Le Père Goriot (1910)/III
Deux jours après, Poiret et mademoiselle Michonneau se trouvaient assis sur un banc, au soleil, dans une allée solitaire du Jardin des plantes, et causaient avec le monsieur qui paraissait à bon droit suspect à l’étudiant en médecine.
— Mademoiselle, disait M. Gondureau, je ne vois pas d’où naissent vos scrupules. Son Excellence monseigneur le ministre de la police générale du royaume…
— Ah ! Son Excellence monseigneur le ministre de la police générale du royaume… ! répéta Poiret. — Oui, Son Excellence s’occupe de cette affaire, dit Gondureau.
À qui ne paraîtra-t-il pas invraisemblable que Poiret, ancien employé, sans doute homme de vertus bourgeoises, quoique dénué d’idées, continuât d’écouter le prétendu rentier de la rue de Buffon, au moment où il prononçait le mot de police en laissant ainsi voir la physionomie d’un agent de la rue de Jérusalem à travers son masque d’honnête homme ? Cependant rien n’était plus naturel. Chacun comprendra mieux l’espèce particulière à laquelle appartenait Poiret, dans la grande famille des niais, après une remarque déjà faite par certains observateurs, mais qui jusqu’à présent n’a pas été publiée. Il est une nation plumigère, serrée au budget entre le premier degré de latitude qui comporte les traitements de douze cents francs, espèce de Groënland administratif, et le troisième degré, où commencent les traitements un peu plus chauds de trois à six mille, région tempérée, où s’acclimate la gratification, où elle fleurit malgré les difficultés de la culture. Un des traits caractéristiques qui trahit le mieux l’infirme étroitesse de cette gent subalterne, est une sorte de respect involontaire, machinal, instinctif, pour ce grand lama de tout ministère, connu de l’employé par une signature illisible et sous le nom de Son Excellence Monseigneur le Ministre, cinq mots qui équivalent à l’Il Bondo Cani du Calife de Bagdad, et qui, aux yeux de ce peuple aplati, représente un pouvoir sacré, sans appel. Comme le pape pour les chrétiens, Monseigneur est administrativement infaillible aux yeux de l’employé ; l’éclat qu’il jette se communique à ses actes, à ses paroles, à celles dites en son nom ; il couvre tout de sa broderie, et légalise les actions qu’il ordonne ; son nom d’Excellence, qui atteste la pureté de ses intentions et la sainteté de ses vouloirs, sert de passe-port aux idées les moins admissibles. Ce que ces pauvres gens ne feraient pas dans leur intérêt, ils s’empressent de l’accomplir dès que le mot « Son Excellence » est prononcé. Les bureaux ont leur obéissance passive, comme l’armée a la sienne : système qui étouffe la conscience, annihile un homme et finit, avec le temps, par l’adapter comme une vis ou un écrou à la machine gouvernementale. Aussi M. Gondureau, qui paraissait se connaître en hommes, distingua-t-il promptement en Poiret un de ces niais bureaucratiques, et fit-il sortir le Deus ex machinâ, le mot talismanique de « Son Excellence », au moment où il fallait, en démasquant ses batteries, éblouir le Poiret, qui lui semblait le mâle de la Michonneau, comme la Michonneau lui semblait la femelle du Poiret.
— Du moment où Son Excellence elle-même, Son Excellence monseigneur le… Ah ! c’est très-différent, dit Poiret.
— Vous entendez monsieur, dans le jugement duquel vous paraissez avoir confiance, reprit le faux rentier en s’adressant à mademoiselle Michonneau. Eh bien ! Son Excellence a maintenant la certitude la plus complète que le prétendu Vautrin, logé dans la maison Vauquer, est un forçat évadé du bagne de Toulon, où il est connu sous le nom de Trompe-la-Mort.
— Ah ! Trompe-la-Mort ! dit Poiret, il est bien heureux, s’il a mérité ce nom-là. — Mais oui, reprit l’agent. Ce sobriquet est dû au bonheur qu’il a eu de ne jamais perdre la vie dans les entreprises extrêmement audacieuses qu’il a exécutées. Cet homme est dangereux, voyez-vous ! Il a des qualités qui le rendent extraordinaire. Sa condamnation est même une chose qui lui a fait dans sa partie un honneur infini…
— C’est donc un homme d’honneur, demanda Poiret.
— À sa manière. Il a consenti à prendre sur son compte le crime d’un autre, un faux commis par un très-beau jeune homme qu’il aimait beaucoup, un jeune Italien assez joueur, entré depuis au service militaire, où il s’est d’ailleurs parfaitement comporté.
— Mais si Son Excellence le Ministre de la Police est sûr que monsieur Vautrin soit Trompe-la-Mort, pourquoi donc aurait-il besoin de moi ? dit mademoiselle Michonneau.
— Ah ! oui, dit Poiret, si en effet le Ministre, comme vous nous avez fait l’honneur de nous le dire, a une certitude quelconque…
— Certitude n’est pas le mot ; seulement on se doute. Vous allez comprendre la question. Jacques Collin, surnommé Trompe-la-Mort, a toute la confiance des trois bagnes qui l’ont choisi pour être leur agent et leur banquier. Il gagne beaucoup à s’occuper de ce genre d’affaires, qui nécessairement veut un homme de marque.
— Ah ! ah ! comprenez-vous le calembour, mademoiselle ? dit Poiret. Monsieur l’appelle un homme de marque, parce qu’il a été marqué.
— Le faux Vautrin, dit l’agent en continuant, reçoit les capitaux de messieurs les forçats, les place, les leur conserve, et les tient à la disposition de ceux qui s’évadent, ou de leurs familles, quand ils en disposent par testament, ou de leurs maîtresses, quand ils tirent sur lui pour elles.
— De leurs maîtresses ! Vous voulez dire de leurs femmes, fit observer Poiret.
— Non, monsieur. Le forçat n’a généralement que des épouses illégitimes, que nous nommons des concubines.
— Ils vivent donc tous en état de concubinage ?
— Conséquemment.
— Eh bien ! dit Poiret, voilà des horreurs que monseigneur ne devrait pas tolérer. Puisque vous avez l’honneur de voir Son Excellence, c’est à vous, qui me paraissez avoir des idées philanthropiques, à l’éclairer sur la conduite immorale de ces gens, qui donnent un très mauvais exemple au reste de la société.
— Mais, monsieur, le gouvernement ne les met pas là pour offrir le modèle de toutes les vertus.
— C’est juste. Cependant, monsieur, permettez…
— Mais, laissez donc dire monsieur, mon cher mignon, dit mademoiselle Michonneau.
— Vous comprenez, mademoiselle, reprit Gondureau. Le gouvernement peut avoir un grand intérêt à mettre la main sur une caisse illicite, que l’on dit monter à un total assez majeur. Trompe-la-Mort encaisse des valeurs considérables en recelant non-seulement les sommes possédées par quelques-uns de ses camarades, mais encore celles qui proviennent de la Société des dix mille…
— Dix mille voleurs ! s’écria Poiret effrayé.
— Non, la Société des dix mille est une association de hauts voleurs, de gens qui travaillent en grand, et ne se mêlent pas d’une affaire où il n’y a pas dix mille francs à gagner. Cette Société se compose de tout ce qu’il y a de plus distingué parmi ceux de nos hommes qui vont droit en cour d’assises. Ils connaissent le Code, et ne risquent jamais de se faire appliquer la peine de mort quand ils sont pincés. Collin est leur homme de confiance, leur conseil. À l’aide de ses immenses ressources, cet homme a su se créer une police à lui, des relations fort étendues qu’il enveloppe d’un mystère impénétrable. Quoique, depuis un an, nous l’ayons entouré d’espions, nous n’avons pas encore pu voir dans son jeu. Sa caisse et ses talents servent donc constamment à solder le vice, à faire les fonds au crime, et entretiennent sur pied une armée de mauvais sujets qui sont dans un perpétuel état de guerre avec la société. Saisir Trompe-la-Mort et s’emparer de sa banque, ce sera couper le mal dans sa racine. Aussi cette expédition est-elle devenue une affaire d’État et de haute politique, susceptible d’honorer ceux qui coopéreront à sa réussite. Vous-même, monsieur, pourriez être de nouveau employé dans l’administration, devenir secrétaire d’un commissaire de police, fonctions qui ne vous empêcheraient point de toucher votre pension de retraite.
— Mais pourquoi, dit mademoiselle Michonneau, Trompe-la-Mort ne s’en va-t-il pas avec la caisse ?
— Oh ! fit l’agent, partout où il irait, il serait suivi d’un homme chargé de le tuer, s’il volait le bagne. Puis une caisse ne s’enlève pas aussi facilement qu’on enlève une demoiselle de bonne maison. D’ailleurs, Collin est un gaillard incapable de faire un trait semblable, il se croirait déshonoré. — Monsieur, dit Poiret, vous avez raison, il serait tout à fait déshonoré.
— Tout cela ne nous dit pas pourquoi vous ne venez pas tout bonnement vous emparer de lui, demanda mademoiselle Michonneau.
— Eh bien ! mademoiselle, je réponds… Mais, lui dit-il à l’oreille, empêchez votre monsieur de m’interrompre, ou nous n’en aurons jamais fini. Il doit avoir beaucoup de fortune pour se faire écouter, ce vieux-là. Trompe-la-Mort, en venant ici, a chaussé la peau d’un honnête homme, il s’est fait bon bourgeois de Paris, il s’est logé dans une pension sans apparence, il est fin, allez ! on ne le prendra jamais sans vert. Donc monsieur Vautrin est un homme considéré, qui fait des affaires considérables.
— Naturellement, se dit Poiret à lui-même.
— Le Ministre, si l’on se trompait en arrêtant un vrai Vautrin, ne veut pas se mettre à dos le commerce de Paris, ni l’opinion publique. M. le Préfet de police branle dans le manche, il a des ennemis. S’il y avait erreur, ceux qui veulent sa place profiteraient des clabaudages et des criailleries libérales pour le faire sauter. Il s’agit ici de procéder comme dans l’affaire de Cogniard, le faux comte de Sainte-Hélène si ç’avait été un vrai comte de Sainte-Hélène, nous n’étions pas propres. Aussi faut-il vérifier !
— Oui, mais vous avez besoin d’une jolie femme, dit vivement mademoiselle Michonneau.
— Trompe-la-Mort ne se laisserait pas aborder par une femme, dit l’agent. Apprenez un secret : il n’aime pas les femmes. — Mais je ne vois pas alors à quoi je suis bonne pour une semblable vérification, une supposition que je consentirais à la faire pour deux mille francs.
— Rien de plus facile, dit l’inconnu. Je vous remettrai un flacon contenant une dose de liqueur préparée pour donner un coup de sang qui n’a pas le moindre danger et simule une apoplexie. Cette drogue peut se mêler également au vin et au café. Sur-le-champ vous transportez votre homme sur un lit, et vous le déshabillez afin de savoir s’il ne meurt pas. Au moment où vous serez seule, vous lui donnerez une claque sur l’épaule, paf ! et vous verrez reparaître les lettres.
— Mais c’est rien du tout, ça, dit Poiret.
— Eh bien ! consentez-vous ? dit Gondureau à la vieille fille.
— Mais, mon cher monsieur, dit mademoiselle Michonneau, au cas où il n’y aurait point de lettres, aurais-je les deux mille francs ?
— Non.
— Quelle sera donc l’indemnité ?
— Cinq cents francs.
— Faire une chose pareille pour si peu. Le mal est le même dans la conscience, et j’ai ma conscience à calmer, monsieur.
— Je vous affirme, dit Poiret, que mademoiselle a beaucoup de conscience, outre que c’est une très-aimable personne et bien entendue.
— Eh bien, reprit mademoiselle Michonneau, donnez-moi trois mille francs si c’est Trompe-la-Mort, et rien si c’est un bourgeois. — Ça va ! dit Gondureau, mais à condition que l’affaire sera faite demain.
— Pas encore, mon cher monsieur, j’ai besoin de consulter mon confesseur.
— Finaude ! dit l’agent en se levant. À demain alors. Et si vous étiez pressée de me parler, venez petite rue Sainte-Anne, au bout de la cour de la Sainte-Chapelle. Il n’y a qu’une porte sous la voûte. Demandez monsieur Gondureau.
Bianchon, qui revenait du cours de Cuvier, eut l’oreille frappée du mot assez original de Trompe-la-Mort, et entendit le Ça va ! du célèbre chef de la police de sûreté.
— Pourquoi n’en finissez-vous pas, ce serait trois cents francs de rente viagère, dit Poiret à mademoiselle Michonneau.
— Pourquoi ? dit-elle. Mais il faut y réfléchir. Si M. Vautrin était ce Trompe-la-Mort, peut-être y aurait-il plus d’avantage à s’arranger avec lui. Cependant, lui demander de l’argent, ce serait le prévenir, et il serait homme à décamper gratis. Ce serait un puff abominable.
— Quand il serait prévenu, reprit Poiret, ce monsieur ne nous a-t-il pas dit qu’il était surveillé ? Mais vous, vous perdriez tout.
— D’ailleurs, pensa mademoiselle Michonneau, je ne l’aime point, cet homme ! Il ne sait me dire que des choses désagréables.
— Mais, reprit Poiret, vous feriez mieux. Ainsi que l’a dit ce monsieur, qui me paraît fort bien, outre qu’il est très-proprement couvert, c’est un acte d’obéissance aux lois que de débarrasser la société d’un criminel, quelque vertueux qu’il puisse être. Qui a bu boira. S’il lui prenait fantaisie de nous assassiner tous ? Mais, que diable ! nous serions coupables de ces assassinats, sans compter que nous en serions les premières victimes.
La préoccupation de mademoiselle Michonneau ne lui permettait pas d’écouter les phrases tombant une à une de la bouche de Poiret, comme les gouttes d’eau qui suintent à travers le robinet d’une fontaine mal fermée. Quand une fois ce vieillard avait commencé la série de ses phrases, et que mademoiselle Michonneau ne l’arrêtait pas, il parlait toujours, à l’instar d’une mécanique montée. Après avoir entamé un premier sujet, il était conduit par ses parenthèses à en traiter de tout opposés, sans avoir rien conclu. En arrivant à la maison Vauquer, il s’était faufilé dans une suite de passages et de citations transitoires qui l’avaient amené à raconter sa déposition dans l’affaire du sieur Ragoulleau et de la dame Morin, où il avait comparu en qualité de témoin à décharge. En entrant, sa compagne ne manqua pas d’apercevoir Eugène de Rastignac engagé avec mademoiselle Taillefer dans une intime causerie dont l’intérêt était si palpitant que le couple ne fit aucune attention au passage des deux vieux pensionnaires quand ils traversèrent la salle à manger.
— Ça devait finir par là, dit mademoiselle Michonneau à Poiret. Ils se faisaient des yeux à s’arracher l’âme depuis huit jours.
— Oui, répondit-il. Aussi fut-elle condamnée.
— Qui ?
— Madame Morin.
— Je vous parle de mademoiselle Victorine, dit la Michonneau en entrant, sans y faire attention, dans la chambre de Poiret, et vous me répondez par madame Morin. Qu’est-ce que c’est que cette femme-là ?
— De quoi serait donc coupable mademoiselle Victorine ? demanda Poiret.
— Elle est coupable d’aimer M. Eugène de Rastignac, et va de l’avant sans savoir où ça la mènera, pauvre innocente !
Eugène avait été, pendant la matinée, réduit au désespoir par madame de Nucingen. Dans son for intérieur, il s’était abandonné complètement à Vautrin, sans vouloir sonder ni les motifs de l’amitié que lui portait cet homme extraordinaire, ni l’avenir d’une semblable union. Il fallait un miracle pour le tirer de l’abîme où il avait déjà mis le pied depuis une heure, en échangeant avec mademoiselle Taillefer les plus douces promesses. Victorine croyait entendre la voix d’un ange, les cieux s’ouvraient pour elle, la maison Vauquer se parait des teintes fantastiques que les décorateurs donnent aux palais de théâtre : elle aimait, elle était aimée, elle le croyait du moins ! Et quelle femme ne l’aurait cru comme elle en voyant Rastignac, en l’écoutant durant cette heure dérobée à tous les Argus de la maison ? En se débattant contre sa conscience, en sachant qu’il faisait mal et voulant faire mal, en se disant qu’il rachèterait ce péché véniel par le bonheur d’une femme, il s’était embelli de son désespoir, et resplendissait de tous les feux de l’enfer qu’il avait au cœur. Heureusement pour lui, le miracle eut lieu : Vautrin entra joyeusement, et lut dans l’âme des deux jeunes gens qu’il avait mariés par les combinaisons de son infernal génie, mais dont il troubla soudain la joie en chantant de sa grosse voix railleuse :Ma Fanchette est charmante
Dans sa simplicité…
Victorine se sauva en emportant autant de bonheur qu’elle avait eu jusqu’alors de malheur dans sa vie. Pauvre fille ! un serrement de mains, sa joue effleurée par les cheveux de Rastignac, une parole dite si près de son oreille qu’elle avait senti la chaleur des lèvres de l’étudiant, la pression de sa taille par un bras tremblant, un baiser pris sur son cou, furent les accordailles de sa passion, que le voisinage de la grosse Sylvie, menaçant d’entrer dans cette radieuse salle à manger, rendit plus ardentes, plus vives, plus engageantes que les plus beaux témoignages de dévouement racontés dans les plus célèbres histoires d’amour. Ces menus suffrages, suivant une jolie expression de nos ancêtres, paraissaient être des crimes à une pieuse jeune fille confessée tous les quinze jours ! En cette heure, elle avait prodigué plus de trésors d’âme que plus tard, riche et heureuse, elle n’en aurait donné en se livrant tout entière.
— L’affaire est faite, dit Vautrin à Eugène. Nos deux dandys se sont piochés. Tout s’est passé convenablement. Affaire d’opinion. Notre pigeon a insulté mon faucon. À demain, dans la redoute de Clignancourt. À huit heures et demie, mademoiselle Taillefer héritera de l’amour et de la fortune de son père, pendant qu’elle sera là tranquillement à tremper ses mouillettes de pain beurré dans son café. N’est-ce pas drôle à dire ? Ce petit Taillefer est très-fort à l’épée, il est confiant comme un brelan carré ; mais il sera saigné par un coup que j’ai inventé, une manière de relever l’épée et de vous piquer le front. Je vous montrerai cette botte-là, car elle est furieusement utile.
Rastignac écoutait d’un air stupide, et ne pouvait rien répondre. En ce moment le père Goriot, Bianchon et quelques autres pensionnaires arrivèrent.
— Voilà comme je vous voulais, lui dit Vautrin. Vous savez ce que vous faites. Bien, mon petit aiglon ! vous gouvernerez les hommes ; vous êtes fort, carré, poilu ; vous avez mon estime.
Il voulut lui prendre la main. Rastignac retira vivement la sienne, et tomba sur une chaise en pâlissant ; il croyait voir une mare de sang devant lui.
— Ah ! nous avons encore quelques petits langes tachés de vertu, dit Vautrin à voix basse. Papa Doliban a trois millions, je sais sa fortune. La dot vous rendra blanc comme une robe de mariée, et à vos propres yeux.
Rastignac n’hésita plus. Il résolut d’aller prévenir pendant la soirée MM. Taillefer père et fils. En ce moment, Vautrin l’ayant quitté, le père Goriot lui dit à l’oreille :
— Vous êtes triste, mon enfant ! je vais vous égayer, moi. Venez !
Et le vieux vermicellier allumait son rat de cave à une des lampes. Eugène le suivit tout ému de curiosité.
— Entrons chez vous, dit le bonhomme, qui avait demandé la clef de l’étudiant à Sylvie. Vous avez cru ce matin qu’elle ne vous aimait pas, hein ! reprit-il. Elle vous a renvoyé de force, et vous vous en êtes allé fâché, désespéré. Nigaudinos ! Elle m’attendait. Comprenez-vous ? Nous devions aller achever d’arranger un bijou d’appartement dans lequel vous irez demeurer d’ici à trois jours. Ne me vendez pas. Elle veut vous faire une surprise ; mais je ne tiens pas à vous cacher plus longtemps le secret. Vous serez rue d’Artois, à deux pas de la rue Saint-Lazare. Vous y serez comme un prince. Nous vous avons eu des meubles comme pour une épousée. Nous avons fait bien des choses depuis un mois, en ne vous en disant rien. Mon avoué s’est mis en campagne, ma fille aura ses trente-six mille francs par an, l’intérêt de sa dot, et je vais faire exiger le placement de ses huit cent mille francs en bons biens au soleil.
Eugène était muet et se promenait, les bras croisés, de long en long, dans sa pauvre chambre en désordre. Le père Goriot saisit un moment où l’étudiant lui tournait le dos, et mit sur la cheminée une boîte en maroquin rouge, sur laquelle étaient imprimées en or les armes de Rastignac.
— Mon cher enfant, disait le pauvre bonhomme, je me suis mis dans tout cela jusqu’au cou. Mais, voyez-vous, il y avait à moi bien de l’égoïsme, je suis intéressé dans votre changement de quartier. Vous ne me refuserez pas, hein ! si je vous demande quelque chose ?
— Que voulez-vous ?
— Au-dessus de votre appartement, au cinquième, il y a une chambre qui en dépend, j’y demeurerai, pas vrai ? Je me fais vieux, je suis trop loin de mes filles. Je ne vous gênerai pas. Seulement je serai là. Vous me parlerez d’elle tous les soirs. Ça ne vous contrariera pas, dites ? Quand vous rentrerez, que je serai dans mon lit, je vous entendrai, je me dirai : « Il vient de voir ma petite Delphine. Il l’a menée au bal, elle est heureuse par lui. » Si j’étais malade, ça me mettrait du baume dans le cœur de vous écouter revenir, vous remuer, aller. Il y aura tant de ma fille en vous ! je n’aurai qu’un pas à faire pour être aux Champs-Élysées, où elles passent tous les jours, je les verrai toujours, tandis que quelquefois j’arrive trop tard. Et puis elle viendra chez vous peut-être ! je l’entendrai, je la verrai dans sa douillette du matin, trottant, allant gentiment comme une petite chatte. Elle est redevenue, depuis un mois, ce qu’elle était, jeune fille, gaie, pimpante. Son âme est en convalescence, elle vous doit le bonheur. Oh ! je ferais pour vous l’impossible. Elle me disait tout à l’heure en revenant : « Papa, je suis bien heureuse ! » Quand elles me disent cérémonieusement, Mon père, elles me glacent ; mais, quand elles m’appellent papa, il me semble encore les voir petites, elles me rendent tous mes souvenirs. Je suis mieux leur père. Je crois qu’elles ne sont encore à personne !
Le bonhomme s’essuya les yeux, il pleurait.
— Il y a longtemps que je n’avais entendu cette phrase, longtemps qu’elle ne m’avait donné le bras. Oh ! oui, voilà bien dix ans que je n’ai marché côte à côte avec une de mes filles. Est-ce bon de se frotter à sa robe, de se mettre à son pas, de partager sa chaleur ! Enfin, j’ai mené Delphine, ce matin, partout. J’entrais avec elle dans les boutiques. Et je l’ai reconduite chez elle. Oh ! gardez-moi près de vous. Quelquefois vous aurez besoin de quelqu’un pour vous rendre service, je serai là. Oh ! si cette grosse souche d’Alsacien mourait, si sa goutte avait l’esprit de remonter dans l’estomac, ma pauvre fille serait-elle heureuse ! Vous seriez mon gendre, vous seriez ostensiblement son mari. Bah ! elle est si malheureuse de ne rien connaître aux plaisirs de ce monde, que je l’absous de tout. Le bon Dieu doit être du côté des pères qui aiment bien. Elle vous aime trop ! dit-il en hochant la tête après une pause. En allant, elle causait de vous avec moi : « N’est-ce pas, mon père, il est bien ! il a bon cœur ! Parle-t-il de moi ? » Bah, elle m’en a dit, depuis la rue d’Artois jusqu’au passage des Panoramas, des volumes ! Elle a enfin versé son cœur dans le mien. Pendant toute cette bonne matinée je n’étais plus vieux, je ne pesais pas une once. Je lui ai dit que vous m’aviez remis le billet de mille francs. Oh ! la chérie, elle en a été émue aux larmes. Qu’avez-vous donc là sur votre cheminée ? dit enfin le père Goriot qui se mourait d’impatience en voyant Rastignac immobile.
Eugène tout abasourdi regardait son voisin d’un air hébété. Ce duel, annoncé par Vautrin pour le lendemain, contrastait si violemment avec la réalisation de ses plus chères espérances, qu’il éprouvait toutes les sensations du cauchemar. Il se tourna vers la cheminée, y aperçut la petite boîte carrée, l’ouvrit, et trouva dedans un papier qui couvrait une montre de Bréguet. Sur ce papier étaient écrits ces mots :
« Je veux que vous pensiez à moi à toute heure, parce que…
Ce dernier mot faisait sans doute allusion à quelque scène qui avait eu lieu entre eux. Eugène en fut attendri. Ses armes étaient intérieurement émaillées dans l’or de la boîte. Ce bijou si longtemps envié, la chaîne, la clef, la façon, les dessins répondaient à tous ses vœux. Le père Goriot était radieux. Il avait sans doute promis à sa fille de lui rapporter les moindres effets de la surprise que causerait son présent à Eugène, car il était en tiers dans ces jeunes émotions et ne paraissait pas le moins heureux. Il aimait déjà Rastignac et pour sa fille et pour lui-même.
— Vous irez la voir ce soir, elle vous attend. La grosse souche d’Alsacien soupe chez sa danseuse. Ah ! ah ! il a été bien sot quand mon avoué lui a dit son fait. Ne prétend-il pas aimer ma fille à l’adoration ? Qu’il y touche et je le tue. L’idée de savoir ma Delphine à… (Il soupira) me ferait commettre un crime ; mais ce ne serait pas un homicide, c’est une tête de veau sur un corps de porc. Vous me prendrez avec vous, n’est-ce pas ?
— Oui, mon bon père Goriot, vous savez bien que je vous aime…
— Je le vois, vous n’avez pas honte de moi, vous ! Laissez-moi vous embrasser.
Et il serra l’étudiant dans ses bras.
— Vous la rendrez bien heureuse, promettez-le-moi ! Vous irez ce soir, n’est-ce pas ?
— Oh ! oui. Je dois sortir pour des affaires qu’il est impossible de remettre.
— Puis-je vous être bon à quelque chose ?
— Ma foi, oui ! Pendant que j’irai chez madame de Nucingen, allez chez M. Taillefer le père, lui dire de me donner une heure dans la soirée pour lui parler d’une affaire de la dernière importance. — Serait-ce donc vrai, jeune homme, dit le père Goriot en changeant de visage, feriez-vous la cour à sa fille, comme le disent ces imbéciles d’en bas ?… Tonnerre de Dieu ! vous ne savez pas ce que c’est qu’une tape à la Goriot. Et si vous nous trompiez, ce serait l’affaire d’un coup de poing… Oh ! ce n’est pas possible.
— Je vous jure que je n’aime qu’une femme au monde, dit l’étudiant, je ne le sais que depuis un moment.
— Ah, quel bonheur ! fit le père Goriot.
— Mais, reprit l’étudiant, le fils de Taillefer se bat demain, et j’ai entendu dire qu’il serait tué.
— Qu’est-ce que cela vous fait ? dit Goriot.
Mais il faut lui dire d’empêcher son fils de se rendre…, s’écria Eugène.
En ce moment, il fut interrompu par la voix de Vautrin, qui se fit entendre sur le pas de sa porte, où il chantait :
Ô Richard, ô mon roi !
L’univers t’abandonne…
Broum ! broum ! broum ! broum ! broum !
J’ai longtemps parcouru le monde,
Et l’on m’a vu… Tra la, la, la, la…
— Messieurs, cria Christophe, la soupe vous attend, et tout le monde est à table.
— Tiens, dit Vautrin, viens prendre une bouteille de mon vin de Bordeaux.
— La trouvez-vous jolie, la montre ? dit le père Goriot. Elle a bon goût, hein !
Vautrin, le père Goriot et Rastignac descendirent ensemble et se trouvèrent, par suite de leur retard, placés à côté les uns des autres à table.
Eugène marqua la plus grande froideur à Vautrin pendant le dîner, quoique jamais cet homme, si aimable aux yeux de madame Vauquer, n’eût déployé autant d’esprit. Il fut petillant de saillies, et sut mettre en train tous les convives. Cette assurance, ce sang-froid, consternaient Eugène.
— Sur quelle herbe avez-vous donc marché aujourd’hui ? lui dit madame Vauquer. Vous êtes gai comme un pinson.
— Je suis toujours gai quand j’ai fait de bonnes affaires.
— Des affaires ? dit Eugène.
— Eh bien, oui. J’ai livré une partie de marchandises qui me vaudra de bons droits de commission. — Mademoiselle Michonneau, dit-il en s’apercevant que la vieille fille l’examinait, ai-je dans la figure un trait qui vous déplaise, que vous me faites l’œil américain ? Faut le dire ! je le changerai pour vous être agréable. — Poiret, nous ne nous fâcherons pas pour ça, hein ! dit-il en guignant le vieil employé.
— Sac à papier ! vous devriez poser pour un Hercule Farceur, dit le jeune peintre à Vautrin.
— Ma foi, ça va ! si mademoiselle Michonneau veut poser en Vénus du Père-Lachaise, répondit Vautrin.
— Et Poiret ? dit Bianchon.
— Oh ! Poiret posera en Poiret. Ce sera le dieu des jardins ! s’écria Vautrin. Il dérive de poire…
— Molle ! reprit Bianchon. Vous seriez alors entre la poire et le fromage. — Tout ça, c’est des bêtises, dit madame Vauquer, et vous feriez mieux de nous donner de votre vin de Bordeaux dont j’aperçois une bouteille qui montre son nez ! Ça nous entretiendra en joie, outre que c’est bon à l’estomaque.
— Messieurs, dit Vautrin, madame la présidente nous rappelle à l’ordre. Madame Couture et mademoiselle Victorine ne se formaliseront pas de vos discours badins ; mais respectez l’innocence du père Goriot. Je vous propose une petite bouteillorama de vin de Bordeaux, que le nom de Laffitte rend doublement illustre, soit dit sans allusion politique. — Allons, Chinois ! dit-il en regardant Christophe qui ne bougea pas. Ici, Christophe ! Comment tu n’entends pas ton nom ? Chinois, amène les liquides !
— Voilà, monsieur, dit Christophe en lui présentant la bouteille.
Après avoir rempli le verre d’Eugène et celui du père Goriot, il s’en versa lentement quelques gouttes qu’il dégusta, pendant que ses deux voisins buvaient, et tout à coup il fit une grimace.
— Diable ! diable ! il sent le bouchon. Prends cela pour toi, Christophe, et va nous en chercher ; à droite, tu sais ? Nous sommes seize, descends huit bouteilles..
— Puisque vous vous fendez, dit le peintre, je paye un cent de marrons.
— Oh ! oh !
— Booououh !
— Prrrr !
Chacun poussa des exclamations qui partirent comme les fusées d’une girandole. — Allons, maman Vauquer, deux de champagne, lui cria Vautrin.
— Quien, c’est cela ! Pourquoi pas demander la maison ? Deux de champagne ! mais ça coûte douze francs ! Je ne les gagne pas, non ! Mais si monsieur Eugène veut les payer, j’offre du cassis.
— V’là son cassis qui purge comme de la manne, dit l’étudiant en médecine à voix basse.
— Veux-tu te taire, Bianchon, s’écria Rastignac, je ne peux pas entendre parler de manne sans que le cœur… Oui, va pour le vin de Champagne, je le paye, ajouta l’étudiant.
— Sylvie, dit madame Vauquer, donnez les biscuits et les petits gâteaux.
— Vos petits gâteaux sont trop grands, dit Vautrin, ils ont de la barbe. Mais quant aux biscuits, aboulez.
En un moment le vin de Bordeaux circula, les convives s’animèrent, la gaieté redoubla. Ce fut des rires féroces, au milieu desquels éclatèrent quelques imitations des diverses voix d’animaux. L’employé au Muséum s’étant avisé de reproduire un cri de Paris qui avait de l’analogie avec le miaulement du chat amoureux, aussitôt huit voix beuglèrent simultanément les phrases suivantes :
— À repasser les couteaux !
— Mo-ron pour les p’tits oiseaux !
— Voilà le plaisir, mesdames ! voilà le plaisir !
— À raccommoder la faïence !
— À la barque, à la barque !
— Battez vos femmes, vos habits !
— Vieux habits, vieux galons, vieux chapeaux à vendre ! — À la cerise, à la douce !
La palme fut à Bianchon pour l’accent nasillard avec lequel il cria :
— Marchand de parapluies !
En quelques instants ce fut un tapage à casser la tête, une conversation pleine de coq-à-l’âne, un véritable opéra que Vautrin conduisait comme un chef d’orchestre, en surveillant Eugène et le père Goriot, qui semblaient ivres déjà. Le dos appuyé sur leur chaise, tous deux contemplaient ce désordre inaccoutumé d’un air grave, en buvant peu ; tous deux étaient préoccupés de ce qu’ils avaient à faire pendant la soirée, et néanmoins ils se sentaient incapables de se lever. Vautrin, qui suivait les changements de leur physionomie en leur lançant des regards de côté, saisit le moment où leurs yeux vacillèrent et parurent vouloir se fermer, pour se pencher à l’oreille de Rastignac et lui dire :
— Mon petit gars, nous ne sommes pas assez rusé pour lutter avec notre papa Vautrin, et il vous aime trop pour vous laisser faire des sottises. Quand j’ai résolu quelque chose, le bon Dieu seul est assez fort pour me barrer le passage. Ah ! nous voulions aller prévenir le père Taillefer, commettre des fautes d’écolier ! Le four est chaud, la farine est pétrie, le pain est sur la pelle ; demain nous en ferons sauter les miettes par-dessus notre tête en y mordant ; et nous empêcherions d’enfourner ?… non, non, tout cuira ! Si nous avons quelques petits remords, la digestion les emportera. Pendant que nous dormirons notre petit somme, le colonel comte Franchessini vous ouvrira la succession de Michel Taillefer avec la pointe de son épée. En héritant de son frère, Victorine aura quinze petits mille francs de rente. J’ai déjà pris des renseignements, et je sais que la succession de la mère monte à plus de trois cent mille…
Eugène entendit ces paroles sans pouvoir y répondre ; il sentait sa langue collée à son palais, et se trouvait en proie à une somnolence invincible ; il ne voyait déjà plus la table et les figures des convives qu’à travers un brouillard lumineux. Bientôt le bruit s’apaisa, les pensionnaires s’en allèrent un à un. Puis, quand il ne resta plus que madame Vauquer, madame Couture, mademoiselle Victorine, Vautrin et le père Goriot, Rastignac aperçut, comme s’il eût rêvé, madame Vauquer occupée à prendre les bouteilles pour en vider les restes de manière à en faire des bouteilles pleines.
— Ah ! sont-ils fous, sont-ils jeunes ! disait la veuve.
Ce fut la dernière phrase que put comprendre Eugène.
— Il n’y a que monsieur Vautrin pour faire de ces farces-là, dit Sylvie. Allons, voilà Christophe qui ronfle comme une toupie.
— Adieu, maman, dit Vautrin. Je vais au boulevard admirer M. Marty dans Le Mont Sauvage, une grande pièce tirée du Solitaire. Si vous voulez, je vous y mène ainsi que ces dames.
— Je vous remercie, dit madame Couture.
— Comment, ma voisine ! s’écria madame Vauquer, vous refusez de voir une pièce prise dans le Solitaire, un ouvrage fait par Atala de Chateaubriand, et que nous aimions tant à lire, qui est si joli que nous pleurions comme des Madeleines d’Élodie sous les tieuilles cet été dernier, enfin un ouvrage moral qui peut être susceptible d’instruire votre demoiselle ?
— Il nous est défendu d’aller à la comédie, répondit Victorine.
— Allons, les voilà partis, ceux-là, dit Vautrin en remuant d’une manière comique la tête du père Goriot et celle d’Eugène.
En plaçant la tête de l’étudiant sur la chaise, pour qu’il pût dormir commodément, il le baisa chaleureusement au front, en chantant.
Dormez, mes chères amours !
Pour vous je veillerai toujours.
— J’ai peur qu’il ne soit malade, dit Victorine.
— Restez à le soigner alors, reprit Vautrin. C’est, lui souffla-t-il à l’oreille, votre devoir de femme soumise. Il vous adore, ce jeune homme, et vous serez sa petite femme, je vous le prédis. Enfin, dit-il à haute voix, ils furent considérés dans tout le pays, vécurent heureux, et eurent beaucoup d’enfants. Voilà comment finissent tous les romans d’amour. – Allons, maman, dit-il en se tournant vers madame Vauquer, qu’il étreignit, mettez le chapeau, la belle robe à fleurs, l’écharpe de la comtesse. Je vais vous allez chercher un fiacre, soi-même. Et il partit en chantant :
Soleil, soleil, divin soleil,
Toi qui fais mûrir les citrouilles…
— Mon Dieu ! dites donc, madame Couture, cet homme-là me ferait vivre heureuse sur les toits. – Allons, dit-elle en se tournant vers le vermicellier, voilà le père Goriot parti. Ce vieux cancre-là n’a jamais eu l’idée de me mener nune part, lui. Mais il va tomber par terre, mon Dieu ! C’est-y indécent à un homme d’âge de perdre la raison ! Vous me direz qu’on ne perd point ce qu’on n’a pas… — Sylvie, montez-le donc chez lui.
Sylvie prit le bonhomme par-dessous le bras, le fit marcher, et le jeta tout habillé, comme un paquet, au travers de son lit.
— Pauvre jeune homme, disait madame Couture en écartant les cheveux d’Eugène qui lui tombaient dans les yeux, il est comme une jeune fille, il ne sait pas ce que c’est qu’un excès.
— Ah ! je peux bien dire que depuis trente et un ans que je tiens ma pension, dit madame Vauquer, il m’est passé bien des jeunes gens par les mains, comme on dit ; mais je n’en ai jamais vu d’aussi gentil, d’aussi distingué que monsieur Eugène. Est-il beau quand il dort ! Prenez-lui donc la tête sur votre épaule, madame Couture. Bah ! il tombe sur celle de mademoiselle Victorine : il y a un dieu pour les enfants. Encore un peu, il se fendait la tête sur la pomme de la chaise. À eux deux, ils feraient un bien joli couple.
— Ma voisine, taisez-vous donc, s’écria madame Couture, vous dites des choses…
— Bah ! fit madame Vauquer, il n’entend pas. — Allons, Sylvie, viens m’habiller. Je vais mettre mon grand corset.
— Ah bien ! votre grand corset, après avoir dîné, madame ? dit Sylvie. Non, cherchez quelqu’un pour vous serrer, ce ne sera pas moi qui serai votre assassin. Vous commettriez là une imprudence à vous coûter la vie.
— Ça m’est égal, il faut faire honneur à monsieur Vautrin.
— Vous aimez donc bien vos héritiers ?
Allons, Sylvie, pas de raisons, dit la veuve en s’en allant.
— À son âge ! dit la cuisinière en montrant sa maîtresse à Victorine.
Madame Couture et sa pupille, sur l’épaule de laquelle dormait Eugène, restèrent seules dans la salle à manger. Les ronflements de Christophe retentissaient dans la maison silencieuse, et faisaient ressortir le paisible sommeil d’Eugène, qui dormait aussi gracieusement qu’un enfant. Heureuse de pouvoir se permettre un de ces actes de charité par lesquels s’épanchent tous les sentiments de la femme, et qui lui faisait sans crime sentir le cœur du jeune homme battant sur le sien, Victorine avait dans la physionomie quelque chose de maternellement protecteur qui la rendait fière. À travers les mille pensées qui s’élevaient dans son cœur, perçait un tumultueux mouvement de volupté qu’excitait l’échange d’une jeune et pure chaleur.
— Pauvre chère fille ! dit madame Couture en lui pressant la main.
La vieille dame admirait cette candide et souffrante figure, sur laquelle était descendue l’auréole du bonheur. Victorine ressemblait à l’une de ces naïves peintures du moyen âge dans lesquelles tous les accessoires sont négligés par l’artiste, qui a réservé la magie d’un pinceau calme et fier pour la figure jaune de ton, mais où le ciel semble se refléter avec ses teintes d’or. — Il n’a pourtant pas bu plus de deux verres, maman, dit Victorine en passant ses doigts dans la chevelure d’Eugène.
— Mais, si c’était un débauché, ma fille, il aurait porté le vin comme tous ces autres. Son ivresse fait son éloge.
Le bruit d’une voiture retentit dans la rue.
— Maman, dit la jeune fille, voici M. Vautrin. Prenez donc M. Eugène. Je ne voudrais pas être vue ainsi par cet homme ; il a des expressions qui salissent l’âme, et des regards qui gênent une femme comme si on lui enlevait sa robe.
— Non, dit madame Couture, tu te trompes ! Monsieur Vautrin est un brave homme, un peu dans le genre de défunt M. Couture, brusque mais bon, un bourru bienfaisant.
En ce moment Vautrin entra tout doucement, et regarda le tableau formé par ces deux enfants que la lueur de la lampe semblait caresser.
— Eh bien ! dit-il en se croisant les bras, voilà de ces scènes qui auraient inspiré de belles pages à ce bon Bernardin de Saint-Pierre, l’auteur de Paul et Virginie. La jeunesse est bien belle, madame Couture. Pauvre enfant, dors, dit-il en contemplant Eugène, le bien vient quelquefois en dormant. — Madame, reprit-il en s’adressant à la veuve, ce qui m’attache à ce jeune homme, ce qui m’émeut, c’est de savoir la beauté de son âme en harmonie avec celle de sa figure. Voyez, n’est-ce pas un chérubin posé sur l’épaule d’un ange ? Il est digne d’être aimé, celui-là ! Si j’étais femme, je voudrais mourir (non, pas si bête !), vivre pour lui. En les admirant ainsi, madame, dit-il à voix basse et se penchant à l’oreille de la veuve, je ne puis m’empêcher de penser que Dieu les a créés pour être l’un à l’autre. La Providence a des voies bien cachées, elle sonde les reins et les cœurs, s’écria-t-il à haute voix. En vous voyant unis, mes enfants, unis par une même pureté, par tous les sentiments humains, je me dis qu’il est impossible que vous soyez jamais séparés dans l’avenir. Dieu est juste. — Mais, dit-il à la jeune fille, il me semble avoir vu chez vous des lignes de prospérité. Donnez-moi votre main, mademoiselle Victorine ; je me connais en chiromancie, j’ai dit souvent la bonne aventure. Allons, n’ayez pas peur. Oh ! qu’aperçois-je ? Foi d’honnête homme, vous serez avant peu l’une des plus riches héritières de Paris. Vous comblerez de bonheur celui qui vous aime. Votre père vous appelle auprès de lui. Vous vous mariez avec un homme titré, jeune, beau, qui vous adore.
En ce moment, les pas lourds de la coquette veuve qui descendait interrompirent les prophéties de Vautrin.
— Voilà mamman Vauquerre belle comme un astrrre, ficelée comme une carotte. — N’étouffons-nous pas un petit brin ? lui dit-il en mettant sa main sur le haut du busc ; les avant-cœurs sont bien pressés, maman. Si nous pleurons, il y aura explosion ; mais je ramasserai les débris avec un soin d’antiquaire.
— Il connaît le langage de la galanterie française, celui-là ! dit la veuve en se penchant à l’oreille de madame Couture.
— Adieu, enfants, reprit Vautrin en se tournant vers Eugène et Victorine. Je vous bénis, leur dit-il en leur imposant ses mains au-dessus de leurs têtes. — Croyez-moi, mademoiselle, c’est quelque chose que les vœux d’un honnête homme, ils doivent porter bonheur, Dieu les écoute.
— Adieu, ma chère amie, dit madame Vauquer à sa pensionnaire. Croyez-vous, ajouta-t-elle à voix basse, que monsieur Vautrin ait des intentions relatives à ma personne ?
— Heu ! heu !
— Ah ! ma chère mère, dit Victorine en soupirant et en regardant ses mains, quand les deux femmes furent seules, si ce bon monsieur Vautrin disait vrai !
Mais il ne faut qu’une chose pour cela, répondit la vieille dame, seulement que ton monstre de frère tombe de cheval…
— Ah ! maman.
— Mon dieu, peut-être est-ce un péché que de souhaiter du mal à son ennemi, reprit la veuve. Eh bien ! j’en ferai pénitence. En vérité, je porterai de bon cœur des fleurs sur sa tombe. Mauvais cœur ! il n’a pas le courage de parler pour sa mère, dont il garde à ton détriment l’héritage par des micmacs. Ma cousine avait une belle fortune. Pour ton malheur, il n’a jamais été question de son apport dans le contrat.
— Mon bonheur me serait souvent pénible à porter s’il coûtait la vie à quelqu’un, dit Victorine. Et s’il fallait, pour être heureuse, que mon frère disparût, j’aimerais mieux toujours être ici.
— Mon Dieu, comme dit ce bon monsieur Vautrin, qui, tu le vois, est plein de religion, reprit madame Couture, j’ai eu du plaisir à savoir qu’il n’est pas incrédule comme les autres, qui parlent de Dieu avec moins de respect que n’en a le diable. Eh bien, qui peut savoir par quelles voies il plaît à la Providence de nous conduire ?
Aidées par Sylvie, les deux femmes finirent par transporter Eugène dans sa chambre, le couchèrent sur son lit, et la cuisinière lui défit ses habits pour le mettre à l’aise. Avant de partir, quand sa protectrice eut le dos tourné, Victorine mit un baiser sur le front d’Eugène avec tout le bonheur que devait lui causer ce criminel larcin. Elle regarda sa chambre, ramassa pour ainsi dire dans une seule pensée les mille félicités de cette journée, en fit un tableau qu’elle contempla longtemps, et s’endormit la plus heureuse créature de Paris. Le festoiement à la faveur duquel Vautrin avait fait boire à Eugène et au père Goriot du vin narcotisé décida la perte de cet homme. Bianchon, à moitié gris, oublia de questionner mademoiselle Michonneau sur Trompe-la-Mort. S’il avait prononcé ce nom, il aurait certes éveillé la prudence de Vautrin, ou, pour lui rendre son vrai nom, de Jacques Collin, l’une des célébrités du bagne. Puis le sobriquet de Vénus du Père-Lachaise décida mademoiselle Michonneau à livrer le forçat au moment où, confiante en la générosité de Collin, elle calculait s’il ne valait pas mieux le prévenir et le faire évader pendant la nuit. Elle venait de sortir, accompagnée de Poiret, pour aller trouver le fameux chef de la police de sûreté, petite rue Sainte-Anne, croyant encore avoir affaire à un employé supérieur nommé Gondureau. Le directeur de la police judiciaire la reçut avec grâce. Puis, après une conversation où tout fut précisé, mademoiselle Michonneau demanda la potion à l’aide de laquelle elle devait opérer la vérification de la marque. Au geste de contentement que fit le grand homme de la petite rue Sainte-Anne, en cherchant une fiole dans le tiroir de son bureau, mademoiselle Michonneau devina qu’il y avait dans cette capture quelque chose de plus important que l’arrestation d’un simple forçat. À force de se creuser la cervelle, elle soupçonna que la police espérait, d’après quelques révélations faites par les traîtres du bagne, arriver à temps pour mettre la main sur des valeurs considérables. Quand elle eut exprimé ses conjectures à ce renard, il se mit à sourire, et voulut détourner les soupçons de la vieille fille.
— Vous vous trompez, répondit-il. Collin est la sorbonne la plus dangereuse qui jamais se soit trouvée du côté des voleurs. Voilà tout. Les coquins le savent bien ; il est leur drapeau, leur soutien, leur Bonaparte enfin ; ils l’aiment tous. Ce drôle ne nous laissera jamais sa tronche en place de Grève.
Mademoiselle Michonneau ne comprenant pas, Gondureau lui expliqua les deux mots d’argot dont il s’était servi. Sorbonne et tronche sont deux énergiques expressions du langage des voleurs, qui, les premiers, ont senti la nécessité de considérer la tête humaine sous deux aspects. La sorbonne est la tête de l’homme vivant, son conseil, sa pensée. La tronche est un mot de mépris destiné à exprimer combien la tête devient peu de chose quand elle est coupée.
— Collin nous joue, reprit-il. Quand nous rencontrons de ces hommes en façon de barres d’acier trempées à l’anglaise, nous avons la ressource de les tuer si, pendant leur arrestation, ils s’avisent de faire la moindre résistance. Nous comptons sur quelques voies de fait pour tuer Collin demain matin. On évite ainsi le procès, les frais de garde, la nourriture, et ça débarrasse la société. Les procédures, les assignations aux témoins, leurs indemnités, l’exécution, tout ce qui doit légalement nous défaire de ces garnements-là coûte au-delà des mille écus que vous aurez. Il y a économie de temps. En donnant un bon coup de baïonnette dans la panse de Trompe-la-Mort, nous empêcherons une centaine de crimes, et nous éviterons la corruption de cinquante mauvais sujets qui se tiendront bien sagement aux environs de la correctionnelle. Voilà de la police bien faite. Selon les vrais philanthropes, se conduire ainsi, c’est prévenir les crimes.
— Et c’est servir son pays, dit Poiret.
— Eh bien, répliqua le chef, vous dites des choses sensées ce soir, vous. Oui, certes, nous servons le pays. Aussi le monde est-il bien injuste à notre égard. Nous rendons à la société de bien grands services ignorés. Enfin, il est d’un homme supérieur de se mettre au-dessus des préjugés, et d’un chrétien d’adopter les malheurs que le bien entraîne après soi quand il n’est pas fait selon les idées reçues. Paris est Paris, voyez-vous ? Ce mot explique ma vie. — J’ai l’honneur de vous saluer, mademoiselle. Je serai avec mes gens au Jardin du Roi demain. Envoyez Christophe rue de Buffon, chez monsieur Gondureau, dans la maison où j’étais. — Monsieur, je suis votre serviteur. S’il vous était jamais volé quelque chose, usez de moi pour vous le faire retrouver, je suis à votre service.
— Eh bien, dit Poiret à mademoiselle Michonneau, il se rencontre des imbéciles que ce mot de police met sens dessus dessous. Ce monsieur est très aimable, et ce qu’il vous demande est simple comme bonjour.
Le lendemain devait prendre place parmi les jours les plus extraordinaires de l’histoire de la maison Vauquer. Jusqu’alors l’événement le plus saillant de cette vie paisible avait été l’apparition météorique de la fausse comtesse de l’Ambermesnil. Mais tout allait pâlir devant les péripéties de cette grande journée, de laquelle il serait éternellement question dans les conversations de madame Vauquer. D’abord Goriot et Eugène de Rastignac dormirent jusqu’à onze heures. Madame Vauquer, rentrée à minuit de la Gaîté, resta jusqu’à dix heures et demie au lit. Le long sommeil de Christophe, qui avait achevé le vin offert par Vautrin, causa des retards dans le service de la maison. Poiret et mademoiselle Michonneau ne se plaignirent pas de ce que le déjeuner se reculait. Quant à Victorine et à madame Couture, elles dormirent la grasse matinée. Vautrin sortit avant huit heures, et revint au moment même où le déjeuner fut servi. Personne ne réclama donc, lorsque, vers onze heures un quart, Sylvie et Christophe allèrent frapper à toutes les portes, en disant que le déjeuner attendait. Pendant que Sylvie et le domestique s’absentèrent, mademoiselle Michonneau, descendant la première, versa la liqueur dans le gobelet d’argent appartenant à Vautrin, et dans lequel la crème pour son café chauffait au bain-marie, parmi tous les autres. La vieille fille avait compté sur cette particularité de la pension pour faire son coup. Ce ne fut pas sans quelques difficultés que les sept pensionnaires se trouvèrent réunis. Au moment où Eugène, qui se détirait les bras, descendait le dernier de tous, un commissionnaire lui remit une lettre de madame de Nucingen. Cette lettre était ainsi conçue :
« Je n’ai ni fausse vanité ni colère avec vous, mon ami. Je vous ai attendu jusqu’à deux heures après minuit. Attendre un être que l’on aime ! Qui a connu ce supplice ne l’impose à personne. Je vois bien que vous aimez pour la première fois. Qu’est-il donc arrivé ? L’inquiétude m’a prise. Si je n’avais craint de livrer les secrets de mon cœur, je serais allée savoir ce qui vous advenait d’heureux ou de malheureux. Mais sortir à cette heure, soit à pied, soit en voiture, n’était-ce pas se perdre ? J’ai senti le malheur d’être femme. Rassurez-moi, expliquez-moi pourquoi vous n’êtes pas venu, après ce que vous a dit mon père. Je me fâcherai, mais je vous pardonnerai. Êtes-vous malade ? pourquoi se loger si loin ? Un mot, de grâce. À bientôt, n’est-ce pas ? Un mot me suffira si vous êtes occupé. Dites : « J’accours », ou « je souffre ». Mais si vous étiez mal portant, mon père serait venu me le dire ! Qu’est-il donc arrivé ?… »
— Oui, qu’est-il arrivé ? s’écria Eugène qui se précipita dans la salle à manger en froissant la lettre sans l’achever. Quelle heure est-il ?
— Onze heures et demie, dit Vautrin en sucrant son café.
Le forçat évadé jeta sur Eugène le regard froidement fascinateur que certains hommes éminemment magnétiques ont le don de lancer, et qui, dit-on, calme les fous furieux dans les maisons d’aliénés. Eugène trembla de tous ses membres. Le bruit d’un fiacre se fit entendre dans la rue, et un domestique à la livrée de M. Taillefer, et que reconnut sur-le-champ madame Couture, entra précipitamment d’un air effaré.
— Mademoiselle, s’écria-t-il, monsieur votre père vous demande… Un grand malheur est arrivé. Monsieur Frédéric s’est battu en duel, il a reçu un coup d’épée dans le front, les médecins désespèrent de le sauver ; vous aurez à peine le temps de lui dire adieu, il n’a plus sa connaissance.
— Pauvre jeune homme ! s’écria Vautrin. Comment se querelle-t-on quand on a trente bonnes mille livres de rente ? Décidément la jeunesse ne sait pas se conduire.
— Monsieur ! lui cria Eugène.
— Eh bien ! quoi, grand enfant ? dit Vautrin en achevant de boire son café tranquillement, opération que mademoiselle Michonneau suivait de l’œil avec trop d’attention pour s’émouvoir de l’événement extraordinaire qui stupéfiait tout le monde. N’y a-t-il pas des duels tous les matins à Paris ?
— Je vais avec vous, Victorine, disait madame Couture.
Et ces deux femmes s’envolèrent sans châle ni chapeau. Avant de s’en aller, Victorine, les yeux en pleurs, jeta sur Eugène un regard qui lui disait : « je ne croyais pas que notre bonheur dût me causer des larmes ! »
— Bah ! vous êtes donc prophète, monsieur Vautrin ? dit madame Vauquer.
— Je suis tout, dit Jacques Collin.
— C’est-y singulier ! reprit madame Vauquer en enfilant une suite de phrases insignifiantes sur cet événement. La mort nous prend sans nous consulter. Les jeunes gens s’en vont souvent avant les vieux. Nous sommes heureuses, nous autres femmes, de n’être pas sujettes au duel ; mais nous avons d’autres maladies que n’ont pas les hommes. Nous faisons les enfants, et le mal de mère dure longtemps ! Quel quine pour Victorine ! Son père est forcé de l’adopter.
— Voilà ! dit Vautrin en regardant Eugène, hier elle était sans un sou ; ce matin elle est riche de plusieurs millions.
— Dites donc, monsieur Eugène, s’écria madame Vauquer, vous avez mis la main au bon endroit.
À cette interpellation, le père Goriot regarda l’étudiant et lui vit à la main la lettre chiffonnée.
— Vous ne l’avez pas achevée ! qu’est-ce que cela veut dire ? seriez-vous comme les autres ? lui demanda-t-il.
— Madame, je n’épouserai jamais mademoiselle Victorine, dit Eugène en s’adressant à madame Vauquer avec un sentiment d’horreur et de dégoût qui surprit les assistants.
Le père Goriot saisit la main de l’étudiant et la lui serra. Il aurait voulu la baiser.
— Oh, oh ! fit Vautrin. Les Italiens ont un bon mot : col tempo !
— J’attends la réponse, dit à Rastignac le commissionnaire de madame de Nucingen.
— Dites que j’irai.
L’homme s’en alla. Eugène était dans un violent état d’irritation qui ne lui permettait pas d’être prudent. — Que faire ? disait-il à haute voix, en se parlant à lui-même. Point de preuves !
Vautrin se mit à sourire. En ce moment la potion absorbée par l’estomac commençait à opérer. Néanmoins le forçat était si robuste qu’il se leva, regarda Rastignac, lui dit d’une voix creuse :
— Jeune homme, le bien nous vient en dormant.
Et il tomba roide, comme frappé à mort.
— Il y a donc une justice divine, dit Eugène.
— Eh bien ! qu’est-ce qui lui prend donc, à ce pauvre cher M. Vautrin ?
— Une apoplexie, cria mademoiselle Michonneau.
— Sylvie, allons, ma fille, va chercher le médecin, dit la veuve. Ah ! monsieur Rastignac, courez donc vite chez monsieur Bianchon ; Sylvie peut ne pas rencontrer notre médecin, monsieur Grimprel.
Rastignac, heureux d’avoir un prétexte de quitter cette épouvantable caverne, s’enfuit en courant.
— Christophe, allons, trotte chez l’apothicaire demander quelque chose contre l’apoplexie.
Christophe sortit.
— Mais, père Goriot, aidez-nous donc à le transporter là-haut, chez lui.
Vautrin fut saisi, manœuvré à travers l’escalier et mis sur son lit.
— Je ne vous suis bon à rien, je vais voir ma fille, dit M. Goriot.
— Vieil égoïste ! s’écria madame Vauquer, va, je te souhaite de mourir comme un chien.
— Allez donc voir si vous avez de l’éther, dit à madame Vauquer mademoiselle Michonneau qui, aidée par Poiret, avait défait les habits de Vautrin.
Madame Vauquer descendit chez elle et laissa mademoiselle Michonneau maîtresse du champ de bataille.
— Allons, ôtez-lui donc sa chemise et retournez-le vite ! Soyez donc bon à quelque chose en m’épargnant de voir des nudités, dit-elle à Poiret. Vous restez là comme Baba.
Vautrin retourné, mademoiselle Michonneau appliqua sur l’épaule du malade une forte claque et les deux fatales lettres reparurent en blanc au milieu de la place rouge.
— Tiens, vous avez bien lestement gagné votre gratification de trois mille francs, s’écria Poiret en tenant Vautrin debout, pendant que mademoiselle Michonneau lui remettait sa chemise. — Ouf ! il est lourd, reprit-il en le couchant.
— Taisez-vous. S’il y avait une caisse ? dit vivement la vieille fille dont les yeux semblaient percer les murs, tant elle examinait avec avidité les moindres meubles de la chambre. — Si l’on pouvait ouvrir ce secrétaire, sous un prétexte quelconque ? reprit-elle.
— Ce serait peut-être mal, répondit Poiret.
— Non. L’argent volé, ayant été celui de tout le monde, n’est plus à personne. Mais le temps nous manque, répondit-elle. J’entends la Vauquer.
— Voilà de l’éther, dit madame Vauquer. Par exemple, c’est aujourd’hui la journée aux aventures. Dieu ! cet homme-là ne peut pas être malade, il est blanc comme un poulet. — Comme un poulet ? répéta Poiret.
Son cœur bat régulièrement, dit la veuve en lui posant la main sur le cœur.
— Régulièrement ? dit Poiret étonné.
— Il est très-bien.
— Vous trouvez ? demanda Poiret.
— Dame ! il a l’air de dormir. Sylvie est allée chercher un médecin. Dites donc, mademoiselle Michonneau, il renifle à l’éther. Bah ! c’est un se-passe (un spasme). Son pouls est bon. Il est fort comme un Turc. Voyez donc, mademoiselle, quelle palatine il a sur l’estomac ; il vivra cent ans, cet homme-là ! Sa perruque tient bien tout de même. Tiens, elle est collée, il a de faux cheveux, rapport à ce qu’il est rouge. On dit qu’il sont tout bons ou tout mauvais, les rouges ! Il serait donc bon, lui ?
— Bon à pendre, dit Poiret.
— Vous voulez dire au cou d’une jolie femme, s’écria vivement mademoiselle Michonneau. Allez-vous-en donc, monsieur Poiret. Ça nous regarde, nous autres, de vous soigner quand vous êtes malades. D’ailleurs, pour ce à quoi vous êtes bon, vous pouvez bien vous promener, ajouta-t-elle. Madame Vauquer et moi, nous garderons bien ce cher M. Vautrin.
Poiret s’en alla doucement et sans murmurer, comme un chien à qui son maître donne un coup de pied. Rastignac était sorti pour marcher, pour prendre l’air, il étouffait. Ce crime commis à heure fixe, il avait voulu l’empêcher la veille. Qu’était-il arrivé ? Que devait-il faire ? Il tremblait d’en être le complice. Le sang-froid de Vautrin l’épouvantait encore. — Si cependant Vautrin mourait sans parler ? se disait Rastignac.
Il allait à travers les allées du Luxembourg, comme s’il eût été traqué par une meute de chiens, et il lui semblait en entendre les aboiements.
— Eh bien ! lui cria Bianchon, as-tu lu le Pilote ?
Le Pilote était une feuille radicale dirigée par M. Tissot, et qui donnait pour la province, quelques heures après les journaux du matin, une édition où se trouvaient les nouvelles du jour, qui alors avaient, dans les départements, vingt-quatre heures d’avance sur les autres feuilles.
— Il s’y trouve une fameuse histoire, dit l’interne de l’hôpital Cochin. Le fils Taillefer s’est battu en duel avec le comte Franchessini, de la vieille garde, qui lui a mis deux pouces de fer dans le front. Voilà la petite Victorine un des plus riches partis de Paris. Hein ! si on avait su cela ? Quel trente-et-quarante que la mort ! Est-il vrai que Victorine te regardait d’un bon œil, toi ?
— Tais-toi, Bianchon, je ne l’épouserai jamais. J’aime une délicieuse femme, j’en suis aimé, je…
— Tu dis cela comme si tu te battais les flancs pour ne pas être infidèle. Montre-moi donc une femme qui vaille le sacrifice de la fortune du sieur Taillefer.
— Tous les démons sont donc après moi ? s’écria Rastignac.
— À qui donc en as-tu ? es-tu fou ? Donne-moi donc la main, dit Bianchon, que je te tâte le pouls. Tu as la fièvre.
— Va donc chez la mère Vauquer, lui dit Eugène, ce scélérat de Vautrin vient de tomber comme mort. — Ah ! dit Bianchon, qui laissa Rastignac seul, tu me confirmes des soupçons que je veux aller vérifier.
La longue promenade de l’étudiant en droit fut solennelle. Il fit en quelque sorte le tour de sa conscience. S’il flotta, s’il examina, s’il hésita, du moins sa probité sortit de cette âpre et terrible discussion éprouvée comme une barre de fer qui résiste à tous les essais. Il se souvint des confidences que le père Goriot lui avait faites la veille, il se rappela l’appartement choisi pour lui près de Delphine, rue d’Artois ; il reprit sa lettre, la relut, la baisa.
— Un tel amour est mon ancre de salut, se dit-il. Ce pauvre vieillard a bien souffert par le cœur. Il ne dit rien de ses chagrins, mais qui ne les devinerait pas ! Eh bien, j’aurai soin de lui comme d’un père, je lui donnerai mille jouissances. Si elle m’aime, elle viendra souvent chez moi passer la journée près de lui. Cette grande comtesse de Restaud est une infâme, elle ferait un portier de son père. Chère Delphine ! elle est meilleure pour le bonhomme, elle est digne d’être aimée. Ah ! ce soir je serai donc heureux !
Il tira la montre, l’admira.
— Tout m’a réussi ! Quand on s’aime bien pour toujours, l’on peut s’aider, je puis recevoir cela. D’ailleurs je parviendrai, certes, et pourrai tout rendre au centuple. Il n’y a dans cette liaison ni crime, ni rien qui puisse faire froncer le sourcil à la vertu la plus sévère. Combien d’honnêtes gens contractent des unions semblables ! Nous ne trompons personne ; et ce qui nous avilit, c’est le mensonge. Mentir, n’est-ce pas abdiquer ? Elle s’est depuis longtemps séparée de son mari. D’ailleurs, je lui dirai, moi, à cet Alsacien, de me céder une femme qu’il lui est impossible de rendre heureuse.
Le combat de Rastignac dura longtemps. Quoique la victoire dût rester aux vertus de la jeunesse, il fut néanmoins ramené par une invincible curiosité sur les quatre heures et demie, à la nuit tombante, vers la maison Vauquer, qu’il se jurait à lui-même de quitter pour toujours. Il voulait savoir si Vautrin était mort. Après avoir eu l’idée de lui administrer un vomitif, Bianchon avait fait porter à son hôpital les matières rendues par Vautrin, afin de les analyser chimiquement. En voyant l’insistance que mit mademoiselle Michonneau à vouloir les faire jeter, ses doutes se fortifièrent. Vautrin fut, d’ailleurs, trop promptement rétabli pour que Bianchon ne soupçonnât pas quelque complot contre le joyeux boute-en-train de la pension. À l’heure où rentra Rastignac, Vautrin se trouvait donc debout près du poêle dans la salle à manger. Attirés plus tôt que de coutume par la nouvelle du duel de Taillefer le fils, les pensionnaires, curieux de connaître les détails de l’affaire et l’influence qu’elle avait eue sur la destinée de Victorine, étaient réunis, moins le père Goriot, et devisaient de cette aventure. Quand Eugène entra, ses yeux rencontrèrent ceux de l’imperturbable Vautrin, dont le regard pénétra si avant dans son cœur et y remua si fortement quelques cordes mauvaises, qu’il en frissonna.
— Eh bien ! cher enfant, lui dit le forçat évadé, la Camuse aura longtemps tort avec moi. J’ai, selon ces dames, soutenu victorieusement un coup de sang qui aurait dû tuer un bœuf. — Ah ! vous pouvez bien dire un taureau, s’écria la veuve Vauquer.
— Seriez-vous donc fâché de me voir en vie ? dit Vautrin à l’oreille de Rastignac, dont il crut deviner les pensées. Ce serait d’un homme diantrement fort !
— Ah ! ma foi, dit Bianchon, mademoiselle Michonneau parlait avant-hier d’un monsieur surnommé Trompe-la-Mort ; ce nom-là vous irait bien.
Ce mot produisit sur Vautrin l’effet de la foudre : il pâlit et chancela, son regard magnétique tomba comme un rayon de soleil sur mademoiselle Michonneau, à laquelle ce jet de volonté cassa les jarrets. La vieille fille se laissa couler sur une chaise. Poiret s’avança vivement entre elle et Vautrin, comprenant qu’elle était en danger, tant la figure du forçat devint férocement significative en déposant le masque bénin sous lequel se cachait sa vraie nature. Sans rien comprendre encore à ce drame, tous les pensionnaires restèrent ébahis. En ce moment, l’on entendit le pas de plusieurs hommes, et le bruit de quelques fusils que des soldats firent sonner sur le pavé de la rue. Au moment où Collin cherchait machinalement une issue en regardant les fenêtres et les murs, quatre hommes se montrèrent à la porte du salon. Le premier était le chef de la police de sûreté, les trois autres étaient des officiers de paix.
— Au nom de la loi et du roi, dit un des officiers dont la voix fut couverte par un murmure d’étonnement.
Bientôt le silence régna dans la salle à manger, les pensionnaires se séparèrent pour livrer passage à trois de ces hommes qui tous avaient la main dans leur poche de côté et y tenaient un pistolet armé. Deux gendarmes qui suivaient les agents occupèrent la porte du salon, et deux autres se montrèrent à celle qui sortait par l’escalier. Le pas et les fusils de plusieurs soldats retentirent sur le pavé caillouteux qui longeait la façade. Tout espoir de fuite fut donc interdit à Trompe-la-Mort, sur qui tous les regards s’arrêtèrent irrésistiblement. Le chef alla droit à lui, commença par lui donner sur la tête une tape si violemment appliquée qu’il fit sauter la perruque et rendit à la tête de Collin toute son horreur. Accompagnées de cheveux rouge brique et courts qui leur donnaient un épouvantable caractère de force mêlée de ruse, cette tête et cette face, en harmonie avec le buste, furent intelligemment illuminées comme si les feux de l’enfer les eussent éclairées. Chacun comprit tout Vautrin, son passé, son présent, son avenir, ses doctrines implacables, la religion de son bon plaisir, la royauté que lui donnaient le cynisme de ses pensées, de ses actes, et la force d’une organisation faite à tout. Le sang lui monta au visage, et ses yeux brillèrent comme ceux d’un chat sauvage. Il bondit sur lui-même par un mouvement empreint d’une si féroce énergie, il rugit si bien qu’il arracha des cris de terreur à tous les pensionnaires. À ce geste de lion, et s’appuyant de la clameur générale, les agents tirèrent leurs pistolets. Collin comprit son danger en voyant briller le chien de chaque arme, et donna tout à coup la preuve de la plus haute puissance humaine. Horrible et majestueux spectacle ! sa physionomie présenta un phénomène qui ne peut être comparé qu’à celui de la chaudière pleine de cette vapeur fumeuse qui soulèverait des montagnes, et que dissout en un clin d’œil une goutte d’eau froide. La goutte d’eau qui froidit sa rage fut une réflexion rapide comme un éclair. Il se mit à sourire et regarda sa perruque.
— Tu n’es pas dans tes jours de politesse, dit-il au chef de la police de sûreté.
Et il tendit ses mains aux gendarmes en les appelant par un signe de tête.
Messieurs les gendarmes, mettez-moi les menottes ou les poucettes. Je prends à témoin les personnes présentes que je ne résiste pas.
Un murmure admiratif, arraché par la promptitude avec laquelle la lave et le feu sortirent et rentrèrent dans ce volcan humain, retentit dans la salle.
— Ça te la coupe, monsieur l’enfonceur, reprit le forçat en regardant le célèbre directeur de la police judiciaire.
— Allons, qu’on se déshabille, lui dit l’homme de la petite rue Sainte-Anne d’un air plein de mépris.
— Pourquoi ? dit Collin, il y a des dames. Je ne nie rien, et je me rends.
Il fit une pause, et regarda l’assemblée comme un orateur qui va dire des choses surprenantes.
— Écrivez, papa Lachapelle, dit-il en s’adressant à un petit vieillard en cheveux blancs qui s’était assis au bout de la table après avoir tiré d’un portefeuille le procès-verbal de l’arrestation. Je reconnais être Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, condamné à vingt ans de fers ; et je viens de prouver que je n’ai pas volé mon surnom. Si j’avais seulement levé la main, dit-il aux pensionnaires, ces trois mouchards-là répandaient tout mon raisiné sur le trimar domestique de maman Vauquer. Ces drôles se mêlent de combiner des guet-apens !
Madame Vauquer se trouva mal en entendant ces mots.
— Mon Dieu ! c’est à en faire une maladie, moi qui étais hier à la Gaîté avec lui, dit-elle à Sylvie.
— De la philosophie, maman, reprit Collin. Est-ce un malheur d’être allée dans ma loge hier, à la Gaîté ? s’écria-t-il. Êtes-vous meilleure que nous ? Nous avons moins d’infamie sur l’épaule que vous n’en avez dans le cœur, membres flasques d’une société gangrenée : le meilleur d’entre vous ne me résistait pas. Ses yeux s’arrêtèrent sur Rastignac, auquel il adressa un sourire gracieux qui contrastait singulièrement avec la rude expression de sa figure. — Notre marché va toujours, mon ange, en cas d’acceptation, toutefois ! Vous savez ?
Il chanta :
Ma Fanchette est charmante
Dans sa simplicité.
— Ne soyez pas embarrassé, reprit-il, je sais faire mes recouvrements. L’on me craint trop pour me flouer, moi !
Le bagne avec ses mœurs et son langage, avec ses brusques transitions du plaisant à l’horrible, son épouvantable grandeur, sa familiarité, sa bassesse, fut tout à coup représenté dans cette interpellation et par cet homme, qui ne fut plus un homme, mais le type de toute une nation dégénérée, d’un peuple sauvage et logique, brutal et souple. En un moment Collin devint un poëte infernal où se peignirent tous les sentiments humains, moins un seul, celui du repentir. Son regard était celui de l’archange déchu qui veut toujours la guerre. Rastignac baissa les yeux en acceptant ce cousinage criminel comme une expiation de ses mauvaises pensées.
— Qui m’a trahi ? dit Collin en promenant son terrible regard sur l’assemblée. Et l’arrêtant sur mademoiselle Michonneau :
— C’est toi, lui dit-il, vieille cagnotte, tu m’a donné un faux coup de sang, curieuse !… En disant deux mots, je pourrais te faire scier le cou dans huit jours. Je te pardonne, je suis chrétien. D’ailleurs ce n’est pas toi qui m’as vendu. Mais qui ? — Ah ! ah ! vous fouillez là-haut, s’écria-t-il en entendant les officiers de la police judiciaire qui ouvraient ses armoires et s’emparaient de ses effets. Dénichés les oiseaux, envolés d’hier. Et vous ne saurez rien. Mes livres de commerce sont là, dit-il en se frappant le front. Je sais qui m’a vendu maintenant. Ce ne peut être que ce gredin de Fil-de-Soie. — Pas vrai, père l’empoigneur ? dit-il au chef de police. Ça s’accorde trop bien avec le séjour de nos billets de banque là-haut. Plus rien, mes petits mouchards. Quant à Fil-de-Soie, il sera terré sous quinze jours, lors même que vous le feriez garder par toute votre gendarmerie. — Que lui avez-vous donné, à cette Michonnette ? dit-il aux gens de la police, quelque millier d’écus ? je valais mieux que ça, Ninon cariée, Pompadour en loques, Vénus du Père-Lachaise. Si tu m’avais prévenu, tu aurais eu six mille francs. Ah ! tu ne t’en doutais pas, vieille vendeuse de chair, sans quoi j’aurais eu la préférence. Oui, je les aurais donnés pour éviter un voyage qui me contrarie et qui me fait perdre de l’argent, disait-il pendant qu’on lui mettait les menottes. Ces gens-là vont se faire un plaisir de me traîner un temps infini pour m’otolondrer. S’ils m’envoyaient tout de suite au bagne, je serais bientôt rendu à mes occupations, malgré nos petits badauds du quai des Orfévres. Là-bas, ils vont tous se mettre l’âme à l’envers pour faire évader leur général, ce bon Trompe-la-Mort ! Y a-t-il un de vous qui soit, comme moi, riche de plus de dix mille frères prêts à tout faire pour vous ? demanda-t-il avec fierté. Il y a du bon là, dit-il en se frappant le cœur ; je n’ai jamais trahi personne ! — Tiens, cagnotte, vois-les, dit-il en s’adressant à la vieille fille. Ils me regardent avec terreur, mais toi tu leur soulèves le cœur de dégoût. Ramasse ton lot.
Il fit une pause en contemplant les pensionnaires.
— Êtes-vous bêtes, vous autres ! n’avez-vous jamais vu de forçat ? Un forçat de la trempe de Collin, ici présent, est un homme moins lâche que les autres, et qui proteste contre les profondes déceptions du contrat social, comme dit Jean-Jacques, dont je me glorifie d’être l’élève. Enfin, je suis seul contre le gouvernement avec son tas de tribunaux, de gendarmes, de budgets, et je les roule.
— Diantre ! dit le peintre, il est fameusement beau à dessiner.
— Dis-moi, menin de monseigneur le bourreau, gouverneur de la Veuve (nom plein de terrible poésie que les forçats donnent à la guillotine), ajouta-t-il en se tournant vers le chef de la police de sûreté, sois bon enfant, dis-moi si c’est Fil-de-Soie qui m’a vendu ! je ne voudrais pas qu’il payât pour un autre, ce ne serait pas juste.
En ce moment les agents qui avaient tout ouvert et tout inventorié chez lui rentrèrent et parlèrent à voix basse au chef de l’expédition.
Le procès-verbal était fini.
— Messieurs, dit Collin en s’adressant aux pensionnaires, ils vont m’emmener. Vous avez été tous très-aimables pour moi pendant mon séjour ici, j’en aurai de la reconnaissance. Recevez mes adieux. Vous me permettrez de vous envoyer des figues de Provence.
Il fit quelques pas, et se retourna pour regarder Rastignac. Adieu, Eugène, dit-il d’une voix douce et triste qui contrastait singulièrement avec le ton brusque de ses discours. Si tu étais gêné, je t’ai laissé un ami dévoué.
Malgré ses menottes, il put se mettre en garde, fit un appel de maître d’armes, cria : « Une, deux ! » et se fendit.
— En cas de malheur, adresse-toi là. Homme et argent, tu peux disposer de tout.
Ce singulier personnage mit assez de bouffonnerie dans ces dernières paroles pour qu’elles ne pussent être comprises que de Rastignac et de lui. Quand la maison fut évacuée par les gendarmes, par les soldats et par les agents de la police, Sylvie, qui frottait de vinaigre les tempes de sa maîtresse, regarda les pensionnaires étonnés.
— Eh bien ! dit-elle, c’était un homme tout de même.
Cette phrase rompit le charme que produisaient sur chacun l’affluence et la diversité des sentiments excités par cette scène. En ce moment, les pensionnaires, après s’être examinés entre eux, virent tous à la fois mademoiselle Michonneau grêle, sèche et froide autant qu’une momie, tapie près du poêle, les yeux baissés, comme si elle eût craint que l’ombre de son abat-jour ne fût pas assez forte pour cacher l’expression de ses regards. Cette figure, qui leur était antipathique depuis si longtemps, fut tout à coup expliquée. Un murmure, qui, par sa parfaite unité de son, trahissait un dégoût unanime, retentit sourdement. Mademoiselle Michonneau l’entendit et resta. Bianchon, le premier, se pencha vers son voisin.
— Je décampe si cette fille doit continuer à dîner avec nous, dit-il à demi-voix.
En un clin d’œil chacun, moins Poiret, approuva la proposition de l’étudiant en médecine, qui, fort de l’adhésion générale, s’avança vers le vieux pensionnaire.
— Vous qui êtes lié particulièrement avec mademoiselle Michonneau, lui dit-il, parlez-lui, faites-lui comprendre qu’elle doit s’en aller à l’instant même.
— À l’instant même ? répéta Poiret étonné.
Puis il vint auprès de la vieille, et lui dit quelques mots à l’oreille.
— Mais mon terme est payé, je suis ici pour mon argent comme tout le monde, dit-elle en lançant un regard de vipère sur les pensionnaires.
— Qu’à cela ne tienne, nous nous cotiserons pour vous le rendre, dit Rastignac.
— Monsieur soutient Collin, répondit-elle en jetant sur l’étudiant un regard venimeux et interrogateur, il n’est pas difficile de savoir pourquoi.
À ce mot, Eugène bondit comme pour se ruer sur la vieille fille et l’étrangler. Ce regard, dont il comprit les perfidies, venait de jeter une horrible lumière dans son âme.
— Laissez-la donc, s’écrièrent les pensionnaires. Rastignac se croisa les bras et resta muet.
— Finissons-en avec mademoiselle Judas, dit le peintre en s’adressant à madame Vauquer. Madame, si vous ne mettez pas à la porte la Michonneau, nous quittons tous votre baraque, et nous dirons partout qu’il ne s’y trouve que des espions et des forçats. Dans le cas contraire, nous nous tairons tous sur cet événement, qui, au bout du compte, pourrait arriver dans les meilleures sociétés, jusqu’à ce qu’on marque les galériens au front, et qu’on leur défende de se déguiser en bourgeois de Paris, et de se faire aussi bêtement farceurs qu’ils le sont tous.
À ce discours, madame Vauquer retrouva miraculeusement la santé, se redressa, se croisa les bras, ouvrit ses yeux clairs et sans apparence de larmes.
— Mais, mon cher monsieur, vous voulez donc la ruine de ma maison ? Voilà M. Vautrin… Oh ! mon Dieu, se dit-elle en s’interrompant elle-même, je ne puis pas m’empêcher de l’appeler par son nom d’honnête homme ! Voilà, reprit-elle, un appartement vide, et vous voulez que j’en aie deux de plus à louer dans une saison où tout le monde est casé…
— Messieurs, prenons nos chapeaux, et allons dîner place Sorbonne, chez Flicoteaux, dit Bianchon.
Madame Vauquer calcula d’un seul coup d’œil le parti le plus avantageux, et roula jusqu’à mademoiselle Michonneau.
— Allons, ma chère petite belle, vous ne voulez pas la mort de mon établissement, hein ? Vous voyez à quelle extrémité me réduisent ces messieurs ; remontez dans votre chambre pour ce soir. — Du tout, du tout, crièrent les pensionnaires, nous voulons qu’elle sorte à l’instant.
— Mais elle n’a pas dîné, cette pauvre demoiselle, dit Poiret d’un ton piteux.
— Elle ira dîner où elle voudra, crièrent plusieurs voix.
— À la porte, la moucharde !
— À la porte, les mouchards !
— Messieurs, s’écria Poiret, qui s’éleva tout à coup à la hauteur du courage que l’amour prête aux béliers, respectez une personne du sexe.
— Les mouchards ne sont d’aucun sexe, dit le peintre.
— Fameux sexorama !
— À la portorama !
— Messieurs, ceci est indécent. Quand on renvoie les gens, on doit y mettre des formes. Nous avons payé, nous restons, dit Poiret en se couvrant de sa casquette et se plaçant sur une chaise à côté de mademoiselle Michonneau, que prêchait madame Vauquer.
— Méchant, lui dit le peintre d’un air comique, petit méchant, va !
— Allons, si vous ne vous en allez pas, nous nous en allons, nous autres, dit Bianchon.
Et les pensionnaires firent en masse un mouvement vers le salon.
— Mademoiselle, que voulez-vous donc ? s’écria madame Vauquer, je suis ruinée. Vous ne pouvez pas rester, ils vont en venir à des actes de violence.
Mademoiselle Michonneau se leva.
— Elle s’en ira ! — Elle ne s’en ira pas ! — Elle s’en ira ! — Elle ne s’en ira pas ! Ces mots dits alternativement, et l’hostilité des propos qui commençaient à se tenir sur elle, contraignirent mademoiselle Michonneau à partir, après quelques stipulations faites à voix basse avec l’hôtesse.
— Je vais chez madame Buneaud, dit-elle d’un air menaçant.
Allez où vous voudrez, mademoiselle, dit madame Vauquer, qui vit une cruelle injure dans le choix qu’elle faisait d’une maison avec laquelle elle rivalisait, et qui lui était conséquemment odieuse. Allez chez la Buneaud, vous aurez du vin à faire danser les chèvres, et des plats achetés chez les regrattiers.
Les pensionnaires se mirent sur deux files dans le plus grand silence. Poiret regarda si tendrement mademoiselle Michonneau, il se montra si naïvement indécis, sans savoir s’il devait la suivre ou rester, que les pensionnaires, heureux du départ de mademoiselle Michonneau, se mirent à rire en se regardant.
— Xi, xi, xi, Poiret, lui cria le peintre. Allons, houp-là ! houp !
L’employé au Muséum se mit à chanter comiquement ce début d’une romance connue :
Partant pour la Syrie,
Le jeune et beau Dunois…
— Allez donc, vous en mourez d’envie, trahit sua quemque voluptas, dit Bianchon.
— Chacun suit sa particulière, traduction libre de Virgile, dit le répétiteur.
Mademoiselle Michonneau ayant fait le geste de prendre le bras de Poiret en le regardant, il ne put résister à cet appel, et vint donner son appui à la vieille. Des applaudissements éclatèrent, et il y eut une explosion de rires. — Bravo, Poiret ! Ce vieux Poiret ! — Apollon-Poiret ! — Mars-Poiret ! — Courageux Poiret !
En ce moment, un commissionnaire entra, remit une lettre à madame Vauquer, qui se laissa couler sur sa chaise, après l’avoir lue.
— Mais il n’y a plus qu’à brûler ma maison, le tonnerre y tombe. Le fils Taillefer est mort à trois heures. Je suis bien punie d’avoir souhaité du bien à ces dames au détriment de ce pauvre jeune homme. Madame Couture et Victorine me redemandent leurs effets, et vont demeurer chez son père. Monsieur Taillefer permet à sa fille de garder la veuve Couture comme demoiselle de compagnie. Quatre appartements vacants, cinq pensionnaires de moins !…
Elle s’assit et parut près de pleurer.
— Le malheur est entré chez moi, s’écria-t-elle.
Le roulement d’une voiture qui s’arrêtait retentit tout à coup dans la rue.
— Encore quelque chape-chute, dit Sylvie.
Goriot montra soudain une physionomie brillante et colorée de bonheur, qui pouvait faire croire à sa régénération.
— Goriot en fiacre ? dirent les pensionnaires, la fin du monde arrive !
Le bonhomme alla droit à Eugène, qui restait pensif dans un coin, et le prit par le bras
— Venez, lui dit-il d’un air joyeux.
— Vous ne savez donc pas ce qui se passe ? lui dit Eugène. Vautrin était un forçat que l’on vient d’arrêter, et le fils Taillefer est mort.
— Eh bien ! qu’est-ce que ça nous fait ? répondit le père Goriot. Je dîne avec ma fille, chez vous, entendez-vous ? Elle vous attend, venez !
Il tira si violemment Rastignac par le bras, qu’il le fit marcher de force, et parut l’enlever comme si c’eût été sa maîtresse.
— Dînons, cria le peintre.
En un moment chacun prit sa chaise et s’attabla.
Par exemple, dit la grosse Sylvie, tout est malheur aujourd’hui, mon haricot de mouton s’est attaché. Bah ! vous le mangerez brûlé, tant pire !
Madame Vauquer n’eut pas le courage de dire un mot en ne voyant que dix personnes au lieu de dix-huit autour de sa table ; mais chacun tenta de la consoler et de l’égayer. Si d’abord les externes s’entretinrent de Vautrin et des événements de la journée, ils obéirent bientôt à l’allure serpentine de leur conversation, et se mirent à parler des duels, du bagne, de la justice, des lois à refaire, des prisons. Puis ils se trouvèrent à mille lieues de Jacques Collin, de Victorine et de son frère. Quoiqu’ils ne fussent que dix, ils crièrent comme vingt, et semblaient être plus nombreux qu’à l’ordinaire ; ce fut toute la différence qu’il y eut entre ce dîner et celui de la veille. L’insouciance habituelle de ce monde égoïste qui, le lendemain, devait avoir dans les événements quotidiens de Paris une autre proie à dévorer, reprit le dessus, et madame Vauquer elle-même se laissa calmer par l’espérance, qui emprunta la voix de la grosse Sylvie. Cette journée devait être jusqu’au soir une fantasmagorie pour Eugène, qui, malgré la force de son caractère et la bonté de sa tête, ne savait comment classer ses idées, quand il se trouva dans le fiacre à côté du père Goriot dont les discours trahissaient une joie inaccoutumée, et retentissaient à son oreille, après tant d’émotions, comme les paroles que nous entendons en rêve.
— C’est fini de ce matin. Nous dînons tous les trois ensemble, ensemble ! comprenez-vous ? Voici quatre ans que je n’ai dîné avec ma Delphine, ma petite Delphine. Je vais l’avoir à moi pendant toute une soirée. Nous sommes chez vous depuis ce matin. J’ai travaillé comme un manœuvre, habit bas. J’aidais à porter les meubles Ah ! ah ! vous ne savez pas comme elle est gentille à table, elle s’occupera de moi : « Tenez, papa, mangez donc de cela, c’est bon. » Et alors je ne peux pas manger. Oh ! y a-t-il longtemps que je n’ai été tranquille avec elle comme nous allons l’être !
— Mais, lui dit Eugène, aujourd’hui le monde est donc renversé ?
— Renversé ? dit le père Goriot. Mais à aucune époque le monde n’a si bien été. Je ne vois que des figures gaies dans les rues, des gens qui se donnent des poignées de main, et qui s’embrassent ; des gens heureux comme s’ils allaient tous dîner chez leurs filles, y gobichonner un bon petit dîner qu’elle a commandé devant moi au chef du café des Anglais. Mais bah ! près d’elle le chicotin serait doux comme miel.
— Je crois revenir à la vie, dit Eugène.
— Mais marchez donc, cocher, cria le père Goriot en ouvrant la glace de devant. Allez donc plus vite, je vous donnerai cent sous pour boire si vous me menez en dix minutes là où vous savez.
En entendant cette promesse, le cocher traversa Paris avec la rapidité de l’éclair.
— Il ne va pas, ce cocher, disait le père Goriot.
— Mais où me conduisez-vous donc ? lui demanda Rastignac.
— Chez vous, dit le père Goriot.
La voiture s’arrêta rue d’Artois. Le bonhomme descendit le premier et jeta dix francs au cocher, avec la prodigalité d’un homme veuf qui, dans le paroxysme de son plaisir, ne prend garde à rien.
— Allons, montons, dit-il à Rastignac en lui faisant traverser une cour et le conduisant à la porte d’un appartement situé au troisième étage, sur le derrière d’une maison neuve et de belle apparence.
Le père Goriot n’eut pas besoin de sonner. Thérèse, la femme de chambre de madame de Nucingen, leur ouvrit la porte. Eugène se vit dans un délicieux appartement de garçon, composé d’une antichambre, d’un petit salon, d’une chambre à coucher et d’un cabinet ayant vue sur un jardin. Dans le petit salon, dont l’ameublement et le décor pouvaient soutenir la comparaison avec ce qu’il y avait de plus joli, de plus gracieux, il aperçut, à la lumière des bougies, Delphine, qui se leva d’une causeuse, au coin du feu, mit son écran sur la cheminée, et lui dit avec une intonation de voix chargée de tendresse :
— Il a donc fallu vous aller chercher, monsieur qui ne comprenez rien ! Thérèse sortit. L’étudiant prit Delphine dans ses bras, la serra vivement et pleura de joie. Ce dernier contraste entre ce qu’il voyait et ce qu’il venait de voir, dans un jour où tant d’irritations avaient fatigué son cœur et sa tête, détermina chez Rastignac un accès de sensibilité nerveuse.
— Je savais bien, moi, qu’il t’aimait, dit tout bas le père Goriot à sa fille pendant qu’Eugène abattu gisait sur la causeuse sans pouvoir prononcer une parole ni se rendre compte encore de la manière dont ce dernier coup de baguette avait été frappé.
— Mais venez donc voir, lui dit madame de Nucingen en le prenant par la main et l’emmenant dans une chambre dont les tapis, les meubles et les moindres détails lui rappelèrent, en de plus petites proportions, celle de Delphine.
— Il y manque un lit, dit Rastignac.
— Oui, monsieur, dit-elle en rougissant et lui serrant la main.
Eugène la regarda, et comprit, jeune encore, tout ce qu’il y avait de pudeur vraie dans un cœur de femme aimante.
— Vous êtes une de ces créatures que l’on doit adorer toujours, lui dit-il à l’oreille. Oui, j’ose vous le dire, puisque nous nous comprenons si bien : plus vif et sincère est l’amour, plus il doit être voilé, mystérieux. Ne donnons notre secret à personne.
— Oh ! je ne serai pas quelqu’un, moi, dit le père Goriot en grognant.
— Vous savez bien que vous êtes nous, vous…
— Ah ! voilà ce que je voulais. Vous ne ferez pas attention à moi, n’est-ce pas ? J’irai, je viendrai comme un bon esprit qui est partout, et qu’on sait être là sans le voir. Eh bien ! Delphinette, Ninette, Dedel ! n’ai-je pas eu raison de te dire « Il y a un joli appartement rue d’Artois, meublons-le pour lui ! » Tu ne voulais pas. Ah ! c’est moi qui suis l’auteur de ta joie, comme je suis l’auteur de tes jours. Les pères doivent toujours donner pour être heureux. Donner toujours, c’est ce qui fait qu’on est père.
— Comment ? dit Eugène.
— Oui, elle ne voulait pas, elle avait peur qu’on ne dît des bêtises, comme si le monde valait le bonheur ! Mais toutes les femmes rêvent de faire ce qu’elle fait…
Le père Goriot parlait tout seul, madame de Nucingen avait emmené Rastignac dans le cabinet où le bruit d’un baiser retentit, quelque légèrement qu’il fût pris. Cette pièce était en rapport avec l’élégance de l’appartement, dans lequel d’ailleurs rien ne manquait.
— A-t-on bien deviné vos vœux ? dit-elle en revenant dans le salon pour se mettre à table.
— Oui, dit-il, trop bien. Hélas ! ce luxe si complet, ces beaux rêves réalisés, toutes les poésies d’une vie jeune, élégante, je les sens trop pour ne pas les mériter ; mais je ne puis les accepter de vous, et je suis trop pauvre encore pour…
— Ah ! ah ! vous me résistez déjà, dit-elle d’un petit air d’autorité railleuse en faisant une de ces jolies moues que font les femmes quand elles veulent se moquer de quelque scrupule pour le mieux dissiper.
Eugène s’était trop solennellement interrogé pendant cette journée, et l’arrestation de Vautrin, en lui montrant la profondeur de l’abîme dans lequel il avait failli rouler, venait de trop bien corroborer ses sentiments nobles et sa délicatesse pour qu’il cédât à cette caressante réfutation de ses idées généreuses. Une profonde tristesse s’empara de lui.
— Comment ! dit madame de Nucingen, vous refuseriez ? Savez-vous ce que signifie un refus semblable ? Vous doutez de l’avenir, vous n’osez pas vous lier à moi. Vous avez donc peur de trahir mon affection ? Si vous m’aimez, si je… vous aime, pourquoi reculez-vous devant d’aussi minces obligations ? Si vous connaissiez le plaisir que j’ai eu à m’occuper de tout ce ménage de garçon, vous n’hésiteriez pas, et vous me demanderiez pardon. J’avais de l’argent à vous, et je l’ai bien employé, voilà tout. Vous croyez être grand, et vous êtes petit. Vous demandez bien plus… (Ah ! dit-elle en saisissant un regard de passion chez Eugène) et vous faites des façons pour des niaiseries. Si vous ne m’aimez point, oh ! oui, n’acceptez pas. Mon sort est dans un mot. Parlez ! — Mais, mon père, dites-lui donc quelques bonnes raisons, ajouta-t-elle en se tournant vers son père après une pause. Croit-il que je ne sois pas moins chatouilleuse que lui sur notre honneur ?
Le père Goriot avait le sourire fixe d’un thériaki en voyant, en écoutant cette jolie querelle.
— Enfant ! vous êtes à l’entrée de la vie, reprit-elle en saisissant la main d’Eugène, vous trouvez une barrière insurmontable pour beaucoup de gens, une main de femme vous l’ouvre, et vous reculez ! Mais vous réussirez, vous ferez une brillante fortune, le succès est écrit sur votre beau front. Ne pourrez-vous pas alors me rendre ce que je vous prête aujourd’hui ? Autrefois les dames ne donnaient-elles pas à leurs chevaliers des armures, des épées, des casques, des cottes de mailles, des chevaux, afin qu’ils pussent aller combattre en leur nom dans les tournois ? Eh bien, Eugène, les choses que je vous offre sont les armes de l’époque, des outils nécessaires à qui veut être quelque chose. Il est joli, le grenier où vous êtes, s’il ressemble à la chambre de papa ! Voyons, nous ne dînerons donc pas ? Voulez-vous m’attrister ? Répondez donc ? dit-elle en lui secouant la main. — Mon Dieu, papa, décide-le donc, ou je sors et ne le revois jamais.
— Je vais vous décider, dit le père Goriot en sortant de son extase. Mon cher monsieur Eugène, vous allez emprunter de l’argent à des juifs, n’est-ce pas ?
— Il le faut bien, dit-il.
— Bon, je vous tiens, reprit le bonhomme en tirant un mauvais portefeuille en cuir tout usé. Je me suis fait juif, j’ai payé toutes les factures, les voici. Vous ne devez pas un centime pour tout ce qui se trouve ici. Ça ne fait pas une grosse somme, tout au plus cinq mille francs. Je vous les prête, moi ! Vous ne me refuserez pas, je ne suis pas une femme. Vous m’en ferez une reconnaissance sur un chiffon de papier, et vous me les rendrez plus tard.
Quelques pleurs roulèrent à la fois dans les yeux d’Eugène et de Delphine, qui se regardèrent avec surprise. Rastignac tendit la main au bonhomme et la lui serra.
— Eh bien, quoi ! n’êtes-vous pas mes enfants ? dit Goriot.
— Mais, mon pauvre père, dit madame de Nucingen, comment avez-vous donc fait ?
— Ah ! nous y voilà, répondit-il. Quand je t’ai eu décidée à le mettre près de toi, que je t’ai vue achetant des choses comme pour une mariée, je me suis dit : « Elle va se trouver dans l’embarras ! » L’avoué prétend que le procès à intenter à ton mari, pour lui faire rendre ta fortune, durera plus de six mois. Bon. J’ai vendu mes treize cent cinquante livres de rente perpétuelle ; je me suis fait, avec quinze mille francs, douze cents francs de rentes viagères bien hypothéquées, et j’ai payé vos marchands avec le reste du capital, mes enfants. Moi, j’ai là-haut une chambre de cinquante écus par an, je peux vivre comme un prince avec quarante sous par jour, et j’aurai encore du reste. Je n’use rien, il ne me faut presque pas d’habits. Voilà quinze jours que je ris dans ma barbe en me disant : « Vont-ils être heureux ! » Eh bien, n’êtes-vous pas heureux ?
— Oh ! papa, papa ! dit madame de Nucingen en sautant sur son père qui la reçut sur ses genoux. Elle le couvrit de baisers, lui caressa les joues avec ses cheveux blonds, et versa des pleurs sur ce vieux visage épanoui, brillant.
— Cher père, vous êtes un père ! Non, il n’existe pas deux pères comme vous sous le ciel. Eugène vous aimait bien déjà, que sera-ce maintenant !
— Mais, mes enfants, dit le père Goriot qui depuis dix ans n’avait pas senti le cœur de sa fille battre sur le sien, mais, Delphinette, tu veux donc me faire mourir de joie ! Mon pauvre cœur se brise. Allez, monsieur Eugène, nous sommes déjà quittes !
Et le vieillard serrait sa fille par une étreinte si sauvage, si délirante, qu’elle dit : — Ah ! tu me fais mal.
— Je te fais mal ! dit-il en pâlissant.
Il la regarda d’un air surhumain de douleur. Pour bien peindre la physionomie de ce Christ de la paternité, il faudrait aller chercher des comparaisons dans les images que les princes de la palette ont inventées pour peindre la passion soufferte au bénéfice des mondes par le Sauveur des hommes. Le père Goriot baisa bien doucement la ceinture que ses doigts avaient trop pressée.
— Non, non, je ne t’ai pas fait mal ? reprit-il en la questionnant par un sourire ; c’est toi qui m’as fait mal avec ton cri. Ça coûte plus cher, dit-il à l’oreille de sa fille en la lui baisant avec précaution, mais il faut l’attraper, sans quoi il se fâcherait.
Eugène était pétrifié par l’inépuisable dévouement de cet homme, et le contemplait en exprimant cette naïve admiration qui, au jeune âge, est de la foi.
— Je serai digne de tout cela, s’écria-t-il.
— Ô mon Eugène, c’est beau ce que vous venez de dire là. Et madame de Nucingen baisa l’étudiant au front.
— Il a refusé pour toi mademoiselle Taillefer et ses millions, dit le père Goriot. Oui, elle vous aimait, la petite ; et, son frère mort, la voilà riche comme Crésus.
— Oh ! pourquoi le dire ? s’écria Rastignac.
— Eugène, lui dit Delphine à l’oreille, maintenant j’ai un regret pour ce soir. Ah ! je vous aimerai bien, moi ! et toujours.
— Voilà la plus belle journée que j’aie eue depuis vos mariages, s’écria le père Goriot. Le bon Dieu peut me faire souffrir tant qu’il lui plaira, pourvu que ce ne soit pas par vous, je me dirai : « En février de cette année, j’ai été pendant un moment plus heureux que les hommes ne peuvent l’être pendant toute leur vie. » — Regarde-moi, Fifine ! dit-il à sa fille. — Elle est bien belle, n’est-ce pas ? Dites-moi donc, avez-vous rencontré beaucoup de femmes qui aient ses jolies couleurs et sa petite fossette ? Non, pas vrai ? Eh bien, c’est moi qui ai fait cet amour de femme. Désormais, en se trouvant heureuse par vous, elle deviendra mille fois mieux. Je puis aller en enfer, mon voisin, dit-il, s’il vous faut ma part de paradis, je vous la donne. Mangeons, mangeons, reprit-il en ne sachant plus ce qu’il disait, tout est à nous.
— Ce pauvre père !
— Si tu savais, mon enfant, dit-il en se levant et allant à elle, lui prenant la tête et la baisant au milieu de ses nattes de cheveux, combien tu peux me rendre heureux à bon marché ! viens me voir quelquefois, je serai là-haut, tu n’auras qu’un pas à faire. Promets-le-moi, dis !
— Oui, cher père.
— Dis encore.
— Oui, mon bon père.
— Tais-toi, je te le ferais dire cent fois si je m’écoutais. Dînons.
La soirée tout entière fut employée en enfantillages, et le père Goriot ne se montra pas le moins fou des trois. Il se couchait aux pieds de sa fille pour les baiser ; il la regardait longtemps dans les yeux ; il frottait sa tête contre sa robe ; enfin il faisait des folies comme en aurait fait l’amant le plus jeune et le plus tendre. — Voyez-vous ? dit Delphine à Eugène, quand mon père est avec nous, il faut être tout à lui. Ce sera pourtant bien gênant quelquefois.
Eugène, qui s’était senti déjà plusieurs fois des mouvements de jalousie, ne pouvait pas blâmer ce mot, qui renfermait le principe de toutes les ingratitudes.
— Et quand l’appartement sera-t-il fini ? dit Eugène en regardant autour de la chambre. Il faudra donc nous quitter ce soir ?
— Oui, mais demain vous viendrez dîner avec moi, dit-elle d’un air fin. Demain est un jour d’Italiens.
— J’irai au parterre, moi, dit le père Goriot.
Il était minuit. La voiture de madame de Nucingen attendait. Le père Goriot et l’étudiant retournèrent à la maison Vauquer en s’entretenant de Delphine avec un croissant enthousiasme qui produisit un curieux combat d’expressions entre ces deux violentes passions. Eugène ne pouvait pas se dissimuler que l’amour du père, qu’aucun intérêt personnel n’entachait, écrasait le sien par sa persistance et par son étendue. L’idole était toujours pure et belle pour le père, et son adoration s’accroissait de tout le passé comme de l’avenir. Ils trouvèrent madame Vauquer seule au coin de son poêle, entre Sylvie et Christophe. La vieille hôtesse était là comme Marius sur les ruines de Carthage. Elle attendait les deux seuls pensionnaires qui lui restassent, en se désolant avec Sylvie. Quoique lord Byron ait prêté d’assez belles lamentations au Tasse, elles sont bien loin de la profonde vérité de celles qui échappaient à madame Vauquer.
— Il n’y aura donc que trois tasses de café à faire demain matin, Sylvie. Hein ! ma maison déserte, n’est-ce pas à fendre le cœur ? Qu’est-ce que la vie sans mes pensionnaires ? Rien du tout. Voilà ma maison démeublée de ses hommes. La vie est dans les meubles. Qu’ai-je fait au ciel pour m’être attiré tous ces désastres ? Nos provisions de haricots et de pommes de terre sont faites pour vingt personnes. La police chez moi ! Nous allons donc ne manger que des pommes de terre ! Je renverrai donc Christophe !
Le Savoyard, qui dormait, se réveilla soudain et dit :
— Madame ?
— Pauvre garçon ! c’est comme un dogue, dit Sylvie.
— Une saison morte, chacun s’est casé. D’où me tombera-t-il des pensionnaires ? J’en perdrai la tête. Et cette sibylle de Michonneau qui m’enlève Poiret ! Qu’est-ce qu’elle lui faisait donc pour s’être attaché cet homme-là qui la suit comme un toutou ?
— Ah ! dame, fit Sylvie en hochant la tête, ces vieilles filles, ça connaît les rubriques.
— Ce pauvre M. Vautrin dont ils ont fait un forçat, reprit la veuve, eh bien, Sylvie, c’est plus fort que moi, je ne le crois pas encore. Un homme gai comme ça, qui prenait du gloria pour quinze francs par mois, et qui payait rubis sur l’ongle !
— Et qui était généreux ! dit Christophe.
— Il y a erreur, dit Sylvie.
— Mais non, il a avoué lui-même, reprit madame Vauquer. Et dire que toutes ces choses-là sont arrivées chez moi, dans un quartier où il ne passe pas un chat ! Foi d’honnête femme, je rêve. Car, vois-tu, nous avons vu Louis XVI avoir son accident, nous avons vu tomber l’Empereur, nous l’avons vu revenir et retomber, tout cela c’était dans l’ordre des choses possibles ; tandis qu’il n’y a point de chances contre des pensions bourgeoises : on peut se passer de roi, mais il faut toujours qu’on mange ; et, quand une honnête femme, née de Conflans, donne à dîner avec toutes bonnes choses, mais à moins que la fin du monde n’arrive… Mais, c’est ça, c’est la fin du monde.
— Et penser que mademoiselle Michonneau, qui vous fait tout ce tort, va recevoir, à ce qu’on dit, mille écus de rente, s’écria Sylvie.
— Ne m’en parle pas, ce n’est qu’une scélérate ! dit madame Vauquer. Et elle va chez la Buneaud, par-dessus le marché ! Mais elle est capable de tout, elle a dû faire des horreurs, elle a tué, volé dans son temps. Elle devait aller au bagne à la place de ce pauvre cher homme…
En ce moment Eugène et le père Goriot sonnèrent.
— Ah ! voilà mes deux fidèles, dit la veuve en soupirant.
Les deux fidèles, qui n’avaient qu’un fort léger souvenir des désastres de la pension bourgeoise, annoncèrent sans cérémonie à leur hôtesse qu’ils allaient demeurer à la Chaussée-d’Antin.
— Ah ! Sylvie ! dit la veuve, voilà mon dernier atout. — Vous m’avez donné le coup de la mort, messieurs ! ça m’a frappée dans l’estomaque. J’ai une barre là. Voilà une journée qui me met dix ans de plus sur la tête. Je deviendrai folle, ma parole d’honneur ! Que faire des haricots ? — Ah ! bien, si je suis seule ici, tu t’en iras demain, Christophe. — Adieu, messieurs, bonne nuit.
— Qu’a-t-elle donc ? demanda Eugène à Sylvie. — Dame ! voilà tout le monde parti par suite des affaires. Ça lui a troublé la tête. Allons, je l’entends qui pleure. Ça lui fera du bien de chigner. Voilà la première fois qu’elle se vide les yeux depuis que je suis à son service.
Le lendemain, madame Vauquer s’était, suivant son expression, raisonnée. Si elle parut affligée comme une femme qui avait perdu tous ses pensionnaires, et dont la vie était bouleversée, elle avait toute sa tête, et montra ce qu’était la vraie douleur, une douleur profonde, la douleur causée par l’intérêt froissé, par les habitudes rompues. Certes, le regard qu’un amant jette sur les lieux habités par sa maîtresse, en les quittant, n’est pas plus triste que ne le fut celui de madame Vauquer sur sa table vide. Eugène la consola en lui disant que Bianchon, dont l’internat finissait dans quelques jours, viendrait sans doute le remplacer ; que l’employé du Muséum avait souvent manifesté le désir d’avoir l’appartement de madame Couture, et que dans peu de jours elle aurait remonté son personnel.
— Dieu vous entende, mon cher monsieur ! mais le malheur est ici. Avant dix jours, la mort y viendra, vous verrez, lui dit-elle en jetant un regard lugubre sur la salle à manger. Qui prendra-t-elle ?
— Il fait bon déménager, dit tout bas Eugène au père Goriot.
— Madame, dit Sylvie en accourant effarée, voici trois jours que je n’ai vu Mistigris.
— Ah ! bien, si mon chat est mort, s’il nous a quittés, je…
La pauvre veuve n’acheva pas, elle joignit les mains et se renversa sur le dos de son fauteuil, accablée par ce terrible pronostic.
Vers midi, heure à laquelle les facteurs arrivaient dans le quartier du Panthéon, Eugène reçut une lettre élégamment enveloppée, cachetée aux armes de Beauséant. Elle contenait une invitation adressée à M. et à madame de Nucingen pour le grand bal annoncé depuis un mois, et qui devait avoir lieu chez la vicomtesse. À cette invitation était joint un petit mot pour Eugène :
« J’ai pensé, monsieur, que vous vous chargeriez avec plaisir d’être l’interprète de mes sentiments auprès de madame de Nucingen ; je vous envoie l’invitation que vous m’avez demandée, et serai charmée de faire la connaissance de la sœur de madame de Restaud. Amenez-moi donc cette jolie personne, et faites en sorte qu’elle ne prenne pas toute votre affection, vous m’en devez beaucoup en retour de celle que je vous porte.
— Mais, se dit Eugène en relisant ce billet, madame de Beauséant me dit assez clairement qu’elle ne veut pas du baron de Nucingen.
Il alla promptement chez Delphine, heureux d’avoir à lui procurer une joie dont il recevrait sans doute le prix. Madame de Nucingen était au bain. Rastignac attendit dans le boudoir, en butte aux impatiences naturelles à un jeune homme ardent et pressé de prendre possession d’une maîtresse, l’objet d’une année de désirs. C’est des émotions qui ne se rencontrent pas deux fois dans la vie des jeunes gens. La première femme réellement femme à laquelle s’attache un homme, c’est-à-dire celle qui se présente à lui dans la splendeur des accompagnements que veut la société parisienne, celle-là n’a jamais de rivale. L’amour à Paris ne ressemble en rien aux autres amours. Ni les hommes ni les femmes n’y sont dupes des montres pavoisées de lieux communs que chacun étale par décence sur ses affections soi-disant désintéressées. En ce pays, une femme ne doit pas satisfaire seulement le cœur et les sens, elle sait parfaitement qu’elle a de plus grandes obligations à remplir envers les mille vanités dont se compose la vie. Là surtout l’amour est essentiellement vantard, effronté, gaspilleur, charlatan et fastueux. Si toutes les femmes de la cour de Louis XIV ont envié à mademoiselle de La Vallière l’entraînement de passion qui fit oublier à ce grand prince que ses manchettes coûtaient chacune mille écus quand il les déchira pour faciliter au duc de Vermandois son entrée sur la scène du monde, que peut-on demander au reste de l’humanité ? Soyez jeunes, riches et titrés, soyez mieux encore si vous pouvez, plus vous apporterez de grains d’encens à brûler devant l’idole, plus elle vous sera favorable, si toutefois vous avez une idole. L’amour est une religion, et son culte doit coûter plus cher que celui de toutes les autres religions ; il passe promptement, et passe en gamin qui tient à marquer son passage par des dévastations. Le luxe du sentiment est la poésie des greniers ; sans cette richesse, qu’y deviendrait l’amour ? S’il est des exceptions à ces lois draconiennes du code parisien, elles se rencontrent dans la solitude, chez les âmes qui ne se sont point laissé entraîner par les doctrines sociales, qui vivent près de quelque source aux eaux claires, fugitives, mais incessantes ; qui, fidèles à leurs ombrages verts, heureuses d’écouter le langage de l’infini, écrit pour elles en toute chose et qu’elles retrouvent en elles-mêmes, attendent patiemment leurs ailes en plaignant ceux de la terre. Mais Rastignac, semblable à la plupart des jeunes gens, qui, par avance, ont goûté les grandeurs, voulait se présenter tout armé dans la lice du monde ; il en avait épousé la fièvre, et sentait peut-être la force de le dominer, mais sans connaître ni les moyens ni le but de cette ambition. À défaut d’un amour pur et sacré, qui remplit la vie, cette soif du pouvoir peut devenir une belle chose ; il suffit de dépouiller tout intérêt personnel et de se proposer la grandeur d’un pays pour objet. Mais l’étudiant n’était pas encore arrivé au point d’où l’homme peut contempler le cours de la vie et la juger. Jusqu’alors il n’avait même pas complètement secoué le charme des fraîches et suaves idées qui enveloppent comme d’un feuillage la jeunesse des enfants élevés en province. Il avait continuellement hésité à franchir le Rubicon parisien. Malgré ses ardentes curiosités, il avait toujours conservé quelques arrière-pensées de la vie heureuse que mène le vrai gentilhomme dans son château. Néanmoins ses derniers scrupules avaient disparu la veille, quand il s’était vu dans son appartement. En jouissant des avantages matériels de la fortune, comme il jouissait depuis longtemps des avantages moraux que donne la naissance, il avait dépouillé sa peau d’homme de province, et s’était doucement établi dans une position d’où il découvrait un bel avenir. Aussi, en attendant Delphine, mollement assis dans ce joli boudoir qui devenait un peu le sien, se voyait-il si loin du Rastignac venu l’année dernière à Paris, qu’en le lorgnant par un effet d’optique morale, il se demandait s’il se ressemblait en ce moment à lui-même.
— Madame est dans sa chambre, vint lui dire Thérèse qui le fit tressaillir.
Il trouva Delphine étendue sur sa causeuse, au coin du feu, fraîche, reposée. À la voir ainsi étalée sur des flots de mousseline, il était impossible de ne pas la comparer à ces belles plantes de l’Inde dont le fruit vient dans la fleur.
— Eh bien ! nous voilà, dit-elle avec émotion.
— Devinez ce que je vous apporte, dit Eugène en s’asseyant près d’elle et lui prenant le bras pour lui baiser la main.
Madame de Nucingen fit un mouvement de joie en lisant l’invitation. Elle tourna sur Eugène ses yeux mouillés, et lui jeta ses bras au cou pour l’attirer à elle dans un délire de satisfaction vaniteuse.
— Et c’est vous (toi, lui dit-elle à l’oreille ; mais Thérèse est dans mon cabinet de toilette, soyons prudents !), vous à qui je dois ce bonheur ? Oui, j’ose appeler cela un bonheur. Obtenu par vous, n’est-ce pas plus qu’un triomphe d’amour-propre ? Personne ne m’a voulu présenter dans ce monde. Vous me trouverez peut-être en ce moment petite, frivole, légère comme une Parisienne mais pensez, mon ami, que je suis prête à tout vous sacrifier, et que, si je souhaite plus ardemment que jamais d’aller dans le faubourg Saint-Germain, c’est que vous y êtes. — Ne pensez-vous pas, dit Eugène, que madame de Beauséant a l’air de nous dire qu’elle ne compte pas voir le baron de Nucingen à son bal ?
— Mais oui, dit la baronne en rendant la lettre à Eugène. Ces femmes-là ont le génie de l’impertinence. Mais n’importe, j’irai. Ma sœur doit s’y trouver, je sais qu’elle prépare une toilette délicieuse. Eugène, reprit-elle à voix basse, elle y va pour dissiper d’affreux soupçons. Vous ne savez pas les bruits qui courent sur elle ? Nucingen est venu me dire ce matin qu’on en parlait hier au Cercle sans se gêner. À quoi tient, mon Dieu, l’honneur des femmes et des familles ! Je me suis sentie attaquée, blessée dans ma pauvre sœur. Selon certaines personnes, monsieur de Trailles aurait souscrit des lettres de change montant à cent mille francs, presque toutes échues, et pour lesquelles il allait être poursuivi. Dans cette extrémité, ma sœur aurait vendu ses diamants à un juif, ces beaux diamants que vous avez pu lui voir, et qui viennent de madame de Restaud la mère. Enfin, depuis deux jours, il n’est question que de cela. Je conçois alors qu’Anastasie se fasse faire une robe lamée, et veuille attirer sur elle tous les regards chez madame de Beauséant, en y paraissant dans tout son éclat et avec ses diamants. Mais je ne veux pas être au-dessous d’elle. Elle a toujours cherché à m’écraser, elle n’a jamais été bonne pour moi, qui lui rendais tant de services, qui avais toujours de l’argent pour elle quand elle n’en avait pas… Mais laissons le monde, aujourd’hui je veux être tout heureuse.
Rastignac était encore à une heure du matin chez madame de Nucingen, qui, en lui prodiguant l’adieu des amants, cet adieu plein de joies à venir, lui dit avec une expression de mélancolie :
— Je suis si peureuse, si superstitieuse, donnez à mes pressentiments le nom qu’il vous plaira, que je tremble de payer mon bonheur par quelque affreuse catastrophe.
— Enfant ! dit Eugène.
— Ah ! c’est moi qui suis l’enfant ce soir, dit-elle en riant.
Eugène revint à la maison Vauquer avec la certitude de la quitter le lendemain, il s’abandonna donc pendant la route à ces jolis rêves que font tous les jeunes gens quand ils ont encore sur les lèvres le goût du bonheur.
— Eh bien ? lui dit le père Goriot quand Rastignac passa devant sa porte.
— Eh bien, répondit Eugène, je vous dirai tout demain.
— Tout, n’est-ce pas ? cria le bonhomme. Couchez-vous. Nous allons commencer demain notre vie heureuse.