Le Négrier (Corbière)/Chapitre 2

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Dénain et Delamare (p. 67-187).


2.

LA CROISIÈRE.


Acalmie. — Combats. — Amours. — Le capitaine Bon-Bord. — Le Matelot Ivon. — Histoire de petit Jacques. — Prise d’un navire anglais. — Son explosion. — Tosozon. — L’île de Bas.

Après avoir essuyé quelques heures de cape, reçu plusieurs coups de mer, nous éprouvâmes ce qu’on appelle une acalmie, un de ces momens de transition entre la tempête qui expire et le beau temps qui veut revenir. Pendant la violence de la bourrasque, un brick, fuyant vent arrière à mâts et à cordes, au risque de s’engloutir sous chacune des lames qui le poursuivaient, avait passé près de nous, enveloppé dans le nuage de molécules d’eau que l’effort du vent faisait voler sur les lames blanchissantes ; mais la fureur de la tempête nous avait empêchés de tomber sur cette proie qui nous avait échappé dans le désordre des élémens.

Il n’est peut-être pas de position plus pénible à la mer, que celle dans laquelle on se trouve à la suite d’un coup de vent, lorsque le bâtiment, n’étant plus couché par la force de la brise irritée, se voit assailli par de grosses lames qui, se heurtant avec lourdeur, semblent se le disputer comme pour le démolir dans leur choc. Tout se brise, tout craque à bord, et les pièces dont le navire est composé, et les objets d’arrimage qui jouent avec effort. Le gréement fatigue, se détord et se rompt ; la mâture reçoit, dans le roulis et le tangage, des secousses horribles qui ébranlent la coque. Le navire, fatigué dans toutes ses parties, devient pour ainsi dire l’objet de la fureur dernière des flots harassés par la tourmente. Il faut qu’une brise s’élève sur le sommet des vagues pour les niveler et rendre à la mer, encore si violemment émue, ce mouvement uniforme qu’a détruit le délire de la tempête.

Un joli frais de Nord-Est ne tarda pas à se faire sentir et à nous permettre de manœuvrer et de faire de la toile. Rien ne peut peindre peut-être le bonheur que répand, au milieu de l’équipage, un beau jour succédant à une nuit de mauvais temps et de fatigues. C’est une des plus douces joies des hommes de mer, que de revoir un ciel serein sortant du sein de la tempête qui fuit en grondant et comme irritée d’avoir manqué sa proie.

Nous nous trouvions près des Açores. Le point du capitaine nous indiquait le voisinage de ce petit archipel. La quantité de goëlands et de mauves qui voltigeaient autour de nous, et les nuages qui paraissaient s’amonceler comme pour aller couvrir au loin la terre, auraient suffi, à défaut d’autres indices plus sûrs, pour nous signaler l’approche des parages où nous voulions établir notre croisière. Nous espérions faire, dans ces latitudes, quelques bonnes rencontres. Nous crûmes bientôt avoir trouvé ce que nous cherchions.

Vers le milieu de la journée qui avait suivi notre coup de vent, les hommes placés en vigie au haut des mâts crièrent : Navire !

— Où ? demanda le capitaine.

— Sous le vent à nous ! répondirent les vigies.

Ces mots firent succéder le calme le plus profond au tumulte des conversations particulières, qui vont toujours grand train à bord des navires aussi mal tenus que le sont, en général, les corsaires.

Arnaudault mit, sans rien dire, la longue-vue en bandoulière et grimpa sur les barres du grand perroquet, pour observer le bâtiment signalé. C’était la première fois, depuis notre sortie, qu’on l’avait vu monter dans les haubans ; et, sans trop savoir encore pourquoi, l’équipage pensa que la circonstance était solennelle. Toute l’attention était portée sur les mouvemens du capitaine.

En descendant des barres de perroquet, on remarqua que l’expression de sa physionomie était sévère. Le capitaine avait l’œil américain, comme disent les matelots ; et le tact sûr, comme chacun le savait.

« Le navire aperçu est gros, si je ne me trompe, dit-il à ses officiers. Il a un entre-deux-de-mâts qui semble m’annoncer que ce doit être un marchand de boulets, et qu’il pourrait bien lui pousser une rangée de dents. »

Les officiers qui, comme le capitaine, avaient observé le navire que nous approchions en laissant courir un peu largue, pensaient que ce ne pouvait être qu’un grand trois-mâts marchand, ou peut-être bien un navire de la Compagnie des Indes. Lorsqu’on court les chances périlleuses de la fortune sur mer, on tourne presque toujours les circonstances les plus douteuses, dans le sens des conjectures les plus favorables aux désirs que l’on forme.

Le second du corsaire était d’une joie folle ; il insistait, plus que tous les autres, pour qu’on approchât le navire, et pour qu’on lui tâtât un peu les côtes : c’était son expression. Arnaudault prit la parole, de manière à être entendu de tout le monde :

« Il me semble qu’il ne s’agit pas ici de se mettre dedans, par fanfaronnade ; chacun est à bord pour sa part et pour sa peau. Je dirai mon idée :

« Je veux bien, si tel est votre avis, tâter les côtes de ce navire ; mais s’il les a trop dures.

le second.

N’avons-nous pas à bord des boulets qui seront encore plus durs ?

le capitaine.

Mais, s’il a plus de canons que nous ?

le second.

Nous jouerons des jambes.

le capitaine.

Et s’il a les jambes plus longues que les nôtres ?

le second.

Il nous coulera, et nous irons au fond ; c’est notre métier. D’ailleurs, capitaine, vous savez bien que vous n’étiez pas d’avis d’accoster ce trois-mâts que nous avons pourtant si souplement enlevé…

le capitaine, d’un air ironique.

Ah ! ah ! Oui, ce trois-mâts, n’est-ce pas ? oh ! je me rappelle parfaitement. C’est vrai, je ne voulais pas l’aborder ; c’est que ce jour-là j’avais peut-être peur… qui sait ?

le second.

Capitaine, je ne dis pas cela pour vous offenser, bien loin de là ; mais c’est pour le bien de tous que je parle…


le capitaine, s’adressant à l’équipage.

Enfans, voyons : êtes-vous d’avis d’accoster le trois-mâts qui court sous le vent à nous ? oui ou non ?

Oui, oui, cap’taine, s’écrièrent tous les matelots déjà irrités de l’hésitation que cette discussion leur avait fait remarquer chez le capitaine.

le capitaine.

C’est bien votre idée à tous, n’est-ce pas ?

l’équipage.

Oui, oui cap’taine, c’est notre idée ! ! !

le capitaine.

Eh bien ! ce n’est pas la mienne ; mais c’est égal. Voyons, mes fils, chacun à son poste, et le premier gredin qui bouge, je lui fais sauter la tête. Attention, timonier, la barre au vent : brasse tribord devant et bâbord derrière ; file l’écoute du gui et cargue le point de grand’voile au vent. Branle-bas général de combat ! »

Cet ordre du capitaine fut reçu avec transport. Les matelots jetèrent en l’air leurs bonnets rouges en signe d’approbation unanime.

Et voilà le Sans-Façon courant grand largue sur le bâtiment qui nous présentait le travers en cinglant sous toutes voiles au plus près du vent. La mer, encore un peu agitée, nous le cachait de temps à autre, sous la masse mobile des grosses lames qui s’élevaient entre lui et nous.

À bord d’un corsaire, les dispositions pour le combat sont bientôt faites. Chacun y met du sien le plus qu’il peut. Nous n’avions jeté qu’une vingtaine d’hommes à bord de notre prise, et cent et quelques bons gaillards bien déterminés se pressaient encore sur le pont du Sans-Façon. Dès que le branle-bas de combat fut fait, le second vint l’annoncer en ces termes : Capitaine, tout est paré à bord ! Arnaudault ne lui répondit que par un regard sévère, et en lui faisant signe de s’en retourner à son poste : le second se plaça sur le gaillard d’avant, un porte-voix à la main, disposé à répéter les ordres de son chef. On aurait entendu voler une mouche à notre bord, tant le silence était profond dans ce moment d’attente et de curiosité.

Nous filions huit à neuf nœuds, courant toujours sur le navire en vue. Dès que nous l’eûmes approché de manière à découvrir son bois, que nous cachait auparavant la courbure de la mer, il hissa un pavillon américain… Ce n’était pas un ennemi ! La consternation se peignit sur tous les visages… « Quel dommage ! s’écriait-on, il a des balles de coton dans ses porte-haubans : quelle belle prise ça nous aurait fait !… » Le capitaine, pour répondre au signal du bâtiment ami, ordonna de hisser notre pavillon tricolore. À peine avions-nous arboré cette couleur que la bannière américaine qui flottait sur le navire chassé, fut amenée et qu’un large pavillon anglais s’éleva sur le couronnement de notre adversaire. Un cri de joie se fit entendre à notre bord. C’est un anglais ! C’est un anglais ! se disait-on du gaillard d’avant au gaillard d’arrière. « Un instant, dit Arnaudault : il a hissé pavillon anglais ; il faut lui répondre : frappez-moi à la drisse du pic le pavillon rouge ! Et pourquoi ? demanda le second. Pour apprendre à ceux qui m’ont pris pour un Jeanfesse que je n’amène jamais, quand on m’a mis dans la nécessité de recommencer à faire mes preuves. « Ces paroles furent prononcées avec une effrayante impression de physionomie, qui n’échappa à personne. Le second s’en retourna encore une fois à son poste, n’osant plus hasarder d’observations. Nous n’étions plus qu’à une portée de canon du navire.

Chaque lame sur laquelle bondissait notre corsaire, nous rapprochait du bâtiment sur lequel tous les yeux se tenaient fixés. Un coup de canon, parti de ses gaillards, fut le signal d’une manœuvre à laquelle nous ne nous attendions pas. Les balles de coton que nous distinguions dans ses porte-haubans tombèrent à la mer ; une large toile, peinte en jaune, étendue sur sa batterie, disparut, et nous laissa voir une filée de canons sortant de ses flancs larges et élongés. C’était la rangée de dents que nous avait promise Arnaudault. Il n’y avait plus à en douter : c’était une frégate ! La stupéfaction se peignit sur tous les traits des hommes les plus impassibles.

Le capitaine qui, quelques minutes auparavant, avait un air inquiet en observant le navire que nous chassions, prit une physionomie calme du moment où il vit décidément à qui nous avions affaire. On eût dit qu’il ne s’agissait pour lui que de parler amicalement à un bâtiment que nous aurions rencontré en mer. Il demanda à l’un de ses fils son porte-voix de combat, et un cigare qu’il alluma avec une tranquillité que lui seul avait à bord dans ce moment de péril et d’anxiété.

« C’est maintenant qu’il faut en découdre, mes amis, dit-il, en s’adressant à l’équipage. Vous avez eu la vue un peu basse, vous l’aurez un peu meilleure en tappant sur ce chien d’Anglais. Parez-vous à faire feu à mon commandement. »

Le second, à ce mot d’avertissement, vint tout étonné, lui demander : Mais, y pensez-vous, capitaine ? c’est une frégate ! — Tiens, cet autre ! répondit Arnaudault, il commence à voir maintenant que c’est une frégate, comme si je ne l’en avais pas prévenu il y a plus de trois heures de temps ! Feu bâbord !

Une détonation terrible ébranla tout le corsaire ; le pont frémissant sembla crouler sous nos pieds tremblants. La fumée qui sortit de nos flancs, avec la foudre que nous lancions, nous cacha pendant quelques secondes la frégate sur laquelle nous venions de lâcher toute notre volée. Un calme de mort succéda à ce fracas. C’était à la frégate de riposter : elle ne nous fit pas attendre sa réponse.

Maître Philippe, une demi-minute avant que l’ennemi ne nous ripostât, fit entendre, perché sur le bossoir du vent, un long et lugubre coup de sifflet de silence… Personne ne bougeait ; les têtes étaient hautes et assurées ; toutes les bouches muettes et serrées. Arnaudault, les bras croisés et le porte-voix entre les jambes, se tenait assis sur le bastingage d’avent, fumant tranquillement son cigare, et jetant avec indifférence un coup d’œil sur les caronades de bas-bord, que les canonniers venaient de charger en quelques secondes.

Tout à coup un bruit de tonnerre nous étourdit : toute la volée de la frégate venait de jaillir avec l’éclat et la vivacité de l’éclair. Nous lui répondons en lui envoyant notre seconde bordée. Mais les boulets et la mitraille qui venaient de traverser notre coque, notre gréement et notre mâture avec un horrible sifflement, avaient fait tomber sur nous une multitude de débris de poulies, d’esparres et de bouts de cordage. Ce n’est encore rien, nous criait Arnaudault ; courage, enfans ! Feu bâbord ! feu ! Nous faisions feu de notre mieux, mais la frégate qui courait la même bordée que nous, et que nous approchions encore, nous couvrait à chaque décharge, de flammes, de mitrailles et de fumée. La mousqueterie, qui pétillait déjà de dessus ses passavants, commençait à nous atteindre et à remplir l’intervalle que les bordées laissaient entr’elles.

Dans la violence du combat, le second vint de l’avant à l’arrière, prévenir Arnaudault qu’un boulet avait entamé notre petit mât de hune.

— Je m’en f..s, répondit Arnaudault ; et vous ?

— Et moi, capitaine, je m’en contref..s, reprit le second, en regagnant son poste. Ce fut la dernière preuve d’impassibilité que donna ce malheureux.

Cet officier, qui, avec les autres personnes de l’état-major, avait à se reprocher l’imprudence qu’il avait intéressé le courage du capitaine à commettre, commençait à exprimer tout haut la nécessité où nous étions de virer de bord pour échapper à la frégate qui cherchait, en pointant bas, à nous couler à fond. Déjà l’équipage murmurait contre l’obstination du capitaine. Virons de bord ! Virons de bord ! criait-on de devant à Arnaudault ; mais celui-ci ne répondait à ces conseils, qu’en descendant de son bastingage pour parcourir la batterie, et menacer de faire sauter la cervelle au premier chef de pièce qui ralentirait le feu. Un des boulets de la frégate, pointé sur le gaillard d’avant, enleva du bossoir le brave Philippe et un des fils du capitaine, placé à côté du maître d’équipage. Le spectacle de ces deux infortunés tombant à l’eau, coupés en deux du même coup, n’arracha aucune marque de douleur à Arnaudault ; mais ses lèvres contractées mâchaient plus violemment le bout de cigare qu’il tenait encore entre les dents. Un regard terrible qu’il lança à la dérobée, sur le second, indiqua tout ce que souffrait son âme impétueuse et son cœur de père.

Notre position, sous la batterie sans cesse tonnante de la frégate, n’était plus tenable. À chaque décharge de l’ennemi, cinq à six de nos hommes tombaient sur notre pont déjà encombré de morts et de blessés. Le découragement commençait à s’emparer de notre équipage, qui voyait et l’imprudence et l’inutilité de notre résistance. « C’est le second, murmurait-on, qui a forcé le capitaine à accoster cette frégate. Il est temps de virer de bord. Capitaine, virons de bord ! »

L’infortuné second, objet des récriminations presque unanimes, se décida à expier sa faute et à aller demander lui-même au capitaine à prendre chasse pour fuir l’ennemi. Il s’avança derrière (je me rappelle encore son attitude pénible) ; mais, ne voulant pas avoir l’air de supplier celui dont il voulait obtenir le pardon, il eut l’air de conseiller seulement à Arnaudault la manœuvre qu’il croyait convenable d’exécuter pour sauver le corsaire. Il se trompait encore en croyant avoir affaire à un homme qui pourrait se contenter du demi-aveu d’une erreur. On rendrait difficilement le ton avec lequel le capitaine reçut ce pauvre diable.

— Quand je vous aurai fait tuer avec la moitié de l’équipage, qui a écouté vos crâneries plutôt que ma prudence, je ferai ce que bon me semblera, et je revirerai de bord, si cela me convient ; mais jusque-là, tâteur de côtes dures, croyez-moi, restez à votre poste et gardez-vous bien de passer encore derrière pour me donner des avis que je ne vous demande pas.

Le second ne sut qu’obéir à l’ordre impérieux de son chef. Mais en se rendant sur l’avant, il put remarquer l’irritation que sa présence excitait dans tout l’équipage. Des interpellations violentes accueillent cet officier, dans lequel chacun voyait la cause de la perte probable du corsaire. À bas le second ! s’écriait-on de toutes parts. Virons de bord ! virons de bord ! Pressé par cette situation, qui devenait intolérable pour lui, il se rend encore auprès du capitaine pour vaincre son inflexibilité. Mais cette fois-là l’infortuné second avait perdu son ton d’assurance : ce n’était plus qu’un suppliant qui s’offrait comme une victime expiatoire, à celui dont pouvait encore dépendre le salut commun.

— Je vous avais défendu de passer derrière, lui dit Arnaudault, et vous voilà encore ! Est-ce un nouveau conseil que vous avez à me donner ?

— Non, capitaine, c’est une prière que j’ai à vous faire.

— Et laquelle ?

— Je vous supplie de virer de bord.

Le capitaine, après avoir fait quelques pas sur le gaillard, revient vers le second :

— Virer de bord, et c’est vous qui me suppliez ?… Eh bien oui, je consens à virer, mais à une condition…

— Laquelle, capitaine ? Je suis prêt à tout faire pour sauver le corsaire et l’équipage.

— C’est à condition que vous me crierez devant, au porte-voix : Capitaine, virons de bord ! J’en ai assez !

— J’aime mieux me faire tuer, capitaine, que de consentir à cette honte, répondit le second.

— Comme il vous plaira, répond le capitaine, je ne veux forcer le goût de personne. Et il reprend avec calme sa place accoutumée sur le bastingage.

Les témoins de cette scène si vive, à laquelle le danger de notre position donnait un caractère terrible, repoussèrent par des cris de rage le second, qui revenait désespéré prendre son poste. Il fallut enfin qu’il se soumît à la volonté inexorable du capitaine. Il s’immola. Placé sur le bossoir où maître Philippe et l’un des fils d’Arnaudault avaient été tués, il élève son porte-voix et se dispose à faire au capitaine l’amende honorable qu’il exigeait. Mais à peine avait-il prononcé, dans le porte-voix, ces mots qui lui coûtaient tant : Capitaine, j’en ai assez ! qu’un paquet de mitraille lui enleva, en ronflant avec fracas, le sommet de la tête. Au mouvement que fit Arnaudault à ce spectacle horrible, on aurait dit qu’il attendait la mort du second pour se décider. Apaisé par cet événement, qu’il croyait peut-être lui être dû comme une justice providentielle, il n’hésita plus à commander de virer de bord. Mais toujours lui-même, mais toujours froid, malgré l’imminence du péril, il nous fit entendre l’ordre de pare-à-virer avec cette assurance dédaigneuse que nous respections en lui. Personne, comme on doit le penser, ne fit attendre sa coopération, pour exécuter la manœuvre ordonnée. Au commandement d’adieu-vat, le corsaire, aidé par le mouvement de la barre poussée sous le vent, se rangea au vent en faisant battre en ralingue toutes ses voiles criblées de boulets et de balles ; mais par l’effet de cette prompte évolution, il présenta sa poupe au travers de l’ennemi qui, profitant d’une telle position, nous enfila de l’arrière à l’avant, de toute sa volée de tribord. Cette volée, reçue quand nous combattions encore presque côte à côte avec la frégate, sans espoir de salut, nous aurait consternés ; mais essuyée en fuyant, elle ne fit seulement pas baisser la tête aux moins intrépides de nos gens. Nous étions à peu près sûrs de nous tirer d’affaire ; les périls ne nous paraissaient plus rien, tant les marins sont loin de se livrer au désespoir, pour peu qu’ils entrevoient un seul moyen de salut. Le plus près du vent était la marche du corsaire, qui revirait de bord avec la vélocité et la promptitude d’un lougre. Forcée d’envoyer vent-devant comme nous, pour nous poursuivre d’aussi près que possible, la frégate, reversant ses voiles moins vite que notre brick, perdait aussi beaucoup plus que nous, dans chacune de ces évolutions rapides que notre capitaine nous faisait répéter à peu près toutes les dix ou quinze minutes. En courant ainsi de petites bordées contre la direction du vent, nous parvînmes bientôt à nous mettre hors de la portée des canons que l’ennemi faisait toujours ronfler sur notre brick. Mais à chaque revirement de bord, une volée nous était lancée impitoyablement, au moment où nous présentions notre arrière à la frégate. Notre manœuvre fut si prompte, si bien entendue, et la brise nous favorisa tellement, qu’en deux heures de temps nous réussîmes enfin à nous éloigner assez de notre formidable adversaire, pour n’avoir plus à redouter ses coups. La nuit, avec ses gros nuages et sa favorable obscurité, vint nous dérober au danger d’une poursuite obstinée. Tous les feux furent cachés soigneusement à notre bord, pour ne pas offrir à notre inexorable ennemi l’indice de notre position et la trace de la fausse route que nous suivions dans l’ombre pour échapper entièrement à la chasse qu’il nous donnait encore. Qu’on se représente une centaine de matelots, marchant pour manœuvrer dans les ténèbres, sur les cadavres, et au milieu du sang qui couvrait notre pont, et on n’aura encore qu’une faible idée de notre situation, quelques heures après le combat que nous venions de livrer à la frégate anglaise.

La nuit fut employée à réparer, tant bien que mal, les avaries que le feu de l’ennemi nous avait fait éprouver. Pour prévenir les effets de la joie que le bonheur d’être échappés à notre perte, aurait causée à nos hommes, les officiers répandirent sur le pont, l’eau-de-vie mêlée de poudre que, pendant l’action, on avait distribuée à l’équipage, pour l’animer au combat. Les matelots, que l’ivresse, puisée dans ce breuvage brûlant, avait rendus furieux, voulurent s’emparer, de vive force, de la cambuse où étaient placées nos provisions liquides. Il fallut encore défendre cette partie du navire, contre leur délire ; et ce ne fut qu’après un long combat entre nous, que les plus ivrognes s’endormirent couchés côte à côte avec les morts que nous n’avions pas eu le temps de jeter à la mer. Les marins les moins ivres travaillaient à repasser un petit mât de hune, à la place de celui qu’un boulet avait endommagé pendant l’action.

L’entrevue du capitaine avec celui de ses fils que la mort avait épargné fut courte, mais affreuse. Ce jeune homme, après le combat, vint embrasser son père, qui le premier prit la parole pour lui dire seulement ces mots : « Ton frère s’est fait tuer comme je l’entendais. »

— Oui, il est mort bravement, répondit le jeune homme, en sanglotant et en retenant les larmes qui lui remplissaient les yeux.

— Aurais-tu mieux aimé que ce fût moi ?

— Oh ! non, mon père… Mais c’était mon frère, c’était le seul…

— Eh bien, pourquoi pleurer ? Crois-tu que le boulet qui l’a enlevé ne m’ait rien déchiré là-dedans ? TIens vois !

Et en prononçant ces mots le malheureux Arnaudault se déchirait encore la poitrine du bout de ses doigts agacés. Son fils consterné dévora ses larmes et n’osa plus parler de son frère.

Le jour nous trouva réparant encore du mieux possible notre navire, bouchant nos trous de boulet et faisant jouer nos pompes. Notre mât de hune de rechange allait être guindé, lorsqu’un petit trois-mâts, que l’obscurité nous avait empêchés de voir tout près de nous, passa, au lever du soleil, à nous ranger à l’honneur. Il nous héla en anglais, en nous demandant notre longitude. Il nous eut bientôt dépassés : dans l’état où nous nous trouvions, il nous aurait été impossible, malgré notre marche supérieure, de lui donner chasse, s’il avait continué sa route.

« Hissez-moi, dit Arnaudault, un pavillon anglais en berne, et parez-moi quelques pièces de canon de l’arrière avec double charge, pour apprendre à ce paria, qui vient nous accoster, quelle est notre longitude.

À la vue d’un pavillon hissé en signe de détresse, par un navire à moitié démâté, le petit trois-mâts vira de bord et courut sur nous, ne supposant sans doute pas qu’un bâtiment endommagé comme nous l’étions, pût avoir des projets hostiles. Douze à quinze de nos hommes se promenaient sur le pont : les autres s’étaient cachés, pour ne pas faire soupçonner la force de notre équipage au bâtiment qui nous approchait avec confiance. Rendu à une demi-portée de pistolet, le capitaine anglais nous demande : De quoi avez-vous besoin ?

— De ton navire, lui crie Arnaudault. Deux coups de caronades, chargées à mitraille, accompagnèrent cette réponse. Le trois-mâts amena en criant qu’il se rendait ; et, pour être plus sûrs de notre prise, nous l’amarinâmes en l’abordant de bout à bout, et en nous accouplant pour ainsi dire avec elle.

Il fallut composer un équipage pour notre nouvelle capture : elle était chargée de coton. Son malencontreux capitaine, en venant à bord, laissa voir au capitaine de prise qui était désigné pour le remplacer, une montre assez belle. Pourquoi cette montre ? lui demanda celui-ci en anglais.

— Mais pour voir l’heure.

— Oh ! à bord on te dira l’heure sans montre, lui répondit le capitaine de prise ; et le bijou passa du gousset du capitaine ennemi dans celui de l’officier du corsaire.

Je grillais d’aller à bord de la prise, malgré la haine que m’inspirait l’homme à qui son commandement allait être confié, et qui se trouvait justement être celui qui, au départ du Sans-Façon, m’avait recommandé, pour le mal de mer, au brave maître Philippe. Mais j’avais mes raisons pour désirer de ne plus rester à bord du corsaire.

Le petit Jacques, le novice féminin avec lequel j’avais fait connaissance, cherchait tous les moyens de fuir son capitaine d’armes, dont la surveillance lui était devenue incommode et la tyrannie insupportable. Jacques m’avait confié l’intention où il était de se cacher à bord du premier navire que nous prendrions, et qui pourrait lui offrir l’espoir de gagner terre le plus tôt possible. Il était convenu entre nous que, de mon côté, je ferais tout mon possible pour aller à bord de la prise où Jacques parviendrait à se glisser. Persuadé qu’il n’aurait pas manqué de se fourrer dans la cale ou la chambre du trois-mâts que nous avions le long du bord, je me déterminai à risquer la balle. Je passe sur le gaillard d’arrière, le bonnet à la main, et m’adressant à Arnaudault, je lui dis, avec assurance :

« Mon capitaine, j’ai envie de faire mon chemin. Voilà une prise, je sais réduire une route sur le quartier et pointer la carte. Je voudrais, si c’est un effet de votre bonté, obtenir la permission de me distinguer en me rendant utile à bord du navire que nous venons d’amariner. »

Arnaudault, sans me répondre, demande à son fils un routier, et une grande carte étendue sur la table de la chambre ; la carte lui est apportée : il la déploie sur le capot. « Voilà où nous sommes, me dit-il, en me montrant un point marqué au crayon sur le papier déroulé devant moi et en me mettant un compas dans les mains. Quelle route ferais-tu pour atterrir sur Ouessant ? »

Avant de répondre à cette brusque question, que je tremblais de résoudre gauchement, je pose mes deux pointes de compas, l’une sur le point marqué par le capitaine, et l’autre sur Ouessant : — Le Nord-Est quart d’Est, capitaine, sans compter la variation qui est de deux bons quarts Nord-Ouest.

— Sans compter la variation, dis-tu ?

— Oui, sans compter la variation, mon capitaine.

— Tu en sais plus, le diable m’emporte, que le capitaine de prise que je te donne là. Allons, puisque tu le veux, joufflu, saute-moi à bord de ce trois-mâts, et que le bon Dieu ou l’enfer vous conduise tous, pourvu que vous mettiez ce joli ship à bon port. Je te fais lieutenant de la prise, et que je n’entende plus parler de toi ! » Mes préparatifs ne furent pas longs : Arnaudault me donna une petite tape sur la tête en signe de bienveillance et en répétant le pronostic du pauvre maître Philippe : Ce petit Fil-à-Voile finira par faire un bon petit bougre.

La prise, équipée de douze de nos hommes, non compris le capitaine, un gros matelot bas-breton, qui devait servir de second, et moi, devenu la troisième personne du bord, se sépara du corsaire. Arnaudault, monté sur le dôme de la chambre, nous commanda, au porte-voix, de faire de la toile et de bien veiller autour de nous. Le corsaire reprit sa bordée sous ses basses-voiles. Notre nouveau capitaine, dont le nom de course était Bon-Bord, voulut demander au capitaine Arnaudault ses dernières instructions :

Va-t’en te faire f….., et ne te soûle pas, ivrogne, lui répondit d’une voix de tonnerre le capitaine du Sans-Façon. Ce furent les dernières paroles que nous adressa cet intrépide marin, dont la voix retentissait encore sur les vagues qui allaient nous séparer de lui. Le Sans-Façon disparut bientôt à nos regards dans le creux des lames qu’il faisait blanchir en se traînant péniblement comme estropié, au milieu d’elles. Mon premier soin, après avoir satisfait aux devoirs les plus pressés de mon nouveau poste sur la prise, fut de visiter le navire, pour m’assurer de la présence à bord de mon ami petit Jacques. Je tremblais que ce joli petit être, à qui je m’étais attaché sans trop encore savoir pourquoi, n’eût pu remplir la parole que nous nous étions donnée de nous réunir sur le premier navire capturé. Moi j’avais si heureusement réussi à quitter le corsaire ! Mais petit Jacques aura-t-il eu le même bonheur ? Son maudit capitaine d’armes ne l’aurait-il pas empêché de réaliser un dessein qu’il aura peut-être soupçonné ? Telles étaient les idées qui m’assiégeaient en foule, et mon cœur, qui n’avait pas battu de peur à l’approche du combat et sous le sifflement de la mitraille, palpitait avec force et de manière à me faire défaillir. Je cherche dans la chambre, les cabines, le logement de l’équipage. Rien ! Je m’insinue dans la cale entre les balles de coton : rien encore ; j’étais désespéré… Le capitaine Bon-Bord m’appelle pour dîner, des restes du déjeuner que nous n’avions pas laissé le temps au capitaine anglais d’achever. J’essaie de manger : je ne sais que rêver, et déjà, sans trop me douter de ce que c’était qu’une femme, je commençais à les maudire toutes ; car, à la place de Jacques, je sentais que rien ne m’aurait empêché de me cacher à bord de la prise.

Les impressions les plus pénibles glissent vite sur le cœur d’un enfant de quinze à seize ans. Je me consolais un peu de l’absence de Jacques, en m’enivrant du plaisir d’être devenu quelque chose dans ma première croisière, et de pouvoir me dire et me répéter que je me trouvais la troisième personne du bord sur le navire le Black-House.

Le matelot Ivon, devenu second de la prise, ce gros Bas-Breton dont j’ai déjà parlé, me prit avec lui pour faire le quart. C’était une espèce d’homme aussi large qu’il était haut, un homme carré enfin, un de ces êtres qui semblent nés sur la côte de Bretagne pour barboter dans la mer au sortir du berceau ; mais c’était aussi une de ces fortes créations physiquement complètes, qui sentent le besoin de protéger quelque chose de plus faible qu’elles, et qui semblent faites pour s’attacher à celui chez lequel elles devinent plus d’esprit et moins de force matérielle que chez elles.

Ivon me prit dès la première nuit de quart sous son égide, en raison de ma faiblesse même, et dans la suite, comme on va le voir, il me protégea de toute la largeur de son corps. Il y a de ces hommes qui ne savent offrir à ceux qu’ils aiment, que ce qu’ils ont de plus qu’eux en force ; mais aussi qui leur offrent, sans réserve, toute leur force.

Mais, dans cette première nuit de quart, je fus bien autrement favorisé de la fortune. Je n’avais encore rencontré qu’une protection, il m’était réservé de retrouver quelque chose de plus précieux encore.

En descendant, à la fin de mon quart, dans la cabine qui m’était destinée, la tête et le cœur remplis du souvenir du petit Jacques, je ne pus trouver de repos qu’après m’être rassasié des réflexions les plus pénibles. Une main, que je pris d’abord pour celle du matelot qui devait me réveiller pour recommencer à courir la bordée, s’étendit sur moi ; une voix, qui n’était pas celle d’un homme, frappa mon oreille encore troublée de ces mots que je ne conçus pas d’abord :

— C’est moi, c’est moi : n’aie pas peur !

— Mais qui, toi ? Est-ce que… ? Ah ! Mon Dieu !

— Oui, c’est moi, moi, petit Jacques, tu sais bien ; mais je t’en prie, parle bas : on pourrait nous entendre.

— Comment c’est… et où étais-tu donc, pauvre petit Jacques ?

— Cachée sous ta cabine même. La crainte de nous trahir m’a empêchée de te répondre pendant le jour, quand tu me cherchais partout ici ; si tu savais combien j’ai souffert de ton inquiétude ! Mais me voilà avec toi, délivrée de la contrainte que j’éprouvais sur le corsaire. Ah ! si nous pouvions tous deux retourner en France ! que je bénirais le Ciel, et toi, toi mon ami, mon frère, mon enfant !…

Et des caresses bien innocentes, de mon côté du moins, exprimaient à petit Jacques tout le plaisir que j’éprouvais à le retrouver après avoir renoncé à l’espoir de le revoir.

— Comment apprendre au capitaine de prise que je suis à bord, ou comment plutôt lui cacher ma présence ?

— Je lui dirai tout : je ne le crains plus. Il pourra bien me battre, me tuer ; mais il ne pourra plus te renvoyer à bord du corsaire ; c’est tout ce qu’il me faut.

— Ho ! garde-toi bien, mon ami, de lui avouer… Je suppose qu’il a déjà deviné, à bord du corsaire même, qui j’étais. C’est un homme qui m’inspire autant de défiance que de dégoût !

— Et à moi donc, l’ivrogne ! Mais je dirai tout au second, à Ivon, qui est un brave homme, lui : il aura pitié de toi et moi… Jacques me donna ses deux mains que je pressai dans les miennes et s’endormit auprès de moi, harassé par la fatigue et peut-être par les émotions de cette nuit que nous venions d’acheter au prix de plus d’un inconvénient et d’un péril peut-être.

L’heure du renouvellement du quart arriva trop tôt, hélas ! Ivon, le premier sur le pont quand le service l’appelait, vint me réveiller lui-même à la place du matelot qui devait s’acquitter de cette fonction. « Debout, mon pays », s’écria-t-il. Puis, étonné de trouver en tâtant le matelas de ma cabine un individu de plus, couché tout habillé à côté de moi : « Ah ! bien, en voilà une bonne, se prit-il à dire : comment ! te v’là amateloté de c’te manière. Débrouillons un peu nos amarres, et voyons ce que ça veut dire. » Sa main fouilla, en une seconde, toute ma cabine.

La lampe de la grande chambre éclairait paisiblement la scène qui se préparait. Mon pays Ivon prend par le collet l’individu qu’il avait trouvé en supplément près de moi.

— C’est toi, petit Jacques ? fit-il avec étonnement. Et que fais-tu donc à bord ?

Des larmes abondantes, comme savent en répandre toutes les femmes dans les circonstances désespérées, furent la réponse de Jacques à Ivon.

Moi, déjà levé, j’étais auprès d’Ivon : l’aveu ne se fit pas attendre. Je lui dis tout en peu de mots ; car dans les occasions pressantes, la passion n’est pas verbeuse. « C’est une femme que petit Jacques, mon brave Ivon : elle a voulu fuir son capitaine d’armes et venir avec moi. Voilà tout. »

— Ah ! la bonne fichue farce, et ce pousse-caillou de capitaine d’armes qui s’est laissé gourrer… C’est pas l’embarras, il a été soldat, et ça voulait faire le malin à bord. C’est bien fait pour lui. Puis reprenant un ton sérieux, il m’adressa ces paroles :

« Tu as manqué à la subordination : c’est pas bien. Mais le capitaine qu’on nous a donné d’à bord du corsaire est un véritable suce-chopine : il est plein comme un Anglais, un vrai pochard !… Verse-moi un verre de rhum. Monte sur le pont, laisse ta femme en bas, dans ta cabine… Ta femme que j’ai dit, n’est-ce pas ? Ah ! ah ! ah ! sa femme ! ça fait p….. des épingles… Un petit particulier de c’te façon avoir une femme ! Mais c’est égal : je me charge de toute la boutique, et laisse courir le bord qui porte à terre. »

Un poids énorme venait de m’être ôté de dessus la poitrine. Petit Jacques embrassa Ivon, qui dès lors nous fut conquis. J’étais honteux de tant de bonheur en un jour.

En me promenant sur le pont avec mon second, une confiance intime s’établit entre lui et moi par cela surtout qu’il me savait gré de m’être rangé sous sa protection ; et ce n’était cependant que le deuxième quart que nous faisions ensemble. Les marins vivent vite : ils ont besoin de tout se dire promptement, pour pouvoir se dire quelque chose ; ils n’ont pas le temps d’être faux ou dissimulés. Ivon m’avoua qu’il aurait déjà fait sa fortune, s’il avait su lire et écrire.

— Vous ne savez pas lire, mon second ?

— Non, mon lieutenant.

— Mais cela s’apprend.

— Oui, mais à mon âge, et joint qu’avec cela j’ai la tête dure comme un Bas-Breton que je suis.

— Eh bien moi, je veux vous apprendre à lire !

— Tu seras alors bien malin, Fil-à-Voile ; car moi je ne le veux pas… Mais, à propos, je ne veux plus qu’on t’appelle Fil-à-Voile, dis donc ! Comment te nommes-tu, sans farce ?

— Je m’appelle Léonard, maître Ivon !

Je n’avais pas prononcé mon véritable nom, qu’Ivon passe devant et dit aux matelots de quart :

« Dites donc, vous autres, je suis bien aise de vous prévenir que ce petit jeune homme s’appelle… Comment déjà m’as-tu dit ?

— Léonard !

— Ah ! oui, c’est vrai, Léonard, et pas Fil-à-Voile, entendez-vous, et que si on l’appelle encore Fil-à-Voile, je casserai les reins à tout l’équipage. »

Malgré l’engagement difficile que prenait là Ivon, en cas d’infraction à ses ordres, l’équipage comprit qu’il était de force et d’humeur à faire respecter ses volontés. On ne m’appela plus que Léonard.

Mon pauvre petit Jacques, laissé dans ma cabine, n’avait pu trouver le sommeil qu’il y cherchait, sans moi : il monta sur le pont. Mais au même instant, le capitaine Bon-Bord parut au milieu de nous. Je prévis une scène désagréable pour moi, quoique Ivon se fût chargé de tout.

Les capitaines, lorsqu’ils s’éveillent, sont ordinairement de mauvaise humeur. Bon-Bord, en mettant le nez sur l’habitacle, trouva que la route que nous faisions était mauvaise.

— Pourquoi mauvaise ? lui demanda Ivon.

— Parce qu’elle n’est pas bonne.

— Dites plutôt parce que vous avez bu un coup de trop hier soir, capitaine Bon-Bord. C’est vous qui l’avez donnée cette route, au surplus.

— C’est moi ! J’étais donc soûl ?

— Pas trop ! à peu près comme à présent.

— Je parie qu’elle ne vaut pas le diable, cette route !

— Je parie que vous êtes paf.

— Qui est-ce qui me prouvera que cette route est bonne ?

— Cet enfant, dit Ivon, en me montrant, et qui en sait plus que vous et moi. Que dis-tu de la route, Léonard ?

— Elle est bonne, répondis-je, si nous voulons entrer en Manche ; et j’expliquai de mon mieux mes raisons à l’appui de mon opinion. Le capitaine Bon-Bord parut se rendre à l’évidence, mais d’assez mauvaise grâce. Ivon grognait, Bon-Bord cherchait une occasion de prendre sa revanche et d’avoir raison. Après un moment de silence, il reprit la conversation.

— Est-ce que je n’ai pas vu, en montant sur le pont, un jeune homme causer avec vous ?

— Oui, dit Ivon. C’est tout jeunes gens que nous avons à bord… Je tremblais.

— Et qu’est-ce que c’est que ce jeune homme ? Il m’a semblé ne pas le reconnaître pour un de mes gens de la prise.

— Ah ! vous ne l’avez peut-être pas reconnu, voyez-vous, parce que ce jeune homme est une femme, capitaine.

— Une femme ?

— Oui, la femme du capitaine d’armes, qui a passé par-dessus le bord ; déguisée en matelot, quoi, comme vous et moi.

bon-bord.

Il ne doit pas y avoir de femmes à bord, sous aucun prétexte.

ivon.

En ce cas-là, puisqu’il ne doit pas y avoir de femme à bord, cette femme est un jeune homme.

bon-bord.

Ah ! ça, voyons donc, est-ce une femme, ou bien est-ce un jeune homme ?

ivon.

L’un ou l’autre, comme vous voudrez : ça dépend de vous.

bon-bord.

Il faut me répondre autrement que cela. Qu’est-ce que cet individu et quel est son sexe ? Je veux le savoir.

ivon.

Si vous êtes si pressé, allez-y voir ; moi, je ne m’y connais pas assez. Je vous ai dit tout ce que je savais.

bon-bord.

Eh bien ! c’est ce que nous verrons…

Moi, je tremblais de tous mes membres à ces mots du capitaine. Ivon reprit après avoir fait deux ou trois tours sur le gaillard d’arrière.

ivon.

Je voudrais bien savoir cependant si, dans les ordonnances de la marine, il y a un article qui dit que le capitaine aura le droit de s’assurer si les individus de l’équipage sont mâles ou femelles ?

bon-bord.

Les ordonnances disent qu’un capitaine est roi à son bord, et comme je suis capitaine, je peux faire vérifier les sexes.

ivon.

Vous qu’êtes si savant, cap’taine Bon-Bord, avez-vous lu par hasard, dans les ordonnances, que quand un cap’taine est soûl et qu’il ne peut plus se tenir debout, il doit aller se coucher ?

bon-bord.

Tu m’insultes, je crois !

ivon.

Non pas, je vous dis tout bonnement que vous êtes soûl. C’est-il vous insulter que de vous dire ce que vous êtes ?

bon-bord.

Tu m’insultes, oui. Mais c’est bon ; à la première terre, je te ferai fusiller comme un chien, pour m’avoir manqué.

ivon.

Eh bien ! Moi, pour ne pas te manquer davantage, je t’étouffe comme un pigeon, si tu fais le crâne ; mais comme il faut cependant de la subordination à bord, je ne te tordrai tous-à-fait le cou qu’à la première terre.

En prononçant ces mots, Ivon avait saisi son capitaine par le bras droit, qu’il lui serrait de manière à le lui briser comme dans un étau. Bon-Bord, rappelé à lui-même par cette vigoureuse pression, remit sa vengeance à un temps plus reculé. Il descendit dans la chambre, où il but quelques verres de rhum en jurant, et il alla ensuite se coucher.

Ivon, que cette dispute avait agité d’autant plus violemment qu’il avait contenu sa colère, après avoir trois ou quatre fois promis à son capitaine qu’une fois à terre il lui donnerait une tournée telle que le cœur lui en ferait mal, chargea sa pipe, et m’envoya devant, la lui allumer à la cuisine.

Petit Jacques, qui s’était tenu coi pendant le temps où les deux interlocuteurs échangeaient entre eux des paroles animées dont il était l’objet, vint à nous. Quelle scène ! s’écria-t-il.

ivon.

Ne craignez rien ! Je vous ai pris tous deux sous mon écoute de grand’voile, et je vous réponds que je vous conduirai à bon port, ou que le diable m’enlèvera.

petit-jacques.

Et si le capitaine veut m’opprimer en vous persécutant vous-même ?

ivon.

C’est un gredin, un vrai sac à vin, ou plutôt un vrai sac à tafia.

petit-jacques.

Mais s’il s’attache à nous persécuter !

ivon.

Vous opprimer ! Nous persécuter ! Allons donc ! c’est bon dans les comédies, ça ; mais à bord et avec Ivon ! Je voudrais bien le voir : non, je voudrais le voir, là, pour la farce seulement ! Mais il ne s’agit plus de tout ce bataclan. Voyons, mam’selle, racontez-nous un peu comme quoi vous vous êtes trouvée à bord du corsaire, avec votre petite mine si accastillée et vos petites mains à manier l’aiguille plutôt que l’épissoire ; car le diable m’élingue si je comprends un seul mot dans toute cette histoire de tonnerre d…

petit-jacques.

Mon histoire ne sera pas longue : c’est celle de toutes les jeunes personnes qui ont plus d’éducation que d’expérience, et plus de passions que de raison. Puisque vous vous intéressez si généreusement à moi, je vais vous apprendre qui je suis.

Ivon et moi, nous nous assîmes sur le banc de quart, à côté de Jacques. Le temps était beau : le navire filait à toutes voiles sur une mer magnifique, que l’on entendait à peine glisser le long du bord. Jacques commença son histoire, à demi-voix, pour ne pas être entendu du timonier, à qui Ivon répétait tous les quarts d’heure, en mettant le nez sur la boussole : attention à gouverner et portons plein.


Histoire de Petit Jacques

« Mon nom est Rosalie Le Duc. Privée fort jeune de ma mère, je fus envoyée, à douze ans, de Brest au pensionnat d’Écouen, pour y être élevée aux frais du gouvernement, faveur à laquelle les blessures de mon père, ancien maître canonnier, m’avaient donné des droits. Je reçus dans cette maison une éducation trop peu en rapport avec le rang modeste que j’étais destinée à occuper un jour dans le monde. Mon père ayant perdu la vue, par suite de ses blessures nombreuses, je revins auprès de lui, pour lui donner les soins que je devais à son malheur et à la tendresse qu’il avait pour moi, son unique enfant. Le capitaine d’armes de votre corsaire avait connu mon père dans ses campagnes ; il lui fut facile de trouver accès dans notre modeste maison. Ce jeune homme avait des manières qui, sans être distinguées, pouvaient plaire à une fille bien élevée. Sa générosité, sa franchise apparente et cet air aventureux qu’ont les marins, et qui décèle presque toujours un bon cœur, me prévinrent favorablement pour lui. Il appartenait à une famille honorable, dont il avait dissipé une partie des biens, et à laquelle il promettait une conduite à l’avenir exempte de reproches. Il devait renoncer à faire la course. Il me demanda à mon père. Le désir de rendre meilleure la position de l’auteur de mes jours, réduit à une modique retraite, me fit accepter la proposition de mon amant. Mon père me fut enlevé au moment où je devais m’unir à celui qu’il m’avait paru bien aise de pouvoir nommer son gendre. Après cet événement, il ne fut plus question de mon mariage. Je voulus renoncer à un homme qui m’avait trompée, mais il était trop tard ! »

Ivon à ces mots interrompit brusquement Rosalie… Comment trop tard ? Est-ce que… Il ne manquerait plus que ça… mais non, je ne vois pas… Quoi ! c’était donc un pas grand’chose que notre capitaine d’armes ? Promettre le mariage à une fraîcheur, et puis après la laisser aller en dérive ! C’est un tour de jean…

Je suppliai Ivon de laisser continuer Rosalie ; elle reprit :

« Une ancienne réputation d’honneur nous impose l’obligation de fuir les lieux où nous étions estimés, quand nous avons cessé de mériter cette estime si précieuse. J’étais aussi misérable que coupable. Mon amant me promit de m’emmener avec lui aux États-Unis. Je demandai à ne plus vivre au milieu des personnes qui m’avaient connue sage. Il m’assura que son corsaire allait à New-York. Je consentis à suivre, sous les habits d’homme, celui qui m’avait séduite, déshonorée. »

ivon.

Déshonorée ! allons donc ; est-ce que ça déshonore ! je voudrais bien voir ça, moi ! Mais voyez-vous cette canaille de capitaine d’armes ! dire que nous allions à New-York, quand nous allions courir bon bord de côté et d’autre ! Peut-on tromper une jeune personne de c’te manière ! Il faut que ce soit un fameux rien de bon !…

rosalie.

Sur le corsaire, mon séducteur se montra ce qu’il était : il n’avait plus besoin de feindre avec moi pour me tromper ; il osait avoir de la jalousie pour une femme qu’il avait cessé d’aimer. Léonard, le premier peut-être, découvrit mon travestissement. Je lui fis croire que j’étais mariée au capitaine d’armes ; j’avais besoin de ne pas paraître trop méprisable aux yeux de cet enfant, pour qui j’ai éprouvé pour la première fois de ma vie peut-être, un penchant que je ne cherche plus ni à cacher ni à me faire pardonner.

Je tressaillis à ces mots d’un bonheur que j’ignorais encore. Ivon reprit avec sa grosse voix : C’est-à-dire, tout bonifacement, que vous en tenez joliment pour ce petit nom de D… ; mais c’est physique ces choses-là, et c’est pas surnaturel. On a de l’amitié pour quelqu’un, parce que ça vient tout bêtement, et puis voilà ce que c’est ; mais l’amitié, ça ne se donne pas : ça vous tombe à bord comme un grain blanc, sans savoir d’où ce que c’est venu.

rosalie.

Oh ! je pense bien que vous n’excusez pas aussi facilement que vous le dites, M. Ivon, et mes fautes et mes aveux ; mais vous me paraissez avoir un si bon cœur… Cependant, vous n’avez peut-être jamais aimé, vous ?

ivon.

Ça dépend : moi, voyez-vous, j’aime une fois que je suis à terre, pour mon argent, et à peu près sans comparaison comme… ; mais jamais je n’ai suborné personne : j’ai toujours trouvé l’ouvrage toute faite avant moi. C’est plus commode et c’est plus tôt fait ; car si je disais à une particulière : je t’épouse, eh bien, je ferais la bêtise ; pas pour la particulière, le tonnerre de Dieu m’en garde ; mais pour qu’il ne soit pas dit qu’Ives-Marie Lagadec a manqué à sa parole une seule fois dans sa vie. On est Breton ou on ne l’est pas, quoi, n’est-ce pas ? Eh bien, ça dit tout !

Pendant ce temps, pendant ces entretiens délicieux, notre navire filait toujours avec bonne brise. Cinq à six jours se passèrent de la sorte. Notre capitaine de prise se grisait régulièrement deux ou trois fois toutes les vingt-quatre heures, et, à chaque instant, il montait sur le pont pour faire prévaloir son autorité, que l’équipage méconnaissait en toute occasion. Seul un peu au fait des petits calculs nautiques qui nous étaient nécessaires pour atterrir, je dirigeais la route ; Ivon faisait faire la manœuvre, et il avait soin de mettre sur le corps du navire autant de voiles qu’il pouvait lui en faire porter : il appelait cela torcher de la toile. Les bâtimens que nous apercevions, nous les évitions : ceux qui nous chassaient, nous les perdions dans la nuit en faisant fausse route. En manœuvrant ainsi, nous atteignîmes enfin la Grande Sole ; le plomb de sonde fut jeté et on annonça fond. La terre ne pouvait pas tarder à se montrer. C’est alors que l’anxiété devint générale à bord, car c’est toujours sur les atterrages que les croiseurs anglais attendaient les prises qui cherchaient à se glisser dans le port.

Pour moi, je l’avouerai, je pressentais presque avec regret le moment où nous devions toucher au terme de notre voyage ; je me trouvais si bien à bord ! Les dangers mêmes de notre traversée n’offraient qu’un attrait de plus à ma jeune imagination, amoureuse d’aventures et d’émotions. Cette vie incertaine de corsaire, toujours assaisonnée par le désir d’échapper avec une riche cargaison à un ennemi sans cesse excité à ressaisir sa proie, me plaisait beaucoup plus que le calme d’une existence sûre à terre, entre des parens qui préviennent tous vos besoins et des amis qui flattent tous vos goûts. Et puis Rosalie était là près de moi à chaque heure du jour. Personne ne me disputait le plaisir de l’occuper seule. Toutes les nuits elle partageait, sur le pont, à mes côtés, pendant les heures de quart, mes innocentes joies ; jamais je ne m’endormais dans ma cabine sans que mes mains, fatiguées par le travail, ne reposassent dans les siennes, si douces et si caressantes. Ses soins pour moi ressemblaient beaucoup plus à ceux d’une mère ou d’une sœur qu’à ceux d’une amante ; mais je sentais de la volupté dans sa tendresse. Je la sentais d’autant plus, cette volupté, que tous mes organes étaient neufs, que mon cœur était naïf. Cette fraîcheur des sentiments de l’adolescence n’est-elle pas mille fois préférable à l’impétuosité avec laquelle, quelques années plus tard, on épuise toutes les jouissances de la jeunesse ? C’est à quinze ou seize ans qu’on éprouve tout ce que l’amour a de divin. Passé cet âge, ce n’est plus qu’une passion ou un délassement.

Une nuit on cria terre : c’était un feu, que l’homme placé au bossoir venait de découvrir. Tout le monde s’assembla derrière ; les uns disaient que c’était le phare des Scylly ; les autres, que ce ne pouvait être que celui du cap Lézard, et les derniers enfin, que c’était la tour d’Ouessant. L’équipage et le capitaine Bon-Bord, un peu dégrisé, semblèrent demander mon avis. Flatté de l’espèce de condescendance que je croyais remarquer dans leurs regards bienveillants, je me hasardai à dire solennellement mon opinion.

« Hier j’ai obtenu une latitude par la hauteur méridienne à l’instant où le soleil s’est montré à midi et a éclairé, pendant quelques minutes, l’horizon. Or, comme nous avons toujours couru à l’Est depuis ce temps, je conclus, d’après la latitude observée, que le feu à vue par bâbord à nous, ne peut-être que celui du cap Lézard. »

Chacun fut de mon avis, par cela peut-être que j’étais le seul qui pût soutenir mon opinion par quelque raison bonne ou mauvaise.

Maintenant, quelle route ferons-nous, demanda Ivon, pour atterrir avec des vents de Nord sur quelque endroit bien mauvais de la côte de France ? Moi je suis pilote des mauvais parages.

— Mais il faut gouverner au Sud du compas à peu près.

— Et pourquoi, s’écria Bon-Bord, choisir les parages les plus dangereux ?

— Parce qu’il y a toujours moins de croiseurs là où il fait mauvais que là où ce qu’il fait bon.

L’opinion d’Ivon prévalut. Dans les circonstances épineuses, les hommes dont les résolutions sont vives et promptes ont toujours raison. Nous orientâmes vent arrière, laissant les feux du cap Lézard se perdre dans l’obscurité de la nuit et scintiller sur les lames qui nous poussaient, comme avec une sorte de bienveillance, vers les côtes de France. Je dis ici avec bienveillance, car l’habitude des marins est d’animer tout ce qui se passe autour d’eux. Ainsi la mer leur semble bonne ou maligne, le vent caressant ou mal intentionné, selon que la mer les pousse ou les menace, selon que la brise les favorise ou les contrarie.

Je ne pourrais bien dire ici l’impression que la vue de ces phares étincelans que nous quittions, avait produite sur moi. Ces tours à feu, allumées sur un bout de terre au milieu des vagues, pour guider pendant la nuit les navires battus par les vents et les flots, me remplissaient l’âme de quelque chose de poétique et de sublime, que je ne saurais bien exprimer. Il faut avoir navigué pour sentir certaines émotions dont on se doute à peine à terre, où les objets sont si différens de toutes les choses au milieu desquelles existent les marins. Tous nous savions que les feux que nous voyions briller appartenaient à une terre ennemie ; mais nous aimions à les voir, parce qu’ils nous indiquaient que là il y avait des hommes, des femmes et la civilisation enfin, et que nous allions peut-être quitter l’aspect sauvage de la mer, pour nous retrouver, après bien des dangers, au milieu des nôtres et au sein de l’abondance que promet aux marins la terre de la patrie.

De quelle anxiété n’est-on pas cependant tourmenté, lorsqu’en temps de guerre on cherche sur les atterrages à mettre au port le navire qui vous est confié, et qui porte quelquefois toute la fortune que vous avez conquise ! Tout vous semble ennemi dans ces momens de crainte et de si frêle espérance ; la moindre barque devient un vaisseau de ligne ; la plus petite variation de brise paraît vous menacer d’un vent contraire ou d’une tempête effroyable. À la plus simple contrariété on se désespère : on trouve à peine le sang-froid nécessaire pour commander la manœuvre qui, au large, vous est familière. C’est un port qu’il faut aux corsaires qui atterrissent, pour qu’ils retrouvent leur gaîté et leur insouciante philosophie. On sent presque, dans ces moments d’anxiété, à l’approche du but, que la fortune les gâterait s’ils étaient toujours réduits à trembler pour ce qu’ils croient posséder.

Un homme à bord soutenait notre courage : c’était Ivon : il ne dormait plus ; mais il buvait et fumait toujours. Depuis que nous avions quitté le corsaire, il n’avait pas tiré ses grosses bottes, qui lui couvraient les cuisses. Souvent, je l’avais vu visiter et maintenir en état, quatre petits canons que la prise avait sur son gaillard d’arrière. Il avait eu soin aussi de s’assurer de l’existence de quelques barils de poudre qui se trouvaient dans une des soutes de la chambre. Avec cela, disait-il, nous pourrions nous défendre d’une embarcation qui voudrait nous accoster.

L’occasion d’employer les canon qu’Ivon mettait en état ne tarda pas à s’offrir.

Vers l’heure où nous supposions, d’après la route que nous avions faite depuis le phare de Lézard, qu’au jour nous pourrions avoir connaissance de la terre, nous crûmes apercevoir derrière nous, dans l’obscurité, une masse noire qui nous suivait à une petite distance. Une mauvaise longue-vue de nuit ne nous permit pas de distinguer, comme nous l’aurions voulu, le navire qui semblait nous donner chasse. La brise était ronde, et nous portions autant de voiles que nous avions pu en livrer au vent. Tout nous portait à croire que si le bâtiment que nous avions dans nos eaux était armé, il n’avait pas du moins sur nous un grand avantage de marche, puisque, depuis le temps où nous avions commencé à l’observer, il n’avait pas encore pu nous rallier. Les deux meilleurs timoniers de l’équipage avaient été placés à la barre ; car dans les circonstances où il faut se sauver à force de marche, il est surtout essentiel de bien gouverner, et de ne pas perdre, par la maladresse du timonier, le chemin que l’on fait en forçant de voile. Pour alléger autant que possible notre navire, nous jetâmes à la mer tout ce qui encombrait inutilement notre pont et qui pouvait nuire à la vitesse de notre sillage. Nous étions impatients d’apercevoir le jour ; et la crainte de voir les vents qui nous favorisaient passer au Nord-Est, circonstance ordinaire, d’après les indices que nous avions remarqués, ajoutait encore à l’anxiété naturelle que nous éprouvions. Le jour commença enfin à poindre à travers les vapeurs rougeâtres qui épaississaient l’horizon. La mâture du bâtiment à vue était haute, et les bonnettes qu’il avait poussées au bout de ses vergues, donnaient, à la pyramide que faisait sa voilure, une base des plus larges. C’était un croiseur anglais, selon toute apparence ; mais, comme nous n’apercevions que son avant, dans la position où il se trouvait, par rapport à nous, on ne pouvait guère former que des conjonctures assez vagues sur sa force. Nous étions dans le mois de février : le grand jour ne se faisait que fort tard, et nous attendions, avec perplexité, que la terre, dont nous devions être près, se montrât à nous ; bientôt, en effet, elle apparut sur notre avant, basse, blanche dans quelques-unes de ses parties ; la mer, qui écumait en mugissant sur des brisans, au-dessus desquels voltigeait un essaim de mauves, nous indiquait assez que nous avions à éviter des dangers autres que celui de la chasse de l’ennemi.

Notre capitaine s’était un peu dégrisé ; mais il savait à peine où nous devions nous trouver, d’après la route faite : il avait d’ailleurs perdu sur nous cette autorité de commandement, si nécessaire à un chef, dans les circonstances pressantes. Ivon seul était à son affaire, et il avait assumé sur lui toute la responsabilité des événemens. Monté dans les haubans, pour reconnaître les parages où nous étions, il nous cria qu’il reconnaissait parfaitement la terre sur laquelle nous courions. « Je suis pilote du lieu, nous disait-il, et j’ai fait la pêche dans ces cailloux que vous voyez. C’est l’île de Bas, et bientôt nous verrons les clochers de Saint-Pol-de-Léon. » Son assurance nous rendit la confiance qui nous manquait, et l’obéissance passive de tout l’équipage lui fut acquise. C’est lui que nous reconnûmes tacitement pour capitaine. Il ordonna à Bon-Bord de se mettre à la barre du gouvernail, et de veiller à bien gouverner à son commandement.

Bon-Bord ne sut qu’obéir, sans oser réclamer, comme il le faisait auparavant, le bénéfice des ordonnances de la marine, qui l’instituait, à ce qu’il prétendait, roi à son bord.

Notre navire allait toujours bon train : la brise fraîchissait, et la mer devenait grosse ; mais, malgré la force croissante du vent et l’agitation des lames, nous continuions à tenir toutes nos voiles et nos bonnettes dehors. Le bâtiment qui nous appuyait la chasse, n’amenait non plus aucune de ses voiles. La poursuite à laquelle nous voulions échapper était aussi vive que notre fuite était prompte et habile. Le Back-house que nous montions marchait bien : le bâtiment qui se tenait obstinément dans nos eaux, ne paraissait pas perdre sur nous un seul pouce de chemin. La situation devenait des plus critiques pour nous et pour notre ennemi, que le danger des écueils que nous bravions, n’effrayait pas : la terre s’approchait avec ses longs cordons de sable blanc, ses rochers noirâtres et ses brisans autour desquels les flots tumultueux répandaient bruyamment leur écume d’albâtre.

Ivon, tout en faisant gouverner pour attaquer l’île de Bas, dans l’Est, s’occupait de charger à mitraille nos quatre petits canons. Que voulez-vous faire contre ce grand navire, lui demandai-je, si c’est une frégate ? « Oh ! ce n’est pas la frégate que je crains, me répondit-il ; mais elle a des péniches qu’elle peut mettre à la mer, si le temps vient à calmir, et c’est sur les embarcations que je veux taper. En attendant, ajouta-t-il, chargeons ferme ces espèces d’engins : nous leur en f…… par le bec, s’ils veulent nous tâter au derrière. »

Lorsque nous nous trouvâmes en position de donner dans la passe, il fallut revenir un peu au vent pour enfiler le chenal par lequel nous voulions entrer. Le navire chasseur imita notre manœuvre, et nous laissa voir, dans cette oloffée, la batterie et le travers d’une grosse corvette. « Il faut, répétait Ivon, que cette gueuse-là ait un pilote français à bord, pour taquiner comme ça !… Ah ! si je tenais les gredins qui servent l’Anglais, sous mes pieds, comme je te leur mettrais leurs jean-f…… de têtes en marmelade ! » Et, en prononçant ces derniers mots avec rage, il appliquait sur le pont son large et vigoureux pied. Un coup de canon de chasse de la corvette nous annonça à qui nous allions avoir sérieusement affaire, et bientôt après nous vîmes un long pavillon anglais se déployer et se jouer au bout de la corne de notre ennemi.

« Attention à gouverner, Bon-Bord, s’écria Ivon. Moi, je vais relever le mufle à cet Anglais. Léonard, va m’allumer ce bout de mèche à la cuisine, et feu dessus. »

Effectivement, après avoir pointé deux de nos pièces placées en retraite, sur l’arrière du Back-House, Ivon, avec son bout de mèche, mit feu à l’amorce. Nos deux petits coups de canon firent ricocher la mitraille sur l’avant de la corvette, qui riposta à boulet. Le feu s’engagea, et l’on n’entendait plus, au milieu de ce bruit, que la voix d’Ivon, qui répétait à Bon-Bord, « Loffe, laisse arriver, comme ça va bien, ou qui nous excitait en nous criant : Feu, chargez, pointons à démâter. »

Je lui apportais des gargousses : il chargeait nos pièces, les pointait, tirait, riait, et, le nez fourré sur l’habitacle, pour faire gouverner, ou sur la culasse des pièces, pour envoyer des grappes de raisins à l’Anglais, il remplissait à la fois les fonctions de capitaine, de pilote et de canonnier. On a dit souvent qu’un marin était plus qu’un homme : jamais ne n’ai vu un matelot être plus de fois homme que mon pays Ivon, dans notre entrée à l’île de Bas.

Les boulets de la corvette nous dépassaient : notre mitraille devait quelquefois tomber à son bord. Nous parvînmes enfin, en la canonnant, à nous réfugier sous terre, sans qu’elle pût nous approcher assez près pour nous faire amener ; mais, au moment où nous nous supposions sauvés, en reprenant les amures à tribord et en amenant nos bonnettes, pour faire la passe de l’Est de l’île de Bas, un faux coup de barre de Bon-Bord, toujours placé au gouvernail, nous fit toucher sur la queue d’une petite île nommée, en bas-breton, Tisozon (île aux Anglais). À l’ébranlement violent donné au navire par cet échouage, nous ne doutâmes plus de la perte de notre prise. Un grand coup de poing d’Ivon vola dans la figure de Bon-Bord, à la maladresse de qui il attribuait, avec raison, notre mésaventure. Le Back-House, roulant au milieu des flots sur les rochers où s’était brisée sa quille, se pencha sur le côté de babord, présenta tout son flanc aux boulets de la corvette anglaise, qui se mit en panne pour nous mitrailler tout à son aise, à moins d’une demi-portée de canon. Nous ne songions presque tous qu’à nous sauver sur l’île voisine, où la mer blanchissait à quelques brasses de l’endroit où nous étions échoués. Ivon seul voulait rester à bord, et il reprochait vivement à Bon-Bord d’abandonner, comme les autres allaient le faire, le navire à bord duquel il devait rester le dernier, comme capitaine.

La corvette, pour s’emparer de la prise et de nous, ou tout au moins pour incendier le navire, mit bientôt deux embarcations à la mer. Ces péniches, chargées de monde, débordèrent et ramèrent à force pour gagner la terre. Il n’y avait plus qu’à se défendre, dans l’état où se trouvait notre malheureux bâtiment, à moitié submergé : notre chaloupe, poussée à la mer, du côté de bâbord, par les plus peureux, reçut tous ceux qui voulaient se sauver les premiers. Rosalie me suppliait de ne pas la quitter. Ivon, que ses tendres supplications n’amusaient pas, la prit de force dans ses bras robustes et la jeta dans la chaloupe, qui se trouva bientôt, sans nous, à une demi-portée de fusil du navire, où nous avions résolu d’attendre l’ennemi. Notre perte paraissait certaine. « Va me chercher de quoi charger cette pièce de canon, me dit mon pays, je vais m’amuser à déquiller quelques Anglais, avant d’amener pavillon. Le pavillon anglais, renversé, se trouvait encore hissé à notre corne, comme on le faisait à bord de toutes les prises faites par des navires français.

Je descends, pour obéir à l’ordre qui m’est donné, dans la chambre où se trouvait la soute aux poudres : une chandelle, que l’on avait oublié d’éteindre, comme à l’ordinaire, aux premiers rayons du soleil, se consumait encore dans le globe de cristal, suspendu sur la claire-voie. À cette vue, une idée subite, comme une inspiration, s’empare de moi : je saisis le bout de chandelle, dont la mèche consumée s’éparpille et étincelle en mes mains, dans ce mouvement rapide ; et, sans calculer le danger, j’enfonce la chandelle tout allumée dans le tas de poudre que renfermait la soute. Puis, montant comme un fou sur le pont, je crie à Ivon : Sauvons-nous, sauvons-nous, le feu est dans la soute aux poudres ! À ces cris aigus, Ivon me regarde fixement, tout étonné du désordre de mes mouvemens et de l’égarement de mes traits : il me prend par les reins, me jette par-dessus le bord, comme un paquet de mauvaise étoupe ; et, croyant que je ne sais pas assez nager, plonge sur moi, me fait couler, me ramène à flot, et me faisant passer sur ses larges épaules, m’attire à terre avec lui.

Rosalie, à moitié dans l’eau, sur le rivage, pour voler au-devant de moi, me reçoit avec des cris, de la lame qui me pousse, dans ses bras qui me pressent bientôt. Ivon, déjà sur le bord, tout ruisselant d’eau de mer et les mains sur les hanches, me demandait : « Eh bien ! Mon pays, qu’en dis-tu ? » Sans rien répondre, je saisis Rosalie par la main, et, de toutes mes forces, j’entraîne Ivon derrière un rocher de l’île. Il était temps : une détonation épouvantable ébranle l’île, et, en nous jetant à terre, comme anéantis, nous couvre de feu, de fumée et de débris, derrière le rocher même où nous nous étions réfugiés. C’était la prise qui, avec les deux péniches anglaises qui venaient d’aborder, avait sauté en l’air. Ivon, tout bouleversé d’un accident qu’il ne comprenait pas bien, me parlait en criant ; j’étais devenu sourd : je lui hurlais, de mon côté, aux oreilles, et il ne m’entendait pas plus que je ne l’entendais moi-même. Ce ne fut qu’au bout de quelques minutes que je pus lui faire comprendre que c’était moi qui, au moyen d’un bout de chandelle, venais de faire sauter le Back-House.

On ne peut s’imaginer quelle fut sa joie, en apprenant cette prouesse et le succès de mon imaginative : il sautait, dansait, s’arrachait les cheveux, de joie ; et se tenant les côtes en pouffant de rire, il s’écriait, tout essouflé : Ah ! la bonne sacrée farce ! Ah ! mon Dieu, mon Dieu, est-il possible, jamais je n’ai tant ri ! Et puis il répétait encore, après avoir de nouveau, gambadé jusqu’à l’épuisement de ses forces : Oh ! quelle farce ! Quelle bonne farce ! Il ne voyait dans l’explosion du navire, et les bras et jambes d’une cinquantaine d’Anglais volant en l’air, qu’une de ces espiègleries qu’il aurait faites à ma place, si l’idée lui en était venue.

Étonnés, confondus de l’explosion de la prise, dont ils ne pouvaient encore s’expliquer la cause, les gens de notre équipage, réfugiés avec nous sur l’île, accoururent vers l’endroit où nous nous tenions ; ils nous entouraient, nous pressaient pour savoir quel motif avait pu porter les Anglais à faire sauter avec eux-mêmes le navire dont ils venaient de s’emparer. Ils attribuaient cet événement à l’imprudence des capteurs.

Sont-ils donc bons, nos gens ! s’écriait Ivon. Ils se sont mis dans le toupet, ces paliacas, que c’est l’Anglais qui s’est fait sauter lui-même ! Pas si bête le jean f…… ! Tenez, voyez-vous bien, puisqu’il faut tout vous dire : c’est ce petit nom-de-Dieu qui a fait tout ce bataclan, avec un bout de chandelle. « Allons, accoste ici, Léonard, que je t’embrasse, et du bon coin ; car t’as mérité toute mon estime. Et après cette allocution, les lèvres d’Ivon, noircies de poudre et de tabac, et gluantes encore d’eau de mer, s’appliquèrent vigoureusement sur mes deux joues frémissantes de plaisir et d’orgueil.

Comme mon pays était un peu obscur dans ses harangues, il me fallut raconter après lui le moyen que j’avais mis en usage pour faire voler en l’air tout l’arrière du bâtiment et les deux péniches anglaises. Au milieu de ma narration, Ivon, que jusque là j’avais toujours traité avec les égards que m’inspiraient son grade supérieur au mien, et son âge plus avancé, me dit, en me pressant fortement la main : je n’entends plus que tu me dises vous, ni que tu m’appelles maître Ivon ou mon capitaine ; je prétends et j’ordonne que tu me tutoies, entends-tu bien, petit bougre ; Je te fais enfin mon égal, et, si tu n’es pas content, t’auras affaire à moi. Mais, pour commencer le tutoiement, supposons que je t’embête dans le moment actuel ; que me dirais-tu, voyons ?

— Mais vous ne m’embêtez jamais, maître Ivon !

— Ah t’y voilà-z-encore ! tu as dit vous et maître Ivon : est-ce que tu voudrais me molester, par hasard ? Allons, réponds-moi mieux que ça, ou je te… Voyons : une supposition que je t’embête, comment est-ce que tu me répondrais ?

— Eh bien ! puisque tu le veux, je te répondrais va te faire lanlerre.

— Lanlerre, ce n’est pas ça ; ce n’est pas matelot, cette parole, et ça commence bougrement à m’embêter moi-même.

— Puisque c’est comme ça, lui répondis-je, va te faire f……

— À la bonne heure : c’est parler au moins ! Vive la mère Gaudichon et les enfans de la joie ! Est-ce que ne v’la pas des embarcations qui nous viennent de tous les bords ! Si, ma foi de Dieu ! Mais c’est des amis, il n’y a pas de soin à avoir avec ceux-là.

Au bruit de la détonation qui venait de se faire entendre au loin, les pêcheurs, les pilotes de l’île de Bas et les corsaires mouillés sur le chenal, et qui avaient pu observer notre manœuvre, s’empressèrent de nous porter secours. Les uns arrivaient peut-être dans l’espoir de se jeter sur les débris du navire sauté. Les autres (les canots des corsaires) arrivaient pour nous prêter main-forte, dans le cas où la corvette ennemie ferait une seconde tentative pour nous arracher du rivage que nous avions atteint et que nous venions de couvrir les lambeaux des hommes de son équipage. En moins d’un quart d’heure, l’îlot fut entouré d’un essaim d’embarcations françaises. Les pilotes de l’île de Bas, dans leurs pirogues effilées, débarquaient avec les courtes jaquettes qu’ils portent à la mer. Chacun d’eux nous proposa un verre d’eau-de-vie ; Ivon n’en refusa pas un seul. Les marins des corsaires sautaient lestement à terre, le mousquet au bras et un grand pistolet à la ceinture. Ce secours ne fut pas inutile.

La corvette anglaise, en panne devant Tisozon, avait déjà remis à la mer deux canots qui paraissaient disposés à aborder la terre, pour nous faire sans doute payer cher le mauvais succès de sa première expédition. Embusqués dans les fentes des roches élevées qui bordent la petite plage où nous nous étions sauvés, nos libérateurs, la main droite sur la crosse de leurs mousquetons ou de leurs pistolets, attendaient le moment où les Anglais essaieraient à débarquer. Mais ceux-ci se défièrent du piège dans lequel nous voulions les attirer. Les deux canots, après s’être assurés du sort qu’avaient subi ceux qui avaient voulu amariner la prise, s’éloignèrent et retournèrent à bord de la corvette qui dans quelques minutes les hissa sur son pont. Nous entendions, de terre, le sifflet du maître d’équipage qui faisait exécuter cette manœuvre. Dans un clin d’œil, la corvette disparut en louvoyant avec rapidité et précision, au milieu des brisans et des écueils qu’elle avait à éviter pour regagner le large.

« Sont-ils donc marins, ces gueux d’Anglais ! répétait Ivon, en admirant la manœuvre de la corvette qui s’éloignait. Ah ! si la France n’avait pas été trahie au combat du 13 prairial !… » C’était souvent l’exclamation qui échappait à mon pays Ivon. Car il faut bien remarquer que presque tous les marins paraissaient alors convaincus, pour excuser peut-être leur infériorité à leurs propres yeux, que la marine impériale était livrée à la trahison, et que la marine anglaise ne l’emportait sur la nôtre que par l’effet de la perfidie des ministres français et de l’incapacité de nos amiraux.

Une fois le danger passé, et l’inutilité des efforts que l’on faisait pour sauver les lambeaux de la prise, bien constatée, nous ne songeâmes plus qu’à gagner le port voisin. Ivon, Rosalie et moi nous fûmes accueillis cordialement par l’officier qui commandait le canot du corsaire le Revenant, un des premiers navires qui s’étaient empressés d’envoyer leurs embarcations sur Tisozon ; et, heureux du moins d’avoir glorieusement perdu notre prise, dans une heure nous nous rendîmes du rivage où nous l’avions fait sauter, dans le petit port de Roscoff, situé vis-à-vis de l’île de Bas, la première terre qui s’était offerte à nos yeux sur la côte de France.

Les pêcheurs des environs, restés à Tisozon après le départ des canots du corsaire, s’acharnèrent à sauver ce qu’ils croyaient pouvoir recueillir des débris de notre naufrage. C’est ainsi qu’après le combat que se livrent deux tigres, on voit les oiseaux de proie se précipiter avec voracité sur la dépouille de celui des combattans dont le cadavre est resté sur l’arène sanglante.