Le Négrier (Corbière)/Introduction

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Dénain et Delamare (p. 5-8).


Un jeune capitaine négrier, que j’avais connu à Brest dans mon enfance, me rencontra, en 1818, à la Martinique. Il se mourait d’une maladie incurable, contractée à la côte d’Afrique. « Si tu es encore ici, quand je filerai mon câble par le bout, me dit-il dans le langage qui lui était ordinaire, tu ramasseras quelques paperasses que j’ai laissées au fond de ma malle. C’est le journal de ma vie de forban, écrit sur l’habitacle de ma goëlette, en style d’écumeur de mer. Tu m’arrangeras un peu tout ce barbouillage, en ayant soin de cacher mon nom, par égard pour ma pauvre mère. C’est bien assez que je lui aie ravi tout ce qui la consolait de m’avoir mis au monde, sans que j’aille encore poursuivre les jours qui lui restent du souvenir d’un garnement comme moi. » Je ne compris que plus tard le sens de ces derniers mots.

Cinq jours après notre rencontre, mon ami négrier expira dans mes bras, chez une mulâtresse. Quelques minutes avant d’exhaler son dernier souffle, ses lèvres charbonnées murmuraient encore une chanson de gaillard d’avant. Il voulait, disait-il, faire tête à la mort jusqu’au bout. Il tint parole.

On ouvrit son testament. Il me léguait son brick-goëlette, superbe embarcation sur laquelle il avait fait trois voyages à la côte. Le reste de sa fortune revenait à sa mère. Je savais qu’il avait un frère qu’il aimait beaucoup, et je fus surpris de ne retrouver, dans l’expression de ses dernières volontés, aucune disposition favorable à celui-ci… Je ne voulus accepter que le journal de mer de mon compatriote. C’est cet écrit, aussi bizarre que les événements qui l’ont produit, aussi vague que le caprice qui l’a dicté, que je me suis appliqué à mettre un peu en ordre, en traversant une douzaine de fois l’Océan.