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Le Pèlerin (Verhaeren)

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(Redirigé depuis Le Pélerin (Verhaeren))
Poèmes légendaires de Flandre et de BrabantSociété littéraire de France (p. 93-100).

LE PÈLERIN.


Mêlant des fleurs à des ciguës,

Et des jurons à ses prières,
Il trimballe, par les bruyères,

Le pèlerin, vers Montaigu.


Il va traînant, par les sablons,
Ses vieux souliers où l’on a mis du plomb.


Il marche et souffre, et pour que Dieu l’exauce,

Et pour que Dieu et sa Mère soient doux,
On a fourré du houx,

Dans ses manches et dans ses chausses.


Le malade qui vers le ciel l’envoie

Tousse, là-bas, au fond des fermes :
La nuit, dans sa terreur l’enferme.
Sous la lune, parmi les bois,
Les chiens aboient ;
Le malade se sent perdu
Si sa prière n’est pas entendue,

Par la dame de Montaigu.


Quand il partit, le pèlerin,

Le clair matin
Baptisait l’ombre, avec de la rosée ;
Le coq chantait de sa voix angoissée,
Le vieux chaudron qui balle dans la tour,
Disait bonjour au jour ;
Et les servantes molles
Baillaient et s’étiraient encor,
Dans les greniers, où palpitaient au vent de folles

Folioles, contre les carreaux d’or.


Au premier bourg qu’il traversa,

Le pèlerin surprit,

Sur la place, chanter et trépigner la fête
Soûle et rouge des conscrits.

Ils arboraient des fleurs à leurs casquettes ;
Ils saccageaient, avec des baisers gras
Et des doigts gourds, le corsage des filles ;
Le pèlerin s’assit près d’eux, grave et tranquille,

Mais d’un seul coup, il but le verre qu’on lui tendit.


Au second bourg, à l’église, sonnait midi.

Une noce sortait de la ferme d’en face :
En blouse roide et bleue, en souliers clairs,
Des gars offraient le bras aux commères salaces.
À l’enseigne du Lapin vert,
De gros buveurs, en manches de chemise,
En attendant que la table fût mise,
Riaient et se gorgeaient. Ils crièrent au pèlerin
De prier Dieu pour eux, mais de trinquer un brin,
D’abord, à la santé de Notre-Dame.
Le pèlerin s’assit et, longuement, il but

Au salut de leur âme.


Au dernier bourg, quand il parut,

La kermesse sautait, chantait, ruait de joie,

Couples noués, à travers le village.
Les violons grinçaient, sous une ormoie ;

Des vieux dansaient des danses hors d’usage,
Ou posément fumaient des pipes blanches
Et sans tache, comme un Dimanche.
Lorsque le pèlerin passa,
L’un d’eux lui dit : « Bonhomme,
Tu es chrétien ; la bière est bonne ; et nous sommes
De ceux qui vont, à chaque automne, où toi tu vas. »
Le pèlerin remercia,
But largement à perdre haleine

Et repartit, en titubant, le long des plaines.


Le soir semait déjà sa cendre sur les chaumes.

Au loin, s’arrondissaient l’abside et le grand dôme,
Plein d’étoiles, de Montaigu.
Dans les fermes, les feux aigus
Des lumières brillèrent.
Le pèlerin prit le chemin du cimetière,
Et sans que nul ne vit sa marche et ses faux pas,
Il pénétra dans la chapelle, qu’il referma.
Notre-Dame régnait en robe de dentelle,
Avec des yeux de cire et des béquilles

Et des plaques d’argent et des coquilles
De nacre et d’or, autour de son autel.

Elle sourit à voir le pèlerin lui murmurer
« Bonne mère de nos contrées,
Si je ne marche pas très droit,
Si mes yeux lourds ne voient
Que vaguement ton doux visage,
C’est que je suis moins aisément un sage
Que toi, qui ne sors pas de ton dôme de feu.
Certes, je me suis trop complu à boire un peu,
Mais il s’agit et de mon maître
Et de son fils qui meurt
Crachant le sang et les humeurs.
La fièvre court par tout son être.
Je me souviens de tout : de semaine en semaine
Il entassa neuvaines sur neuvaines
Le soir, avec nous tous, depuis trois mois.
Il est très bas. Et hier, ses bras semblaient de bois
Et ses deux mains semblaient sans veines
Sous la lampe, dès qu’il priait ;
On l’eût dit mort, quand il dormait,
Dans la chambre, où l’on mit, l’an dernier, les aveines.
C’est à pleurer si l’on songe qu’il a déjà

En bien propre, cinquante arpents de par sa mère
Et que son père est vieux, comme un calvaire.

Sainte Vierge, sois-lui bonne, je parle bas,
Je ne t’affirme rien que la vérité franche,
Tu peux tâter : j’ai conservé,
Malgré le mal que j’en aurai,

Le plomb dans mes souliers et le houx dans mes manches. »


Quand il sortit, le pèlerin

Heurta le sacristain
Qui accourait fermer le sanctuaire.
La lune était levée. Et les bruyères
Étaient pâles et bleues,

Immensément, de lieue en lieue…


Il retourna sans trop savoir

Par quels chemins, vers son village.
Les Angélus tintaient. Leurs martelages
Frappaient les longs échos des soirs.
Sa tête était calmée. Il entendit encor
Au fond des bourgs, chanter les orgues d’or
Et trépigner la danse en sabots lourds ;
Mais il reprit la route et resta sourd

À l’appel fou des kermesses lointaines.


Sur des feuilles, dans un fossé,

Les pieds en sang, les bras blessés,
Il s’endormit un peu. Les plaines
Glorifiaient le silence des nuits.
Et l’aube enfin parut, quand il revit

La ferme, où l’attendaient son maître et le malade.


Un vieux berger qui menait en ballade

Quatre dindons et trois brebis
Cria soudain : « Il est guéri, il est guéri !
Notre-Dame fera le reste. »
Le blanc meunier faisait des gestes,
Par la lucarne du moulin.
On accourait. Le village était plein
De commères causant, au pas des portes ;
Une bande de gamins fit escorte

Au pèlerin, quand il entra.


À le voir devant lui, le malade pleura.

Le pèlerin lui dit : « C’est pas ma faute,
Si la Dame n’était puissante et haute

Et pardonnante à tous, j’aurais prié en vain. »
On lui servit du lard et des boudins
Et de la bière en de grands verres.


Il dit : « Celle qu’on boit dans la bruyère

Est meilleure. J’en ai bu tant que j’étais soûl.
Mais je gardai le plomb, mais je gardai le houx.
Allez ! Soyez sans peur, je ne trahis personne,
Je réussis toujours, et je suis homme

À m’en aller, pour vous guérir, prier à Rome. »


On rit,

On ne discuta rien, le gars était guéri.
C’était fête, c’était Dimanche.
Le pèlerin vida ses poches et ses manches.
La servante reprit le houx — et le fermier,

Avec un geste grave, aligna vingt deniers.