambol, en ouvrant les yeux, embrassa le monde, et vit tout ce qui s’y passait ; et s’apercevant de toutes les injustices auxquelles les janissaires prêtaient leur appui, il foula avec indignation leur odchak, leva son cimeterre contre ces soldats coupables, et en fit périr soixante mille dans l’espace de six jours. Puis, il lança un firman qu’il envoya dans toutes les provinces, pour annoncer l’établissement du nizam. Des peuples nombreux obéirent, de Stambol à Prichtina, patrie de Pletikosa-Pavel, et à Voutchitern, où naquit l’héroïque Voïno… Mais deux puissans vassaux résistèrent, l’un en Albanie, l’autre en Bosnie, l’un nommé Moustapha, descendant d’Obren-Beg, chef de la race de Bouchatli, l’autre appelé capitaine Vouseïne, issu de ce Vouk Brankovitj, qui trahit l’empire serbe à Kossovo.

« S’inquiétant peu du tsar et de ses firmans, Vouseïne a déclaré que, dût la foudre du ciel le dévorer, rien n’obtiendra de lui obéissance au nizam. Le visir de Skadar a la même pensée, et presse par ses lettres son ami Vouseïne de convoquer pour la guerre les quarante capitaines et les douze grands voïevodes de Bosnie. Aussitôt l’ardent Vouseïne rassemble ses agas et tous les capitaines dans la verte vallée, au pied de son fort de Gradachats. Ils s’asseoient en un vaste cercle sur la prairie, et Vouseïne leur fait distribuer à la ronde le vin et le raki. Les héros boivent à longs traits, et, la coupe en main, discourent sur l’état des nahias et des grads escarpés, sur leurs bonnes et luisantes armes, sur les coursiers et les iounaks ; ils s’informent qui d’entre eux a fait les derniers exploits, a enlevé le plus de têtes aux Monténégrins, ou conquis en tcheta sur les ouskoks le plus riche butin.

« Tout à coup Vouseïne se lève et dit : Capitaines, il y a une proie nouvelle que je veux vous signaler, elle est un but digne de votre courage. Au nom d’Allah et de notre race, abattons le nizam ! Sans rien répondre, les quarante capitaines baissèrent les yeux d’un air distrait, rêvant au mystère qui fait croître les fruits des jardins et les mamelles des jeunes filles. Mais trois braves ne rêvaient pas : c’étaient le pacha Vidaïtj, le beg Philippovitj, et le capitaine Novine du blanc grad de Novino. Ils ne baissèrent point la tête ; regardant le capitaine dans les yeux, la coupe en main, ils lui dirent : Vouseïne, épée de la Bosnie, nous le jurons par nos biens et le saint jeûne du ramazan, aussi long-temps que notre tête tiendra sur nos épaules, nous n’entrerons pas dans le nizam. À ces mots, Vouseïne bondit de joie ; il prend la main des trois chefs, et à la manière des iounaks les baise sur les deux yeux.

« Alors, sentant qu’il est devenu le dragon de la Bosnie, Vouseïne prend la plume, et écrit sur ses genoux cette lettre au vieux Gazi-Memich : « Aïan de Srebernik, vieux gardien de nos frontières, monte sur ton cheval blanc, appelle ton bariaktar[3] Bekir, et suivi de tes bandes, viens nous joindre au plus vite, car nous voulons exterminer le nizam, et avec l’aide d’Allah rétablir la pureté du Koran. » Cette lettre causa au vieillard un tel bonheur, que tout son corps en tressaillit ; il appela son bariaktar : — Cher Bekir, déroule notre bannière, va la planter au haut du tertre dans la plaine, et fais entendre le coup de canon d’alarme, pour que tous nos braves accourent, et qu’avec eux nous nous mettions en marche contre le nizam. — Le porte-drapeau obéit, éleva le grand étendard sur la prairie, tira le canon d’appel, et soudain la plaine se trouva couverte de guerriers ardens, dont les pas faisaient surgir un nuage poudreux, où se croisaient les éclairs jaillissant des aigrettes de pierreries et des étincelantes cuirasses.

« L’armée marcha contre le visir, qui n’osa pas résister. Quoiqu’elle eût pu s’emparer de sa personne, l’ayant surpris sans défense, elle le laissa s’enfuir avec neuf capitaines hertsegoviniens, qui le conduisirent à Stolats. Vouseïne se borna à prendre possession du palais visiral et de ses richesses… Bientôt par toute la Bosnie, de Novibazar à Mostar, il ne resta plus un cadi, ni un aga, ni un seul capitaine du parti turc ; la renommée s’en répandit à toutes les frontières, et provoqua l’enthousiasme des braves qui les gardent. »

La piesma ne donne qu’une faible idée de la vive sympathie avec laquelle toutes les populations restées sincèrement musulmanes accueillirent le plan héroïque des Bosniaques. Il n’y avait qu’une seule voix : À bas le sultan giaour et les idées de l’Europe ! Ces idées, en effet, entraînaient une révolution complète dans le vieil édifice de l’islamisme, elles contredisaient les mœurs, les droits établis ; tout ce qui avait eu puissance jusqu’à ce jour en Orient. Ce fut alors qu’on commença enfin à voir l’antithèse morale établie par les temps modernes entre notre Occident, avide de nouveautés et de réformes, et le vieux monde oriental, où la haine des innovations est le sentiment le plus populaire. Ici les novateurs, les hommes de progrès, sont les princes, qui imposent forcément l’oubli des vieilles mœurs aux peuples, conservateurs obstinés du passé. En Europe, au contraire, les princes soutiennent le statu quo et les antiques traditions contre l’esprit des peuples, avides de changemens. Outre l’antipathie religieuse que les réformes européennes soulevèrent chez tous les Orientaux, même chrétiens, la Bosnie musulmane avait contre ces réformes une antipathie politique d’autant plus prononcée, qu’elle voyait dans le triomphe des idées occidentales l’asservissement futur des spahis aux raïas. Pour échapper à cet avenir menaçant, les villes de Saraïevo, Belgrad et Nicha réhabilitèrent publiquement l’ordre des janissaires. Au commencement de 1831, conduits par Vouseïne, les Bosniaques allèrent au nombre de plusieurs milliers surprendre le visir dans son grad de Travnik, lui firent déposer l’uniforme franc pour reprendre l’ancien costume des fidèles, le forcèrent à se laver comme un homme souillé, et à réciter publiquement des prières expiatoires ; puis ils l’emmenèrent avec eux pour se servir de l’autorité de son nom dans leur marche hardie vers Stambol, où ils voulaient aller proclamer un nouveau sultan. Mais pendant les fêtes du ramazan, le visir prisonnier parvint à s’échapper, fut reçu dans Stolats, et de là se réfugia en Autriche, d’où il regagna par mer le Bosphore.

L’insurrection s’étendit presque en même temps de la Bosnie dans les Albanies, où quarante mille guerriers slaves et chkipetars se levèrent avec le Bouchatli Moustapha pour appuyer les vingt-cinq mille Bosniaques de Vouseïne dans l’attaque qu’ils avaient résolue contre Constantinople. L’avant-garde de ces rebelles, sous la conduite de Kara-Teisia, envahit la Bulgarie en y semant l’incendie et la mort. Ces nouveaux kerdchalis, ayant pris d’assaut Sophia, la livrèrent à toutes les horreurs du pillage. Stambol était dans la désolation : déjà le sultan songeait à demander le secours des Russes ; mais le grand-visir Rechid sut gagner des traîtres parmi les insurgés, et bientôt contraignit Moustapha à rétrograder vers Skadar. En même temps le prince Miloch menaçait le chef des Bosniaques de marcher contre lui s’il avançait, et offrait, s’il s’arrêtait, d’intervenir en sa faveur auprès du grand-visir. Le fier Vouseïne, qui signait toutes ses dépêches du nom de Zmaï od Bosna, dragon de la Bosnie, n’écrivit en réponse à Miloch que ce peu de mots : « Esclave affranchi, borne-toi à manger le peu de nourriture qui se trouve devant toi ; moi, j’ai renversé mon plat, et je ne veux point de ton intervention auprès du grand-visir. Approche, si tu l’oses ; je suis prêt à te recevoir ; mon sabre coupait déjà les têtes avant que le tien fût forgé. » Et les vingt-cinq mille Bosniaques défilèrent le long de la Serbie, défiant Miloch de venir les attaquer. En approchant de la fameuse plaine de Kossovo, ils chantaient cette strophe, pleine d’un mélancolique héroïsme :

« Nous marchons, tous frères, vers les champs de Kossovo, où nos pères ont perdu et leur gloire et leur foi. Là, nous pouvons à notre tour perdre aussi notre gloire et notre religion ; mais si Allah le permet, nous les sauverons et reviendrons victorieux en Bosnie. »

La rapsodie qui raconte cette campagne s’ouvre par une description tout homérique des corps de troupes des différentes nahias. Le rendez-vous général est dans la grande prairie qui entoure Novibazar :

« Les vertes bannières s’y déroulent innombrables, et flottent au gré du vent comme dans le ciel roulent les nuées d’orage. En tête de tous les capitaines brille Djoul-Aga de Saraïevo, qu’entourent douze mille guerriers. Plus loin se distinguent Mourat-Phalé, de la bonne ville de Bania-Louka ; Vidaïtj, hospodar et pacha du grad de Zvornik ; Novine, commandant de la place frontière de Novino, et puis le dragon de feu, le capitaine de Touzla… À l’arrière-garde sont postés avec leurs bandes les deux Bekirovitj,… le capitaine Klimma, dont on plaisante comme d’un guerrier sans valeur, mais Klimma est la première épée de la Bosnie ; … puis Daoud, hospodar du grad menaçant de Pekine à la frontière, et Kozlo, le plus bouillant des capitaines bosniaques.

« Avant de partir, tous ces braves se réunissent aux portes de la belle cité de Novibazar, forment un grand cercle autour de Vouseïne, et, vidant à la ronde la coupe de vin, ils se jurent les uns aux autres qu’il n’y aura pas de fuyard à Kossovo. Ensuite ils montent sur leurs bons coursiers et se mettent en route à la grace de Dieu, chantant, faisant caracoler leurs chevaux, tirant en l’air leurs pistolets sonores, en réponse aux salves d’adieu que leur envoient les canons de la ville. Vouseïne les mena en avant jusqu’à la plaine de Rogozna, sous le fort de Zvetchani, où l’armée bivouaqua. Le lendemain, à l’aurore, elle alla donner l’assaut à Bania, dont la prise lui coûta douze braves, et où elle fit dix-huit Turcs prisonniers. La ville d’Ipek, en face de Doukagine, opposa plus de résistance. À la fin du troisième jour, le pacha Vidaïtj, impatient, va trouver dans sa tente son frère d’armes Vouseïne ; ils boivent le moka et la vapeur du tchibouk ; puis le pacha dit au général en chef : — Ami, laissons cette bicoque, et allons livrer bataille. — Pacha, sabre de l’empire, lui répond Vouseïne, ne risquons pas de perdre notre armée, et assurons-nous un refuge en cas d’échec. — Au même instant arrive une lettre de Rasak, pacha de la citadelle assiégée, qui, loin de crier aman, les menace de faire sur eux feu de son artillerie. Vouseïne, indigné, appelle tous ses faucons : — À l’assaut ! leur crie-t-il ; Allah soutient notre cause dans le divan céleste. — Et tous, sautant à cheval, assaillirent la palanque d’Ipek, ils la franchirent comme un éclair ; arrivés au pied du grad, ils y laissèrent, il est vrai, beaucoup de morts, mais parvinrent à en escalader les remparts, et en emportèrent un énorme butin.

« Poussant alors leurs coursiers par la vallée de Drenitsa, les vainqueurs ne descendirent plus de cheval que dans la plaine de Kossovo, où ils campèrent sous Prichtina et restèrent quelques jours en repos. Puis trois cents gardiens de frontière, braves à qui la mort sourit, partirent avec Memich-Aga pour aller défier le nizam. Ils maraudent dans la campagne, demandant partout où est le nizam impérial. Une bonne fortune le leur fait rencontrer au gros village de Lipliani, où, dirigé par le pacha de Prisren, il élevait un retranchement pour y placer des batteries et défendre Kossovo. Aussitôt Memich-Aga expédie un des siens pour porter cette nouvelle à Vouseïne ; puis, à l’heure du saba (prière de l’aurore), tous crièrent : Malédiction au sultan ! et la lutte s’engagea… Elle dura jusqu’à ce que tout le nizam eût été broyé, et que ses canons, ses caisses d’argent, ses tentes, ses provisions de guerre et de bouche, fussent tombés au pouvoir des Bosniaques. »

Le grand-visir Rechid, qui se tenait alors à Skopia en Macédoine, envoya contre les vainqueurs les pachas Khor-Ibrahim et Hadchi-Achmet avec une nouvelle armée, composée principalement de mercenaires arnautes. Les Arnautes, en passant au parti de Vouseïne, lui valurent un nouveau triomphe. Si les Bosniaques eussent marché en avant, ils se seraient emparés de Skopia et du grand-visir, et auraient peut-être mis fin au règne de Mahmoud ; mais leur général n’était qu’un héros. Étranger aux ruses diplomatiques, il se laissa tromper par l’adroit Rechid, qui s’engagea à rendre à la Bosnie tous ses anciens priviléges, et de plus à lui donner pour visir un indigène, qui serait Vouseïne lui-même. L’armée ne pouvait rejeter de telles propositions ; elle les accepta et rentra en Bosnie, commettant la faute énorme d’abandonner son vieil allié Moustapha, et de le laisser bloqué dans Skadar. Pour couronner ses heureuses machinations, Rechid promit en secret au capitaine de Touzla qu’il le ferait visir à la place de Vouseïne, dont la jeunesse portait mal le poids d’une telle dignité. Le vieux guerrier se laissa séduire et prit publiquement le parti de la réforme, avant même que l’armée se fût dissoute. Devinant en lui un traître, Vidaïtj voulait l’attaquer et le tuer ; mais Vouseïne retint le bras de son ami. Dès-lors le gouverneur de Touzla ne fut plus occupé qu’à miner sourdement la popularité du héros.

La retraite des Bosniaque était tout ce que le grand-visir désirait. Ayant ainsi assuré ses derrières, il envoya soixante mille soldats dévaster le nord de l’Albanie, et Moustapha, cerné dans sa forteresse de Skadar, dut se rendre après avoir soutenu un bombardement qui dura trois semaines.

Débarrassé de Moustapha, Rechid tourna contre les Bosniaques l’action dissolvante de ses intrigues. Il vint en personne établir son camp à Voutchitern, dans la plaine de Kossovo, d’où il pouvait dominer et menacer à la fois la Bosnie et les Albanies. Cependant Vouseïne, qui se croyait le visir légal des Bosniaques, s’était formé une cour visirale à Travnik, et se faisait nommer non plus le dragon, mais le héros de la Bosnie. La secrète jalousie que les autres chefs lui portaient avait été soigneusement fomentée par l’astucieux Rechid. L’inébranlable amitié de Vouseïne pour Ali-Vidaïtj lui avait aliéné le rival et le successeur d’Ali dans Zvornik. Le pacha de Touzla et les nahias du nord étaient réformistes ; celles du midi, sans cesse menacées par les chrétiens libres et les ouskoks d’Hertsegovine, penchaient aussi pour le sultan. Enfin la ville même de Saraïevo, sentant que son commerce est étroitement lié à celui de Constantinople, ne resta pas sourde aux insinuations du grand-visir. Alors un firman impérial vint tout à coup frapper d’effroi Vouseïne, en nommant, à sa place, visir de Bosnie, un étranger, Kara-Mahmoud, qui se rendit à son poste avec 30,000 hommes, dont 12,000 appartenaient au nizam. Quoique naturellement doux, Vouseïne avait dû faire exécuter récemment à Saraïevo plusieurs agas séditieux ; les ennemis, exploitant cette circonstance, le peignaient au peuple comme un tyran, et il ne put envoyer que 2,000 volontaires à la rencontre de son rival.

Les deux avant-gardes se rencontrèrent sous le grad de Kossovo, qui semble destiné fatalement à voir s’accomplir dans sa plaine toutes les luttes décisives entre les Serbes et les Turcs. Mais cette fois les Osmanlis combattaient quinze contre un ; après une résistance acharnée, les Bosniaques succombèrent et ceux, en petit nombre, que le nizam fit prisonniers furent envoyés dans les bagnes de Stambol. Le mousselim de Priépolié, Hadchi-Mouï, un des plus ardens champions de Vouseïne et de l’ancien régime musulman, osa encore défendre le pont de la Lim avec deux canons et quelques centaines de spahis ; mais il fut enfin saisi et promené sur un âne, le visage tourné vers la queue de sa monture, à travers la ville dont il avait été le juge. Décidé à mourir, Vouseïne quitta avec ses amis Saraïevo, et alla se retrancher à cinq lieues de cette capitale, sur les versans du Vitez, qui est pour le pays une espèce de mont sacré. Touchés de son héroïsme, les Bosniaques vinrent l’y joindre en foule, et quand le nouveau visir Kara-Mahmoud arriva sur le Vitez, il y trouva rangés vingt mille combattans. Mais beaucoup d’entre eux étaient des raïas que leurs maîtres avaient eu l’imprudence d’armer : la bataille engagée, ces raïas refusèrent de lutter pour des spahis qui les opprimaient, et la discorde fit encore une fois triompher les impériaux. Vouseïne culbuté ne parvint à rallier ses derniers braves que sous les murs de Saraïevo, où, soutenu par Vidaïtj, il fit des prodiges de valeur pour interdire aux Turcs l’entrée de la capitale. Ce jour-là, huit chevaux périrent sous lui. Désespérant de réduire de tels hommes, malgré la supériorité énorme de ses forces, Kara-Mahmoud songeait à la retraite, quand sa bonne fortune fit tout à coup arriver à son secours le terrible aga de Stolats, Ali, à la tête des raïas et ouskoks hertsegoviniens, tous pleins d’ardeur, tous ayant à faire expier aux spahis de longues vexations. Ces guerriers chrétiens prirent les Bosniaques en flanc et achevèrent de les exterminer. N’ayant plus de soldats ; le dragon Vouseïne, avec son pobratim Vidaïtj et deux cents begs, se fit jour à travers l’armée turque, et exécuta une admirable retraite jusqu’à la frontière d’Autriche.

Kara-Mahmoud, entré dans Saraïevo, s’y conduisit noblement ; il fit respecter les personnes et les biens, mais refusa d’aller demeurer à Travnik, et s’érigea un konak et des casernes sur la butte de Goritsa, à un quart de lieue seulement des murs de la ville. Quant aux begs héréditaires des différens châteaux, il sut, par l’ascendant de son caractère et sans recourir à aucune promesse, les amener les uns après les autres à se rendre, et peu à peu il les envoya tous à Constantinople, où le divan les fit garder à vue. De simples aïans et des mousselims, révocables par le visir, remplacèrent les begs de Bosnie. Les citoyens de Saraïevo, qui voyaient avec indignation Kara-Mahmoud demeurer près de leurs murs, contrairement à la constitution bosniaque, assaillirent le mont fortifié du Goritsa pour en expulser le nizam ; mais ils furent battus et repoussés, et cette nouvelle révolte n’eut d’autre résultat que de faire peser plus lourdement sur les vaincus la domination ottomane.

Obligé de quitter la Macédoine pour aller combattre les Arabes en Syrie, le grand-visir Rechid donna une dernière preuve de son habileté prévoyante en accordant à tous les begs bosniaques réfugiés en Autriche une amnistie complète. Presque tous, jusqu’à Teisia-le-Ravageur, ancien général des kerdchalis, rentrèrent dans l’empire ; Vouseïne et Vidaïtj refusèrent seuls de croire aux promesses d’un homme qui les avait si cruellement trompés ; mais pour tout véritable Oriental, l’exil en Europe est un si affreux supplice, qu’il devint bientôt intolérable aux deux bannis. Quoiqu’il possédât d’immenses richesses et qu’il vécût librement à Essek, en Hongrie, avec toute la pompe d’un visir, entouré de cent delis aux armes superbes, ayant des chevaux arabes couverts de harnais d’or, Vouseïne implora comme un criminel la clémence du sultan. Vers la fin de 1832, le firman qui le graciait étant arrivé à Zemlin, le proscrit se rendit dans cette ville avec son brillant cortége, et, s’appuyant sur son pobratim Vidaïtj, il écouta, en présence de l’état-major autrichien, la lecture du firman. La clémence du tsar turc était sévère : enlevant au héros ses titres, ses biens, ses espérances, elle ne lui laissait que la liberté personnelle ; encore devait-il se choisir un lieu fixe d’où il ne sortirait plus, et ce lieu ne devait pas être en Bosnie. À cette déclaration désolante, Vouseïne ne put cacher sa douleur, un torrent de larmes s’échappa de ses yeux ; il invoqua sa chère Bosnie, et regretta de n’être pas mort en combattant pour elle. Cependant préférant un exil obscur, même au fond de l’Asie turque, à une riche et libre existence chez les infidèles d’Europe, il s’embarqua humble et résigné pour Belgrad, et de là se rendit à Constantinople.

Le divan impérial n’avait dompté les Bosniaques qu’à l’aide des raïas, il était naturel qu’il se fiât désormais aux chrétiens plus qu’aux spahis ; et comme les chrétiens tendaient à se réunir aux Serbes du Danube, le sultan se hâta de publier un hati-chérif qui démembrait la Bosnie au profit de la principauté serbe, et réglait les dispositions relatives à l’évacuation par les musulmans des six districts cédés à Miloch. Ces six districts étaient la Kraïna, y compris Kloutch, la Tserna-Rieka avec Gourgousovats, Bania et Sverlik, la nahia d’Alexinats avec Paratjine et Rajnia, le pays de Krouchevats, une partie du Stari-Vlah (vieille Valachie), en y comprenant la fraction du pachalik de Novibazar appelée Bervenik, et enfin le district de la Drina, composé de la Radjevina et du Iadar.

La fixatïon de ces nouvelles frontières ne s’accomplit pas aussi paisiblement qu’on l’espérait. En vain les deux pachas de Belgrad et de Vidin, Hussein et Vedchi, envoyèrent leurs commissaires Tjakhif et Abdoul-Aga pour seconder les commissaires serbes Velkovitj et Iosif Milosavlevitj ; en vain le sénateur George Protitj parcourut tous les confins en litige pour s’assurer que les Turcs ne gardaient rien de ce que le hati-chérif adjugeait à son pays ; malgré toutes ces mesures, quand on voulut faire évacuer aux populations musulmanes les chaumières de leurs aïeux, elles poussèrent des cris de désespoir et se défendirent avec fureur. Sept villages voisins de Krouchevats, dont les forêts et les prairies communales étaient cédées à la Serbie, voulurent en interdire l’approche aux pâtres serbes. Les troupes de Miloch survinrent et battirent les anciens propriétaires. Affectant alors quelque compassion, le kniaze accorda un sursis aux Bosniaques dépossédés, pour qu’ils pussent recueillir et emporter dans l’exil leur dernière moisson de maïs. Mais la moisson faite, quand on voulut les arracher à leurs pénates, les infortunés, ne pouvant se résigner à l’exil, appelèrent à leur secours les golatchanes (enfans nus). Ces soldats vagabonds, licenciés par la Porte, vinrent au nombre de plusieurs milliers, et, après avoir culbuté les avant-postes de Miloch, se portèrent sur Klissoura et se mirent à incendier les villages serbes, dont ils emmenèrent les femmes comme esclaves.

Néanmoins les Bosniaques ne pouvaient accepter qu’à contre-cœur l’appui de ces golatchanes, sans-culottes et communistes de l’Orient, qui nient la propriété et le mariage, parce qu’ils se voient violemment réduits à la misère et au célibat. De pareils prolétaires inspiraient trop d’horreur aux spahis pour que ces nobles ne cherchassent pas d’autres auxiliaires. Ils conjurèrent les pachas voisins de leur envoyer des troupes disciplinées, qui les aidassent dans leur lutte inégale ; mais le pacha de Stolats, l’ambitieux Ali, écouta seul leurs prières. Oubliant qu’il devait son élévation au secours des ouskoks chrétiens, et qu’il avait contribué plus qu’aucun autre à briser la puissance des spahis en 1831, il prit la défense de ces mêmes hommes dont il avait causé la ruine, et déchaîna en leur faveur ses bandes hertsegoviennes, qui ravagèrent avec le fer et le feu le Stari-Vlah. Pendant ce temps, Mitchitj de Rouina, que Miloch avait nommé gouverneur de cette province, plantait des croix tout le long de la nouvelle frontière, et, sur les points où elle traversait des forêts, il abattait les arbres pour établir des corps-de-garde. Il était encore occupé à ce travail quand une pauvre orpheline, échappée au massacre des raïas de Mokra-Gora, vint lui apprendre les ravages commis par les Bosniaques. Aussitôt Mitchitj vola avec ses momkes au secours des victimes ; mais il ne trouva plus que des cadavres et des cendres. Les cinq cents Bosniaques musulmans qui avaient détruit Mokra-Gora pour ne pas voir passer ce village intact aux mains de leurs rivaux, s’étaient portés sur Zaovina, autre commune éloignée de deux lieues, et qu’ils ravageaient également. Leurs chefs étaient Arif, beg de Vichegrad, Sali, beg de Roudog, Alaï-Tchenghitj, Moustaï et Sertchitj, begs de Zagora, de Priboïé et de Gorajda. Ces hommes naguère opulens, qui se voyaient réduits à la misère, s’étant abouchés avec Mitchitj, lui dirent que les terrains concédés appartenaient en propriété à leurs familles et à leurs tribus, que le sultan ne pouvait les aliéner sans s’entendre auparavant avec eux, et qu’en conséquence ils avaient droit de les défendre, jusqu’à ce que la supplique envoyée par eux au divan obtînt satisfaction. Mitchitj ne répondit qu’en présentant les ordres de Miloch, et, à la tête de trois cents momkes, chargea les begs, qui, après lui avoir tué ou blessé grièvement une vingtaine d’hommes, se replièrent sur le défilé qui défend les abords de Vichegrad et s’y retranchèrent. Renonçant à les forcer, Mitchitj alla donner l’assaut à Mokra-Gora, occupé par trois cents Bosniaques, qui, après un combat de trois heures, se retirèrent, laissant leurs morts, et entraînèrent dans leur retraite sur Vichegrad un renfort de deux cents spahis qui accouraient à leur secours.

Miloch reçut la nouvelle de ces tristes scènes dans sa résidence de Kragouïevats, située à cinquante lieues de la frontière de Bosnie. Il réunit aussitôt quatre mille guerriers d’élite et les confia à son frère Iovane, le chargeant d’aller tirer une éclatante vengeance des infidèles, pour leur apprendre à mieux respecter les ordres de leur sultan. Cette petite armée se dirigea sur Vichegrad, où les spahis dépossédés avaient concentré leurs forces ; mais, à l’approche des Serbes chrétiens, les malheureux begs s’enfuirent en tumulte au-delà de la Drina, avec leurs femmes, leurs enfans, leurs chariots. Ils étaient chassés pour toujours ! Quand les derniers Maures quittèrent Grenade, bannis par les Espagnols, il se passa un drame plus poétique peut-être, mais non plus attendrissant que celui dont le Stari-Vlah fut le théâtre au printemps de 1834. Ici on voyait non pas, comme en Espagne, deux peuples différens, mais un seul et même peuple, divisé en deux fractions, chrétienne et musulmane, dont l’une, se croyant, dans son fanatisme, ennemie irréconciliable de l’autre, la renvoyait sans pitié du territoire obtenu par les traités. On voyait des Serbes, la croix en main, chassant des Serbes leurs frères des cabanes où ils étaient nés. Le faible dépouillé et le spoliateur se maudissaient dans la même langue ; des troupes de mères éplorées, d’enfans à demi nus et sans abri, remplissaient les chemins. « Avec nos champs, vous nous enlevez notre pain, nous mourrons de misère ! » disaient les proscrits aux nouveaux maîtres. « Qu’importe ! vous êtes des chiens d’infidèles ! » criaient les gens de Miloch. Ainsi on voyait ces hommes récemment arrachés à l’esclavage se faire un jeu de la liberté d’autrui.

La Gazette d’état de Serbie, en racontant ce triste évènement, cache avec soin la douleur des populations expulsées ; elle donne à croire que leur résistance a été provoquée par les intrigues du turbulent Ali, pacha de Stolats ; les ravages des begs dans le Stari-Vlah passent pour une invasion en Serbie. La Gazette ajoute que Miloch va réclamer de la Porte un dédommagement pour les frais de la campagne. Elle raconte plusieurs traits d’héroïsme des raïas serbes, notamment celui du pope de Zaovina, nommé George Djouritj, qui, avec trois de ses paroissiens, défendit pendant plusieurs heures son presbytère contre quatre cents Bosniaques. Appuyés par les pachas turcs, ceux qui avaient vaincu dans cette guerre facile revinrent enfin à Kragouïevats, où leur prince les fêta splendidement. On évalue à quatre cents lieues carrées l’étendue des six districts concédés à la Serbie, et on croit que leur population s’élevait à deux cent mille ames avant l’expulsion des habitans musulmans.

Le kniaze serbe ayant envoyé un de ses ministres remercier le sultan de ses bienfaits, Mahmoud dit à l’envoyé ces remarquables paroles : « Je suis très satisfait de la conduite de Miloch-Beg. J’espère qu’il restera dévoué à mes intérêts comme aux siens propres. Je sais d’ailleurs qu’il adhère par sympathie à mon gouvernement, j’ai appris combien il a puissamment aidé mon grand-visir Rechid à dompter les rebelles bosniaques et albanais. Je lui recommande de continuer de veiller sur la Bosnie et l’Albanie, et d’entretenir avec leurs pachas des rapports amicaux et une correspondance assidue… Il ne doit pas douter de ma bienveillance, et il me fera même plaisir s’il vient me voir en personne, pour que je puisse le récompenser en empereur de ses services. » Les proclamations et la Gazette officielle de Serbie ne cessèrent pendant long-temps de revenir sur ces éloges et sur les faveurs accordées au kniaze, par le sultan ; mais elles se gardaient de laisser voir que ces faveurs étaient achetées au prix de l’asservissement des autres Slaves de la Turquie. Miloch connaissait en effet tous les complots formés par ces Slaves, dans le but de leur émancipation, et il dévoilait ces complots à la police turque en même temps qu’aux agens russes, s’assurant ainsi un appui dans les deux cours rivales. Le nouveau visir de Bosnie, Daoud, qui avait espéré calmer les Bosniaques bannis des champs paternels en leur témoignant quelque sympathie, ne réussit qu’à leur rendre, par cet appui officiel, le courage de la vengeance. Dépouillés par les chrétiens libres, ils se jetèrent avec fureur sur les chrétiens raïas. Les frères et enfans des capitaines persécutés les années précédentes prirent hautement la défense de ces maraudeurs musulmans, et les raïas de Bosnie se virent soumis à mille tortures. Vainement ils invoquèrent Miloch et le sultan, qui, ayant causé par leurs actes tyranniques cette persécution nouvelle, auraient dû se hâter d’y mettre un terme : ni Mahmoud ni Miloch ne s’inquiétaient de leurs victimes.

À la fin de 1834, les raïas, poussés à bout, se soulevèrent contre leurs spahis, et mirent à leur tête un pope nommé Iovitsa. Aussitôt Miloch leur fit exprimer son mécontentement ; quelques bandes de iounaks étant allés de Serbie au secours de leurs frères bosniaques, le prince les rappela et les punit sévèrement. L’insurrection ainsi contrariée fut vaincue ; Iovitsa lui-même, après s’être long-temps défendu dans les forêts, dut passer dans la principauté, où Miloch ne tarda pas à le faire incarcérer. Du fond de son cachot de Belgrad, l’infatigable patriote bosniaque ourdit une nouvelle conjuration, et au printemps de 1835, deux mille raïas, sous la conduite du knèze Pavel, recommencèrent la lutte dans les vallées de la Drina. Ces malheureux schismatiques virent alors pour la première fois les missionnaires catholiques de Bosnie s’intéresser à leurs souffrances, et leur envoyer comme auxiliaires l’élite de leurs ouailles. Mais catholiques et schismatiques ne se battaient qu’avec des instrumens de labourage : comment auraient-ils pu dompter ces terribles spahis dont la vie tout entière n’est qu’une étude passionnée des exercices militaires ? ils furent encore vaincus, et le malheureux Iovitsa se vit livré par Miloch, comme l’auteur principal de ces troubles, au pacha de Vidin ; ce ne fut que sur un ordre exprès du sultan que le captif recouvra enfin sa liberté.

Le visir de Bosnie, Daoud, n’était pas d’un caractère assez ferme pour faire triompher dans ce pays, même avec l’appui de Miloch, les réformes de Mahmoud. Vers la fin de 1835, le divan lui donna donc pour successeur un Turc d’Anatolie, l’énergique Vedchi, qui était alors pacha de Belgrad. Les courtisans de Miloch escortèrent Vedchi jusqu’aux confins de la principauté, et avant de se quitter, chrétiens et musulmans dînèrent ensemble, à l’asiatique, les jambes croisées, sous des tentes aux riches couleurs. Ainsi, pendant qu’au mépris des tendances européennes de son peuple, Miloch, comme un satrape d’Asie, rétablissait chez lui les mœurs et les institutions turques, en Bosnie, au contraire, il intervenait, au nom de la civilisation d’Occident, chez un peuple à qui cette civilisation est odieuse. Le tyran serbe aidait de tout son pouvoir le sultan giaour à étouffer les antiques libertés oriento-slaves, garanties aux Bosniaques par tous les tsars musulmans. N’ayant pour guide que son intérêt propre, Miloch relevait d’une main ce qu’il abattait de l’autre ; il imposait aux Bosniaques les réformes dont ils ne voulaient pas, et refusait ces mêmes réformes à ses propres sujets, qui les demandaient à grands cris. N’était-il pas juste que ce despote fût enfin renversé ? Cependant à mesure que sa puissance s’écroulait en Serbie, il s’élevait en Bosnie une puissance nouvelle. Les raïas, que Miloch avait trahis, se tournèrent dans leur désespoir vers le visir Vedchi, qui, préludant au hati-chérif de Gulhané, leur parlait d’égalité devant une loi unique, commune à tous les rangs, à tous les cultes. Quoiqu’ils comprissent peu de chose à ces théories occidentales, les raïas devinèrent qu’elles pouvaient les venger de leurs spahis ; il n’en fallut pas davantage pour assurer l’appui de la population chrétienne à Vedchi, qui devint bientôt pour les Bosniaques un maître absolu.

Vaincue dans tant de combats, l’aristocratie bosniaque ne résistait plus par les armes ; il s’agissait de la vaincre jusque dans ses mœurs, en déclarant abolis tous les fiefs, toutes les dignités héréditaires, depuis les spahiliks jusqu’aux grandes capitaineries, et en les remplaçant par des emplois temporaires. Cette révolution, qui avait pour but officiel de substituer aux droits de l’hérédité les droits de la capacité, s’annonça en 1837 par la destitution des principaux capitaines de la Croatie turque. Vedchi les remplaça par des aïans nommés à vie ; Bania-Louka fut la première ville qui accepta ce nouvel état de choses. Toutefois le visir, n’ayant point d’armée, n’osait encore pénétrer dans la capitale de la Bosnie, et se bornait à expédier de sa citadelle de Travnik les ordres impériaux ; mais les spahis lui obéissaient par crainte, car Vedchi avait pour lui les raïas. Depuis le derviche Dchelaloudine, aucun visir n’avait joui dans ce pays d’un pouvoir aussi étendu. Tout à coup le sultan Mahmoud fut enlevé à l’empire ; les musulmans bosniaques saluèrent avec une joie indicible la mort de ce souverain qui, durant son long règne, n’avait cessé de saper leur puissance par tous les moyens. Les partisans de l’ancien régime voulurent remuer, mais Vedchi leur imposa silence. L’aristocratie des spahis était désormais trop affaiblie, divisée en trop de factions rivales, pour pouvoir réclamer efficacement ses priviléges. Quant au bas peuple musulman, la terreur le contenait. Aussi, lorsque les ministres d’Abdul-Medjid, loin de retourner en arrière, eurent cru pouvoir étonner l’Europe par un coup d’état inattendu en promulguant le hati-chérif de Gulhané, le visir réformiste, Vedchi, se trouva dans une position des plus fortes au milieu des raïas serbes.

La puissance du visir de Bosnie était telle, que le prince Miloch, déposé du trône, ne crut pouvoir remettre le soin de sa vengeance en de meilleures mains que celles de Vedchi. Des lettres qu’il expédia à ce visir et aux autres pachas bosniaques leur léguèrent comme une proie son ingrate et indocile Serbie. Peut-être espérait-il, par cette mesure, abattre ce qu’il appelait le parti russe, et réaliser violemment la concentration de toutes les tribus de race serbe sous la suprématie d’un seul visir. On conviendra qu’il y avait au moins un machiavélisme bien cruel dans le choix des moyens employés pour arriver à ce but. Les deux pachas de Zvornik et de Novibazar, avec cinq ou six mille musulmans d’avant-garde, parurent à la frontière serbe, tout prêts à l’envahir. Heureusement, les visirs de Bosnie et de Bulgarie envoyèrent à ces pachas défense, sous peine de mort, d’attaquer la principauté que garantissaient deux empereurs, ils leur ordonnèrent de se rendre aussitôt à Nicha. Ces chefs y portèrent, pour se justifier, la lettre d’appel de Miloch, où on lisait que, las de régner sur des rebelles, le prince remettait sa patrie aux Turcs comme à ses maîtres légitimes. Cette lettre, envoyée à Belgrad, fut lue devant la skoupchtina serbe, qui fit remercier Vedchi de sa prudente modération.

Le visir avait d’ailleurs sur les bras de trop sérieuses affaires pour penser à venger son cher Miloch en inquiétant la Serbie. Le vieux pacha de Skopia, Osmane, au concours et à la sagesse duquel il devait tous ses succès, avait été envoyé comme visir en Asie : l’absence de ce vieillard laissait un grand vide dans le conseil de Vedchi. Bientôt les begs de Saraïevo, indignés des manières franques et des vexations fiscales du représentant de Vedchi dans leur ville, le chassèrent ignominieusement. Le visir, qui avait eu le temps de former son jeune nizam aux manœuvres européennes, et qui se fiait dans cette force nouvelle, ne craignit pas de sommer les begs et sénateurs de la capitale de venir à Travnik se justifier devant lui. Le corps des begs et des spahis, dont une paix assez longue avait cicatrisé les blessures, accepta le défi, et après avoir invité le sultan à juger dans leur cause et à les recevoir sous son ombre, n’obtenant qu’une réponse évasive, ils marchèrent, en août 1840, au nombre de vingt mille, sur Travnik. Le visir fut chassé de sa résidence, et dut fuir dans les montagnes ; mais, sans se laisser abattre, il rallia vite autour de lui tout ce qu’il avait de troupes régulières dispersées dans la province, marcha contre les rebelles, et quoique son nizam ne fût composé que de quatre-mille hommes, il n’hésita pas à engager, au village de Vitez, une action générale. Les spahis, après quatre heures d’un combat désespéré, se retirèrent, laissant mille morts sur la place, et allèrent s’enfermer à Saraïevo, que le visir investit aussitôt. La ville, dénuée d’approvisionnemens, dut se rendre à son terrible vainqueur, qui, resté sous sa tente, cita devant lui le principal chef de la révolte, le décapita de ses mains, et fit exécuter aux portes même de la ville les huit ou dix voïevodes les plus coupables à ses yeux. Tous les begs épouvantés prirent la fuite, et se réfugièrent, les uns dans les forêts, les autres chez les ouskoks d’Hertsegovine ; les plus riches passèrent en Autriche, et Raguse accueillit, entre autres hauts personnages, l’inspecteur-général des mosquées de Saraïevo. Pour punir les intentions hostiles qui animaient cette émigration, Vedchi brûla tous les konaks des émigrés, et, en outre, imposa d’énormes amendes aux chefs restés dans le pays. Pendant que quinze cents hommes du nizam, envoyés par ce visir dans la Croatie turque, achevaient d’anéantir les derniers restes de l’insurrection, lui-même, après avoir accablé d’avanies Saraïevo, laissait mille Albanais pour surveiller cette ville du haut du Goritsa, et s’en retournait tranquillement dans son fort de Travnik. La vue des capitaines prisonniers envoyés par Vedchi à Constantinople et le récit de sa brillante victoire provoquèrent l’enthousiasme du divan, qui lui décerna un sabre d’honneur et le combla d’éloges publics.

La fortune de Vedchi fut de courte durée. Les Bosniaques opprimés envoyèrent au sultan une députation suppliante, et présentèrent leur visir comme un tyran si cruel, qu’ils aimaient mieux, disaient-ils, se faire chrétiens, s’il le fallait, que de rester sous sa domination. Un haut commissaire impérial partit pour aller en Bosnie s’enquérir des griefs du peuple et de la conduite de son chef. Le résultat de cette enquête fut une sentence de déposition que le divan prononça à huis-clos, selon son usage. Le pacha de Belgrad, Hosrev, se chargea d’exécuter l’arrêt et d’en recueillir les fruits. Nommé visir de Bosnie, il partit pour Travnik, arriva le soir au sérail de Vedchi, qu’il combla de félicitations et de témoignages d’amitié ; le lendemain, dès l’aurore, il faisait circuler parmi la garnison et lire à haute voix dans toutes les rues de la ville le firman qui déposait Vedchi et le rappelait à Constantinople. Forcé de partir en hâte, le maître déchu laissa sous le scellé ses papiers, ses effets, toutes les riches dépouilles qu’il avait enlevées aux Bosniaques. Ses principaux partisans, arrêtés comme lui au moment où ils s’y attendaient le moins furent tous envoyés devant le conseil du sultan à la grande joie des Bosniaques, tant musulmans que chrétiens. Un profond mystère plane encore sur les causes de la disgrace de Vedchi. Avait-il conspiré avec une cour voisine pour livrer la Bosnie aux étrangers ? Cherchait-il, nouveau Miloch, à fonder, à l’aide des raïas serbes, sa propre souveraineté ? Ou bien était-il révolté des mesures intempestives du divan impérial, et, se sentant un génie supérieur, voulait-il, comme le vice-roi d’Égypte, diriger la réforme sociale dans un sens plus conforme à la nature de l’islamisme et aux vrais intérêts des Osmanlis ? Ce sont autant de questions auxquelles on ne peut encore répondre. Ce qui paraît clair, c’est que, dans l’insurrection domptée par ce visir, les Bosniaques musulmans ont pour la première fois entrevu comme possible leur retour à la religion du Christ et leur coalition avec des chrétiens. De plus en plus opprimés, ils tournent leurs regards vers les régimens serbes de Hongrie, et souvent dans leurs piesmas, ils les appellent à leur secours. Appel inutile ! la diplomatie autrichienne est trop habile pour se permettre en Bosnie une intervention prématurée qui donnerait aux Russes des raisons plausibles d’envahir le Danube. La désorganisation des Bosniaques ne profitera donc pour le moment à personne, si ce n’est aux Turcs d’une part et de l’autre aux ouskoks alliés des Monténégrins. C’est un curieux épisode dans l’histoire moderne de l’Orient, que la formation de ces tribus d’ouskoks, hommes libres de l’Hertsegovine qui, retranchés dans leurs montagnes et habitant des villages ou plutôt des camps inaccessibles, défient la puissance ottomane, dont ils attaquent incessamment les petites garnisons dans leurs marches d’une forteresse à l’autre. Plusieurs de ces tribus libres font remonter leur indépendance à la fin du XVIIIe siècle. Ayant reçu de la Porte des firmans qui ratifiaient les droits conquis par leur épée, un certain nombre de capitaines ouskoks se sont réconciliés avec les pachas, et forment une espèce d’armatole, milice chrétienne qui se charge de la police des montagnes et des défilés. Ces corps francs remplacent peu à peu dans leurs fonctions guerrières les spahis, dépossédés de leur ancienne puissance. La prudence même fait un devoir aux pachas de ménager ces hommes audacieux, qui ne craignent point de se mesurer avec le nizam, et qui ont, depuis 1840, battu à plusieurs reprises le puissant pacha de Mostar. Avec leur secours, les tribus des Vassoïevitj, avant-garde du Monténégro, étendent leurs conquêtes en refoulant de plus en plus les Bosniaques turquisés vers Saraïevo. Ainsi, partout la tribu chrétienne, restée à l’état primitif et naturel, se rajeunit et apparaît comme héritière de la vieille cité musulmane, réduite à une vie factice et en proie à des réformes que renie la conscience populaire.

Effrayés des progrès que fait en Bosnie la démoralisation sociale, les ministres ottomans, pour rendre à ce pays un peu de ferveur musulmane, ont renvoyé dans son sein tous ses anciens chefs du temps de Vouseïne. Beaucoup d’entre eux sont ainsi rentrés, comme mousselims ou comme aïans, dans les grads dont ils étaient autrefois les capitaines héréditaires. Il en est résulté de nouvelles persécutions contre les chrétiens de la part de ces fanatiques défenseurs du vieux régime. En 1842, la position des raïas était devenue affreuse, et l’Autriche, intéressée à noircir encore le sombre tableau de leurs souffrances, insérait dans ses journaux des plaintes déchirantes sur les réactions et les vengeances que les ultra-musulmans se permettaient contre les chrétiens, pour les punir d’avoir ensorcelé le sultan et provoqué le fatal hati-chérif de Gulhané. Au commencement de 1843, ces malheureux, poussés à bout, se sont encore révoltés, et, armés de pioches, de massues, de poignards, ils ont marché, dit-on, au nombre de 8,000, contre le visir de Travnik, qui leur a opposé son nizam et les a dispersés. Tel est l’état actuel de la Bosnie. Le seul fruit que les raïas retirent des réformes européennes, c’est de voir tripler leurs impôts. Quant aux spahis, ils entrent peu à peu dans le nizam, et adoptent la discipline militaire autrichienne, mais sans modifier leurs convictions. Ce sont toujours les mêmes préjugés, et sous leur nouveau costume franc ces hommes se montrent oppresseurs comme au temps où ils portaient les tokas dorées et le lourd manteau national.

V.

Jusqu’à ces derniers temps on a vu la Bosnie former un état à part dans l’empire turc. Son aristocratie toute guerrière commence par transformer le pays en une immense place d’armes, dont les avant-postes, jetés bien loin du corps de place, atteignent le Danube et jusqu’au fond de la Macédoine ; puis, attaqués en 1804, ces boulevarts extérieurs sont peu à peu démolis par les sultans et les raïas, qui viennent enfin livrer assaut à la place proprement dite en 1832. Cet assaut, soutenu d’abord avec gloire par le dernier héros national, Vouseïne, a duré jusqu’en 1840, année qu’on peut regarder comme la dernière de l’état bosniaque. Depuis ce temps, il n’y a plus en Bosnie ni fiefs, ni places héréditaires ; tous les chefs reçoivent leur nomination directement de la Porte. Ce sont ces chefs seuls qui, fidèles ou parjures à leur serment, font aujourd’hui la paix ou la guerre dans le pays.

L’empire du sultan a-t-il gagné à cet état de choses ? Ceux qui regardent l’intimidation et l’obéissance apathique des sujets comme une garantie de puissance pour les couronnes, trouveront que l’empire qui s’est régénéré par l’extermination des janissaires a sagement agi en écrasant aussi la fière nationalité de la Bosnie, cette pépinière du janissariat. De telles mesures ont certainement rendu l’administration centrale plus facile ; mais, en violentant les croyances et les mœurs, on a poussé les populations à l’indifférence. Victimes de tant de réformes, les unes prématurées, les autres anti-nationales, les peuples finissent par se considérer comme des troupeaux stupides que des pasteurs couronnés font paître, qu’ils tondent, et qu’ils échangent entre eux à leur gré. Maintenant les Bosniaques ne combattront plus avec enthousiasme ni les Autrichiens, ni les Russes. À leurs yeux, le Turak, le Schvabo et le Moskov sont égaux. Pour quelle cause se passionnerait désormais le Bosniaque ? Depuis les réformes franques, il n’a plus ni religion ni patrie, et la Bosnie n’est plus traitée que comme une province ottomane, quoique les habitans ne sachent pas le turc et ne puissent jamais devenir des Ottomans. Il n’en était pas ainsi il y a cinquante ans : les spahis bosniaques étaient alors le plus ferme appui du trône de Stambol ; stimulés par l’amour d’Allah, ils s’élançaient au premier appel contre quelque ennemi que ce fût, menant au camp impérial des contingens bien plus nombreux que ne l’exigeait l’étendue de leurs spahiliks. Aujourd’hui beaucoup de capitaines dépossédés attendent de l’intervention russe leur réintégration dans les châteaux de leurs pères. D’autres se tournent vers l’Autriche. Me prenant pour un Schvabo, quand je traversais leurs villes, ils me disaient : — Ô niemats[4], que tout est bien dans ta patrie ! Chez toi, chacun pratique en paix ses usages, et le maître ne coupe pas, comme ici, la tête à ceux qui ont la langue trop longue. Puissions-nous être bientôt tes concitoyens ! — Et à mon départ ils me serraient tendrement la main, quelquefois avec les larmes aux yeux. Ce sont là les sentimens des vieux begs ; les jeunes gens vont beaucoup plus loin ; il n’est pas rare de les entendre entre eux souhaiter l’arrivée d’une armée chrétienne pour pouvoir se faire giaours.

De tels propos se tiennent à la face même des Osmanlis, qui, ne comprenant pas le dialecte bosniaque, se trouvent constamment en Bosnie dans la situation d’étrangers ; aussi n’y font-ils guère que passer, et on peut dire qu’ils sont à peu près aussi rares qu’en Serbie, ce qui rend absurde le système de terreur par lequel ils prétendent y régner. La terreur du conquérant ne peut réussir que quand elle s’appuie, comme en Pologne, sur une force capable d’enlever à toute nouvelle révolte privée de secours étranger l’espoir bien fondé du succès, ce qui n’est point le cas en Bosnie. L’empire turc ne s’est donc point fortifié par la ruine des spahis ; seulement, en flattant les raïas, il a ranimé leurs espérances, il leur a fait relever la tête, et maintenant il y a une population chrétienne impatiente du joug là où ne se voyaient naguère que des esclaves résignés. On peut enfin entrevoir, dans le lointain, le jour heureux où les Bosniaques musulmans, lassés des persécutions de leurs coreligionnaires turcs, accepteront la réforme, mais plus complètement que ne le veulent les novateurs de Stambol, et se réuniront franchement à leurs frères de Serbie. Quand même des incidens politiques retarderaient ce moment, il n’en est pas moins évident que dans aucun cas la Bosnie ne peut ni rester tout entière à la Turquie, ni former un état indépendant. Ceux qui rêvent le rétablissement d’une royauté bosniaque se laissent fasciner par la diplomatie autrichienne, qui tend à former partout de petits royaumes, sans nationalité et sans esprit public, pour pouvoir plus aisément les amener sous son joug. Un royaume bosniaque ne serait qu’une ridicule fiction. Dans le chaos actuel de la Bosnie, il n’y a d’élément possible d’administration que l’élément musulman ; or la Bosnie musulmane ne peut se maintenir séparée des Turcs. En outre la Bosnie chrétienne contre-mine incessamment sa rivale. Privé d’unité nationale, ce pays ne peut trouver de remède contre l’anarchie que dans un démembrement qui partagerait son territoire entre les Turcs, les tribus monténégrines, la Serbie, et peut-être enfin l’Autriche elle-même ; car cet empire, possédant déjà une partie de la Croatie, tend à s’approprier le reste de cette province, toute catholique latine, et par conséquent sympathique à l’Europe occidentale.

Il est probable que l’Autriche, qui soutient avec tant de zèle ses missionnaires croates, espère, par leur influence, se créer un parti dans toute la Bosnie. Cette conduite lui est imposée par sa situation même : séparant la Dalmatie de la Slavonie hongroise, la Bosnie s’enfonce dans l’empire d’Autriche comme un coin, comme une hache toujours prête à fendre l’arbre des Habsbourgs, dès qu’il se trouvera en Orient un pouvoir capable de seconder la nature. Il est donc tout simple que l’Autriche veuille s’approprier une position si menaçante pour ses provinces du sud ; aussi l’a-t-elle déjà plusieurs fois envahie, alors même qu’elle ne possédait pas Kataro ; à plus forte raison doit-elle la convoiter aujourd’hui que la plus grande partie de ses ports se trouvent être les seuls débouchés de la Bosnie. Il suffirait que cette riche province cessât tout d’un coup d’approvisionner les marchés dalmates, pour que le commerce autrichien fût aussitôt livré à de graves perturbations. Malgré tant de considérations puissantes, l’Autriche se gardera bien d’attaquer les Bosniaques tant qu’elle verra se prolonger leur état d’irritation : comme le sanglier blessé à mort, ils pourraient faire payer cher à l’agresseur son audace, surtout si le sultan leur rendait dans ce moment critique tous leurs priviléges. Ces hommes sont invincibles dans leurs montagnes, tant que les Serbes du Danube ne se joindront pas à leurs ennemis. L’Autriche ne pourra jamais faire contre eux qu’une guerre de détail, avec cinquante mille hommes au plus, divisés en une cinquantaine de bandes, qui se dissémineraient sur tous les points du territoire pour y lutter chaque jour, et chaque jour s’épuiser sous les coups imprévus d’un peuple entier de haïdouks. Le pays n’offrirait aux envahisseurs aucune ressource alimentaire ; les soldats seraient réduits à transporter sur leur dos même leurs provisions de bouche, et cette guerre, comme celle des Russes au Caucase, pourrait se prolonger indécise pendant un demi-siècle, car on n’emportera pas les citadelles de Travnik, Saraïevo, Mostar, Zvornik, Livno-Chepisé, Bania-Louka, si l’on n’a que de l’artillerie de montagne ; une armée qui voudrait traîner, ne fût-ce que des pièces de 12, à travers tant d’abîmes, s’exposerait à être détruite ou mise en pleine déroute par quelques milliers de montagnards.

Le seul moyen de dominer ce pays est donc de se créer un parti parmi les indigènes : l’Autriche le sait, et soutient tacitement les spahis ; mais la Russie, plus zélée pour la cause du christianisme, est venue prendre contre les spahis le parti des raïas de Bosnie. Tandis que sa diplomatie à Stambol intervient en leur faveur avec une énergie capable de désespérer le cabinet aulique, des moines quêteurs du mont Athos parcourent les vallées de la Drina, en y chantant les louanges de la Russie, et les moines franciscains envoyés par l’Autriche ne réussissent pas toujours à contrebalancer l’action des caloyers d’Orient. L’Angleterre a été jusqu’ici la seule puissance qui ait songé à faire surveiller toutes ces intrigues politiques cachées sous le froc monacal ; mais l’agent qu’elle avait chargé de cette mission, et qu’elle installa en 1837 comme son vice-consul à Novibazar, était complètement incapable d’un rôle sérieux. Cet homme, un des knèzes de la grande tribu des Vassoïevitj, qui à la faveur d’un vain jeu de mots et d’une traduction arbitraire du mot knèze se faisait appeler prince par les Européens, et affectait des prétentions souveraines, fut chassé par les indigènes en décembre 1838. Depuis lors, l’Europe n’a plus, que nous sachions, d’agent officiel en Bosnie. Cependant Novibazar est un point de transit important ; les Ragusains du XVIIe siècle y avaient un comptoir et une colonie opulente : alors le voyageur Montealbano disait que le fer s’y vendait meilleur marché que dans aucun autre lieu du monde. Avant la circulation des bateaux à vapeur, la Bosnie recueillait les profits d’un commerce d’échanges très considérable entre Trieste et Salonik : quelques légers pyroscaphes lancés sur la Drina rendraient à ce pays les avantages qu’il a momentanément perdus. Il est à regretter que l’anarchie qui y règne ne permette le développement d’aucune industrie autre que celle des forges et des fabriques d’armes. Quelques années de paix suffiraient pour ranimer ce peuple, et les juifs de Saraïevo, de Novibazar, de Travnik, usuriers qui prêtent à 10 pour 100 par mois, se trouveraient bientôt sans clientelle, car les Bosniaques ne sont rien moins qu’apathiques. On les voit, sur tous les points de la Turquie d’Europe, diriger leurs convois de bêtes à cornes, qu’ils vendent aux Anglais et aux Grecs, tandis qu’ils livrent aux Turcs leurs moutons et leurs chèvres.

Le commerce bosniaque, grace à la nature de ses produits et à la position de ses marchés, pourra difficilement être accaparé par l’Europe. L’Angleterre elle-même ayant échoué dans son plan de se créer un comptoir à Novibazar, quelle autre puissance oserait espérer d’y réussir ? La France ne peut arriver aux Bosniaques qu’en traversant les vallées monténégrines. La question d’influence commerciale et politique en Bosnie se résume ainsi pour nous en question d’influence au Monténégro. Or, l’installation d’un agent accrédité au Monténégro rencontrerait les plus grandes difficultés. La France doit donc renoncer à agir d’une manière officielle et diplomatique dans ces contrées ; mais l’action de notre commerce, si elle s’y étendait jamais, pourrait y devenir d’autant plus irrésistible que la France apparaîtrait aux Bosniaques comme complètement désintéressée, et ne leur enverrait que des messagers de paix et de civilisation. Il faudrait que des hommes indépendans, initiés à l’histoire des factions intestines qui divisent la famille serbe, se proposassent pour but d’amener peu à peu, par la discussion de ses vrais intérêts, cette race à la tolérance complète des trois grands cultes, musulman, grec schismatique et catholique latin, qui, de la Bulgarie jusqu’à l’Adriatique, arment les tribus serbes les unes contre les autres. Une fois que les membres de ces communions diverses se regarderaient comme amis, le pas décisif pour la recomposition de l’unité nationale serait accompli, et ce peuple de guerriers, fort de plus de quatre millions d’hommes, destiné à être, comme la Hongrie, un champ d’asile entre deux mondes politiques et religieux, se lèverait avec toute sa force pour appuyer dans son propre intérêt le vieil empire du croissant, et donner à l’équilibre européen de nouvelles garanties de stabilité.


Cyprien Robert.
  1. Voyez les livraisons des 1er février, 1er juin, 1er août, 15 décembre 1842 et 1er mars 1843.
  2. Prison d’état de Belgrad.
  3. Porte-drapeau
  4. Niemats, expression slave qui désigne les Allemands.