Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/Appendice

La bibliothèque libre.
Les œuvres représentatives (p. 300-314).

APPENDICE


Recettes et Dépenses de quelques années :

Beaucoup de mes livres de comptes ayant disparu dans le déménagement de la rue Broca, je n’en retrouve pas d’antérieurs à 1902.

Le bilan de cette année se décompose ainsi :

Aux Recettes :
Abonnements 
6 599    »
Vente au numéro 
21 273    »
Brochures et souscriptions 
13 000    »
Bénéfices sur vente de livres 
765,55
Total des recettes 
41 637,55


Aux Dépenses :
Papier 
7 450    »
Impression 
16 000    »
Expédition, frais divers de poste 
6 947,45
Divers 
10 750,40
Total des dépenses 
41 147,85

Mais, pour bien comprendre ces comptes, il est nécessaire de donner quelques explications.

Toujours sous la menace d’une perquisition ou d’une arrestation, afin d’éviter des tracasseries pareilles aux camarades, dès le début, j’avais pris l’habitude de n’insérer que les initiales des souscripteurs dans le journal, et de ne faire figurer que la somme dans mes livres.

Les noms des abonnés, impossible de les dissimuler, Mais, comme pour les souscriptions, il ne figurait aucun nom pour les achats de livres et de brochures. J’avais mis les trois dans la même colonne pour ne pas en avoir trente-six sur la même page.

La maison Hachette qui nous faisait le service de la province, nous faisait payer 0,01 par exemplaire pour renvoi à ses dépositaires. En plus, les frais de retour au kilo. Dans les recettes de la vente au numéro, ces frais ne figurent pas. Je n’inscrivais que la somme reçue. De sorte, que notre vente était un peu plus forte qu’elle ne figure aux recettes.

Aux dépenses, sous la rubrique « Divers », j’inscrivais les menues dépenses : Frais de bureau, loyer, mon traitement et celui du camarade qui était avec moi, le coût des clichés, et autres dépenses qui ne rentraient pas sous les autres rubriques.

Pour en revenir à ce chiffre de 41 037 fr. 55, le plus élevé que nous ayons encaissé — je n’ai pas les années précédentes — les souscriptions et les brochures y figurent pour 13 000 fr. C’est que, là-dedans, est inclus le produit d’une tombola. Ce qui explique cette autre anomalie : aux Temps Nouveaux et à La Révolte, un excédent de 500 fr.

De plus, aux dépenses, figurent les sommes payées, mais non les commandes de papier ou les numéros parus non payés qui formaient notre passif.

Aux recettes ne figurent pas davantage les numéros vendus mais que les dépositaires oubliaient de nous payer. Ce qui ne figure pas encore aux dépenses, ce sont les sommes prêtées à des camarades qu’ils oubliaient de rendre. Celles versées pour venir en aide à quelque infortune. Il existait bien une souscription pour aide aux famille des détenus. Mais les besoins dépassèrent toujours les recettes. Je reviens à mes comptes ;

1903. — Recettes : 41 428,55. — Dépenses : 44 567,80. Déficit : 3 139,25. La prospérité n’avait pas duré.

1904. — Manque.

1905. — Recettes : 26 600,40. — Dépenses : 25 868,65. Excédent : 731 fr. 75. Cet excédent, je ne peux l’expliquer, alors qu’il y a une baisse sérieuse dans la vente au numéro, les abonnements restant à peu près les mêmes.

1906. — Se maintient. — Recettes : 26 332,30. — Dépenses : 28 056,50. — Déficit : monte aussi : 1 724,20.

1908. — Légère augmentation, mais c’est une autre année de tombola, qui a rapporté 9 256 fr. — Recettes : 29 488,45. — Dépenses : 25 633,85, avec un excédent de 3 854,60 qui servit à liquider quelques dettes.

1912. — (Manquent les autres années) donne 21 887,20 de recettes, autre baisse, et 29 481,85 de dépenses, Déficit : 7 594,65.

1913. — Autre baisse. Recettes : 20 052. — Dépenses : 25 370,05.

1914. — C’est la déroute.

À côté de ces chiffres, voyons la besogne faite.

Laissons de côté le journal, qui compta, pendant les trente années de son existence, quelque chose comme 12 000 000 d’exemplaires.

Pour l’affaire Ferrer et l’affaire Rousset nous publiâmes des feuilles spéciales tirées à 10 000 exemplaires chaque.

Pour la campagne en faveur des prisonniers de Montjuich, il fut tiré une feuille spéciale, l’Écho de Montjuich, distribuée avec les Temps Nouveaux, mais les frais en furent payés par Ardouin.

Ce fut dans l’édition des brochures que nous fumes les plus brillants.

Lors du déménagement de la rue Broca, fait d’une façon imbécile, il a été perdu quantité de documents. Je reconstitue avec ce qui me reste. Voici les chiffres que j’arrive à reconstituer :

Nous publiâmes 88 brochures, avec un tirage global de 2 236 000 exemplaires.

Certaines comme Entre Paysans, de Malatesta, furent en plusieurs reprises, tirées à 95 000. Aux Jeunes Gens, de Kropotkine, 80 000. L’Esprit du Révolté, 30 000. Les autres à 10 000.

2 236 000 exemplaires, et je dois être au-dessous de la vérité. Cela représente une belle activité.

À Genève, pendant les cinq ans qui précédèrent mon arrivée, diverses brochures furent éditées, dont je ne connais pas le chiffre de tirage et dont plusieurs me manquent.

Entré autres, La Peine de Mort de Reclus, Le procès Solovief, Le procès de Lyon et diverses autres dont je ne puis faire figurer les tirages ici, faute de renseignements.

Il faut ajouter la brochure à distribuer que nous laissions aux camarades pour le prix du port. J’en trouve 6. Avec un tirage global de 240 000.

Ensuite, nous eûmes les volumes suivants : Guerre-Militarisme, 2 000 exemplaires ; Patriotisme-Colonisation 2 000 ex. ; Le Coin des Enfants (3 séries) 6 000 ex. ; Terre-Libre, 2 000 ex.

Une série de 35 lithographies, dont 5 en couleurs, devant servir de frontispice aux volumes du Supplément, et dont le tirage fut de 2 à 300 exemplaires chacune.

Une eau-forte de Daumont et de Barbotin, une autre de Daumont seul et une autre de Frédéric Jacques. Même tirage que les lithos.

Il y eut un tirage à part des illustrations de Guerre-Militarisme et de Patriotisme-Colonisation. Un des dessins parus dans l’année où Les Temps Nouveaux furent illustrés. Un autre dessin du numéro sur Biribi.

Une eaux-forte assez mal réussie (c’était notre début) sur les martyrs de Chicago.

Portraits de Bakounine, Proudhon et Cafiero, burins de Barbotin.

Plus, trois affiches illustrées. Une de Luce, une de Steinlen et une de Léomin.

En somme, si la vie du Révolté jusqu’aux Temps Nouveaux, fut une vie de mendicité, comme d’aucuns « bons camarades » veulent l’insinuer, il semble que, par contre, il y fut fait de la besogne.

J’oubliais l’image « Chauvinard » (genre Epinal), pour gosses, qui fut tirée à 15 000 exemplaires, que les 4 000 fr. de la camarade russe nous avaient permis d’exécuter.


FIN


XVII


FAC-SIMILE D’UNE LETTRE DE KROPOTKINE
ADRESSÉE À JEAN GRAVE LE 2 SEPTEMBRE 1914
ET SUIVIE D’UNE AUTRE DU MÊME AU MÊME CONTENANT
UNE CRITIQUE INATTENDUE DE DOSTOÏWSKY
Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-1
Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-1
Brighton
2 septembre 1914.
Mon très cher Jean

Je reçois à l’instant ta lettre. Mon cœur s’est serré de douleur en la lisant. Dans quel monde d’illusions vivez-vous pour parler de la paix ?

Les conditions de la paix seront imposées par le vainqueur. Et avec la Belgique conquise, les armées allemandes à 100 kilomètres de Paris, amenant des canons de 425 mm (17 pouces) de diamètre à la gueule, et vos forts faits pour résister

Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-2
Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-2


seulement aux canons de 275 mm au maximum 30 cm, avec une armée de huns à vos portes se battant comme des diables, foulant toutes les règles d’humanité, toi tu me parles de dicter les conditions de la paix ! !

Mais pensez donc d’abord à battre cette armée, à reconquérir la Belgique, livrée à feu et à sang, à défendre Paris.

Vite, vite, devisez et fondez des canons de 50 cm et mettez les, en les trainant tous, — vieux, femmes et enfants — pour les placer en position sur les hauteurs au nord de Paris pour attaquer

Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-3
Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-3


les Huns par derrière.

Vite, vite, apprenez tous à dérouter ?[illisible] leurs aéroplanes Taube et à massacrer ?[illisible] les envahisseurs partout. La Belgique envahie, le droit international n’existe plus.

Mais on ne vous dit donc rien sur ce qui se passe en Belgique, et vous continuez à rêver.

Je parie que vous comptez sur les Russes, et que personne de vous n’a mesuré sur une carte la distance depuis Eydl…[illisible] jusqu’à Berlin (600 km) et compris que rien que pour une promenade cela prendrait déjà 40 jours

Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-4
Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-4


de marche. Mais les Allemands sauront défendre Berlin, ils sauront transformer ces 40 jours en 80, alors même que ce serait une succession de victoires russes pendant 3 mois ! Et voilà un mois passé et les Russes ne sont pas encore sortis de la Prusse orientale ce qui ne permet pas aux armées marchant sur [illisible] de sortir de la Pologne !

Armez-vous ! Faites un effort surhumain, — c’est comme cela seulement que la France reconquérira le droit et la force d’inspirer de sa civilisation, de ses idées de liberté, de communisme, de fraternité

Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-5
Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-5


les peuples de l’Europe.

De grâce, réveillez-vous !

Ne laissez pas ces atroces conquérants de nouveau écraser la civilisation latine et le peuple français qui a déjà eu son 1848 et son 1871, alors qu’eux n’ont pas encore ni fait ni essayé de faire leur 1789-1793. Ne les laissez pas imposer à l’Europe un siècle de militarisme.

Je sais bien qu’il y a des socialistes en Allemagne, mais ce n’est qu’une poignée, qui, si elle essayait de se lever, serait écrasée comme la Révolution russe fut écrasée en 1905. C’est la clique militaire qui règne. Que sera-ce si elle était victorieuse ?

Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-6
Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-6

Passe cette lettre aux camarades, je t’en prie.

Nous sommes mieux renseignés ici, et mieux placés que vous pour voir où nous en sommes avec cette guerre.

Sophie et moi nous vous embrassons de tout cœur.

Ton Pierre

Si tu savais, comme mon cœur — nos cœurs à nous quatre avec Jack et Boris — saignent de voir la France investie et menacée, et la Belgique écrasée, mutilée. Comme toi,

Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-7
Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-7


j’espère, je crois encore à la victoire. Mais la [illisible] résignation de Paris, dont me parle un nouvel arrivé — un camarade américain — me glace le cœur.

L’ardeur, la bravoure inouïe des armées belge et française sont admirables. Mais au nombre des hordes allemandes, il faut opposer le nombre.

Ici, avec les amis anglais, nous faisons tout pour qu’on presse l’envoi des renforts. Mais cela prend du temps. En tout cas, nous voilà au 2 septembre, et les allemands

Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-8
Lettre de Kropotkine à Jean Grave du 2-9-1914-8


ont manqué à leur promesse d’être déjà à Paris. Mais il faudra se défendre comme des bêtes féroces pour les empêcher d’y entrer.


EXTRAIT D’UNE LETTRE DE PIERRE KROPOTKINE
À JEAN GRAVE (4 AVRIL 1916)


— Sais-tu, mon flair ne m’avait pas trompé sur Dostoyevsky. Dans Les Frères Karamasoff le type de prostituée ?[illisible] tombée horriblement bas, vient, dit-on de Martin l’enfant trouvé de Sue (n’as tu pas ce roman ?). Quant à sa fameuse conversation avec l’Inquisiteur en chef, c’est complètement inspiré par les volumes des Mystères du Peuple où il parle du Christ et plus tard des autodafés, et plus tard encore de Loyola — Nous vous embrassons bien tous deux

Ton Pierre