Le Négrier (Corbière)/Chapitre 5

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Dénain et Delamare (p. 97-159).


5.

PRISONS D’ANGLETERRE.


Captivité. — Vices et amours des Prisons. — Les forts à bras. — Les corvettes, les Laïs, les Romains, et les raffalés. — Notre introduction. — Morale d’Ivon. — Autres amours. — Tentative d’évasion. — Le trou est vendu. — Madame Milliken.

Tant qu’il restera un souvenir chez les nations policées, on se rappellera avec horreur les prisons d’Angleterre, cloaques infects où des milliers d’hommes allaient s’entasser sous la main de la vengeance, pour oublier dans l’excès du malheur et des privations, tout ce qui fait la civilisation et l’humanité.

Ces théâtres affreux d’une captivité et d’une proscription de chaque jour, situés aux environs de villes opulentes, répandaient au loin l’air impur qui s’exhalait de leur sein ; à une lieue des prisons, la terre cessait de produire, frappée qu’elle était de stérilité ; et les oiseaux mêmes fuyaient l’atmosphère empestée qui enveloppait ces vastes charniers d’où un murmure confus s’échappait comme ces plaintes qu’on dit sortir des entrailles de l’enfer. C’était là que des masses de Français expiaient le tort d’avoir servi leur patrie et le chef qu’ils avaient choisi pour les gouverner.

On a déjà dit les incroyables tortures que pendant onze ans avaient eus à subir les mille ou douze cents prisonniers qu’on enfermait à bord de chaque ponton. Je ne parlerai ici que des prisons de terre.

Deux ou trois grandes casernes, dans lesquelles on aurait logé à peine cinq à six cents soldats, suffisaient pour emprisonner trois à quatre mille Français. Des morceaux de toile suspendus dans tous les sens, depuis le pavé jusques à la toiture de ces édifices délabrés, servaient de lits aux captifs ; quatorze onces de pain noir et six onces de mauvaise viande ou de morue putréfiée, étaient jetées chaque jour à chacun d’eux ; c’était leur nourriture.

Une veste et un pantalon de serge jaune, marqués au coin du roi d’Angleterre, leur était donnés pour braver la rigueur des hivers pendant plusieurs années. On leur permettait à certaines heures du jour, d’aller respirer l’air dans la boue d’une grande cour non pavée, entourée de murs sur lesquels veillaient les impassibles sentinelles préposées à la garde de la prison ; mais lorsque le soir de l’été venait, avec ses douces émanations, porter la fraîcheur dans le Pré (c’est ainsi qu’on nommait la cour de la prison), les geôliers avec leurs clefs énormes, les soldats avec leurs longues bayonnettes, faisaient rentrer comme un vil troupeau, ces groupes d’hommes qui demandaient à jouir encore d’un air moins impur que celui qu’ils allaient humer avec la mort, dans les étables où on les parquait pour la nuit.

La captivité est sans doute un supplice horrible pour ceux qui n’ont commis d’autre crime que celui d’avoir succombé en combattant loyalement ; mais il était encore, dans les prisons d’Angleterre, un mal plus horrible à endurer que celui d’une réclusion sans espoir ; c’était le spectacle de la dépravation, que les privations de toute espèce engendraient au milieu de tant d’hommes entassés, pêle-mêle, avec toutes les passions et les vices qui fermentent, qui se déchaînent au sein des cloaques où l’on persiste à établir son règne.

Les gens qui ont été assez heureux pour ne pas être témoins des excès auxquels peut s’abandonner la nature humaine, livrée sans frein à ses instincts les plus grossiers, se refuseront toujours à croire des rapports que l’on pourrait supposer dictés par l’exagération ou la misanthropie. Mais la vérité est là, et il ne suffit pas de la contester froidement pour l’anéantir : elle ne doit pas épargner notre malheureuse espèce, ni cacher à notre délicatesse les faiblesses auxquelless peut descendre cette humanité, que par une erreur, qui même est aussi une faiblesse de plus, nous nous obstinons à regarder comme une nature privilégiée.

Un vice honteux, dont le nom seul est un outrage à la pudeur, un vice que l’antiquité a chanté et que la barbarie tolère aujourd’hui à peine, régnait avec frénésie dans les prisons. J’ai vu des actes de mariage, gravement rédigés et signés de bonne foi, dans des lieux où il n’y avait qu’un sexe. J’ai vu, enfin, des asiles de prostitution ouverts à la frénésie de la corruption, au milieu d’une société de captifs, si l’on peut appeler société une foule de malheureux enchaînés comme des tigres dans un repaire effroyable. J’ai vu des jeunes gens se donner la mort en duel, en se disputant les faveurs de ceux qu’ils appelaient leurs maîtresses. Il y avait enfin, en prison, de l’amour, des mariages, des rivalités, des infidélités et de l’adultère ; et cependant, comme je l’ai fait déjà remarquer, il n’y avait là qu’un sexe !

La force physique avait parmi les prisonniers ses privilèges, ses flatteurs et ses victimes. La brutalité, sous ses formes les plus hideuses, opprimait là le droit, la nature et la pudeur.

Les athlètes, rois de ces cachots impurs, composaient une espèce de corporation : on les nommait les forts à bras.

Les forts à bras obtenaient leur titre après avoir fait leurs preuves à la force du poignet, et après avoir terrassé ou tué leurs adversaires. Les vainqueurs étaient portés en triomphe et promenés sur le bouclier, dans toutes les salles de la prison, musique en tête, et la foule de leurs admirateurs en queue. Ils étaient alors admis dans la bande privilégiée des tyrans du Pré.

Ils s’attribuaient la surveillance des jeux de hasard : leur intervention mettait fin aux débats entre les parties contendantes, et ils s’emparaient quelquefois même des pièces de tous les procès, qu’ils suscitaient et dont ils s’arrogeaient fièrement la connaissance.

Les Corvettes (qu’on me permette ce mot depuis long-temps consacré) employaient toutes les ressources de leur dégoûtante coquetterie, pour plaire aux forts à bras. Ces messieurs, c’est des derniers que je veux parler, accordaient, en échange des faveurs qu’ils obtenaient de leurs Laïs masculines, la protection qu’ils étendaient sur tout ce qu’ils pouvaient trouver de plus odieux et de plus obscène encore qu’eux-mêmes.

La plupart de ces gladiateurs étaient des gabiers de navires, des matelots, dont la force physique et le caractère brutal s’étaient développés dans l’exercice de leur rude profession. Quelques forts à bras régnaient par la terreur sur la faiblesse, à plus d’un titre : ils étaient maîtres d’armes, bâtonnistes, professeurs de savate ou de boxe. C’est dans les endroits disposés pour les jeux de quilles ou de boules, qu’ils établissaient ordinairement leur gymnase.

Quand une querelle éclatait parmi les prisonniers, ils s’établissaient aussitôt juges du camp, et, pour peu que deux adversaires se montrassent disposés à vider leur différend par les armes, les champions se rendaient dans une salle de la prison réservée aux combats singuliers. Là, les hérauts d’armes remettaient à chacun des combattans un bâton au bout duquel on attachait un rasoir ou une branche de compas ; et, en présence de tous les curieux attirés par l’appât du duel annoncé, le sang jaillissait sur l’arène, et le mort ou le blessé était transporté à l’hôpital, lieu funeste où l’avarice présidait encore aux soins que l’humanité, même la plus égoïste, ne peut pas toujours refuser à la souffrance.

Les Romains formaient une classe de parias parmi les prisonniers. Voici l’origine de cette dénomination singulière, sous laquelle on désignait les rebuts des prisons d’Angleterre.

Les jeux de dés étaient courus par les hommes qui, avec une conduite irrégulière, cherchaient une distraction à leur ennui ou à leur misère. Il n’était pas rare de voir les prisonniers risquer sur un coup de paroli jusqu’à leur ration du jour, leur hamac et leurs vêtemens, et lorsque dépouillés par la fortune du jeu, de leur habit ou de leur unique pantalon, ils allaient grossir le nombre des raffalés, ils se retiraient avec ceux-ci dans un des coins de la prison, où ils se parquaient avec humilité. Là, couchés entièrement nus sur le sol ou sur de mauvaises planches, et se rapprochant le plus possible les uns des autres, pour avoir moins froid, ils se tournaient à la fois, à certaine heure de la nuit, au coup de sifflet de celui qu’ils avaient proclamé leur général. Forcés de quitter leur repaire, quand il fallait nettoyer les dalles infectes sur lesquelles ils croupissaient, on les voyait dans le Pré, greloter pendant une ou deux heures, et cacher sous leurs mains tremblantes, des parties secrètes, que les sauvages mêmes ont la pudeur de couvrir d’une natte ou d’une feuille de latanier.

Le gouvernement anglais, sollicité par les commandans des prisons, d’accorder quelques lambeaux qui servissent à cacher l’affreuse nudité de ces misérables, envoya enfin dans chaque Pré quelques centaines de vieilles couvertures. Chacun des raffalés reçut une de ces couvertures, et bientôt on vit se pavaner dans les cours, ces pauvres diables se drapant dans leurs manteaux de laine usée, comme autrefois les sénateurs dans la pourpre romaine. L’épithète de Romains leur fut donnée ; elle convenait à leur tournure, et elle tint bon. On ne les connut plus que sous ce nouveau sobriquet.

Mais au milieu de tant d’horreurs, de tant de misère et de tant d’objets dignes de dégoût ou de pitié, les arts et l’industrie, qui s’introduisent avec les Français jusque dans les cachots, venaient apporter quelques consolations aux victimes de la politique anglaise.

La paille, tressée par les prisonniers pour former des chapeaux de femmes, offrait à leur oisiveté un travail dont le produit servait à acheter le pain qui leur manquait. Un homme en s’occupant à faire de la tresse pendant dix à douze heures par jour, gagnait seize à dix-huit sous de France. Ces tresses de paille, achetées par des prisonniers qui les revendaient aux soldats de la garde de la prison, donnaient quelquefois un si grand bénéfice aux marchands en gros, qu’au bout de dix à onze ans, on a vu des négocians de prison, ramasser des fortunes de trente à quarante mille francs, en vivant, même dans la captivité, avec une certaine aisance.

Dans la plupart des prisons, les commandans anglais avaient permis aux captifs d’élever dans les cours de petites cabanes où l’on donnait à manger à la carte. Rien n’était plus singulier que d’entendre un prisonnier, portant sa ration de pain noir sous le bras, demander impérieusement la carte au garçon, qui servait du beef-steak à quatre sous, aux gastronomes et aux Lucullus de cette autre Rome.

Thalie avait aussi ses autels, et même ses prêtresses dans ces tristes lieux où la misère et le désespoir semblaient seuls pouvoir trouver accès : on jouait la comédie jusque sur les pontons. Mais quelle comédie et quelles actrices ! Il suffira de dire que les jeunes premières de la troupe des prisons faisaient, parmi les spectateurs, beaucoup plus de conquêtes que n’en comptent les plus jolies danseuses et les premières cantatrices de notre Académie de musique.

Il y avait aussi dans les prisons un autre culte que celui des Muses. D’anciens enfans de cbœur, se rappelant la messe qu’ils avaient servie dans leur jeunesse, célébraient tous les dimanches, sous les costumes sacerdotaux, l’office divin, que quelques fidèles venaient écouter dévotement. À Stapleton, par exemple, c’était un officier de l’armée expéditionnaire de Saint-Domingue, qui avait été revêtu des fonctions épiscopales. Un autel peint sur un mur, et terminé par quelques marches en relief, lui tenait lieu de tabernacle : deux ou trois petits mousses l’assistaient dans la célébration de l’office, et répandaient autour de lui les nuages d’encens du sacrifice. Tout cela se faisait sans rire. La nécessité, et le sentiment profond de toutes les privations, sauvaient du ridicule ces réminiscences grotesques des pratiques de la société.

Les sciences exactes et les mathématiques surtout étaient cultivées avec persévérance et succès par quelques prisonniers. Des officiers de marine avaient ouvert, pour les jeunes gens qui désiraient s’instruire, des cours de géométrie, de navigation, de langue anglaise et de grammaire française. Des musiciens se réunissaient pour donner de petits concerts, les danseurs pour monter des bals.

Des jours de fête se levaient quelquefois même pour les malheureux prisonniers. Chaque province célébrait, à une époque marquée de l’année, un anniversaire cher au pays où l’on était né. Les Bretons et les Basques se distinguaient surtout par l’espèce de culte qu’ils avaient voué à la patrie absente. Ces deux peuples de nos provinces sont peut-être parmi les Français, ceux qui conservent le plus long-temps les nuances qui les distinguent des autres populations de la France. Un Breton ne croyait guère avoir retrouvé un compatriote en prison, que lorsqu’il avait serré la main d’un autre Breton.

Un grand nombre d’officiers de marine et de l’armée de terre expiaient dans les fers le tort d’avoir voulu se soustraire, par la fuite, aux vexations auxquelles ils n’étaient que trop souvent exposés dans les cantonnemens. Les marins, en revoyant sous les mêmes chaînes qu’eux les officiers qu’ils avaient pris en aversion, à bord des bâtimens de l’État, se plaisaient à leur faire sentir la supériorité qu’ils avaient acquise sous l’empire de la loi commune du besoin et de l’impunité : souvent on voyait un matelot insulter l’orgueil révolte d’un de ses anciens chefs, pour avoir le plaisir de le battre ensuite, ou de le livrer aux huées de la démocratie de ces sales républiques.

Les militaires cependant surent toujours se préserver de ces déplorables excès. On les voyait même, lorsqu’un de leurs officiers venait partager leur sort, redoubler d’égards envers lui, en raison de son malheur et de l’autorité qu’il avait perdue sur eux. Il n’est pas sans exemple que des soldats aient nourri de leurs épargnes ceux de leurs anciens chefs que le peu d’habitude des travaux manuels réduisait à la ration insuffisante de la prison. C’était la dignité de l’épaulette qu’ils ne voulaient pas laisser tomber, disaient-ils, tant une discipline admirable conservait encore d’empire sur ces hommes que la captivité avait cependant affranchis du joug de toute subordination.

Si l’on avait à déplorer les mœurs intérieures des prisonniers, c’était avec un juste sentiment d’orgueil, du moins, que l’on retrouvait dans leur attitude en face de l’étranger, toute la fierté de la nation à laquelle ils appartenaient encore par un beau côté. Rarement les prêtres émigrés parvenaient dans les hôpitaux à recruter parmi les malades convalescens quelques traîtres pour l’armée ennemie. Presque jamais les prisonniers ne s’abaissaient à solliciter l’aumône des dames ou des gentlemen que la curiosité attirait sur les murs des prisons pour contempler ou pour plaindre les souffrances dont elles étaient le funeste théâtre. Lorsque la nouvelle d’une victoire pénétrait dans ces sombres asiles, c’était au cri de vive l’empereur ! qu’elle y était accueillie. Plus les prisonniers enduraient de privations, et plus les souvenirs de la patrie, à laquelle ils offraient leurs derniers sacrifices, semblaient leur devenir chers. En 1814, lorsque, délivrés d’une captivité de onze années, ils retournaient en masses vers Calais, ils donnèrent une preuve bien frappante de leur dévouement à Napoléon détrôné, en répondant par des cris de vive l’empereur, aux cris de vive le roi, avec lesquels des piqueurs anglais annonçaient sur la route l’approche de la voiture qui portait Louis XVIII à Douvres.

La justice, à laquelle toutes les sociétés d’hommes reviennent toujours comme à une règle, si ce n’est comme à une vertu, avait aussi parmi les prisonniers français des tribunaux, un président et des juges. Les causes étaient plaidées et les jugemens exécutés ; à l’heure même et sans appel.

Le corps judiciaire était composé des notabilités qui, par leur force ou leur adresse, exerçaient déjà une certaine influence sur la majorité des justiciables. Le chef des maîtres d’armes était ordinairement investi de la présidence de la cour, pourvu qu’il sût lire. L’espace pris à une douzaine de hamacs, et entouré d’une mauvaise toile, servait de palais et de siège au tribunal. Le prévenu paraissait escorté par les robustes agens de cette force publique, qui résidait surtout dans la force physique de ses exécuteurs. Le plaignant était interrogé, et quand l’accusé était condamné pour vol (la justice ne connaissait que de ce genre de délits), on l’amarrait à une épontille où il recevait dix, quinze, vingt ou vingt-cinq coups de bouts de corde, selon la gravité du délit ou de ses circonstances. Cette pénalité, empruntée à la jurisprudence maritime, était la seule que l’on connût en prison.

C’est dans un de ces gouffres qu’en arrivant à Plymouth sur le vaisseau le Gibraltar, nous fûmes jetés à trois ou quatre heures du soir. Les grilles de la prison américaine furent ouvertes pour tout l’équipage du Vert-de-Gris. Quand devaient-elles se rouvrir pour nous !

Il nous fallut traverser une haie de geôliers avant de parvenir à la dernière barrière, contre laquelle nous aperçûmes avec horreur, des spectres vivans qui se pressaient pour nous demander des nouvelles de France.

Ivon, comme je l’ai déjà dit, avait été pris en culottes courtes et en bas de soie ; et pendant la traversée à bord du Gibraltar, il n’avait pu, à son grand dépit, changer sa toilette contre un costume plus conforme à sa nouvelle position. £n arrivant dans la prison, nommée la Prison-Américaine, il fut obligé de se montrer avec sa parure de bal, aux forts-à-bras, qui promenaient des regards scrutateurs sur chacun des nouveaux arrivés.

— Excusez, dit l’un des athlètes ; ne vous gênez pas ! Ce monsieur arrive en prison en mollets, et après que le bal est fini.

— Oui, malin, répondit Ivon, et en mollets de seize pouces, encore.

— Monsieur a de la chair de reste, à ce qu’il paraît ; mais il lui en dégringolera avant six mois.

— Il en restera encore assez, à celui-là après le dégringolage pour ton chien et pour toi, vilain marcassin ! Viens-y mordre, répondit Ivon, rougissant de colère et se flattant le mollet, comme pour allécher son aggresseur.

— Mais, si monsieur veut bien le permettre, nous essaierons un peu, repart le fort-à-bras en jetant son chapeau à terre, et prenant une attitude gymnastique.

Ivon n’était pas très-patient. Peu familiarisé avec les règles académiques de la boxe, il allonge un bras nerveux sur le fort-à-bras, qui lui riposte par un coup de poing sur l’œil. Ivon ne se connaît plus : criblé de horions, il imprime ses doigts musculeux dans les flancs essoufflés de son adversaire, à qui il fait perdre la respiration ; et l’enlevant au sol sur lequel le fort-à-bras cherche inutilement à se retenir, il le jette expirant sur l’arène, par-dessus sa tête qu’il lui a préalablement enfoncée dans la poitrine. Le fort tombe sur le carreau, d’où on l’enlève sans connaissance comme un cadavre, pour aller le faire saigner à l’hôpital ou le déposer mort à l’amphithéâtre.

À peine cette victoire fut-elle remportée, que mon Ivon est saisi par les spectateurs enthousiasmés, qui le montrent triomphant au dessus de leurs têtes, aux prisonniers, avec ses bas de soie déchirés, son visage ensanglanté, et son œil hors de son orbite. Le soir de son apothéose, le héros Ivon était ivre mort. Il fut reconnu nonobstant pour un des rois du Pré.

Quant à moi, j’attendais paisiblement que l’enivrement de la victoire et de la forte bière se fût dissipé chez mon glorieux ami, pour pouvoir obtenir, par la protection du vainqueur un hamac et une petite place dans la prison. Cette faveur ne se fit pas long-temps attendre.

Le lendemain de son succès, il me prit par la main, et en présence de la respectable assemblée des forts-à-bras, il adressa cette courte allocution à ses nouveaux confrères :

« Je connais les usages de la prison. Mais le premier qui dira un mot plus haut que l’autre à ce petit lapin, qui est un de mes pays, aura affaire à moi Ives-Marie Lagadec de Lannilis. C’est tout, mes amis. »

Chacun me toisa, comme pour prendre bonne note de l’avertissement : jamais il ne m’arriva d’être insulté dans la prison, malgré mes quinze ans, mes cheveux bouclés et ma jolie figure.

En prenant connaissance des êtres de notre nouveau gîte je rencontrai d’anciennes connaissances avec ravissement. Le brave capitaine Arnaudault, qui s’était fait couler sur le Sans-Façon, était devenu marqueur de billard, sous un hangard ou un négociant en paille avait fait élever un établissement. Le fils du capitaine s’était fait professeur de mathématiques. Tout l’équipage du Sans-Façon se trouvait dispersé dans cet amas de captifs ; et chacun y gagnait sa vie selon ses moyens, son industrie ou sa friponnerie. Le capitaine d’armes du Sans-Façon, à qui j’avais enlevé Rosalie, me regarda cinq à six fois de travers ; mais, après lui avoir proposé d’arranger notre affaire dans la salle de duel, il me laissa tranquille. Ivon d’ailleurs crut devoir lui souffler dans l’oreille trois ou quatre mots, qui eurent pour effet de me conquérir son indulgence.

Le bon Ivon ne tarda pas à être remarqué par l’autorité, qui cherchait à mettre dans ses intérêts les prisonniers dont le nom exerçait sur leurs collègues un certain empire. On lui proposa bientôt la place de maître cook, et il se chargea volontiers de distribuer la soupe et la ration de pain et de viande, aux hommes du numéro 1. Les principes d’Ivon n’étaient pas toujours fondés sur la morale la plus pure ; mais ses calculs, ne manquaient pas toujours de justesse, ni de portée s’ils manquaient quelquefois de scrupule.

« Vois-tu toute cette canaille ? me disait-il souvent ; eh bien ! si je m’avisais de ne pas lui rogner la portion, elle nous mépriserait parce que nous serions trop misérables pour l’éclabousser. Au lieu qu’en faisant mon beurre sur chaque ration, je puis tous les jours payer quelques quartes de bière, et me faire des amis de tous ceux que je vole proprement. Dans le Pré, avec les airs de richard que je me donne, on recherche ma protection. Nous vivons bien et nous faisons envie à tous le monde ; ça ne vaut-il pas mieux que de ralinguer et de faire pitié à ce gibier-là ? » Et après cela, nous buvions force bière chaude et force gin. Nous nous portions tous deux à merveille.

« Écoute-moi, ajoutait cependant Ivon, tu es éduqué, Léonard, ce n’est pas pour te flatter, ni moi non plus ; mais je ne sais pas lire plus que mon nom, je n’ai pas besoin, au bout du compte, d’être savant ; toi, c’est différent, il faut que tu apprennes encore quelque chose si c’est possible. Il y a des génies en prison : deviens génie comme eux, tant que tu pourras, et je paierai ton apprentissage ; car plus tu dépenseras, plus la ration des pensionnaires du numéro 1 sera petite. Ce n’est pas ça qui me gêne. Tu es joli garçon, mais ça n’est encore rien ; ce n’est pas avec des femmes comme Rosalie, que nous devons rouler notre palanquin, c’est avec des hommes et de vrais matelots. Ah ! si nous pouvions déguerpir de ce chien de domicile forcé ! » Et en disant ces mots, Ivon poussant de gros soupirs qui soulevaient sa poitrine, regardait les murs de la prison.

Pour moi je ne soupirais qu’au nom de Rosalie, « Ce n’est pas l’embarras, reprenait-il, les femmes peuvent être bonnes à quelque chose pourtant. Il y a par exemple madame Milliken, la femme du purser de Mill-Prison, qui l’autre jour, en dehors de la barrière, m’a demandé comment tu t’appelais.

— Quoi ? cette jolie dame qui montre quelquefois sa tête à la fenêtre du bureau ?

— Précisément. Est-ce que tu aurais déjà mis le cap dessus ?

— Non, mais l’autre jour elle m’a fait signe d’avancer sous ses croisées, et elle m’a jeté un nouveau Testament que voilà !

— Le beau fichu cadeau qu’un Nouveau Testament ! C’est bien la peine d’appeler quelqu’un, pour lui envoyer un livre de cette espèce dans la main ! Mais ce n’est pas de çà qu’il s’agit. Il faut songer à jouer des jambes, le plus tôt possible, et à mettre l’Anglais dedans ; car, quand bien même je gagnerais de l’argent plein la calle d’un vaisseau à trois ponts, la liberté sera toujours pour moi la liberté, vois-tu ?

— Et quel moyen employer pour sortir d’ici ?

— Depuis quinze jours, toute la prison travaille à un trou d’un demi-quart de lieue de long. Chaque piocheur prend, dans sa poche, la terre que nous grattons la nuit, et puis il la jette dans les latrines du pré pour cacher la farce que nous voulons jouer à l’Anglais.

— Pas possible !

— Tout est possible à qui veut respirer la belle air et manger des choux de France. Dans trois jours, tu me diras des nouvelles de mon trou ; car c’est moi qu’on a nommé maître de ce trou-là.

— Mais si un traître venait à découvrir aux Anglais ?…

— On l’escofie, et c’est toujours une petite consolation.

Le trou se minait effectivement chaque nuit. L’issue que l’on voulait pratiquer à l’extérieur devait donner dans un champ, situé à plus de trois cents toises des murs. Il fallait voir avec quel mystère et quelle ardeur les prisonniers passaient les nuits, pour creuser ce souterrain par lequel toute la prison devait s’échapper ! Le projet des premiers évadés était d’égorger les sentinelles anglaises dans leurs guérites, et de massacrer tous ceux qui se présenteraient ensuite à leurs coups, si les cinq mille échappés étaient assez malheureux pour ne pas trouver les moyens de gagner la mer. Ivon, comme un des acteurs les plus actifs et les plus utiles, devait passer un des premiers. L’orifice intérieur du trou était recouvert, chaque matin, avec une précaution telle qu’il était impossible aux balayeurs des salles, d’apercevoir les traces de ce travail nocturne.

Un misérable, espèce de fou, qui portait le sobriquet de Jean-Café, et dont personne ne se défiait assez, trahit notre secret et vendit ses compatriotes aux Anglais. Peut-être aussi la joie que les prisonniers firent éclater, le soir où nous devions tous nous évader, décela-t-elle nos projets. En parvenant deux à deux à l’issue extérieure de l’excavation, les premiers engagés furent reçus par un détachement de soldats écossais qui s’emparèrent de tous ceux qui, en sortant du souterrain, croyaient déjà respirer l’air de la liberté qu’ils avaient si chèrement achetée. Dans moins de cinq minutes, les prisonniers pressés dans le boyau firent connaître à ceux qui n’attendaient que leur tour pour les suivre, que le trou était vendu !…

Rien ne pourrait peindre l’indignation des prisonniers à ces mots terribles : le trou est vendu ! le trou est vendu ! Des imprécations effroyables annoncèrent le sort réservé aux traîtres. Ivon, que j’avais accompagné dans l’obscurité jusqu’au milieu du trajet, revint tout pâle ; c’était la première fois que je le voyais dans cet état. Il venait de poignarder un soldat écossais au moment où celui-ci voulait l’arracher des bords de l’issue extérieure, pour le jeter au black-hold avec les autres prisonniers arrêtés en s’évadant.

Le tambour battait autour de Mill-Prison. L’alarme était donnée, le tocsin sonnait à Plymouth ; les régimens qui avaient couru aux armes, se pressaient autour des murs. On nous cria d’éteindre les lumières dans les salles ; personne n’obéit, et les gardes firent feu jusqu’au jour sur des malheureux que les balles venaient percer jusque dans leurs hamacs. Mais les prisonniers menaçaient de tuer quiconque parmi eux éteindrait une des lumières ; c’était le seul héroïsme qu’il leur fût permis d’opposer à la rigueur inouïe de leurs massacreurs.

Le lendemain de cette nuit cruelle, on permit au tiers des prisonniers de sortir pendant quelques heures dans la cour de la prison. Ces instans rapides furent employés à rechercher les traîtres. Un prisonnier se mit en tête de fouiller Jean-Café, sur lequel on avait commencé à concevoir quelques soupçons : on trouva deux ou trois guinées dans les poches de ce misérable, qui ne vivait auparavant que des aumônes que lui faisait la pitié de ses compatriotes. « C’est lui qui nous a vendus, s’écriait-on de toutes parts : il faut le tuer. — Non, fit entendre Ivon, d’une voix terrible ; il faut auparavant le flétrir. » Et comme si chacun eût deviné l’idée funeste de ce juge inflexible, on enlève cet infortuné qu’on livre à ceux qu’on nommait les piqueurs, et qui, à coup d’aiguilles, dessinaient sur les bras des matelots ces symboles et ces devises ineffaçables dont ils aiment à se tatouer. La tête de Jean-Café est rasée. On l’étend comme un cadavre à disséquer, sur une table ; les mains de quatre forts-à-bras retiennent ses membres palpitans, comme dans des étaux, et les piqueurs les plus habiles tracent sur son front, de la pointe de leurs aiguilles rapides, cet arrêt éternel d’une justice atroce : Flétri pour avoir VENDU 5, 000 de ses camarades dans la nuit du 4 septembre 1807.

Un cri de joie féroce s’éleva à la dernière lettre de cette effroyable inscription. C’était leur proie que les spectateurs impatiens de l’exécution, demandaient avec fureur. À moi le reste, dit Ivon avec une cruauté solennelle qui commandait une sorte de respect même à la rage des assistans. Les larges mains de mon camarade s’étendent sur le supplicié, ; il l’enlève à moitié expirant au dessus de sa tête ; la foule l’accompagne comme si elle suivait un drapeau qu’il aurait arboré. Il se dirige vers un des puits de la cour, et rendu là, le dernier exécuteur de l’arrêt qui était dans tous les cœurs, précipite le malheureux Jean-Café dans le fond du puits, que tous les prisonniers travaillent à combler de pierres. Chacun voulut jeter un pavé de la cour, sur le corps de la victime.

« Justice est faite, dit Ivon avec calme, en montant sur les rebords du puits, qui venait de servir de tombeau à Jean-Café. »

Tous les prisonniers se découvrirent en signe de satisfaction et de respect pour l’arrêt qui venait d’être exécuté d’une manière si tragique.

Les Anglais apprirent bientôt cette exécution. Ivon ne perdit pas cependant sa place de maître cook ; car il faut dire à la louange de nos ennemis, que s’ils se servaient quelquefois des traîtres qu’ils parvenaient à rencontrer dans nos rangs, contre nous, ils ne nous réduisaient pas au moins à la honte de les respecter, ni au désespoir de les épargner. Le commandant de la prison, à qui les geôliers rapportèrent l’événement du Pré, leur répondit : « À leur place, j’en aurais fait autant, et à la mienne, chacun d’eux ferait ma réponse. »

Selon les pronostics des anciens prisonniers, qui savaient la bienveillance que commençait à me témoigner la femme du commissaire de la prison, je ne pouvais guère tarder à recevoir des marques efficaces de la protection de cette dame, dont le cœur s’était montré déjà fort compatissant pour quelques uns des plus jolis garçons du Pré.

Peu de jours, en effet, après notre malheureuse tentative d’évasion, le commissaire me fit demander, à ma grande surprise. Je croyais que c’était pour me remettre quelques lettres de France, arrivées par les parlementaires, qui, alors, entretenaient encore des communications entre les deux pays. Il s’agissait de tout autre chose.

— Savez-vous écrire ? me demanda M. Milliken, en assez bon français.

— Oui, monsieur le commissaire.

— Voyons, tracez-moi quelques lignes sur ce papier.

Le commissaire trouva que j’avais une assez belle main. Il me dit qu’ayant besoin d’un commis pour tenir le rôle des prisonniers, il obtiendrait, comme il l’avait fait déjà pour quelques jeunes gens, la permission du commandant, de m’employer dans ses bureaux, et que je n’entrerais dans la prison que pour y coucher ; mais que, du reste, je resterais soumis à la surveillance, qui ne permettait pas aux Français de sortir de l’enceinte des murs. J’acceptai, avec reconnaissance, une proposition qui devait adoucir les momens d’une captivité dont je n’entrevoyais pas encore le terme.

Le lendemain de mon entrevue avec le commissaire, je fus installé près de lui, à une petite table, sur laquelle on me fit copier des rôles nominatifs. À l’heure du dîner, une jolie femme de chambre m’apporta quelques friands morceaux sur lesquels je jugeai décent de ne pas assouvir mon appétit, déjà trop excité par le jeûne et le régime de la prison. Quelques jours se passèrent ainsi. Le soir, je rentrais dans le Pré, pour en sortir le lendemain matin, et continuer une besogne qui commençait à m’ennuyer. Mais un pressentiment, qui ne fut pas trompé, me faisait entrevoir, vaguement, le moment où quelque incident heureux viendrait rompre la monotonie de mes occupations.

Un matin, où mon commissaire s’était absenté pour assister à un conseil, à Plymouth, madame Milliken, que je n’avais pas encore vue depuis que j’étais établi dans les bureaux de son mari, vint négligemment feuilleter quelques papiers, près de la table où je m’étais blotti, sans oser lever les regards sur elle. Devinant sans doute, à l’embarras de ma contenance, qu’il fallait entamer la conversation avec moi, pour arracher quelques mots à ma timidité, elle me demanda, en essayant de parler français, si je me plaisais mieux dans les bureaux du commissaire, qu’en prison. Ma réponse, quoique fort pénible, ne fut pas douteuse ; mais je la fis sans oser encore lever les yeux. La jolie femme de chambre entra en ce moment : cette jeune camériste de madame Milliken me paraissait avoir avec sa maîtresse une familiarité peu ordinaire. La dame me questionna sur mon âge, sur ma famille, sur quelques unes des circonstances de ma vie, si malheureusement commencée. Quand je lui dis que je n’avais pas encore seize ans, elle s’écria, en jetant sur moi des regards où se peignaient à la fois la bienveillance et la compassion : poor fellow! Et Sarah, sa jolie servante, de répéter : poor fellow! Mon écriture devint bientôt l’objet de l’examen et de l’admiration de ma protectrice, qui la trouva superbe, quoiqu’elle n’eût rien de bien extraordinaire. Madame Milliken me quitta en m’engageant à continuer d’être bien sage, et à lire le Nouveau Testament qu’elle m’avait donné. À ces mots je tirai de la poche de ma veste le livre qu’avait tant dédaigné mon ami Ivon, et que je n’avais seulement pas entr’ouvert deux fois. La vivacité que je mis à montrer ce volume à madame Milliken, parut la flatter, et un good-bye bien affectueux, répété avec une expression très-marquée, me fit comprendre, malgré mon peu d’habitude, que cette première entrevue n’avait pas déplu, et que ma timidité même n’avait pas manqué d’une certaine adresse.

Ce jour-là, mon dîner se ressentit de l’intérêt que je crus avoir inspiré à la maîtresse du logis. Je me trouvai servi comme un prince, et Sarah eut des attentions nouvelles, qu’elle me prodigua avec un sentiment qui me rappelait celui qu’elle avait exprimé, en répétant après sa maîtresse, le poor fellow! Ce poor fellow ne tarda pas à devenir le plus heureux de tous les prisonniers.

Avant d’aller plus loin je dois peut-être dire ce qu’était la femme qui va occuper un instant la scène, dans le petit drame de mes aventures.

Madame Milliken était une belle brune de 25 à 26 ans, fraîche comme presque toutes les jeunes Anglaises, et vive comme il en est peu qui le soient parmi elles. La mauvaise éducation qu’elle passait pour avoir reçue donnait à sa physionomie quelque chose de hardi, qui ne mentait pas. Bonne, capricieuse, indiscrète et passionnée, elle faisait, avec tous ses défauts et deux ou trois excellentes qualités, le bonheur d’un mari confiant et facile, qui la croyait la plus fidèle des femmes, parce qu’il était le meilleur et le plus honnête des hommes.

M. Milliken, appartenant à une bonne famille, avait eu le tort de choisir son épouse dans un rang inférieur au sien ; et en descendant jusqu’à elle, il n’avait pas trouvé dans sa femme assez de ressources pour l’élever jusqu’à lui. Mais son aveuglement était tel, et l’illusion du premier sentiment, qui lui avait fait épouser sa maîtresse, s’était si heureusement prolongée au delà de l’hymen, qu’il croyait encore que l’entrainement qu’elle avait montré pour plusieurs jeunes prisonniers, n’était chez elle que l’effet d’une vertu compatissante, qui devait lui rendre encore plus chère la femme à laquelle il s’était uni en dépit de ses parens. Des désordres enfin, qui étaient connus de tous les prisonniers, étaient encore un mystère pour le plus abusé et le plus content des époux des trois Royaumes-Unis.

Plus la femme me témoignait d’affection, plus le mari se croyait obligé de m’en montrer aussi. Je devins l’enfant gâté de la maison, et quand, le soir, je quittais les deux époux pour retourner à la prison, j’entendais ma protectrice, placée à sa fenêtre, plaindre au bruit des verrous que les geôliers avaient ordre de m’ouvrir, le sort d’un malheureux enfant réduit à passer toutes les nuits dans un cachot. Je ne puis, sans faire d’étranges réflexions sur l’adresse des femmes et l’aveuglement des maris, me rappeler une scène délicieuse entre les deux époux, Sarah et moi.

Ma protectrice voulait m’apprendre à prononcer, en présence de son mari, quelques mots d’anglais, que je répétais avec une incorrection dont ils s’amusaient beaucoup et qui faisait rire Sarah jusqu’aux larmes. M. Milliken, occupé à écrire et tiraillé sans cesse par sa femme qui voulait attirer son attention sur moi, s’impatientait, en souriant de ses agaceries et des distractions qu’elle s’efforçait de lui causer. « Quel dommage, disait-elle, qu’avec une aussi jolie petite bouche, cet enfant-là, M. Milliken, ne parle pas anglais ! » Puis, s’adressant à Sarah : « Voyez donc comme il a les dents belles et les lèvres fraîches ! Dirait-on que ce pauvre enfant a déjà tant souffert ? »

Ce pauvre enfant, oui je vous conseille de le plaindre ! répond Sarah ! Ce pauvre enfant ! c’est un petit pirate… Si vous saviez ce qu’il a déjà fait, le mauvais petit drôle ! On m’a conté qu’il avait fait sauter tout un bâtiment en l’air.

— En effet, dirait-on, repart madame Milliken en me dévorant de ses beaux grands yeux noirs, que si jeune, si doux, et avec sa jolie mine si caressante, ce petit damné ait déjà couru les mers, affronté mille dangers ?… Quel dommage que la mort eût frappé une tête comme cela !… Mais voyez donc, madame, reprend Sarah, s’il n’a pas l’air de la plus innocente des filles, avec ses longs sourcils, ses regards à moitié baissés et ses joues rosées comme une pêche.

Le bon monsieur Milliken souriait des remarques significatives de sa femme avec un air qui semblait dire : Vous êtes toutes les deux plus enfans que cet enfant-là. Sarah me donnait de petites tapes bien mignardes, bien irritantes sur la tête, et sa maîtresse la grondait avec douceur, en lui disant qu’elle finirait parme faire mal. Et moi, heureux de toutes ces folles cajoleries qui m’encourageaient, j’oubliais mon travail, j’embrassais à la dérobée les mains agaçantes de ma bienfaitrice, et j’allais presque jusqu’à ne vouloir plus penser à Rosalie. Bientôt je poussai l’audace jusqu’à hasarder, en folâtrant, un baiser qu’on me pardonna en riant. Plus tard enfin on fit plus que de me pardonner mes gauches tentatives. On les provoqua. Et Rosalie ! Rosalie !… je ne l’oubliais cependant pas ; j’éprouvais même, au sein d’un bonheur qu’elle ne m’avait pas encore fait connaître, que cet amour qui ne s’efface jamais du cœur date de la première femme que l’on a aimée et non de celle qui la première ne vous a plus rien laissé à désirer.

Oh ! qu’avec l’expérience que j’ai aujourd’hui, je plains les femmes qui cherchent à s’attacher un jeune homme, en jetant pour la première fois dans ses sens surpris, cet étrange délire après lequel il n’est plus d’illusion ! Si les plus coquettes savaient ce que nous éprouvons après avoir connu les premières faveurs qu’on nous accorde, elles ne chercheraient plus bien certainement à nous fixer, en ravissant à leurs rivales l’occasion de ne plus nous laisser rien à espérer. Combien la satiété suit de près nos premières conquêtes !