Le Négrier (Corbière)/Dédicace

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Dénain et Delamare (p. 1-3).


À MONSIEUR
Henri Zschokke,
À ARAU.

Souvent je me suis rappelé l’émotion profonde que vous firent éprouver, en ma présence, la vue de la mer et l’aspect de ces êtres hardis qui se sont fait un métier d’en affronter les dangers. Les impressions d’un homme comme vous sont presque toujours des jugemens portés sur les objets qui les ont produites. Vous avez désiré connaître les mœurs de ces marins, qui vous ont paru quelque chose de plus que des hommes ordinaires. J’ai passé ma jeunesse au milieu d’eux : leur profession a été vingt ans la mienne. Placé aujourd’hui en dehors de leur vie active, avec d’autres sensations et d’autres travaux, j’ai voulu peindre, comme d’un point de vue favorable à un artiste qui a parcouru le pays, leur caractère aventureux, et les habitudes de leur vie nomade, au milieu d’un élément dont ils se sont fait une patrie. J’ai fait un roman, enfin, avec quelques matériaux d’histoire traditionnelle, et je vous le dédie, comme à un des patriarches du genre.

N’allez pas croire toutefois, Monsieur, que la réputation élevée que vos ouvrages vous ont acquise soit le seul motif qui m’ait déterminé à placer sous l’égide de votre supériorité un essai trop peu digne de la protectlion que je semble vouloir lui chercher. Si j’avais connu un littérateur qui eût honoré plus que vous des fonctions publiques, ou un homme public qui eût porté, dans la littérature, un caractère plus pur et des prétentions plus modestes, c’est à lui que j’aurais offert le faible hommage que je vous prie aujourd’hui d’agréer, avec la bienveillance dont vous avez bien voulu m’honorer.


ED. CORBIÈRE.