Le Métayage et la Culture dans le Périgord, voyage au château de Montaigne

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Le Métayage et la Culture dans le Périgord, voyage au château de Montaigne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 69 (p. 613-645).
LE
METAYAGE ET LA CULTURE
DANS LE PERIGORD

VOYAGE AU CHATEAU DE MONTAIGNE.

C’est au sein de nos populations rurales qu’on peut le mieux étudier les problèmes si divers et si complexes que leur état soulève aujourd’hui, et qui intéressent si vivement la prospérité agricole et la richesse générale du pays. On s’en ferait difficilement une idée exacte, si l’on ne connaissait pas la vie journalière, les besoins, les ressources, les mœurs des familles. Sous ce rapport, il ne nous paraît pas indifférent, surtout au lendemain de l’enquête agricole, de considérer et de décrire un groupe considérable par le nombre des individus qu’il englobe, curieux par les circonstances singulières dont il est environné, celui des métayers du Périgord. A dire vrai, nous ne faisons ainsi que poursuivre sur un terrain nouveau un ordre d’études économiques et morales dès longtemps commencées dans la Revue sur les conditions du travail et sur l’existence des familles ouvrières dans les différentes régions de la France. Après avoir examiné en dernier lieu de quelles ressources était redevable à l’industrie proprement dite une tribu placée sur un sol presque infécond comme les plateaux et les ravins du Jura[1], nous voudrions vérifier quel est le résultat du travail des champs pour une population presque entièrement agricole, telle que celle du Périgord[2].

Le métayage touche d’ailleurs par plus d’un côté à des questions fort controversées et fort importantes ; il s’applique dans le département de la Dordogne, l’un des plus vastes de la France (918,256 hectares), aux neuf dixièmes des terres. Il s’en faut de beaucoup, comme on le sait, que la question soit chez nous particulière au Périgord. La région du sud-ouest, dont la Dordogne n’est qu’un fragment, a été justement nommée par M. de Lavergne la terre classique du métayage. Si l’on considère en outre qu’il est adopté dans la plupart de nos départemens du centre, sur certains points de ceux de l’ouest et çà et là dans des départemens isolés, on ne s’avance pas trop en affirmant que ce même régime intéresse un tiers environ du territoire national[3]. Autant de raisons pour s’en préoccuper partout ; mais dans le Périgord on ne le rencontre pas seulement sous une forme très compacte et à peu près exclusive, on le trouve encore presque à l’état primitif. Tandis qu’il est en voie de transformation partielle plus ou moins lente, quoique incontestable, dans l’ouest depuis une trentaine et dans le centre depuis une vingtaine d’années, c’est d’hier seulement qu’on a songé, dans la région qui nous occupe, à mettre en relief quelques essais d’amélioration, en vue de stimuler et de soutenir dans la carrière des réformes les initiatives individuelles.

Après avoir échappé en tout lieu et durant des siècles à toute discussion et par suite à toute lumière, la vieille méthode du métayage est sortie depuis quelques années des ombres et du silence qui l’enveloppaient. On le doit sans doute à l’esprit général de notre temps ; mais on le doit aussi à la louable intervention de quelques sociétés d’agriculture, celles de l’Allier, du Berri, des Landes. A Périgueux même, lors du concours régional en 1864, une section spéciale affectée aux produits des métairies avait obtenu soixante et onze médailles d’or, d’argent ou de bronze. Ajoutons que, sur les cent soixante et une questions posées dans le programme de l’enquête officielle récemment accomplie, il en est deux qui concernent le métayage. Il y a là une nouvelle preuve du mouvement qui s’opère ; il ne faudrait pas cependant attendre des réponses faites de bien vives clartés. Tout un côté de la question ; celui-là précisément qui touche de plus près à l’existence des masses, ne peut guère se révéler dans une enquête administrative. La solennité même devient une cause d’embarras et d’équivoque. C’est toujours chez le métayer, c’est dans son étable, dans sa grange, dans ses champs, sur les marchés où il conduit son bétail, qu’il convient surtout de chercher des élémens d’information. Sur les rapports entre le propriétaire et le tenancier, les observations ne peuvent jamais être ni trop immédiates ni trop dégagées de tout apparat. Le moment ne saurait donc être plus opportun pour considérer le sujet en lui-même, surtout quand on l’envisage dans un cadre où il apparaît aussi nettement avec ses traits natifs que sur le sol périgourdin.

Le point central de nos observations, nous le prenons au milieu d’un vaste domaine livré depuis des siècles au métayage ; le domaine de Michel Montaigne. Sur ce terrain, autour de l’antique château où l’auteur des Essais est né et où il est mort, où il s’était retiré à l’âge de trente-huit ans, « ennuyé déjà depuis longtemps de l’esclavage de la cour et des charges publiques, » et où il a composé son livre immortel, la question spéciale que nous avons en vue se mêle à des souvenirs et à des circonstances singulièrement propres à piquer la curiosité. Et d’ailleurs, pour l’étude des phénomènes qui se rattachent au métayage, je n’aurais pu, quant à moi, trouver nulle part d’aussi favorables conditions. D’inappréciables facilités m’étaient offertes par le propriétaire actuel du château de Montaigne, M. Magne, mon hôte, souvent dans mes recherches mon conseil et mon guide. Pour étudier les plus lointaines traditions de l’exploitation des champs, j’ai trouvé sous son toit toutes les publications contemporaines ayant trait à l’auteur des Essais, à sa famille et à son domaine. En outre les pièces inédites ne lui faisaient pas défaut : anciens titres de propriété, baux remontant à plusieurs siècles, d’autant plus propres à élucider le problème que l’aspect des choses a moins changé dans ces régions.

Ces renseignemens, si complexes dans leur origine, quoique dirigés vers un but unique, nous permettront de faire bientôt connaissance avec le pays même, avec le caractère et les habitudes des métayers périgourdins ; mais tout d’abord, puisque nous sommes à Montaigne, on ne nous reprochera point de fixer un moment nos regards sur cette illustre demeure encore toute remplie des traces de son ancien possesseur, et où tant de traits répandent de précieuses clartés sur la physionomie générale de la province. On n’en saisira que mieux ensuite l’état dans lequel nous arrive à travers les siècles la question du métayage, comme aussi les conditions intrinsèques de ce régime, les nécessités traditionnelles qui en découlent, et les améliorations qu’il doit nécessairement recevoir pour participer désormais au caractère progressif de notre société.


I

Le Périgord mériterait d’être visité pour lui-même et sans autre motif de curiosité. Les richesses si diverses que la nature y déploie, la plantureuse vigueur du sol sur tant de points, les pittoresques ondulations de coteaux fertiles et verdoyans, les vastes forêts de châtaigniers séculaires qui impriment à certains districts un air de majestueuse sévérité, comme aussi de nombreux monumens archéologiques épars en vingt endroits, suffiraient pour y attirer le flot sans cesse grossissant des voyageurs de fantaisie. Sur les rives d’aucun de nos fleuves on ne rencontre de vallées plus riches, plus riantes, plus animées, où l’on serait plus tenté de s’arrêter, que les vallées de la Dordogne et de l’Isle. Quoique profondément dissemblables l’une de l’autre, — celle-ci rappelant les rives plus septentrionales de la Loire, celle-là toute méridionale dans ses paysages et ses perspectives, — elles ont cependant ce trait commun, que la vie semble y couler à pleins bords.

Auprès de Périgueux, dans la verte et large plaine qui s’étend des murs de la cité jusqu’au gracieux clocher de Trélissac, la vue plonge au loin sur une suite de jardins, de bois, de prairies, d’habitations de plaisance capricieusement posées près du cours sinueux de l’Isle ou sur les hauteurs qui le dominent. Justement fière de ses antiquités romaines et gauloises, de ses églises romanes, de ses constructions du moyen âge, de ses larges promenades débouchant sur les plus beaux sites des campagnes environnantes, la ville de Périgueux peut passer pour une de nos cités de second ou de troisième ordre les plus originales et les plus attrayantes. Avec ses excellentes terres à blé, avec ses nombreux vignobles, avec ses vergers et ses pâturages, le Périgord fournit à tous les besoins de la vie matérielle. Il possède en outre un produit bien différent et fort recherché, dont la valeur capricieuse ne fait que grandir avec les goûts luxueux de notre temps. Néanmoins, bien que son nom soit lié indissolublement à celui du Périgord, la truffe n’est pas le produit principal du pays ; elle n’occupe qu’un rang très secondaire sur l’échelle de ses richesses. Les principales sont, dans le présent les céréales, les bestiaux et les vins, puis viennent les bois de toute sorte, puis les divers minéraux, enfin les produits de basse-cour, les plantes légumineuses et les fruits. Pour l’écoulement de ses vins, le Périgord, qui n’avait eu longtemps que la clientèle des départemens les plus voisins du centre de la France, gagne chaque jour du terrain du côté de Paris et des localités de l’ouest et du nord-ouest. Les vins blancs de Bergerac s’enlèvent aujourd’hui aussitôt après la récolte pour être débités comme vin nouveau ou vin doux. La culture de la vigne, la plus productive de toutes, ne demande qu’à se développer sur un sol qui lui convient à merveille, et qui peut d’ailleurs convenir également à des cultures industrielles plus rémunératrices que celle du blé. Observation analogue pour l’élevage du bétail, susceptible d’un incalculable accroissement, grâce aux marchés de Paris et de divers grands centres de population dans le midi. Quant aux produits de basse-cour, aux légumes et aux fruits, on ne paraît pas soupçonner l’étendue des profits qu’on en pourrait tirer. Il ne faudrait pourtant que quelques efforts, quelques perfectionnemens dans la culture, quelques changemens peut-être dans les espèces pour élargir notablement la place si étroite qu’occupe cette région dans l’approvisionnement de la capitale. On n’a qu’à consulter et à suivre l’exemple d’autres provinces bien moins favorablement placées que le Périgord. Ces perspectives s’ouvrent d’elles-mêmes avec l’état actuel des voies de communication, si notablement amélioré depuis une trentaine d’années, et qui était resté, durant plus de trois siècles, tel ou peu s’en faut que l’avait vu l’auteur des Essais[4].

Grâce aux chemins de fer qui traversent la contrée de part en part, de l’est à l’ouest et du nord au sud, et qui n’attendent plus que quelques complémens, rien n’est plus aisé désormais que de se rendre au manoir de Michel Montaigne. On quitte à Libourne le chemin de fer de Paris à Bordeaux pour prendre une route très commode, tracée presque en ligne droite près de la Dordogne. On la suit jusqu’au village de La Mothe-Montravel en traversant l’élégante petite cité de Castillon, où la puissance anglaise en Guienne a reçu le dernier coup en 1453, quatre-vingts ans avant la naissance de Montaigne. On laisse à quelques pas sur la droite la tombe de Talbot, ce héros légendaire, si diversement traité par la fortune et à qui pourtant elle parut vouloir épargner la douleur de survivre à sa dernière défaite[5]. Une fois à La Mothe, on n’a plus à parcourir, pour atteindre le but, que deux ou trois kilomètres le long de collines très fertiles, quoique fortement accidentées.

Bien que placé au faîte de ces coteaux, mais en partie voilé par une épaisse futaie de vieux chênes, le château ne laisse apercevoir au visiteur : arrivant par cette route que ses tourelles élevées, et seulement encore à partir du village de Saint-Michel-Montaigne[6], qui confine à la propriété. Une courte avenue d’acacias et de platanes conduit à la principale entrée, dont la physionomie n’a pas changé depuis le XVIe siècle. On reconnaît bien, en la voyant se replier tortueusement sur elle-même, qu’elle date d’une époque où les habitations isolées n’étaient pas sûres, et où, sans avoir la prétention, comme le déclare quelque part Montaigne, de se défendre contre les gens de guerre, on pouvait du moins songer à se mettre à l’abri des vagabonds et des rôdeurs, et à se prémunir contre un coup de main.

Le passage une fois franchi, on pénètre dans une très vaste cour carrée, fermée de trois côtés par les dépendances de l’habitation, et dont le château occupe le quatrième côté, le plus reculé vers l’ouest de cette cour, point de perspective, et on se demanderait volontiers à quoi bon « une maison juchée sur un tertre, comme dict son nom, » si l’horizon y est ainsi borné de toutes parts ; il n’en est rien cependant l’autre façade du château donne sur une terrasse splendide, d’où l’œil peut embrasser une immense étendue de pays. Des hauteurs pittoresques couronnées de villages, de clochers, de vieux castels, les uns en ruine, les autres encore habités, de maisons de campagne toutes modernes, se dessinent devant vous dans le lointain sur un large demi-cercle. Plus près, sur la crête d’une éminence abrupte, se dresse une tour délabrée d’une apparence encore altière, dernier débris du magnifique château de Gurson, qu’habitait au temps de Montaigne cette Diane de Foix, comtesse de Gurson, à qui est dédié le beau chapitre de l’institution des enfans, où l’auteur d’Emile a dû puiser plus d’une heureuse inspiration. Immédiatement au-dessous de soi, une plaine vers laquelle on descend par une pente très raide, et que parsèment les maisons des métayers, étale aux regards comme un vaste jardin anglais qui s’est formé tout seul à des époques inconnues, et où les perspectives semblent avoir été ménagées avec goût par un artiste expérimenté. ; C’est un assemblage de prés, de champs labourés, de jardins, de futaies, de taillis, de groupes d’arbres verts jetés çà et là sur les ondulations d’un terrain que parcourt capricieusement cette rivière de la Lydoire, si souvent mentionnée par Montaigne.

En l’état actuel[7], le château se compose de cinq pavillons de dimensions inégales, surmontés de toits aigus comme des toits du palais de Fontainebleau, et flanqués, sur la cour et sur la terrasse, de deux tours, l’une ronde et l’autre octogone, et de deux tourelles. La tour de Montaigne est elle-même un assez bizarre assemblage de trois tours de largeur différente, quoique d’une égale hauteur. Placez au sommet la grosse cloche qui en a été jadis enlevée et qui sonnait « tous les jours l’Ave Maria à la diane et à la retraite, » réédifiez la tour de Madame, sur les murailles rebâties du château mettez au-dessus des portes et des croisées les riches sculptures en pierre qui les couronnaient, et vous aurez sous les yeux l’habitation telle qu’elle était au XVIe siècle. A l’intérieur de la tour, toutes les distributions anciennes décrites dans les Essais existent encore. La bibliothèque, « la librairie, » que Montaigne qualifiait de « belle entre les librairies de village, » est vide ; on y voit seulement les crampons de fer qui soutenaient les livres « rengez sur des pulpitres à cinq degrez tout à l’environ. » Les inscriptions, au nombre de cinquante-quatre, dans lesquelles semble se refléter sous différens aspects la pensée des Essais, restent très lisibles sur les soliveaux du plafond[8]. C’est dans cette tour qu’il faut relire les Essais ; on dirait que des murs s’échappent, pour éclairer cette lecture, des lumières inattendues. Mille traits inaperçus jusque-là viennent soudain frapper les regards. En fait, cette tour était pour Montaigne un véritable observatoire : non qu’on le vît souvent à sa fenêtre contemplant les étoiles ou suivant d’un œil curieux les voyageurs qui approchaient de sa demeure ; ce qu’il observait là, c’était lui-même. « C’est moy que je peinds, a-t-il dit… Je suis moy-mesme la matière de mon livre… je ne vise icy qu’à descouvrir moy-mesme… »

il n’est sans doute personne ayant lu les Essais qui n’ait éprouvé le désir de visiter l’asile où ces peintures ont été tracées. Nulle part la curiosité publique, qui s’attache d’ordinaire aux lieux qu’ont habités les personnages illustres, ne s’explique mieux qu’au sein de « ces douces retraites paternelles » consacrées par leur maître « à sa liberté, à sa tranquillité et à ses loisirs. » Son livre à la main, on peut y suivre sa vie et ses travaux, principalement dans la tour, dont il a dit : « Je suis sur l’entrée, et veois soubs moy mon jardin, ma bassecourt, ma court et dans la plupart des membres de ma maison. Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un aultre, sans ordre et sans desseing, à pièces descousues… Je passe là et la plus part des jours de ma vie, et la plus part des heures du jour… C’est là mon siège… »

Avec des détails aussi précis, il ne faut pas un grand effort d’imagination pour se représenter, rêvant dans ce large fauteuil qu’on garde comme un débris de son mobilier, l’aimable philosophe qui, sans colère, sans récrimination contre le passé, contribua si efficacement à introduire la méthode de l’observation dans le domaine des sciences morales.

Montaigne possédait autour de son château une douzaine de métairies dont les noms subsistent encore. Cela composait tout son domaine. Il n’avait rien ajouté à son manoir, il n’en avait rien retranché, n’ayant point les goûts somptueux de son père, craignant, comme il le dit lui-même, « le soing et la dépense, » n’ambitionnant que « la réputation de n’avoir rien acquis non plus que rien dissipé. » La fameuse « gallerie de cent pas de long et douze de large » qu’il s’était promis de construire « comme promenoir » de chaque côté de la tour, resta toujours à l’état de projet. Une petite pointe de vanité dont il ne sut se défendre l’entraîna pourtant à faire sculpter çà et là sur les portes et façades son cordon de Saint-Michel. On sait en effet qu’il était depuis 1571 chevalier de cet ordre, car, bien que sa famille se fût enrichie dans le commerce, il comptait trois générations de noblesse, était seigneur de fief, et à ce titre, chose assez peu connue, vassal de l’église de Bordeaux. Cette circonstance n’empêcha pas le Béarnais, passant par là au lendemain de la bataille de Coutras, de venir lui demander l’hospitalité. C’était en 1584. « Le roi de Navarre, dit Montaigne, ne souffrit ny essai ny couvert, et dormit dans mon lit… Au partir de céans, je lui fis eslancer un cerf en ma forest, qui le promena deux jours. » On pourra se demander à ce propos si le futur roi de France et son hôte, tout en courant le cerf, causèrent ensemble un moment d’améliorations agricoles, du sort des paysans et de la fameuse « poule au pot. » Réflexion faite, je suis porté à croire que l’ami de Sully aurait pu dès lors, en matière d’économie rurale, en remontrer à Montaigne, qui nous confesse si ingénument en plus d’un endroit son ignorance sur ce point.

Cependant il n’est pas sans intérêt de se demander si ce grand prince, ayant sous la main un pareil homme et discourant avec lui des choses du temps, n’avait pas éprouvé quelque envie de l’attacher à son conseil. On a peine à se figurer Montaigne ministre d’Henri IV. Les affaires publiques n’étaient point son lot ; il en jugeait avec finesse à ses heures ; mais, pour s’en occuper avec suite, il était trop songeur et trop distrait. Sa pénétration même, qui lui faisait voir à la fois tous les côtés des choses, l’eût rendu indécis. Le présent d’ailleurs ne suffisait pas à son active curiosité, qui l’emportait tantôt dans le passé, tantôt dans l’avenir, où il entrevoyait des réformes impossibles de son vivant, à peine mûres deux siècles après sa mort. Au pied des tours du château, entre ces coteaux dont la vigne tapisse les flancs, nous allons rencontrer les héritiers directs des tenanciers de Michel Montaigne, les humbles métayers d’à présent, et leur état, analogue à celui des autres métayers du Périgord, va nous révéler quelques-uns des effets du système qui régit ici le travail agricole.

Il y a dans les Essais un passage qui revient assez naturellement à l’esprit aussitôt qu’on songe à s’enquérir, sur le sol périgourdin et dans le district qu’habitait Montaigne, de l’état et des besoins des familles agricoles. « Je louerois une âme à divers estages, qui sçache et se tendre et desmonter, qui soit bien partout où sa fortune la porte, qui puisse deviser avecques son voisin de son bastiment, de sa chasse et de sa querelle, entretenir avecques plaisir un charpentier et un jardinier. J’envie ceux qui sçavent s’apprivoiser au moindre de leur suitte, et dresser de l’entretien en leur propre train…. » Voilà bien l’idée première des communications à établir entre les hommes occupant les situations sociales les plus différentes, afin qu’ils puissent se connaître, s’apprécier et s’aimer. Point de fierté avec les petits, c’est-à-dire avec ses inférieurs, tel est le sens des leçons de Montaigne. De son temps, c’était beaucoup ; de nos jours, ce n’est point assez : le terrain s’est élargi, la nécessité qu’il signalait a pris un caractère plus général ; la méthode qu’il préconisait est passée du domaine des simples relations individuelles dans celui de la morale sociale. L’esprit de bienveillance réciproque doit se marier désormais avec l’esprit d’égalité et de justice. C’est le progrès général, c’est le bien moral et matériel de la communauté qui est devenu la fin de ces investigations relatives au travail, si fréquentes à notre époque, et dont ni Montaigne ni son siècle ne pouvaient soupçonner le futur essor.

Examiné de ce nouveau point de vue, l’état des métayers du Périgord provoque des impressions bien multiples et bien diverses. Les conditions élémentaires de leur vie matérielle n’offrent d’abord rien dont les regards soient attristés. La base essentielle de l’alimentation consiste dans un très bon pain de froment, auquel ne se mélange jamais, comme dans d’autres régions, la farine d’avoine ou la fécule grossièrement extraite des pommes de terre. Le maïs ne sert communément que dans la basse-cour, et on récolte peu de sarrasin. Reste le seigle, mais on le sème ici en petite quantité, et seulement en vue d’en avoir la paille, dont la longueur s’adapte à merveille à plusieurs usages agricoles. Notons en outre que le vin, — une des plus notables productions de tout le Périgord, paraît dans les campagnes sur toutes les tables. Point ou peu de métayers qui n’aient leur lot de vigne dont ils consomment d’ordinaire toute la récolte. Quelques-uns, si l’année est bonne, en peuvent vendre une ou deux pièces. Tous ont assez généralement l’habitude d’augmenter la provision du cellier à l’aide d’une sorte de piquette qui ne manque ni de saveur ni de montant.

À ces premiers élémens s’ajoute toujours en une quantité plus ou moins grande la viande de porc, surtout durant l’hiver. Les oies, qu’on élève en fort grand nombre dans la contrée, figurent également dans la consommation courante. On les conserve dans de larges pots de grès, sous le nom vulgaire de confits, pour en utiliser ensuite la graisse dans le ménage. Si répandu dans d’autres provinces, en Bretagne, en Normandie, en Flandre, l’usage du lait et du beurre est ici absolument inconnu. Comme on emploie les vaches au labourage au lieu des chevaux et des bœufs, elles n’ont point de lait, si ce n’est au moment où elles mettent bas et seulement pour la nourriture de leurs veaux. Les paysans de la contrée sourient de dédain et presque de pitié quand on leur apprend qu’ailleurs nombre de cultivateurs seraient bien surpris d’entendre dire qu’on peut se passer de laitage.

Dans ces conditions, on voit que, sans être misérable, la vie matérielle des métayers périgourdins est fort économique. Dès qu’on examine au contraire la culture intellectuelle de cette population, on est douloureusement affecté. Le département de la Dordogne ne vient qu’au quatre-vingtième rang en fait d’instruction primaire, tant l’ignorance y est générale. Les métayers ne songent même pas à l’instruction : ce n’est pas d’eux qu’on pourrait dire, en empruntant à Montaigne un vieux mot français, qu’ils se tourneboulent, qu’ils se creusent la tête pour en acquérir les premiers élémens ; mais là comme partout plus les gens sont pauvres, plus ils répugnent à envoyer leurs enfans à l’école. Or, la pauvreté étant l’habituelle condition de ces familles, l’insouciance à ce sujet peut passer pour un trait caractéristique des mœurs de la contrée. On a toujours quelques objections contre la fréquentation des écoles. Quand ce n’est pas l’éloignement de la classe, l’état des routes, la nécessité du travail dans les champs, c’est l’absence de vêtemens convenables. Une intervention bienveillante lève-t-elle cette dernière difficulté, on trouve encore dans un apparent oubli le moyen de se soustraire à la parole donnée de cette façon, le mal se perpétue ; la gêne entretient l’ignorance, si féconde elle-même en misères. J’ai vu des familles de métayers composées de trois générations, et dans ces nombreuses tribus nul ne savait lire ou écrire. Le nombre des écoles s’augmente ici cependant peu à peu, comme il s’augmente partout ; grâce à des efforts bien dignes d’étages ; mais le nombre des élèves ne s’accroît point dans la même proportion[9]. Il y a telle commune placée non pas au milieu d’un pays perdu, mais dans le plus proche voisinage, du chef-lieu du département, dont l’école ne renferme pas une quarantaine d’enfans, garçons et filles, pour une population de douze cents habitans. Aux environs du château de Montaigne, la situation s’améliore plus sensiblement, grâce à l’aide et aux bons conseils. Seule pour le moment dans ce pays, l’action des influencés locales peut amener ces résultats un peu significatifs. Apathique par habitude plutôt que par nature, la population rurale du Périgord se montre rebelle à tout progrès, et il est bien rare de trouver chez les métayers le moindre désir d’améliorations quelconques. On déchire le sol, on y jette la semence suivant la routine traditionnelle, et c’est tout. Les méthodes les plus primitives, les instrument les plus grossiers restent en faveur. Ce n’est pas qu’on se révolte contre les conseils ; mais, à peine entendus, les voilà oubliés. La parole glisse sur ces esprits ignorans, ou plutôt elle est comme la graine de la parabole, que les oiseaux du ciel enlèvent avant qu’elle ait eu le temps de germer. Si l’on savait lire, on retiendrait mieux ce qu’on aurait vu dans un livre ; on y croirait d’ailleurs davantage, l’autorité du précepte imprimé dépassant toujours dans l’opinion des masses l’autorité d’une recommandation purement verbale.

Dans la vie des familles, la même tendance se reproduit sous plus d’une forme. De prévoyance un peu réfléchie, vous n’en découvrirez nulle part. On se montre économe, c’est, vrai, mais par habitude, non par raisonnement. Vivre au jour le jour, achever une année sans avoir manqué des choses tout à fait indispensables ! en recommencer une autre avec la même disposition d’esprit, telle est la règle la plus commune. Aussi n’est-il pas surprenant de voir les habitations le plus souvent mal tenues. Sur vingt maisons de métayers, c’est à peine si on en distingue une parfois deux où se manifeste quelque goût de la propreté intérieure. On y chercherait en vain cette netteté, cet ordre, ce soin, qui, dans le nord et dans l’est de la France comme le long du cours de la Loire par exemple, prêtent un charme si réel aux moindres demeures champêtres.

Les ressources des cultivateurs se bornent strictement du reste à celles qu’ils tirent de leurs terres. Aucune espèce d’occupation accessoire, aucun genre de travail productif ne se joint à la culture du sol. On trouvait jadis dans les campagnes quelques tisseurs de toile ; cette débile industrie a dû tomber devant la concurrence des pays de grande production. Quelques femmes filent encore la laine à la quenouille en allant garder les bestiaux ; mais un si chétif appoint ne mérite pas d’entrer en ligne de compte. La seule addition un peu notable que peut recevoir le budget des familles vient de la mère, lorsqu’elle prend chez elle un nourrisson. Du chiffre de 3 à 4 fr. où elle était il n’y a pas encore très longtemps, la rétribution, mensuelle des nourrices s’est élevée à 20 ou 25 fr. Un tel appât est de nature à tenter le paysan, surtout dans un milieu où l’argent n’est pas commun. J’ai pu moi-même constater en plus d’une occasion que les regards se tournaient de ce côté-là.

Cette industrie, car malheureusement c’en est une, prendra sans doute en ce pays d’assez larges développemens. Grâce aux chemins de fer, les nourrices périgourdines pourront venir à Paris faire concurrence aux célèbres nourrices de la Bourgogne et de la Normandie. Avec l’habitude qu’elles ont de se marier extrêmement jeunes, les femmes de la vallée de la Dordogne auraient d’ailleurs une longue carrière devant elles. A peine en effet les filles ont-elles atteint l’âge légal de la nubilité qu’elles s’empressent de contracter mariage. Dans les villes comme dans les villages périgourdins, où, pour le dire en passant, le type féminin est remarquable d’élégance et de fraîcheur, rien de plus ordinaire que de rencontrer des jeunes femmes de seize ans portant déjà leur premier-né sur leurs bras. De leur côté, les garçons suivent d’assez près l’exemple des filles : ils se mettent en ménage aussitôt qu’ils sont libres, c’est-à-dire dès qu’ils ont satisfait à la loi du recrutement. Cet usage s’accorde avec l’intérêt évident d’une population agricole, le cultivateur ne pouvant jamais trop tôt recevoir l’aide de ses enfans dans son rude travail. C’est assez dire, en ce temps où la question du recrutement inquiète nos campagnes, que l’intérêt de l’agriculture s’élève hautement contre tout système d’organisation militaire qui retarderait pour les garçons l’époque du mariage. Le pays où nous sommes atteste d’ailleurs à un autre point de vue que les mariages précoces contribuent puissamment à conserver les mœurs : les enfans naturels y sont rares. L’opinion commune attache à certaine faute l’idée d’une déchéance morale irréparable.

On s’aperçoit qu’il ne faudrait pas juger des ménages du pays de Montaigne par quelques boutades des Essais. Lorsque l’auteur dit quelque part « un bon mariage, s’il en est, » ou bien : « J’aurois fuy d’espouser la sagesse, quand mesme elle l’auroit voulu, » ce n’est pas à autrui qu’il pense, c’est à lui-même ; on devine à ce langage qu’il n’avait pas été parfaitement heureux avec sa femme, Mlle de Chassaigne, quoiqu’il en ait eu cinq filles ; mais Montaigne se fût-il trouvé mieux d’une autre alliance ? Il est permis d’en douter : non pas que le goût de la méditation doive rendre insensible aux joies et aux épanchemens de la famille, le cœur n’abdique pas si facilement ses droits ; mais l’erreur de Montaigne vient d’un vice d’éducation trop commun parmi les contemporains de Brantôme : il n’avait compris, comme en témoignent cent passages des Essais, ni la dignité de la femme ni le dévouement de la mère.

Tout cela cependant ne l’empêchait pas d’admirer les habitudes de la population rurale dont il était environné, lui qui disait si bien : « Les païsans simples sont honnestes gents. » Or ces honnêtes gens regardent ici le mariage comme un état naturel à l’homme aussitôt qu’il atteint l’âge viril. Ils y voient une étroite communauté des intérêts aussi bien que des sentimens. On ne connaît pas parmi eux le régime dotal.

Ils ont d’ailleurs conservé des coutumes religieuses qui contribuent à fortifier leur moralité. Dans ce pays où deux cultes sont en présence et souvent en contact, il ne se mêle à la piété aucune intolérance. Comme au temps de Montaigne, les catholiques et les protestans sont rapprochés par mille rapports journaliers ; mais ils vivent aujourd’hui en meilleure harmonie qu’au XVIe siècle. Le philosophe ne pourrait plus écrire, par allusion aux querelles de son temps, que sa demeure « est assise dans le moïau de tout le trouble des guerres civiles. » Si dans certaines circonstances politiques la religion sert encore parfois de prétexte à des résolutions radicalement opposées, le cours ordinaire des intérêts ne révèle pas la moindre apparence de division et d’antagonisme. On voit même sans aucun ombrage les fonctions municipales occupées par un homme d’un culte différent du sien. A Montaigne, par exemple, où la grande majorité de la population est catholique, le maire est protestant, et certes on ne hasarde rien en affirmant que, s’il était nommé par voie d’élection, il aurait presque tous les suffrages. La religion n’en conserve pas moins sa légitime, influence dans son domaine naturel.

Il est certains vices, comme l’ivrognerie, contre lesquels on n’a guère besoin d’invoquer le secours de la morale religieuse, tant ils sont peu répandus. Ce n’est pas à dire que la population n’aime point les occasions de plaisir ; il s’en faut de beaucoup. On est ardent à courir les fêtes patronales, les fréries, comme on les appelle ; on transforme les jours de marché en jours de dissipation. Les plus gênés parmi les métayers paient leur tribut à cet entraînement. Ce n’est pas seulement au dehors et dans les assemblées publiques qu’on voit s’épanouir le "goût des individus pour les réunions. Il éclate dans la vie des familles, notamment à l’occasion des mariages, qui entraînent toujours des réjouissances plus ou moins prolongées. On le retrouve aussi dans chaque maison le jour traditionnel où le métayer prépare ses provisions d’hiver en immolant un porc. Chacun réunit alors ses parens et ses voisins et emploie pour les bien recevoir toutes les ressources qu’il possède.

Au fond, et de quelque manière qu’elle se manifeste, cette tendance vers les joies prises en commun, qui réclame une règle et un frein, montre le goût qu’éprouvent les individus pour tout ce qui les rapproche, pour tout ce qui les met en contact les uns avec les autres. Si elle engendre des abus, elle témoigne aussi d’un vif instinct de sociabilité et aide à former des liens souvent utiles ; volontiers au besoin on se prête la main. Le trait le plus fâcheux dans une population, c’est l’indifférence de chacun pour le mal des autres, indifférence qui serait encore un détestable calcul, quand même elle ne serait pas un signe d’affaissement moral. Les incidens journaliers de la vie attestent à tout moment que ce genre d’insouciance répugne ici aux mœurs publiques. Pendant que j’étais à Montaigne, l’incendie d’une pauvre chaumière perdue dans les champs, loin de toute autre habitation, avait fait accourir au milieu de la nuit tous les hommes valides dans un rayon de près de deux lieues.

Si l’on est très communicatif avec ses égaux, on se montre en même temps fort accueillant pour tout le monde. Il n’est guère possible d’entrer chez un cultivateur sans qu’il vous offre tout ce qu’il peut offrir : le vin de son cellier, son pain le plus frais, un morceau de lard ou de confit. On a besoin parfois de toute son énergie pour empêcher que cette cordiale hospitalité ne devienne embarrassante. On sait d’ailleurs être poli envers les supériorités sociales et se montrer sensible à des témoignages d’intérêt. Qu’à cette ardeur dans les relations ne corresponde point communément une égale ardeur dans le travail, un goût marqué pour des efforts soutenus, aujourd’hui indispensables au succès, nous en avons déjà fait l’aveu. Aussi est-il à propos d’exalter les avantages de ces qualités sur cette terre du Périgord si favorisée de la nature, et qui ne demande qu’à livrer tout ce qu’elle porte en elle de richesses. Il faut sans doute dans la vie accorder aux distractions une certaine place, mais il y a là une question de mesure qui s’impose à toutes les consciences et à tous les intérêts. L’homme n’est pas né pour le repos ; la nature n’est propice qu’à ceux qui l’attaquent avec une énergique persévérance. Rappeler la loi du travail, c’est enseigner l’essentielle condition du bien-être et de l’indépendance de l’individu, du progrès moral et matériel pour tous. C’est indiquer le point de départ solide et sûr des réformes à réaliser dans le métayage périgourdin, dont nous avons montré l’influence quelque peu énervante sur la population rurale, et dont il convient maintenant d’étudier les traditions et le mécanisme.


II

Dans la destinée des cultivateurs, en la prenant seulement depuis le moyen âge, le métayage a marqué un pas vers la liberté : il a été un réel affranchissement. Du servage au métayage, qui lui succède, et même alors qu’il en garde encore l’empreinte, la progression est manifeste. Dans le Périgord comme dans la plupart des pays circonvoisins, le servage s’était, perpétué plus longtemps ou du moins d’une façon plus générale qu’en aucune autre région de la France. Ce n’est qu’après le renversement de la puissance anglaise en Guienne qu’il commence à se transformer : première raison pour qu’il se ressente ici plus qu’ailleurs de son origine, et y doive éprouver plus de peine à se métamorphoser.

La nature du sol dans ces contrées concourt d’ailleurs à y expliquer la lenteur de toute révolution agricole. Fréquemment divisée par des aspérités topographiques, la terre se prête peu à la grande culture. Qu’elles appartiennent à un seul propriétaire ou à plusieurs, les exploitations sont toujours extrêmement fractionnées entre les mains du paysan qui les cultive, et qui ne peut porter sa vigilance et ses soins que sur un sol d’une modique étendue. Nous ne sommes point ici dans les vastes plaines de la Flandre et de l’Ile-de-France. Le sol du pays de Michel Montaigne, naturellement raboteux, montueux, lourd à remuer, exclut l’expéditif emploi de la race chevaline, et nécessite celui de la race bovine, dont la marche lente ne saurait franchir chaque jour de grands espaces pour s’en aller au loin traîner la charrue. Des unités agricoles aussi éparpillées et aussi restreintes devaient s’abandonner sans résistance à un métayage monotone et stationnaire.

Pris en lui-même et partout, le métayage nous apparaît comme une espèce d’amodiation à très courte échéance, où le propriétaire du fonds fournit seul le cheptel, et où il reçoit toujours la rente de la terre en nature. Il ne la reçoit pas en une quantité fixe de produits déterminée une fois pour toutes par le contrat, ce qui est la pire condition, la condition la plus écrasante pour le fermier : son lot dépend des années. D’après l’usage le plus répandu et d’après le sens étymologique du mot métayage, ce lot se compose de la moitié des produits bruts. Le partage par moitié, voilà le système ramené à son expression la plus élémentaire. Le contrat constitue donc ici une sorte d’association, association des plus simples entre le capital et le travail. C’est vrai ; prenons garde cependant à un trait essentiel. L’idée d’association devant l’économie moderne comme devant les principes de la justice implique pour chacune des parties une rétribution proportionnelle à sa mise ; rien de plus, rien de moins. Dès lors, pour stipuler le partage par moitié, le contrat de métayage est obligé de partir de cette hypothèse tout empirique, que la valeur du travail de l’homme appliqué à l’exploitation du sol est égale à la moitié du produit brut, et par contre que la force productive de la terre correspond exactement à la valeur du labeur humain. Dès que les deux contractans, celui qui fournit le sol et l’outillage et celui qui fournit ses bras et son industrie, donnent autant l’un que l’autre, la division des fruits en deux parts égales ne soulève aucune objection. Pure supposition, je l’ai dit, mais qui devient la base mathématique du système.

Que cette arbitraire équation ait été juste à l’origine, qu’elle ait exactement répondu à l’état d’immobilité où languissait une agriculture toujours semblable à elle-même, on peut l’admettre sans la moindre difficulté. Échappé de la veille au servage, qui l’immobilisait lui-même, le métayer du temps de Michel Montaigne par exemple n’aurait certes pas eu l’idée de s’en plaindre, il ne se serait pas même plaint des charges conventionnelles qui réduisaient indirectement sa moitié et témoignaient que l’une des parties avait eu dans le contrat une prépondérance exagérée. Tant qu’il n’y avait point de progrès agricole, point de renouvellement dans les procédés, point d’essais d’aucune sorte, des conditions immuables ne froissaient aucun intérêt. Il peut en être encore ainsi dans certains pays chauds, dans quelques régions du midi de l’Europe où la terre, agissant presque d’elle-même, ne prélève qu’un faible tribut sur le travail de l’homme. En France au contraire et à l’heure qu’il est, la grande difficulté consiste à concilier la base du métayage avec la nécessité des transformations qui s’imposent aux agriculteurs. Y a-t-il des combinaisons susceptibles de rétablir l’équilibre voulu par la justice et incessamment rompu par les changemens des cultures ou des procédés ? Toute la question du métayage contemporain peut se ramener à ces termes. Niez-vous la possibilité de semblables combinaisons, alors point d’association véritable, point de base solide pour le contrat, point d’améliorations sérieuses, point d’efforts soutenus de la part du métayer, mais une évidente déperdition des forces de la nature et un volontaire engourdissement des ressources de l’activité humaine. L’alternative dérive ici de la logique la plus élémentaire. Les faits en rendent eux-mêmes témoignage. Le système est en progrès dans les régions où il tend par des modifications plus ou moins réfléchies vers l’équilibre signalé ; il reste stationnaire et arriéré dans les lieux où l’on n’a pas encore une notion bien nette du résultat à poursuivre. Nulle part néanmoins il ne serait juste d’augurer de ce qu’il peut devenir par ce qu’il a été jusqu’à cette heure.

On conçoit du reste que le problème s’impose aujourd’hui plus impérieusement à l’examen et par suite des transactions économiques internationales, et par suite des facilités que les chemins de fer offrent pour le transport des produits de la campagne. La compétition résultant des circonstances fait à l’agriculture aussi bien qu’à l’industrie une loi absolue des recherches infatigables et des progrès incessans. On ne peut plus se contenter comme autrefois de suivre le bœuf dans son pénible sillon.

Si l’on connaît seulement quelques-unes des conditions les plus ordinaires du métayage tel que le passé l’avait compris, on n’a pas de peine à juger qu’il ne satisfait guère sous sa forme ancienne à ces nouvelles exigences qui stimulent les intérêts, éveillent les ambitions. Malgré les diversités qu’on y rencontre suivant les localités, le type le plus général s’accorde avec le métayage périgourdin, et plus on regarde en arrière, plus on voit que partout les variantes du système consistent en clauses onéreuses pour le métayer ; on remarque aussi que là où ces clauses sont restées en usage, la culture languit dans l’état le plus fâcheux. J’ai hâte de le dire, sur les points où la condition du métayeur se rapproche le plus de l’association, le progrès est mieux caractérisé. Il y a eu jadis des cas, et il y en à peut-être encore aujourd’hui, où la part du métayer était réduite au-dessous de la moitié, à un tiers et même à un quart. Ce qui paraît le plus général dans le passé et ce qui n’est pas très rare à l’heure qu’il est, c’est l’habitude de stipuler certaines conditions propres à troubler indirectement l’égalité du partage. Ainsi, dans certaines contrées, le propriétaire se réserve le droit de prélever en sus de sa moitié la dixième gerbe, c’est-à-dire une sorte de dîme. Ailleurs, un droite qu’on appelle le droit de pile aboutit à un résultat analogue. Cette prérogative singulière paraît tirer son nom de l’usage où l’on est, au moment de la moisson, d’enfermer, d’empiler chaque soir le blé battu dans un magasin spécial, dont le propriétaire ferme la porte et conserve la clé. Le dernier jour de la besogne, après l’opération du vannage, on tire de la pile la quantité de grain jugée nécessaire pour les semailles de la saison suivante, quantité qui se trouve ainsi fournie par moitié, puisqu’elle provient du lot commun ; mais ensuite on prélève au profit du propriétaire une mesure de blé égale à celle qu’on a prise pour la reproduction. Tel est le droit de pile, évidente dérivation de l’ancien droit seigneurial. Pour les fruits des vignes exploitées sous forme de métayage, les procédés sont plus simples, quoique la part du tenancier ne soit pas toujours de la moitié de la récolte. D’ordinaire le vin blanc se fait chez le propriétaire, et on divise la cuvée suivant les clauses du contrat. Pour le vin rouge, c’est le raisin qu’on partage.

Les produits de l’étable, tout le profit des bestiaux, gros et menus, comme disent les anciens baux dans le Périgord, constituent aussi un fonds partageable, rien de plus naturel. Il en est de même pour les gros produits de la basse-cour, comme les oies, comme les dindons. Quant aux articles d’une importance moindre, tels que les œufs, la somme d’une redevance fixe se substitue le plus souvent à celle d’un partage. Fort élastique de sa nature, le chapitre dès redevances s’est longtemps prêté à de réels abus, dont je n’ai point trouvé de trace, je ne dirai pas dans le domaine de Montaigne, administré suivant toutes les conditions progressives que la situation comporte, mais même dans les métairies environnantes. Je n’oserais affirmer cependant qu’on en soit partout affranchi. Parmi les abus de cette espèce dont j’ai relevé quelques exemples dans les vieux titres, en voici un qui donnera l’idée des autres. Le métayer s’obligeait à faire non-seulement, ce qui va de soi-même, « tous les charrois requis et nécessaires dans la métairie ; lui mais encore « tous ceux dont le bailleur aura légitimement besoin en son particulier. » Quelle porte ouverte à l’arbitraire ! Les mots légitimement et en son particulier n’excluent évidemment que les charrois sans but et ceux qui seraient exécutés pour de tierces personnes.

Cet exemple n’autorise point à conclure d’une manière générale que la résidence du propriétaire à portée de sa métairie rende plus difficile la situation du tenancier ; ce qui paraît vrai, c’est que le chapitre des redevances s’étend alors davantage en se substituant à d’autres clauses. Les conditions les plus dures, je les ai trouvées dans des baux consentis non par de grands propriétaires habitant toute l’année sur leur domaine, mais par de petits propriétaires, par des cultivateurs enrichis, surtout par d’anciens métayers qu’une circonstance quelconque, un héritage parfois, avait rendus maîtres de ce sol dont ils sont les plus âpres à tirer la dernière substance. Avec ceux-ci, point de tempérament, aucune de ces habitudes de protection qui pouvaient compenser jadis certaines prérogatives exceptionnelles de la propriété. On se trouve en face d’une exploitation aussi dure dans ses conséquences que simple dans ses procédés. C’est ainsi que dans les colonies, au temps de l’esclavage, les mulâtres et les affranchis passaient pour les maîtres les plus barbares et les plus redoutés. Les mauvaises tendances de la nature humaine, celles qui poussent à abuser des faibles, reparaissent donc inévitablement dans toutes les situations analogues. Ce n’est guère que depuis une vingtaine d’années qu’on a commencé d’effacer dans les contrats de métayage les clauses relatives à des charges arbitraires.

Il y reste toujours, en ce qui regarde la durée des baux, une condition qui n’est pas particulière au Périgord, qui a paru assez généralement jusqu’à ce jour tenir à l’essence du contrat, et dont les suites, quand on y regarde d’un peu près, semblent éminemment préjudiciables aux intérêts de l’agriculture. Le bail ne dure qu’un an ; on doit seulement s’avertir quelques mois à l’avance. Ces engagemens, qu’il est loisible de rompre chaque année, suffiraient seuls à empêcher tout effort soutenu de la part du métayer. On est par ces contrats virtuellement condamné à demeurer sous le joug des mêmes routines. Comment demander au cultivateur d’entreprendre la plus simple amélioration, quand il n’est pas sûr d’en pouvoir recueillir les fruits ? Conseiller à un métayer le plus élémentaire travail de nivellement ou de drainage par exemple, ce serait peine perdue, dès qu’il n’en devrait profiter que l’année suivante, c’est-à-dire à un moment où il n’est pas sûr d’occuper le même sol. Il peut arriver qu’il l’occupe encore, dira-t-on ; j’en conviens, et je veux admettre que cette hypothèse soit la plus probable. Peu importe, en face d’un lendemain entouré d’incertitudes, c’est toujours d’après la plus mauvaise éventualité que des esprits timides régleront leur conduite.

Avec le contrat annuel, un système de cultures améliorantes demandant plusieurs années se trouve interdit au cultivateur. Il en est de même de ces assolemens bien entendus où des plantes différentes se soutiennent les unes les autres, en ce sens que les dernières, tirant profit des dépenses antérieures, n’exigent presque point de nouveaux frais. Le lien est rompu, du moins en partie, d’une année à l’autre. En vain on se plaint dans le Périgord que les assolemens soient défectueux : de bonne foi, en peut-il être autrement ? Le métayer n’a qu’une idée : tirer tout de suite de la terre le plus qu’il peut, sans s’inquiéter s’il la fatigue et l’épuise. Supposez un moment que la durée des baux dans les fermes les mieux conduites de la Flandre, de la Beauce ou de la Normandie se trouve réduite à un an, et que le prix du fermage y consiste dans la moitié des produits, vous verriez bien vite l’agriculture perdre le niveau dont elle est si fière. Telles années où les cultures ne sont que des acheminemens à d’autres suffiraient pour ébranler la situation du fermier. Bientôt la moitié perçue en nature par le propriétaire tomberait également au-dessous du fermage actuel.

Sans doute, et nous l’avons déjà laissé entendre, la limite à une année n’exclut point le renouvellement du bail par voie de tacite reconduction, sans qu’il soit nécessaire de recourir au notaire. Que de cette façon certains métayers restent longtemps attachés à la même exploitation, qu’il soit aussi de l’intérêt bien entendu des propriétaires de conserver les mêmes familles, rien de plus évident. Les deux intérêts ne peuvent que souffrir du changement. En principe, ces suggestions du bon sens ne rencontreront jamais de contradicteurs ; seulement les faits sont là, et leur voix parle assez haut. Quoique la clause relative à la durée soit commune aux deux parties, elle n’en est pas moins véritablement dirigée contre le métayer, à qui elle ravit toute sécurité du lendemain. Dès que la rupture dépend de la volonté du propriétaire, tous les exemples qu’on citerait en fait de prolongation ne suffiraient point pour constituer une garantie.

Cette limitation des engagemens à un an a été établie au profit du maître, comme un moyen de prévenir les fraudes, les dissimulations, les détournemens si redoutables dans cette imparfaite association que constituait le métayage ancien. Ni d’un côté ni de l’autre on ne croyait et on ne croit point encore à la similitude dès situations. Le métayer se regarde comme étant plus faible, plus désarmé, moins libre que le propriétaire, et dès lors, suivant une pente naturelle à l’homme, même dans des sphères beaucoup plus élevées, il reste convaincu qu’il est sacrifié dans le contrat, à peine l’acte est-il signé que l’antagonisme se révèle par mille traits plus ou moins imprévus. Écoutez les propriétaires, surtout les petits propriétaires, et vous reconnaîtrez bientôt chez eux l’invincible appréhension que leur associé ne cherche incessamment à grossir sa part à l’aide de moyens illégitimes. Que cette crainte, moins imputable aux caractères qu’au système, soit souvent mal fondée, qu’il y ait nombre de métayers honnêtes, incapables de recourir à des détournemens, c’est un fait incontesté. Combien de fois n’ai-je pas entendu des hommes possédant eux-mêmes des métairies, ou d’autres vivant dans des relations constantes avec des métayers, rendre témoignage de la probité des familles dont ils avaient pu observer de près les allures journalières ! Cette considération est par malheur aussi impuissante que l’est celle qu’on tire de la tacite reconduction : la simple possibilité de fraude n’en assiège pas moins l’esprit du propriétaire. De ce qu’on peut être trompé dans des détails difficiles à suivre, on agit comme si on devait l’être infailliblement. La tentation paraît si forte qu’elle semble toujours près de triompher des résolutions les plus robustes, et la défiance entretient de ces expédiens funestes, comme le bail annuel, dont il serait impossible autrement d’expliquer la longue existence.

Il y a dans la langue des métayers une locution naïve que nombre de propriétaires sont volontiers enclins à prendre au pied de la lettre. Quand arrive le moment de diviser les produits de la récolte, le métayer ne dit pas au maître : « Fixez le jour où nous ferons nos parts, » mais bien « où nous partagerons votre part. » Croire sa part incessamment menacée, tel est le tourment du propriétaire. Or la faculté d’une éviction à bref délai tend à le rassurer en même temps qu’elle inspire au métayer une certaine frayeur : mauvais calcul qui ne saurait prévaloir longtemps contre les nécessités d’une réforme ! Que la crainte, que le danger éveillent la vigilance, à la bonne heure ; on n’a point d’objection contre une surveillance attentive, réfléchie, constante, pourvu qu’elle sache éviter d’être tracassière ou blessante. On n’est sûr de rien qu’à ce prix-là ; dans toute association, c’est une garantie pour la régularité des comptes. Certes il ne faudrait pas prendre par son mauvais côté la maxime bien connue du bonhomme Richard : « dans les affaires de ce monde, ce n’est pas par la foi qu’on se sauve, c’est en n’en ayant point. » La défiance qui empêcherait de croire à l’honnêteté d’autrui serait un tourment insupportable à certains caractères. Dans l’espèce, elle aurait pour effet immanquable d’enlever toute spontanéité aux mouvemens du métayer et de faire de lui un instrument purement passif. Rien de plus légitime cependant que le soin de ses propres intérêts. La question n’est donc plus qu’une question de conduite nécessairement subordonnée aux circonstances. Si l’on a pu soutenir par des exemples fort plausibles que le métayage est, entre les modes d’exploitation agricole, celui qui procure le plus de revenus au propriétaire, c’est évidemment dans l’hypothèse que ce dernier saura prévenir toutes réductions arbitraires et illégitimes sur la part qui lui revient. Convenons pourtant que celle du métayer n’est pas moins sacrée que l’autre. Des empiétemens indirects qui rompraient l’équilibre résultant pour l’un et l’autre associé de sa mise respective dans l’association seraient aussi répréhensibles en bonne morale qu’en bonne économie politique. Voilà dans quel esprit on doit rechercher les moyens de reconstituer le métayage contemporain, c’est-à-dire le métayage approprié aux nécessités du temps actuel.


III

En prenant le métayage tel qu’il vient de se montrer à nos yeux dans le Périgord, avec ses vices traditionnel ses entraves présentes, son immobilité, il n’est personne qui puisse en souhaiter le maintien pur et simple, il n’est personne qui puisse contester la nécessité d’une réforme. Et d’ailleurs, en face du flot montant des nécessités économiques de l’époque, tous les efforts employés pour l’empêcher seraient frappés d’une inévitable impuissance. Cependant l’idée de détruire de fond en comble le système existant pour le remplacer par un autre ne serait ni moins téméraire ni moins impraticable. Est-il bien sûr que, dans les vastes contrées où il s’est depuis des siècles profondément enraciné dans les mœurs, une telle substitution, opérée à la hâte, offrirait le meilleur moyen de tirer parti des ressources du territoire ? Rien ne prouve qu’il en serait ainsi.

Que pourrait-on essayer ? Le métayage aboli, il n’y aurait plus à choisir qu’entre le bail à ferme et la culture directe pour le compte du propriétaire. Eh bien ! pour le premier des deux procédés, le bail à ferme, l’élément indispensable fait totalement défaut. Qu’avons-nous rencontré tout à l’heure dans la région parcourue ? Des laboureurs dénués de toute avance, de tout capital, ne possédant pas même les outils dont ils se servent. Or point de capital, point de fermier. Qu’on puisse varier, qu’on ait souvent varié d’opinion sur la somme nécessaire pour prendre un bail à ferme, c’est tout simple : il y a nécessairement là une marge pour des évaluations diverses. Ainsi en Angleterre, d’après M. Hippolyte Passy dans son livre sur les Systèmes de culture, on estime communément que, pour bien conduire une exploitation, un fermier doit y pouvoir mettre environ dix fois le montant même du prix de son loyer. Donc, pour une ferme de 10,000 fr ; , c’est un capital de 100,000 fr. qu’il faut avoir en bestiaux, matériel, engrais, provisions, etc. En France, d’ordinaire on se contente d’un chiffre moindre, et pourtant c’est à peine si dans nos régions où le fermage est le plus prospère on juge qu’un cultivateur soit suffisamment pourvu, s’il ne possède que six fois, la valeur annuelle de sa location. Souvent on préfère dire que le fermier a besoin d’un capital d’au moins 500 ou 600 fr. par hectare ; c’est là un autre mode d’estimation qui aboutit à des résultats à peu près identiques[10]. Le fait est que le fermage n’a plus de base solide, si le fermier n’est pas en mesure de fournir le cheptel et le fonds de roulement.

Pour des métayers comme ceux du Périgord, de pareilles questions de chiffres n’ont point une signification sérieuse. Que sert d’exiger un peu moins ou un peu plus, dès qu’on s’adresse à des individus qui n’ont rien, rien qu’un mobilier chétif, presque toujours insuffisant pour les besoins de la famille ? Aussi les rares exemples de transformation du métayage en fermage qui ont pu se produire là-bas n’ont-ils qu’un caractère tout individuel et tout exceptionnel. Parfois même la durée n’en a été qu’éphémère. J’ai vu sur le domaine de Montaigne un métayer qui, poussé, et aidé par le propriétaire, était devenu fermier, mais à la première secousse, c’est-à-dire à la première année médiocre, il était accouru pour demander à résilier son bail et à reprendre son premier état.

Les partisans trop exclusifs du bail à ferme, et il y en a, prétendront peut-être qu’avec l’insuffisance des éléments existans dans la contrée on devrait prendre des fermiers au dehors, dans les régions où le fermage donne les meilleurs résultats. J’avoue que, si l’on n’avait à peupler que quelques métairies, le conseil serait peut-être spécieux : mais non, c’est la population rurale tout entière qu’il faudrait, remplacer. Quels cultivateurs un peu réfléchis, un peu expérimentés consentiraient à venir aventurer leurs capitaux sur une terre qu’ils ne connaissent point, où ils ne trouveraient que des auxiliaires ayant des mœurs héréditaires, une routine invétérée en opposition flagrante avec les innovations tentées, et dont ils ne comprendraient pas même le patois habituel ? L’hypothèse ne soutient pas un moment d’examen.

Reste, pour prendre la place du métayage, le mode de la culture directe par le propriétaire. C’est à coup sûr un mode très productif, pourvu que le propriétaire soit lui-même un cultivateur de naissance, d’habitudes et de profession. Hors de cette hypothèse, les objections arrivent en foule. Qu’on puisse citer quelques exemples favorables, c’est positif. Il y en a çà et là dans toutes les régions de la France, et dans le Périgord comme ailleurs. En les examinant de près néanmoins, on reconnaît bien vite qu’ils tiennent à des circonstances particulières, plus ou moins difficiles à rencontrer. Ici encore le fait demeure une exception. Si j’ouvre, par exemple, les derniers rapports relatifs, aux primes départementales de la Dordogne décernées à de gros propriétaires, j’y vois tel lauréat signalé comme tirant un excellent parti du domaine qu’il exploite lui-même ; mais à quelles conditions les résultats récompensés ont-ils été obtenus ? Principalement à la condition de développer les prairies et les bois et de réduire l’étendue des terres arables. C’est qu’en effet l’exploitation directe est surtout difficile dans l’agriculture proprement dite, où la production demande le plus de main-d’œuvre. Le propriétaire qui veut cultiver lui-même sans être parti de la charrue n’est point aidé et servi comme un autre. Tout devient plus coûteux pour lui en même temps que s’accroissent les difficultés d’une surveillance efficace. Il est du reste certaines habitudes champêtres qu’on peut prendre avec une volonté résolue, il n’en est pas de même de toutes. Nous ne sommes plus au temps où le vieux Caton, quittant les plus grandes charges de la république, s’en allait aux champs travailler au milieu de ses esclaves. En règle générale, la culture directe est ruineuse. À Montaigne, le propriétaire avait d’abord voulu garder une réserve pour l’exploiter à son compte à titre d’essai ou de modèle. Le résultat fut des plus décourageans. Sur une étendue de terre où l’on semait seulement cinq sacs de blé quand il en fallait cent pour tout le domaine, il se trouva qu’en fin de compte on dépensait par an, loin de rien gagner, le tiers du produit de toutes les terres cultivées par les métayers, c’est-à-dire de 5,000 à 6,000 fr. sur 15,000 ou 16,000. Les faits analogues ne manquent pas dans l’histoire contemporaine de notre agriculture.

Supposons néanmoins un propriétaire passionné pour l’exploitation directe qui réussisse à se faire cultivateur, à devenir un bon et vrai fermier : tout n’est pas fini. Il manquerait encore dans son logis un auxiliaire presque introuvable dans l’hypothèse actuelle, je veux dire une fermière. S’il n’y a pas dans une ferme une maîtresse de maison ayant l’œil à tout, qui soit levée à six heures du matin en hiver et à quatre heures en été, les intérêts périclitent sur une vaste échelle, les charges intérieures s’accroissent rapidement, tandis que certaines catégories de produits, comme ceux de la basse-cour et une partie de ceux de l’étable, dont l’importance grandit sans cesse aujourd’hui, semblent fondre comme par enchantement.

De ce qu’il est ainsi démontré qu’une transformation radicale ne peut provenir ni de la culture directe ni du fermage, s’ensuit-il que le système régnant dans le Périgord et ailleurs soit fatalement condamné à une torpeur sans remède et sans lendemain ? L’hypothèse paraît choquante de prime abord. Non-seulement elle répugne au bon sens, elle est encore démentie par l’expérience. Point de parti-pris, point de solutions systématiques ; les circonstances sont trop variables pour comporter des formules absolues et inflexibles, voilà ce que nous crie le bon sens. Un fermier du Nord, de l’Eure ou de Seine-et-Oise ne peut pas plus être admis à lancer l’anathème contre le métayage qu’un métayer de la Dordogne, de la Corrèze ou de Tarn-et-Garonne contre le bail à ferme. L’un est infiniment plus avancé que l’autre, c’est incontestable ; raison de plus pour chercher à pousser en avant le plus attardé des deux. En présence d’un métayage organisé comme le métayage périgourdin, on n’a rien de mieux à faire que de s’efforcer d’en atténuer les vices.

Des faits nombreux, des transformations réelles accomplies sur divers points de la France, ne permettent point de douter au succès de l’entreprise. Ces intelligentes innovations ont amené deux résultats qui sont en agriculture les meilleurs signes du progrès : la plus-value, des terres et l’accroissement des produits pour le propriétaire et le tenancier. Ce qui s’est fait ailleurs peut également s’accomplir dans le pays de Michel Montaigne. En ce moment même, le Périgord voit mettre en relief une expérience des plus encourageantes. Une des primes d’honneur départementales vient d’être décernée aux propriétaires de trois groupes de métairies, MM. Vallade frères, pour des améliorations considérables réalisées par eux depuis vingt ans et constatées par les chiffres comparés de quatre périodes quinquennales. Les profits provenant des bestiaux comme ceux provenant des cultures s’étaient accrus presque sans interruption dans les trois groupes ; l’état des métayers s’était si sensiblement amélioré que l’un d’eux, jadis dépourvu de toute ressource, comme la masse de ses confrères, pouvait, se retirer avec 12,000 francs d’économies. Puisqu’on peut signaler de semblables effets, il faut bien qu’il existe des moyens de les obtenir.

Dans l’ordre des stimulans bons à mettre en œuvre, il serait fâcheux de s’exagérer l’influence des récompenses individuelles, comme les dons ou les primes. Lorsqu’elles procèdent directement des propriétaires, elles font plus de mal que de bien ; elles éveillent les jalousies. Les différences de mérite entre les métayers d’un même domaine n’étant jamais bien tranchées, on attribue les distinctions à des préférences purement arbitraires. Tel propriétaire avait, à ma connaissance, tenté ce mode d’encouragement ; il avait donné à l’un de ses métayers une montre en argent de 50 francs, ce qui n’était pas un cadeau à dédaigner dans un milieu où l’on compte par centimes. Il fallut cependant y renoncer à cause du mécontentement qui en était la conséquence. Dans les expositions et les concours publics, les médailles ont une autre signification. Ces manifestations plus ou moins solennelles sont un indice du mouvement des esprits, surtout une occasion de signaler à tous les regards des méthodes et des procédés qui autrement resteraient dans l’ombre. Tel est l’avantage des concours régionaux par exemple, véritables institutions d’enseignement. Comme chacun peut voir, juger, apprécier les résultats, les récompenses y ont de la portée. Suggérer à la masse des cultivateurs l’idée d’imiter les meilleurs exemples, c’est le plus grand service qu’on puisse rendre à l’agriculture. Au métayer notamment, il importe de faire comprendre que tout effort, toute tentative un peu raisonnée de sa part, doivent trouver dans la quantité ou la qualité des produits une récompense assurée. Il n’y a pas d’autre moyen de l’intéresser aux améliorations.

A cet effet, on peut d’abord agir sur le métayer pris isolément en l’instruisant, en éclairant son esprit, en dissipant les épaisses ténèbres dont ses yeux sont encore couverts. Si l’on veut qu’il suive des procédés perfectionnés et une méthode rationnelle, il est nécessaire qu’on lui en fasse comprendre auparavant l’avantage. Dans l’ignorance invétérée où nous l’avons vu sur le sol périgourdin, le lien entre son effort d’aujourd’hui et le produit de demain échappe à son intelligence. Avec tout changement, avec toute déviation à la vieille routine, commencent, selon lui, l’incertitude et le danger. Dépenser le moins possible sur la terre qu’il laboure, tel est l’objet constant de ses efforts. Il ne comprend pas qu’en agriculture comme en tout le chiffre des frais ne saurait être séparé du chiffre du produit net. Mieux vaut dépenser 500 francs sur un champ d’un hectare pour en récolter 900 que de s’arrêter à 200 francs pour n’en obtenir que 300. Ces notions élémentaires sont trop complexes pour beaucoup de métayers. A leurs yeux, il n’y a de sûr que l’ornière ; c’est leur foi intime, d’autant plus difficile à entamer qu’elle n’est pas même réfléchie. Donc aucun besoin ne doit passer avant celui d’éclairer les esprits. Aux yeux des hommes pratiques, le projet conçu par M. Duruy, qui consiste à utiliser pour l’instruction agricole nos 40,000 écoles primaires, dont 27,000 possèdent un jardin potager ou un terrain en culture, serait une mesure efficace pour l’amélioration du métayage. Les cours d’adultes peuvent également servir de véhicules aux connaissances les plus indispensables. À ce même point de vue, tout en conservant certaines appréhensions sur le rôle des commissions centrales, trop invariablement fondues dans les mêmes moules, on doit signaler comme un bon symptôme la mesure par laquelle le ministre du commerce, M. de Forcade, a inauguré son administration en chargeant une commission de proposer les mesures nécessaires pour l’expansion des connaissances agricoles.

Parmi les connaissances à propager, il en est une aujourd’hui complètement délaissée, et qui peut seule mettre le cultivateur en état de suivre ses affaires et de comparer les résultats successivement réalisés : je veux parler de la comptabilité agricole. Il est inouï à quel point l’ignorance est grande à ce sujet dans les campagnes. Je ne commettrai pas d’indiscrétion en énonçant d’une façon générale que, dans certains concours, où il fallait de toute nécessité produire des livres de compte, on avait dressé la veille les états soumis aux jurys. Dans toutes les branches de l’instruction élémentaire, où il convient d’agir sur la population même, j’aurais une grande foi, pour ma part, dans l’action de comités locaux, formés, suivant les circonstances, soit pour une seule commune soit pour un canton tout entier. Seulement il faudrait des comités libres, c’est-à-dire qui ne fussent point enchevêtrés dans l’ordre administratif. Ce serait aux comices agricoles que reviendrait tout naturellement la tâche d’en provoquer la création. Le malheur veut qu’on agisse toujours chez nous trop solennellement avec les simples. On se hausse sur ses talons ; on tient à paraître savant. Ce n’est pas pour son époque, c’est pour toutes que Montaigne disait : « C’est à mon gré bien faire le sot que de faire l’entendu entre ceulx qui ne le sont pas. » Lui qui se déclarait si complètement ignorant en agriculture, il semble qu’il songeait à l’enseignement agricole, à l’instruction des métayers de son propre pays, lorsqu’il ajoutait : « Il faut se desmettre au train de ceulx avecques qui vous estes, et par fois affecter l’ignorance ; mettez à part la force et la subtilité en l’usage commun, c’est assez d’y réserver l’ordre ; traisnez vous au demeurant à terre, s’ils veulent. » Les petits comités, que je propose pourraient s’inspirer de semblables conseils. L’instruction dont ils favoriseraient l’essor rendrait ensuite plus faciles les réformes qui, ne s’adressant plus à l’état même du cultivateur, touchent aux rapports du propriétaire et du tenancier, c’est-à-dire au métayage.

Personne n’avait mieux compris l’attitude à prendre envers les cultivateurs, surtout envers ceux du Périgord, qu’un illustre personnage de notre temps, né dans ce pays, et dont le nom revient tout naturellement à la mémoire quand on parle d’améliorations pour l’agriculture locale, — le maréchal Bugeaud. C’est de lui qu’on pouvait dire qu’il avait « une âme à divers étages » et qu’il pouvait « deviser avecques son voisin » de ses intérêts particuliers. De l’aveu de tous ceux qui l’ont vu de près soit en Algérie, soit dans le Périgord, le maréchal Bugeaud n’était complètement lui que dans les champs et dans les camps. Ailleurs il pouvait y avoir dans sa franchise militaire quelques accens un peu hasardés, qui devenaient parfois embarrassans pour lui-même et pour ses amis politiques. Parmi les paysans et les soldats rien de pareil : ses remarquables facultés s’épanouissaient tout naturellement au milieu d’eux. Si aucun chef de corps, depuis les guerres de république et de l’empire, n’a mieux su enlever ses troupes, aucun propriétaire périgourdin n’a mieux su se faire écouter du laboureur. Aussi son nom est-il resté partout sous le toit des métayers de la Dordogne comme il est partout dans les bivouacs d’Afrique. Cette influence du maréchal Bugeaud l’aurait puissamment aidé, s’il avait pu appartenir plus complètement et plus longtemps à la vie rurale, à développer les ressources du Périgord, dont il comprenait si bien les besoins, et à seconder la réforme du contrat de métayage.

Le vice essentiel de ce contrat, tel qu’il est encore presque universellement compris, doit aisément se déduire des observations relatives à la durée annuelle des engagemens réciproques. On l’a vu, tant que le métayer ne pourra porter ses regards au-delà des limites d’une année, tant qu’il lui sera impossible de tenter aucun effort reposant sur une moyenne établie entre plusieurs récoltes qui se compensent l’une et l’autre, point de progrès possible. Sous ce rapport, le régime qui prévaut aujourd’hui condamne l’agriculture à un invincible état d’engourdissement. Un juge de paix du pays même de Michel Montaigne, habitué à vivre au milieu des métayers, à recueillir leurs plaintes, à statuer sur les différends qui s’élèvent trop souvent entre le propriétaire et le colon lorsqu’ils viennent à se quitter, me déclarait que l’usage de baux ayant une durée de cinq à dix ans remédierait à une grande partie des inconvéniens actuels. Rien de plus évident par soi-même : dès qu’il est impossible avec un bail d’une année de sortir du cercle des cultures élémentaires, c’est-à-dire de celles qui sont les moins rémunératrices et les plus menacées par le jeu des transactions internationales, le bail annuel aboutit à la torpeur et à la misère.

L’objection principale, je l’ai signalée : si le propriétaire n’a pas la faculté de l’éviction à court terme, il n’a plus d’égide suffisante contre les détournemens et les fraudes. On a pressenti déjà sans aucun doute que cette objection, tout en autorisant l’exercice d’une surveillance plus ou moins minutieuse suivant les cas, ne justifie point une règle générale absolument appliquée. Rien n’empêcherait d’ailleurs d’introduire dans la convention une clause qui fût de nature à modérer la tentation redoutée chez le tenancier, et par suite à favoriser la sécurité du propriétaire. Ne pourrait-il pas être expressément dit qu’une fraude ou un détournement constaté entraînera la résiliation du contrat ? La loyauté du métayer serait alors plus sensiblement encore qu’aujourd’hui placée sous l’égide de son intérêt.

Il est une autre objection qui, tout en reposant sur un fait sérieux et incontestable, ne nous paraît pas plus admissible. Le propriétaire, dit-on, peut consentir un bail de cinq ou de dix ans, rien de plus simple ; mais il s’engage tout seul : la promesse du preneur, la promesse du métayer est dépourvue de sanction. Qu’importe que le bailleur ait entre les mains un titre parfaitement régulier ? La volonté du métayer sera toujours la loi suprême, car il n’a rien, il n’offre aucune responsabilité ; c’est le cas d’appliquer le vieux dicton : « où il n’y a rien, le roi perd ses droits. » De la part du métayer, les engagemens ne sont en conséquence qu’une vaine parole. C’est vrai, je n’en disconviens pas. Du fond de son dénûment actuel, le cultivateur périgourdin est incapable d’offrir aucune sûreté ; mais enfin est-ce une raison pour l’y maintenir indéfiniment ? Entre deux maux, n’est-il pas sage de choisir celui qui compromet le moins le présent et l’avenir ? Telle est la véritable question. Or, pour un danger hypothétique et contre lequel l’intérêt même du métayer est de nature à prémunir le propriétaire, ce dernier se précipiterait tête baissée dans un mal assuré, inévitable, celui qu’engendre et qu’entretient l’incertitude de la situation ! Ce n’est pas possible. L’usage du bail réduit à une année est insoutenable. Que la prolongation à cinq ou dix ans doive figurer parmi les améliorations les plus urgentes, il ne semble pas que l’étude des faits permette là-dessus de conserver aucun doute.

La durée des baux étendue une fois, l’on pourra plus tard, si les intérêts semblent le réclamer, faire un pas de plus vers le bail à ferme. Quand la situation du métayer sera plus sûre, quand il aura pris l’habitude d’établir une moyenne entre les produits de plusieurs années consécutives, il deviendra possible de réduire la partie du prix payable en nature et de stipuler un paiement partiel en argent. J’ai vu en Bretagne de ces arrangemens qui ont peu à peu fait place à des fermages réguliers et durables.

En toute hypothèse, on peut se demander si le partage par moitié des produits satisfait toujours exactement aux conditions d’une association entre le capital et le travail pour l’exploitation d’une métairie, La difficulté se résout sans peine, croyons-nous, à l’aide des principes déjà rappelés. Comme la part que le travail peut fournir est variable suivant le genre de culture, et qu’elle varie surtout avec les méthodes améliorantes, avec les assolemens les mieux entendus, il est impossible de tracer ici une délimitation inflexible. Chaque intérêt doit recevoir en proportion de sa mise, voilà bien la base du contrat : si pour des cultures industrielles le travailleur fournit un apport plus grand que celui du propriétaire, il doit recevoir davantage. Tout dépend donc de la mesure des efforts imposés au travail par la nature des choses, et le contrat doit en tenir compte. Lorsqu’il y a une vingtaine d’années M. Frédéric Bastiat, qui était né dans un pays de métayage et qui avait un faible bien connu pour ce régime, alléguait que dans la région du sud-ouest de la France la part du cultivateur n’était pas toujours seulement de moitié, mais que, « selon les difficultés de la main-d’œuvre, elle était encore des deux tiers, des trois cinquièmes et des trois quarts, » il n’aurait pu citer que des faits isolés et rares. Son raisonnement impliquait néanmoins le sentiment très net de la nécessité d’une répartition proportionnelle, seul moyen de régulariser une association trop longtemps nominale et trompeuse. Nos départemens du centre et de l’ouest offrent des exemples plus nombreux que ceux du sud-ouest de ces répartitions mobiles subordonnées aux circonstances, et qui sont également dans l’intérêt bien entendu du capital et de la main-d’œuvre.

Tranchons le mot : le métayage ancien était un demi-servage ; le métayage contemporain doit, à l’aide d’un contrat plus stable, associer pour un temps le tenancier à la propriété de la terre. Sous cette forme nouvelle apparaissent toutes les conditions du progrès à réaliser. La longue jouissance est une sorte de propriété temporaire qui intéresse le métayer à l’exploitation du sol, et qui, loin de porter atteinte aux droits et aux intérêts du propriétaire foncier, ne ferait en définitive que grossir la rente qu’il perçoit. Parmi les exemples ci-dessus mentionnés et qui parlent assez haut dans ce sens, considérez l’exemple donné dans le Périgord même par MM. Vallade frères. Quel a été le secret de leur succès ? Le rapport sut les primes départementales n’en fait pas mystère. « Ils ont su, y est-il dit, inspirer dès le commencement à leurs métayers une telle confiance que ceux-ci se sont soumis à leur direction. » Voilà bien l’association fondée sur l’intérêt mutuel et cimentée par la confiance ; voilà cette demi-propriété résultant d’un accord volontaire, excluant dès lors cet antagonisme où chacun ne croit pouvoir obtenir de satisfaction qu’au préjudice de son co-associé. Resserrer le lien de l’association, remplacer l’apparence par la réalité, je le répète, tout est là.

Après les améliorations, tenant à la réforme des clauses traditionnelles du contrat et à l’expansion des connaissances indispensables au cultivateur viennent des arrangemens d’une importance moins marquée, quoique susceptibles de concourir encore au résultat ambitionné. À ce titre, n’omettons pas de noter la nécessité de joindre dans les métairies du Périgord, où cette alliance est si facile, la culture de la vigne sur une échelle plus étendue qu’aujourd’hui à la culture des céréales. La vigne, dans les régions où elle réussit, doit fournir à l’existence des laboureurs un complément indispensable. J’ai pu comparer l’état d’une même famille avant et après l’introduction des vignes dans son métayage, et j’ai constaté avec plaisir qu’elle devait à cette nouvelle culture un bien-être qu’elle avait auparavant ignoré. Point d’assimilation possible entre les deux périodes : à la misère avait succédé une véritable aisance. L’union développée des deux cultures sera, si on l’encourage, le salut du métayage périgourdin. Il importerait de même, au point de vue pratique, que le métayer n’eût jamais une trop large surface de terres arables, afin de pouvoir donner à sa vigne les soins qu’elle réclame pour être elle-même à son tour prodigue de ses dons. Autre condition non moins nécessaire, l’instruction du vigneron périgourdin est à faire presque en entier. Dans la plantation et dans la taille de la vigne, des méthodes raisonnées, comme les méthodes bien connues de M. le Dr Guyot et de M. Marcon, remplaceront avec avantage les antiques usages que l’ignorance prend encore sous son égide. Sur ce point spécial, c’est à l’instruction professionnelle qu’il appartient de frayer les voies[11].

Dans ces nouvelles conditions, le métayage profiterait de toutes les améliorations d’un caractère général qui pourraient venir apporter des satisfactions réelles aux intérêts agricoles. Point d’innovations dans le système de l’impôt ou des banques dont le métayer ne puisse tôt ou tard, sous une forme ou sous une autre, tirer quelque avantage ; mais, dans l’état présent des choses, ces améliorations demeurent relativement plus ou moins secondaires. Le métayer n’y songe point, et, s’il entendait parler par exemple des banques du crédit, il n’y comprendrait rien.

Il n’y a de réserve à faire sur ce point que pour l’impôt du sel ; dont la réduction est si vivement désirée dans les campagnes et notamment dans celles de la Dordogne. Certains financiers vous diront : « Un sou de plus ou de moins par livre de sel, qu’est-ce donc ? » Mais pour un métayer qui perçoit en nature le prix de son labeur, qui ne vend rien ou presque rien, un sou, c’est quelque chose. Et d’ailleurs, quand il se rend à la ville à l’entrée de l’hiver pour acheter de 25 à 40 livres de sel nécessaires à la conservation du porc qu’il veut abattre, ce n’est pas un sou de plus qu’il doit payer, mais bien de 25 à 40. La différence représente alors pour lui une somme supérieure à celle qu’il consacre durant toute l’année à des articles souvent indispensables, comme le sucre, et qu’il est réduit à regarder comme des superfluités. Pour des travailleurs placés dans la situation des métayers périgourdins, il n’y a point de petites économies en fait de dépenses domestiques.

De l’ensemble des faits recueillis, il nous paraît résulter avec la dernière évidence que le secret des progrès agricoles dans les pays de métayage comme le Périgord se réduit à deux conditions essentielles : intéresser le cultivateur aux améliorations dont la terre est susceptible, intéresser le propriétaire au sort du métayer. La tâche peut être difficile, mais la corrélation entre les deux termes n’est plus douteuse. les rares métayers qui arrivent à l’aisance sont ceux qui osent tenter quelque effort sortant de la routine ; les propriétaires qui voient grossir leur lot annuel sont ceux dont les tenanciers ont été le plus aidés, le plus encouragés, autrement dit le mieux dirigés.

D’où peut venir l’exemple, d’où peut partir l’initiative indispensable au succès ? Évidemment des grands propriétaires seuls, qui sont les plus éclairés, qui peuvent voir les choses de plus haut, qui possèdent plus de moyens pour essayer et pour attendre. Il ne s’agit d’ailleurs pour eux que de continuer ainsi les plus lointaines traditions de la propriété. Au-dessous d’eux, ce qu’on peut espérer, c’est que l’impulsion sera suivie grâce à l’évidence des avantages obtenus. En toute hypothèse, il importe que les plus avancés et les plus forts s’aident eux-mêmes par l’étude, par la recherche des améliorations que nécessite le cours du temps. Remarque essentielle qui ne s’applique pas seulement au métayage, mais encore à toute innovation pouvant favoriser l’essor des richesses du pays. Les extensions dont les cultures locales sont susceptibles, qui pourraient devenir la source de si larges profits, et tous les changemens analogues, ne relèvent évidemment que des mêmes initiatives.

N’allons pas croire, suivant une tendance trop commune dans notre pays, qu’il suffit de s’adresser au gouvernement et d’implorer son assistance : on serait sûr d’étouffer ainsi l’action là même où il est le plus nécessaire de la stimuler. Sans doute le gouvernement a son rôle, et on a pu pressentir déjà ce qu’il pouvait être dans le Périgord. Tout ce qui concerne les voies de communication, les routes, les chemins de fer, la navigabilité des rivières, dépend de l’autorité publique. Elle peut beaucoup en ce sens pour activer le développement des forces productives de la Dordogne. Ainsi on pourrait améliorer le lit de l’Isle, déjà canalisé sur une partie de son cours, et pousser plus loin le travail de canalisation. On pourrait compléter sur quelques points du département le réseau ferré, par exemple en dirigeant à travers l’arrondissement de Nontron la ligne projetée d’Angoulême à Limoges, en prolongeant la ligne de Bergerac vers le haut de la riche vallée de la Dordogne. On pourrait enfin hâter le moment où seront repris les travaux de cette malheureuse ligne de Libourne à Bergerac, qui n’offre à l’œil en ce moment que des ruines attristantes. Toutefois le rôle du gouvernement, en dehors du devoir de l’administration, qui consiste à faciliter la vie commune est surtout, à l’heure qu’il est, politique et social. Parcourez les différentes régions de la France, arrêtez-vous dans les petites comme dans les grandes cités, vous serez partout frappés de l’existence d’un mal qui certes ne date pas d’aujourd’hui, mais qui a pris sous nos yeux des proportions jadis inconnues. Je veux parler d’un certain alanguissement des caractères, d’une certaine répulsion pour le travail se propageant de plus en plus parmi la jeunesse aisée, parmi les fils des propriétaires, et dont les sinistres effets, se font surtout sentir dans les contrées de métayage, où le possesseur du sol est obligé plus qu’ailleurs de payer de sa personne. Si l’on pénètre dans l’intimité des familles, rien de plus commun que d’y entendre des plaintes au sujet de jeunes gens à peine échappés des maisons d’enseignement qu’ils ont traversées sans profit, et qui semblent pressés de dissiper les épargnes paternelles dans une vie d’oisiveté, d’incurie, de plaisir ou de désordre.

Or un tel affaiblissement moral, qui pousse, soit dit en passant, plus qu’aucune autre cause à la dissémination de la propriété territoriale, tend à paralyser dès à présent les essais de réforme dans le métayage. Le meilleur remède, on le trouvera dans une extension systématique et dans une activité soutenue de la vie publique, dont le propre est de seconder l’essor de nos facultés supérieures. L’esprit a besoin de grand jour ; en élargissant les perspectives devant l’individu, la vie publique crée des stimulans d’une incomparable énergie. On doit souhaiter encore, dans la même intention, de voir réduire ce que j’appellerai le domaine de la faveur, ou, si l’on veut, la croyance si généralement répandue aujourd’hui que la faveur décide le plus souvent du succès : allusion, non aux fonctions publiques seulement, mais aux avantages de toute nature que le gouvernement tient dans sa main, et qu’il a mission de répartir entre les localités et les individus. Qu’il soit difficile d’imaginer une influence plus énervante qu’une pareille opinion, personne n’en saurait disconvenir. Il n’y a d’autre moyen de la combattre que de restreindre les applications du pouvoir purement gracieux en établissant le plus possible des règles fixes et des conditions générales.

Dès qu’il est surabondamment démontré que l’active intervention du propriétaire est indispensable pour la réforme du métayage, il devient manifeste à tous les yeux que la question touche à ce germe intime et fécond que forment au dedans de nous l’amour du travail, le goût de l’étude, l’esprit d’entreprise. Or c’est l’espérance du succès que peuvent conquérir le mérite et le courage qui provoque et vivifie les efforts. Il reste ensuite aux chefs de famille a compléter l’œuvre par une éducation qui ne puisse laisser le droit à leurs fils de répéter plus tard ce mot amer de Montaigne : « on nous apprend à vivre quand la vie est passée. »


A. AUDIGANNE.

  1. Voyez dans la Revue du 15 juin 1864, le Jura industriel.
  2. Sur 502,673 habitans, d’après le recensement de 1866, la Dordogne n’en compte pas moins de 376,000 appartenant aux familles agricoles.
  3. Le métayage s’applique à la culture de 11 millions d’hectares pour toute la France. Or, si des 54 millions d’hectares qui composent notre territoire (la Corse comprise) on retranche les landes et bruyères, les bois et forêts, le lit des fleuves, le sable des rivages de la mer, le soi des villes., des routes, etc., il ne reste plus qu’environ 35 millions. d’hectares livrés à la culture. — Hors de France, le métayage embrasse plus de la moitié de l’Europe, en laissant de côté la Russie.
  4. Le département de la Dordogne a fini presque entièrement le réseau de ses routes départementales et de ses chemins de grande communication, et fortement avancé l’exécution de ses chemins d’intérêt commun. D’après un remarquable rapport de l’ingénieur en cher, M. Gonnaud, sur l’établissement des chemins de fer départementaux, il possède 1,024 kilomètres de routes départementales, 1,546 kilomètres de chemins de grande communication, 904 kilomètres de chemins d’intérêt commun, sans parler de 360 kilomètres de routes impériales, 338 kilomètres de voies navigables et 259 kilomètres de chemins de fer en exploitation.
  5. Il a été question dans ces derniers temps d’élever une chapelle commémorative sur le tumulus de Talbot.
  6. C’est le nom de la commune où le château est situé. — Une église romane, un presbytère, une maison d’école, un inévitable cabaret, et depuis quelques mois une boulangerie, voilà tout le village.
  7. Depuis la mort de Michel Montaigne, son château a traversé des fortunes diverses, successivement abandonné aux injures du temps, dégradé par la main des hommes, et enfin depuis quelques années restauré peu à peu sur ses bases anciennes. Il y a moins de quinze ans, la chapelle était un magasin de pommes de terre ; la chambre à coucher de Michel Montaigne, celle où il a rendu le dernier soupir, servait de chenil. La tour de Madame était tombée sous le marteau pour alimenter de ses débris un four à chaux, et la tour de Montaigne, située à un autre angle de la cour, eût subi le même sort, si l’on n’eût fait entendre la menace de la classer parmi les monumens historiques. C’est au propriétaire actuel, qu’on doit la conservation et la restitution de cette antique demeure. Les pavillons abattus sont déjà relevés. Les anciennes fondations, recherchées avec soin et retrouvées, ont permis de suivre le premier plan. Les renseignemens épars dans les Essais aident à compléter ce travail de restauration.
  8. On peut les étudier dans l’ouvrage intitulé Montaigne chez lui, par M. le docteur Galy.
  9. En 1866, le nombre des écoles dans le département était de 822, dont 339 pour les enfans des deux sexes, 212 pour les garçons seuls et 271 pour les filles. Il restait 29 communes qui en étaient dépourvues.
  10. On calcule ainsi dans des contrées où l’hectare se loue 80 fr. par an, ce qui, sur la base de cinq on six fois la valeur, donnerait un capital de 480 à 580 francs.
  11. Il a été fondé dans ces dernières années une école de viticulture sur les confins du Périgord, à Varetz, département de la Corrèze. Le ministre de l’agriculture l’encourage à l’aide d’une petite allocation annuelle ; il n’y en a guère qui soient mieux justifiées.