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Nouveaux mystères et aventures/Le Mystère de la vallée de Sasassa

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LE MYSTÈRE DE LA VALLÉE
DE SASASSA
Histoire Sud-Africaine

I

Si je sais pourquoi l’on a qualifié Tom Donahue de Tom le Chançard ?

Oui, je le sais, et c’est plus que ne peut en dire un sur dix des gens qui l’appellent ainsi.

J’ai pas mal roulé le monde en mon temps, et vu maintes choses étranges, mais aucune qui le soit plus que la façon dont Tom gagna ce sobriquet, et avec cela sa fortune. Car je me trouvais alors avec lui.

— Le raconter ?

Oh, certainement, mais c’est une histoire un peu longue, et une histoire des plus étranges. Ainsi donc remplissez de nouveau votre verre, et allumez un autre cigare pendant que je tâcherai de la dévider.

Oui, c’est une histoire fort étrange, et qui laisse bien loin certains contes de fées que j’ai entendus.

Et pourtant elle est vraie, Monsieur, vraie d’un bout à l’autre.

Il y a dans la Colonie du Cap des gens qui vivent encore, qui s’en souviennent et qui vous confirmeront ce que je dis.

Le récit a été fait bien des fois autour du feu dans les chaumières des Boers depuis l’État d’Orange jusqu’au Griqualand, oui, et aussi dans la Brousse et aux Champs de diamants.

J’ai pris des manières assez rudes, Monsieur, mais j’ai été inscrit jadis à Middle Temple, et j’ai fait mes études pour le Barreau.

Tom, — c’est tant pis pour moi, — fut un de mes condisciples, et nous avons fait une rude noce pendant ce temps-là de sorte que nos finances allaient se trouver à sec.

Nous fûmes obligés de laisser là nos prétendues études, et de voir s’il n’y aurait point quelque part dans le monde un pays où deux jeunes gaillards aux bras vigoureux, à la constitution saine, pourraient faire leur chemin.

En ce temps-là, le courant de l’émigration commençait à peine à dévier du côté de l’Afrique.

Nous pensâmes donc que le meilleur parti à prendre était d’aller là-bas, dans la colonie du Cap.

Donc, pour couper au plus court, nous nous embarquâmes, et nous débarquâmes au Cap, avec un capital de moins de cinq livres, et alors nous nous séparâmes.

On tenta la chance dans bien des directions, l’on eut des hauts et des bas, mais au bout du compte, quand le hasard, après trois ans, eut amené chacun de nous dans le haut pays, où l’on se rencontra de nouveau, j’ai le regret de dire que nous étions dans une situation aussi embarrassée qu’à notre point de départ.


II


Voilà qui n’avait guère l’air d’un début brillant, et nous étions bien découragés, si découragés, que Tom parlait de retourner en Angleterre et de chercher une place d’employé.

Par où vous voyez que, sans le savoir, nous n’avions joué que nos basses cartes, et que nous avions encore en main tous nos atouts.

Non, nous nous figurions que nous avions la main malheureuse en tout.

Nous nous trouvions dans une région presque dépourvue de population.

Il ne s’y trouvait que quelques fermes éparpillées à de grandes distances, avec des maisons d’habitation entourées d’une palissade et de barrières pour se défendre contre les Cafres.

Tom Donahue et moi nous avions tout juste une méchante hutte dans la brousse, mais on savait que nous ne possédions rien, et que nous jouions avec quelque adresse du revolver, de sorte que nous ne courions pas grand risque.

Nous restions là, à faire quelques besognes par ci par là, et à espérer des temps meilleurs.

Or, au bout d’un mois, il arriva un soir certaine chose qui commença à nous remonter un peu l’un et l’autre, et c’est de cette chose-là, Monsieur, que je vais vous parler.

Je m’en souviens bien.

Le vent hurlait autour de notre cabane et la pluie menaçait de faire irruption par notre misérable fenêtre.

Nous avions allumé un grand feu de bois qui pétillait et lançait des étincelles sur le foyer.

J’étais assis à côté, m’occupant à réparer un fouet, pendant que Tom, étendu dans la caisse qui lui servait de lit, geignait piteusement sur la malchance qui l’avait amené dans un tel endroit.

— Du courage, Tom, du courage, dis-je. Aucun homme ne sait jamais ce qui l’attend.

— La déveine, Jack, la déveine. J’ai toujours été le chien le plus déveinard qu’il y ait. Voici trois ans que je suis dans cet abominable pays. Je vois des jeunes gens qui arrivent à peine d’Angleterre, et qui font sonner leurs poches pleines d’argent et moi je suis aussi pauvre que le jour où j’ai débarqué. Ah ! Jack, vieux copain, si vous tenez à rester la tête au-dessus de l’eau, il faut que vous cherchiez fortune ailleurs qu’en ma compagnie.

— Des bêtises, Tom  ! vous êtes en déveine aujourd’hui… Mais écoutez, quelqu’un marche au dehors ! À son pas, je reconnais Dick Wharton. Si quelqu’un est capable de vous remettre en train, c’est lui.

Je parlais encore, que la porte s’ouvrit pour laisser entrer l’honnête Dick Wharton, tout ruisselant d’eau, sa bonne face rouge apparaissant à travers une buée comme la lune dans l’équinoxe d’automne.

Il se secoua, et, après nous avoir dit bonjour, il s’assit près du feu.

— Dehors, Dick, par une nuit pareille ? dis-je. Vous trouverez dans le rhumatisme un ennemi pire que les Cafres, si vous ne prenez pas des habitudes régulières.

Dick avait l’air plus sérieux que d’ordinaire.

On eut même pu dire qu’il paraissait effrayé, si l’on n’avait pas connu son homme.

— Fallait y aller, dit-il. Fallait y aller. Une des bêtes de Madison s’est égarée. On l’a aperçue par là-bas, dans la vallée de Sasassa, et naturellement pas un de nos noirs n’a consenti à se hasarder la nuit dans cette vallée et si nous avions attendu jusqu’au matin, l’animal se serait trouvé dans le pays des Cafres.

— Pourquoi refusent-ils d’aller la nuit dans la vallée de Sasassa ? demanda Tom.

— À cause des Cafres, je suppose, dis-je.

— Fantômes, dit Dick.

Nous nous mîmes tous deux à rire.

— Je suis persuadé qu’à un homme aussi prosaïque que vous, ils n’ont pas seulement laissé entrevoir leurs charmes ? dit Tom du fond de sa caisse.

— Si, dit Dick d’un ton sérieux, mais si, j’ai vu ce dont parlent les noirauds, et, sur ma parole, mes garçons, je ne tiens pas à le revoir.

Tom se mit sur son séant :

— Des sottises, Dick, vous voulez rire, l’ami. Allons, contez-nous tout cela : La légende d’abord, et ensuite ce que vous avez vu. Passez-lui la bouteille, Jack.

— Eh bien, dit Dick, pour la légende, il paraît que les noirauds se repassent de génération en génération la croyance que la vallée de Sasassa est hantée par un démon horrible. Des chasseurs, des voyageurs qui descendaient le défilé ont vu ses yeux luisants sous les ombres des escarpements, et le bruit court que quiconque a subi par hasard ce regard malfaisant, est poursuivi pendant tout le reste de sa vie par la malchance due à l’influence maudite de cet être. Est-ce vrai, ou non ? dit Dick d’un air piteux. Je pourrai avoir l’occasion de le savoir par moi-même.

— Continuez, Dick, continuez, s’écria Tom. Racontez-nous ce que vous avez vu.

— Eh bien voilà : j’allais à tâtons par la vallée en cherchant la vache de Madison, et j’étais arrivé, je crois, à moitié chemin de la pente, vers l’endroit où un rocher escarpé, tout noir, se dresse dans le ravin de droite. Je m’y arrêtai pour boire une gorgée.

À ce moment-là, j’avais les yeux tournés vers cette pointe de rocher.

Au bout d’un moment je vis surgir, en apparence, de la base du roc, à huit pieds de terre, et à une centaine de yards de distance, une étrange flamme livide, qui papillotait, oscillait, tantôt semblait près de s’éteindre, et tantôt reparaissait…

Non, non, j’ai vu bien des fois le ver luisant et la mouche de feu. Ce n’était rien de pareil.

Cette flamme était bien là, et je la regardai dix bonnes minutes en tremblant de tous mes membres.

Je fis alors un pas en avant.

Elle disparut instantanément, comme la flamme d’une bougie qu’on a soufflée.

Je fis un pas en arrière, mais il me fallut un certain temps pour retrouver l’endroit exact et la position d’où la flamme était visible.

À la fin, elle reparut, la lueur mystérieuse, mobile comme auparavant.

Alors, rassemblant tout mon courage, je marchai vers le rocher, mais le sol était si accidenté qu’il m’était impossible de marcher en droite ligne, et quoique j’aie fait tout le tour de la base du rocher, je ne pus rien voir.

Alors je me remis en route pour la maison, et je puis vous le dire, mes enfants, je ne me suis pas aperçu qu’il pleuvait pendant tout le long du trajet, jusqu’au moment où vous me l’avez dit.

Mais holà ? Qu’est-ce qui prend à Tom ?

Qu’est-ce qui lui prenait, en effet ?

À ce moment-là Tom était assis, les jambes hors de sa caisse, et sa figure entière trahissait une excitation si intense qu’elle faisait peine à voir.

— Le démon aurait deux yeux. Combien avez-vous vu de lumières, Dick ? Parlez.

— Une seule.

— Hourra ! s’écria Tom. À la bonne heure.

Sur quoi il lança d’un coup de pied les couvertures jusqu’au milieu de la pièce, qu’il se mit à arpenter à grands pas fiévreux.

Tout à coup, il s’arrêta devant Dick, et, lui mettant la main sur l’épaule :

— Dites-moi, Dick, est-ce que nous pourrions arriver dans la vallée de Sasassa avant le lever du soleil ?

— Ce serait bien difficile.

— Eh bien, faites attention, nous sommes vieux amis, Dick Wharton. Je vous le demande, d’ici à huit jours, ne parlez à personne de ce que vous venez de nous raconter. Vous le promettez, n’est-ce pas ?

Au regard que jeta Dick sur la figure de Tom, il était facile de deviner qu’il regardait le pauvre Tom comme devenu fou, et je dois dire que sa conduite me confondit absolument.

Mais j’avais eu jusqu’alors tant de preuves du bon sens de mon ami et de sa rapidité de compréhension qu’il me parut parfaitement admissible que le récit de Dick avait pour lui un sens, bien que mon intelligence obtuse ne pût le saisir.


III



Pendant toute la nuit, Tom fut extrêmement agité.

Lorsque Wharton nous quitta, il lui fit répéter sa promesse.

Il se fit également faire une description minutieuse de l’endroit où il avait vu l’apparition, et indiquer l’heure où elle s’était montrée.

Quand Wharton fut parti, vers quatre heures du matin, je me couchai dans ma caisse, d’où je vis Tom assis près du feu, occupé à lier ensemble deux bâtons.

Je m’endormis.

Je dus dormir environ deux heures, mais à mon réveil, je trouvai Tom qui, dans la même attitude, était toujours à sa besogne.

Il avait fixé un des bouts de bois à l’extrémité de l’autre de manière à représenter grossièrement un T et il était actuellement en train de fixer dans l’angle un bout de bois plus petit au moyen duquel le bras transversal du T pouvait être placé dans une position plus ou moins relevée ou inclinée.

Il avait pratiqué des entailles dans le bâton vertical, de sorte qu’au moyen de ce petit étai, la croix pouvait être maintenue indéfiniment dans la même position.

— Regardez cela, Jack, s’écria-t-il en me voyant réveillé, venez me donner votre opinion. Supposons que je mette ce bâton juste dans la direction d’un objet, et que je place cet autre bout de bois de manière à maintenir le premier dans sa position, qu’ensuite je le laisse là, pourrais-je retrouver ensuite l’objet, si je le voulais ? Ne croyez-vous pas que je le pourrais ? Jack, ne le croyez-vous pas ? reprit-il avec agitation, en me saisissant par le bras.

— Oh ! dis-je, cela dépendrait de la distance où se trouverait l’objet, et de l’exactitude avec laquelle votre bâton serait orienté. Si c’était à une distance quelconque, je taillerais des mires sur votre bâton en croix ; au bout, j’attacherais une corde, que je ferais descendre en fil à plomb ; et cela vous conduirait fort près de l’objet que vous voulez. Mais, assurément, Tom, ce n’est point votre intention de marquer ainsi la place exacte du fantôme.

— Vous verrez ce soir, mon vieux, vous verrez ce soir. Je porterai cela à la vallée de Sasassa. Vous emprunterez le levier de Madison et vous viendrez avec moi ; mais souvenez-vous bien qu’il ne faut dire à personne ni où vous allez, ni pourquoi vous voulez ce levier.

Tom passa toute la journée à se promener dans la pièce ou à travailler à son appareil.

Il avait les yeux brillants, les joues animées d’un rouge de fièvre, dont il présentait au plus haut degré tous les symptômes.

— Fasse le ciel que le diagnostic de Dick ne se confirme pas, me dis-je, en revenant avec mon levier.

Et pourtant, quand vint le soir, je me sentis envahi à mon tour par cette excitation.

Vers six heures, Tom se leva et prit son instrument.

— Je n’y tiens plus, Jack, dit-il, prenez votre levier, et en route pour la vallée de Sasassa.

La besogne de cette nuit, mon vieux, nous rendra opulents ou nous achèvera.

Prenez votre revolver, pour le cas où on rencontrerait des Cafres…

Je n’ose pas prendre le mien, Jack, reprit-il en me mettant les mains sur les épaules, car si ma déveine me poursuit encore cette nuit, je ne sais ce que je serais capable d’en faire.

Ayant donc rempli nos poches de vivres, nous partîmes pour ce fatigant trajet de la vallée de Sasassa.

En route, je fis maints efforts pour tirer de mon compagnon quelques indications sur son projet.

Il se bornait à répondre :

— Hâtons-nous, Jack. Qui sait combien de gens ont, à cette heure, entendu le récit de Wharton. Hâtons-nous, sans quoi nous ne serons peut-être pas les premiers arrivés sur le terrain.

Ah ! Monsieur, nous fîmes un trajet de dix milles environ à travers les montagnes.

Enfin, après être descendus par une pente rapide, nous vîmes s’ouvrir devant nous un ravin si sombre, si noir qu’on eût pu le prendre pour la porte même de l’enfer.

Des falaises hautes de plusieurs centaines de pieds enfermaient de tous côtés ce défilé encombré de blocs éboulés qui conduisait à travers le pays hanté, dans la direction du Pays des Cafres.

La lune, surgissant au-dessus des escarpements, dessinait en contours des plus nets les dentelures irrégulières des rochers qui en formaient les sommets, pendant qu’au-dessous de cela tout était noir comme l’Érèbe.

— La vallée de Sasassa ? dis-je.

— Oui, répondit Tom.

Je le regardai.

En ce moment, il était calme.

L’ardeur fébrile avait disparu.

Il agissait avec réflexion, avec lenteur.

Cependant, il avait dans les traits une certaine raideur, dans l’œil une lueur qui annonçaient que l’instant grave était venu.

IV

Nous entrâmes dans le défilé, en trébuchant parmi les éboulis.

Tout à coup j’entendis une exclamation courte, vive, lancée par Tom.

— Le voici, le rocher, s’écria-t-il en désignant une grande masse qui se dressait devant nous dans l’obscurité.

— Maintenant, je vous en supplie, faites bon usage de vos yeux. Nous sommes à environ cent yards de la falaise, à ce que je crois. Avancez lentement d’un côté ; j’en ferai autant de l’autre. Si vous apercevez quelque chose, arrêtez-vous et appelez. Ne faites pas plus de douze pouces à chaque pas et tenez les yeux fixés sur l’escarpement à environ huit pieds de terre. Êtes-vous prêt ?

— Oui.

À ce moment j’étais encore plus excité que Tom.

Quelle était son intention, qu’avait-il en vue ?

Je n’avais pas même de supposition à ce sujet, si ce n’est qu’il se proposait d’examiner en plein jour la partie de la falaise d’où venait la lumière.

Mais l’influence de cette situation romanesque et de l’agitation que mon compagnon éprouvait en la comprimant, était si forte que je sentais le sang courir dans mes veines et le pouls battre violemment à mes tempes.

— Partez, cria Tom.

Et alors nous nous mîmes en marche, lui à droite, moi à gauche, en tenant les yeux fixés sur la base du rocher.

J’avais avancé d’environ vingt pas, quand la chose m’apparut soudain.

À travers la nuit de plus en plus noire, brillait une petite lueur rouge, une lueur qui diminuait, qui augmentait, papillotait, oscillait, qui à chaque changement faisait un effet de plus en plus étrange.

L’antique superstition cafre s’empara de mon esprit et je sentis passer en moi un frisson glacial.

Dans mon agitation, je fis un pas en arrière.

Alors la lueur disparut instantanément, laissant à sa place une profonde obscurité.

Je m’avançai de nouveau.

Elle reparut, la lueur rouge, à la base du rocher.

— Tom, Tom ! criai-je.

— Oui, j’y vais, l’entendis-je crier à son tour, comme il accourait à moi.

— La voici… là, en haut, contre le rocher.

Tom était tout près de moi.

— Je ne vois rien, dit-il.

— Voyons, là, là, ami, en face de vous.

En disant ces mots, je m’écartai un peu vers la droite, et aussitôt la lueur disparut à mes yeux.

Mais à en juger par les exclamations joyeuses que lançait Tom, il était évident qu’après avoir pris la place que j’avais occupée, il voyait aussi la lueur.

— Jack, s’écria-t-il en se tournant et me serrant la main de toutes ses forces, Jack, vous et moi nous n’aurons plus lieu de nous plaindre de notre malchance.

Maintenant faisons un tas de pierres à l’endroit où nous sommes. C’est cela.

À présent nous allons fixer solidement notre poteau indicateur au sommet. Voilà !

Il faudrait un vent bien fort pour l’abattre et il nous suffit qu’il tienne bon jusqu’au matin.

Oh ! Jack, mon garçon quand je songe que nous parlions hier de nous faire employés, et vous qui répondiez que personne ne sait ce qui l’attend.

Par Jupiter, Jack, voilà qui ferait une jolie nouvelle.

À ce moment, nous avions fixé solidement le piquet vertical entre deux grosses pierres.

Tom se baissa et visa au moyen du montant horizontal.

Il resta un bon quart d’heure à le faire monter et descendre tour à tour ; enfin, poussant un soupir de satisfaction, il fixa le support dans l’angle et se redressa.

— Regardez sur cette ligne, Jack, dit-il. Vous avez le coup d’œil le plus juste que j’aie jamais rencontré.

Je regardai sur la mire.

Là-bas, à portée de la vue, brillait la tache scintillante.

On eût dit qu’elle était au bout de la mire, tant la visée avait été exactement faite.

— Et maintenant, mon garçon, dit Tom, mangeons un peu et dormons.

Il n’y a plus rien à faire cette nuit, mais demain nous aurons besoin de tout ce que nous aurons d’esprit et de force.

Ramassons du bois et faisons un feu ici. Alors nous serons en état d’avoir l’œil sur notre poteau indicateur et de veiller à ce que rien ne lui arrive pendant la nuit.

Nous fîmes du feu, et nous soupâmes pendant que le démon de la Sasassa nous contemplait face à face de son œil mobile et étincelant.

Il continua de le faire pendant toute la nuit.

Toutefois ce ne fut pas toujours du même endroit, car, après souper, quand je regardai le long de la mire pour le revoir, il était entièrement invisible.

Mais cette information ne troubla nullement Tom ; il se borna à cette remarque :

— C’est la lune, et non l’objet, qui a changé de place.

Puis, se recroquevillant sur lui-même, il s’endormit.

Le lendemain, dès la pointe du jour, nous étions debout, et nous examinions le rocher au bout de notre mire. Nous ne distinguions rien qu’une surface terne, ardoisée, uniforme, peut-être un peu plus raboteuse à l’endroit où arrivait notre ligne de mire, mais sans autre particularité remarquable.

— Maintenant mettons à exécution votre idée, Jack, dit Tom Donahue, en déroulant d’autour de sa taille une longue ficelle, fixez-la par un bout, tandis que j’irai jusqu’à l’autre bout.

En disant ces mots, il partit dans la direction de la base de l’escarpement, en tenant un bout de la corde, pendant que je tirais sur l’autre en l’enroulant autour du piquet, et le faisant passer par la mire du bout.

De cette façon, je pouvais dire à Tom d’aller à droite ou à gauche.

Notre corde était maintenue tendue depuis son point d’attache, par le point de mire, et de là dans la direction du rocher, où elle aboutissait à environ huit pieds du sol.

Tom traça à la craie un cercle d’environ trois pieds de diamètre autour de ce point.

Alors il me cria de venir le rejoindre.

— Nous avons combiné l’affaire ensemble, Jack, dit-il, et nous ferons la trouvaille ensemble, s’il y en a une.

Le cercle, qu’il avait tracé, comprenait une partie du rocher plus lisse que le reste, excepté au centre, ou se remarquaient quelques noyaux saillants et rugueux.

Tom m’en montra un en poussant un cri de joie.

C’était une masse assez irrégulière, de teinte brune, qui avait à peu près le volume du poing d’un homme, et qu’on eût pris pour un tesson de verre sale incrusté dans le mur escarpé.

— C’est cela ! s’écria-t-il, c’est cela !

— Cela, quoi ?

— Eh ! mon homme, un diamant, et un diamant tel qu’il n’y a monarque au monde qui n’en envie la possession à Tom Donahue ! Jouez de votre barre de fer, et bientôt nous aurons exorcisé le démon de la vallée de Sasassa.

J’étais si abasourdi que pendant un instant je restai muet de surprise, à contempler le trésor qui était tombé entre nos mains de façon si inespérée.

— Allons, dit Tom, passez-moi le levier. À présent, en prenant comme point d’appui la saillie qui sort ici du rocher, nous pourrons le faire sauter… Oui, il cède. Je n’aurais jamais cru qu’il serait venu aussi facilement… À présent, Jack, plus nous nous dépêcherons de retourner à la cabane, et de là d’aller au Cap, mieux nous ferons.

V

Après avoir enveloppé notre trésor, nous reprîmes à travers les collines la route de la maison. Chemin faisant, Tom me conta qu’au temps où il étudiait le droit à Middle Temple, il avait trouvé dans la bibliothèque une brochure poudreuse d’un certain Jans van Hounym, qui racontait une aventure fort semblable à la nôtre, et qui était arrivée à ce brave Hollandais vers la fin du XVIIe siècle, aventure qui avait abouti à la découverte d’un diamant lumineux.

Ce récit s’était représenté à l’esprit de Tom pendant qu’il écoutait l’histoire de fantôme de l’honnête Dick Wharton.

Quant aux moyens inventés pour vérifier la supposition, ils étaient sortis de son fertile cerveau d’Irlandais.

— Nous le porterons au Cap, dit Tom, et si nous ne pouvons nous en défaire avantageusement dans cette ville, nous gagnerons bien notre voyage en nous embarquant pour Londres. Tout de même allons d’abord chez Madison ; il se connaît un peu en ces choses, et peut-être nous donnera quelque idée de ce que nous pouvons regarder comme un prix équitable pour notre trésor.

En conséquence, nous quittâmes notre route, au lieu de retourner à notre hutte, pour prendre le sentier étroit qui conduisait à la ferme de Madison.

Nous le trouvâmes en train de déjeuner.

Une minute après, nous étions assis à sa table, grâce à l’hospitalité sud-africaine.

— Eh bien, dit-il, quand les domestiques furent partis, qu’y a-t-il sous roche ? Vous avez quelque chose à me dire, je le vois. Qu’est-ce que c’est ?

Tom tira son paquet, dénoua d’un air solennel les mouchoirs qui l’enveloppaient.

— Voilà, dit-il, en posant le cristal sur la table, quel prix vous paraîtrait-il honnête d’offrir pour ceci ?

Madison prit l’objet et l’examina d’un air de connaisseur.

— Eh bien, dit-il, en le remettant sur la table, à l’état brut, cela vaudrait douze shillings la tonne.

— Douze shillings, s’écria Tom, en se dressant d’un bond. Ne voyez-vous pas ce que c’est ?

— Du sel gemme.

— Au diable le sel gemme ! C’est du diamant.

— Goûtez-y, dit Madison.

Tom le porta à ses lèvres, le jeta à terre en poussant un juron terrible, et sortit aussitôt de la chambre.

Je me sentais moi-même attristé, déçu, mais me rappelant ce que Tom avait dit au sujet du revolver, je sortis aussi et retournai à la hutte, plantant là Madison, muet, abasourdi.

Quand j’entrai, je trouvai Tom couché dans sa caisse, la figure tournée vers le mur, et l’air trop découragé pour accepter mes paroles de consolation.

Maudissant Dick et Madison, le démon de Sasassa et tout le reste, j’allai faire un tour hors de la hutte et me réconfortai de notre pénible mésaventure en fumant une pipe.

J’étais arrivé à cinquante pas de la hutte quand j’en entendis partir le bruit auquel je m’attendais le moins de ce côté-là.

Si ce son avait été un gémissement ou un juron, je l’aurais trouvé tout naturel, mais celui qui me fit m’arrêter et retirer ma pipe de ma bouche était un bruyant éclat de rire.

L’instant d’après, Tom en personne sortait de la hutte, la figure toute rayonnante de joie.

VI

— En chasse pour dix autres milles à pied, vieux camarade.

— Ah ! oui, pour un autre morceau de sel gemme, à douze shillings la tonne.

— Ne parlons plus de cela, Jack, me dit Tom avec un large rire, si vous avez de l’affection pour moi. Maintenant faites attention, Jack. Quels sots, quels fous nous avons été de nous laisser jeter à bas par une bagatelle ? Asseyez-vous seulement un instant sur cette souche, et je vous rendrai la chose aussi claire que le jour. Vous avez vu plus d’une fois un bloc de sel gemme incrusté dans de la roche, et moi aussi j’en ai vu, quoique j’aie fait tant d’affaires avec celui-ci. Eh bien, Jack, avez-vous jamais vu de ces morceaux-là briller dans l’obscurité à peine autant qu’une luciole ?

— Non, je ne peux pas dire que j’en aie vu.

— Je puis m’enhardir jusqu’à prédire que si nous attendions jusqu’à la nuit, ce que nous ne ferons pas, nous verrions cette lumière briller de nouveau parmi les rochers. Donc, Jack, quand nous avons détaché ce sel sans valeur, nous nous sommes trompés de cristal. Il n’y a rien d’étrange, dans ces collines, à ce qu’un morceau de sel gemme se trouve à un pied de distance d’un diamant. Il en a pris l’éclat, et nous étions surexcités, nous nous sommes conduits sottement, et avons laissé en place la véritable pierre. Vous pouvez y compter, Jack, la pierre précieuse de Sasassa est incrustée dans le périmètre du cercle magique tracé à la craie sur la surface de ce rocher de là-bas. Venez, vieux camarade, allumez votre pipe, et reprenez votre revolver, et nous serons bien loin avant que ce Madison ait eu le temps d’additionner deux et deux.

Je ne crois pas avoir montré un bien vif enthousiasme cette fois.

J’avais déjà commencé à regarder ce diamant comme un fléau sans compensation. Mais décidé à ne point jeter d’eau froide sur les espérances de Tom, je me déclarai tout prêt à partir.

Quelle marche ce fut ?

Tom avait toujours été bon marcheur de montagne, mais ce jour-là l’excitation paraissait lui donner des ailes, pendant que je m’évertuais de mon mieux à gravir derrière lui.

Quand nous fûmes arrivés à moins d’un demi-mille, il prit le pas de charge, et ne s’arrêta que quand il fut devant le cercle blanc tracé sur le rocher.

Pauvre vieux Tom ! quand je l’eus rejoint, son état d’esprit avait changé.

Il était là, debout, les mains dans les poches, et le regard distrait, flottant devant lui, la mine piteuse.

— Voyez, examinez, dit-il en me montrant le rocher.

Il ne s’y voyait absolument rien qui ressemblât à un diamant.

Dans le cercle on n’apercevait que la surface lisse de couleur ardoisée, avec un gros trou, celui d’où nous avions arraché le morceau de sel gemme, et un ou deux petits creux. Quant à la pierre précieuse, pas de trace.

— Je l’ai examiné pouce par pouce, dit le pauvre Tom ; elle n’est pas là ; quelqu’un sera venu et aura remarqué le cercle, et l’aura prise. Rentrons à la maison, Jack, je me sens énervé, fatigué. Oh ! y eut-il jamais une mauvaise chance pareille à la mienne.

Je faisais demi-tour pour partir, mais je jetai d’abord un dernier coup d’œil sur l’escarpement.

Tom avait déjà fait une dizaine de pas.

— Holà ! criai-je, n’apercevez-vous aucun changement dans ce cercle depuis hier ?

— Que voulez-vous dire ? demanda Tom.

— Retrouvez-vous une certaine chose qui y était auparavant ?

— Le sel gemme ? dit Tom.

— Non, mais le petit corps saillant et arrondi dont nous nous sommes servi comme point d’appui. Je suppose que nous l’aurons descellé en manœuvrant le levier. Regardons un peu de quoi il était fait.

En conséquence, nous cherchâmes parmi les cailloux détachés qui se trouvaient au pied de l’escarpement.

— Nous y voilà, Jack. Nous avons réussi enfin. Nous voilà redevenus des hommes.

Je fis demi-tour et me trouvai en face de Tom qui rayonnait de joie et qui tenait à la main un petit morceau de roche noire.

Au premier coup d’œil, on eût pris cela pour un éclat de la pierre, mais tout près de la base, il en sortait un objet que Tom me montrait avec enthousiasme.

On eût dit tout d’abord un œil de verre, mais il y avait là, un éclat et une profondeur transparente que jamais ne donna aucune espèce de verre.

Cette fois, il n’y avait pas erreur, nous étions bien possesseurs d’une pierre précieuse de grande valeur.

Nous quittâmes donc la vallée d’un cœur léger, en emportant le « démon » qui y avait régné si longtemps.

VII

Voilà la chose, Monsieur, je l’ai contée d’une façon trop prolixe, et je vous ai peut-être fatigué.

Vous le voyez, quand je me mets à parler de ces rudes temps d’autrefois, je crois revoir la petite cabane, le ruisseau qui coulait auprès, et la brousse qui l’entourait, et je crois entendre encore la voix de ce brave Tom.

Il me reste peu de chose à ajouter.

Nous prospérâmes grâce à la pierre précieuse.

Tom Donahue, comme vous le savez, s’est établi ici, et il est bien connu dans la ville.

De mon côté j’ai réussi, je me livre à l’agriculture et à l’élevage des autruches en Afrique.

Nous avons donné au vieux Dick Wharton, de quoi s’établir pour son compte, et il est un de nos plus proches voisins.

Si jamais vous venez de notre côté, Monsieur, ne manquez pas de demander Jack Turnbull, propriétaire de la ferme de Sasassa.