Lettres de ma chaumière/Le Père Nicolas

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
A. Laurent (p. 27-38).

LE PÈRE NICOLAS

À M. Auguste Rodin.

Il y avait deux longues heures que nous marchions, dans les champs, sous le soleil qui tombait du ciel comme une pluie de feu ; la sueur ruisselait sur mon corps et la soif, une soif ardente, me dévorait. En vain, j’avais cherché un ru, dont l’eau fraîche chante sous les feuilles, ou bien une source, comme il s’en trouve pourtant beaucoup dans le pays, une petite source qui dort dans sa niche de terre moussue, pareille aux niches où nichent les saints campagnards. Et je me désespérais, la langue desséchée et la gorge brûlante.

— Allons jusqu’à la Heurtaudière, cette ferme que vous voyez là-bas, me dit mon compagnon ; le père Nicolas nous donnera du bon lait.

Nous traversâmes un large guéret dont les mottes crevaient sous nos pas en poussière rouge ; puis, ayant longé un champ d’avoine, étoilé de bluets et de coquelicots, nous arrivâmes en un verger où des vaches, à la robe bringelée, dormaient couchées à l’ombre des pommiers. Au bout du verger était la ferme. Il n’y avait dans la cour, formée par quatre pauvres bâtiments, aucun être vivant, sinon les poules picorant le fumier qui, tout près de la bergerie, baignait dans un lit immonde de purin. Après avoir inutilement essayé d’ouvrir les portes fermées et barricadées, mon compagnon dit :

— Sans doute que le monde est aux champs !

Pourtant il héla :

— Père Nicolas ! Hé ! père Nicolas ?

Aucune voix ne répondit.

— Hé ! père Nicolas !

Ce second appel n’eut pour résultat que d’effaroucher les poules qui s’égaillèrent en gloussant et en battant de l’aile.

— Père Nicolas !

Très désappointé, je pensais sérieusement à aller traire moi-même les vaches du verger, quand une tête de vieille femme, revêche, ridée et toute rouge, apparut à la porte entrebâillée d’un grenier.

— Quen ? s’écria la paysanne, c’est-y vous, monsieur Joseph ? J’ vous avions point remis, ben sû, tout d’ suite. Faites excuses et la compagnie.

Elle se montra tout à fait. Un bonnet de coton, dont la mèche était ramenée sur le front, enserrait sa tête ; une partie des épaules et le cou qu’on eût dits de brique, tant ils avaient été cuits et recuits par le soleil, sortaient décharnés, ravinés, des plis flottants de la chemise de grosse toile que rattachait, aux hanches, un jupon court d’enfant à rayures noires et grises. Des sabots grossièrement taillés à même le tronc d’un bouleau, servaient de chaussures à ses pieds nus, violets et gercés comme un vieux morceau de cuir.

La paysanne ferma la porte du grenier, assujettit l’échelle par où l’on descendait ; mais, avant de mettre le pied sur le premier barreau, elle demanda à mon compagnon :

— C’est-y vous qu’avions hélé après le père Nicolas, moun homme ?

— Oui, la mère, c’est moi.

— Qué qu’vous l’y v’lez, au père Nicolas ?

— Il fait chaud, nous avions soif, et nous voulions lui demander une jatte de lait.

— Espérez-mé, monsieur Joseph ; j’ vas à quant vous.

Elle descendit, le long de l’échelle, lentement, en faisant claquer ses sabots.

— Le père Nicolas n’est donc point là ? interrogea mon compagnon.

— Faites excuses, répondit la vieille, il est là. Ah ! pargué si ! y est, le pauv’ bounhomme pas prêt à démarrer, pour sû ! on l’a mis en bière à c’ matin.

Elle était tout à fait descendue. Après s’être essuyée le front, où la sueur coulait par larges gouttes, elle ajouta :

— Oui, monsieur Joseph, il est mô, le père Nicolas. Ça y est arrivé hier dans la soirant.

Comme nous prenions une mine contristée :

— Ça ne fait ren, ren en tout, dit-elle, v’ allez entrer vous rafraîchi un brin, et vous met’ à vout’ aise, attendiment que j’ vas cri ce qui vous faut.

Elle ouvrit la porte de l’habitation, fermée à double tour.

— Entrez, messieurs, et n’ vous gênez point… faites comme cheuz vous… T’nez, le v’là, l’ père Nicolas.

Sous les poutres enfumées, au fond de la grande pièce sombre, entre les deux lits drapés d’indienne, sur deux chaises était posé un cercueil de bois blanc, à demi recouvert d’une nappe de toile écrue qu’ornaient seulement le crucifix de cuivre et le rameau de buis bénit. Au pied du cercueil, on avait apporté une petite table sur laquelle une chandelle, en guise de cierge, achevait de se consumer tristement, et où s’étalait un pot de terre brune, plein d’eau bénite, avec un mince balai de genêts servant d’aspergeoir. Ayant fait le signe de la croix, nous jetâmes un peu d’eau sur la bière, et, sans rien dire, nous nous assîmes devant la grande table, en nous regardant ahuris.

La mère Nicolas ne tarda pas à rentrer. Elle apportait avec précaution une vaste jatte de lait qu’elle déposa sur la table en disant :

— Vous pouvez ben en boire tout vout’ saoul, allez ! Y en a pas de pus bon et de pus frais.

Pendant qu’elle disposait les bols et qu’elle tirait de la huche la bonne miche de pain bis, mon compagnon lui demanda :

— Était-il malade depuis longtemps, le père Nicolas ?

— Point en tout, monsieur Joseph, répondit la vieille. Pour dire, d’pis queuque temps, y n’était pas vaillant, vaillant. Ça le tracassait dans les pomons ; l’ sang, à c’ que j’ créiais. Deux coups, il était v’nu blanc, pis violet, pis noir, pis il était chu, quasiment mô.

— Vous n’avez donc pas été chercher le médecin ?

— Ben sûr non, monsieur Joseph qu’ j’ons point été l’ cri, l’ médecin. Pour malade, y n’était point malade pour dire. Ça ne l’empêchait point d’aller à dreite, à gauche, de virer partout avé les gars. Hier, j’ vas au marché ; quand je reviens, v’là-t-y pas que l’ père Nicolas était assis, la tête cont’ la table, les bras ballants, et qu’y n’bougeait pas pus qu’eune pierre. « Moun homme ! » qu’ j’y dis. Ren. « Père Nicolas, moun homme ! », qu’ j’y dis cont’ l’oreille. Ren, ren, ren en tout. Alors, j’ l’ bouge comme ça. Mais v’là-t-y pas qu’y s’ met à branler, pis qu’y chute su l’ plancher, pis qu’y reste sans seulement mouver eune patte, et noir, noir quasiment comme du charbon. « Bon sens, qu’ j’ dis, l’ père Nicolas qu’est mô ! » Et il était mô, monsieur Joseph, tout à fait mô… Mais vous n’ buvez point… Ne v’ gênez pas… J’en ai cor, allez… Et pis j’ faisons point le beurre en c’ moment…

— C’est un grand malheur, dis-je.

— Qué qu’ vous v’lez ! répondit la paysanne. C’est l’ bon Dieu qui l’ veut, ben sûr.

— Vous n’avez donc personne pour le veiller ? interrompit mon compagnon. Et vos enfants ?

— Oh ! y a pas de danger qu’y s’en aille, le pauv’ bounhomme. Et pis les gars sont aux champs, à rentrer les foins. Faut pas qu’ la besogne chôme pour ça… Ça n’ l’ f’rait point r’veni, dites, pis qu’il est mô !

Nous avions fini de boire notre lait. Après quelques remerciements, nous quittâmes la mère Nicolas, troublés, ne sachant pas s’il fallait admirer ou maudire cette insensibilité du paysan, dans la mort, la mort qui pourtant fait japper douloureusement les chiens dans le chenil vide, et qui met comme un sanglot et comme une plainte au chant des oiseaux, près des nids dévastés.