Le Parc national des États-Unis

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Le parc national des États-Unis
Léo Claretie

Revue des Deux Mondes tome 116, 1893


LE
PARC NATIONAL DES ÉTATS-UNIS

Au moment où l’Exposition de Chicago attire en Amérique un grand nombre de Français, l’occasion est bonne de leur donner un conseil qu’ils seront ravis d’avoir suivi.

À mon retour d’une excursion au Parc-National des États-Unis, je m’empresse d’en indiquer et d’en proposer le voyage à mes compatriotes.

S’il est vrai, comme j’en ai l’assurance, qu’il n’est pas au monde un pays plus merveilleux, ils seront certains de ne pouvoir faire, de leur vie, une exploration plus étrangement captivante.

Il faut d’abord dissiper un mirage, et définir les mots. Le Parc-National éveille, par son nom, l’idée d’un jardin de plaisance, et à ce compte, il est fort mal nommé. C’est une région de 10,000 kilomètres carrés, grande comme un tiers de la Belgique, située au cœur des montagnes Rocheuses, à l’angle des États de Wyoming, de Montana et de l’Idaho, enfermée de tous côtés par un rempart de pics et de glaciers. Elle est un théâtre de prodiges ; leur découverte toute récente a ému le Nouveau-Monde, sans être encore fort populaire sur l’ancien continent. M. Jules Leclerc, président de la Société de géographie de Bruxelles, dans une intéressante relation d’un voyage fait au Parc-National en 1883, a établi, d’après un rapport du savant américain A.-C. Peale, un essai de bibliographie spéciale à ce sujet. Il ne compte pas moins de cent dix-huit travaux de toutes natures et de toutes étendues, parmi lesquels la France n’est pas représentée : car on ne saurait tenir un grand compte des rapides esquisses de M. Gauilleur ou de M. Tissandier. Il est temps de rompre le silence, et de cesser d’ignorer chez nous que les explorations récentes ont enrichi la terre habitée d’un pays merveilleux.

Dès les premiers rapports des explorateurs, MM. Doane, Lang rd, Hayden, l’État s’est aussitôt saisi de ce pays qu’il ne se connaissait pas. Depuis le 1er mars 1872, un vote du congrès des États-Unis a réservé et déclaré propriété nationale toute la province qui entoure le lac de la Yellowstone, les bassins des geysers, les sources chaudes, les rivières Yellowstone, Gardner, Firehole, Missouri. Il est défendu de s’y fixer, d’y acheter des terrains, d’y chasser, d’y bâtir, d’emporter des souvenirs, de déranger la disposition naturelle des lieux : c’est la sauvagerie garantie, patentée par le parlement ; c’est la barbarie officiellement protégée, c’est l’entretien de l’inculte, et la religion de la nature. Quand un arbre tombe, on abat la portion qui obstrue la route, et on laisse les tronçons pourrir à leur place. Car une route facilite l’accès de ce maquis, où les elques et les castors dorment en liberté.

Malgré la distance, qui épouvante nos habitudes européennes, vous n’hésiterez pas à monter dans le « Nord-Pacifique, » qui relie New-York à San-Francisco. Le Yellowstone-Park est sur le trajet de l’un à l’autre Océan.

De Chicago, la durée du voyage, sans arrêts, est de quarante-huit heures, qui passent fort agréablement, et parce que les trains sont confortables et pittoresques, et parce qu’il n’y a aucune ville importante sur le parcours, sauf Saint-Paul-Minneapolis. Ce sont les grandes capitales qui allongent les voyages. Ici, les bourgades comptent chacune quelques cabanes en planches, et n’ont de séduisant que leurs noms : Sycomore, Byron, Saint-Cloud (buffet), Bismarck, un pauvre village ; New-Salem, Glendive. Le touriste traverse à toute vapeur, assis sur la plate-forme découverte à l’arrière du train, tantôt des gorges rocailleuses aux tons d’or et de vermillon, tantôt des sables ondulés, tantôt des landes arides, où les étincelles de la locomotive mettent le feu aux herbes desséchées et aux arbres.

Enfin, un matin, la machine stoppe à un point de jonction qu’on appelle Livingstone, une bourgade toute jeune, et déjà prospère. Le convoi qui vient de l’Atlantique y croise celui qui vient du Pacifique. Une cheville d’or est scellée dans le rail, au point où les ouvriers soudèrent les deux tronçons de la voie en construction : ce fut comme la fusion des deux océans et des deux hémisphères. Les voyageurs à destination du Parc descendent là, et prennent un petit train local qui relie Livingstone à Cinnabar : c’est le point terminus de la voie ferrée. Il n’y a pas de chemins de fer dans le Parc, pour ne point commettre un anachronisme dans ce morceau de pays primitif. À Cinnabar, où l’on débarque le matin vers dix heures, trois grands mail-coachs à huit chevaux attendent les touristes : on part aussitôt. Les voitures rebondissent durement contre leurs épais ressorts de cuir, sur la piste accidentée qui suit les creux de la chaîne rocheuse et les méandres des torrens, dans un panorama grandiose : cirque immense où les gradins sont des crêtes inaccessibles qui se superposent en s’élevant vers la nue, comme une houle montante. Par la porte de la Montagne, la route débouche sur la vallée du Paradis, où des huttes basses, faites en troncs d’arbre mal équarris, émergent çà et là de l’herbe épaisse. L’une d’elles porte une pancarte : Post Office-Saloon. C’est la poste et le cabaret. Les murs sont faits de huit à dix bouleaux couchés les uns sur les autres, raccourcis à la mesure convenable, cimentés avec de la boue. Des pierres parsemées assurent au toit de branches une résistance suffisante contre le vent. La vallée s’élargit, les pins et les trembles l’ombragent de leurs larges rideaux de verdure. La carriole franchit un dernier défilé, et l’on entre au pays merveilleux, Wonderland, devant les sources du Mammouth, par la vallée imposante de la rivière Gardner, au galop des vingt-quatre bêtes qu’excitent les cowboys en culottes de cuir.

Le 19 septembre 1870, le jour même où Paris était investi par l’armée prussienne, la mission conduite par le général Washburn pour explorer la région de la Yellowstone campait mélancoliquement sur le bassin supérieur des geysers de la Firehole, en peine et en quête d’un compagnon perdu. Les explorateurs avaient attaché, le long de leur passage, aux branches des arbres, des avis détaillés indiquant à leur camarade la direction à suivre pour les rejoindre ; ils déposaient çà et là, sur les rameaux, des paniers de vivres, pour le ravitailler s’il avait le bonheur de les rencontrer. Durant vingt jours, ils crièrent le nom de M. Everts aux échos des montagnes Rocheuses ; ils tirèrent des coups de fusil, firent flamber des forêts entières en guise de fanal et de signaux, dépêchèrent des cavaliers en tous sens. Quand ils le retrouvèrent, il était hâve, épuisé, à demi fou. Son cheval s’était emballé, avait cassé sa longe, emportant les armes et l’équipement de son maître. Celui-ci demeura sans munitions, sans vivres, sans couvertures, couchant près des sources d’eau chaude pour se garantir du froid pendant la nuit, y faisant bouillir des racines de chardons pour se nourrir. Il mourait de faim ; il voyait passer des troupes de gibier sans pouvoir les chasser ; il fut guetté toute une nuit par un lion de Californie, sans avoir rien autre sur lui qu’un lorgnon, avec lequel il allumait du bois sec au soleil.

Le pays que parcouraient ces excursionnistes était inconnu, tout à fait inexploré ; ils faisaient une découverte en Amérique. Quelquefois ils croisaient sous les arbres un squelette jauni : c’étaient les restes de quelque chasseur aventureux massacré par les Indiens. La nuit, il fallait allumer de grands feux et faire veiller deux sentinelles pour jeter l’alarme à l’approche des lions ou des Sioux.

Telle était cette région ignorée il y a vingt-deux ans. En 1877, une bande de Pieds-Noirs, commandée par les chefs Miroir et Oiseau Blanc, massacra dans son campement une société de huit touristes sur les bords de la Firehole. Aujourd’hui, tout ce pays est sillonné de routes que parcourent en tous sens plus de 15,000 touristes chaque été. Ils y trouvent des hôtels suffisamment confortables, éclairés à la lumière électrique, des attelages, des relais, un service qui sur certains points ne laisse rien à envier à la Suisse, la poste, le télégraphe, des routes entretenues, des voyageurs venus du monde entier, et les dames font trois toilettes par jour.

Il faut quelque raison pour expliquer un changement si profond dans l’aspect d’un pays naguère barbare, inconnu, fréquenté seulement, à de rares intervalles, par des bandes de Peaux-Rouges, de Pieds-Noirs ou de Nez-Percés : or, ici, les raisons ne manquent pas, sur cette terre merveilleuse, ce Wonderland, ce pays de fantasmagorie gigantesque et de prodiges tels, qu’en aucun point, sur toute la surface du globe, on ne lui saurait rien comparer.

Depuis longtemps on savait, par les récits des trappeurs échappés à la poursuite et aux flèches des Indiens, qu’il se passait des phénomènes invraisemblables à l’intérieur d’un immense cirque de montagnes presque infranchissables, dans le far-west. Le soir, assis devant le feu du bivouac, ils faisaient aux cowboys effrayés des récits féeriques, où des rivières glacées devenaient subitement bouillantes par le frottement, où des montagnes de verre portaient des forêts pétrifiées, où l’on voyait des palais et des temples magnifiques, avec des festons de perles et des tours dentelées, des fournaises fumantes, des chaudières bruyantes, des murailles d’or, des terrasses de marbre et d’onyx. Que penser de ces merveilles, si l’on songe qu’ici l’imagination des sauvages a embelli à peine la réalité ?


I

Les sources chaudes du Mammouth présentent le plus étonnant ouvrage d’architecture naturelle. On n’y a découvert aucun animal fossile, comme leur nom porterait à le croire : il désigne seulement les dimensions peu communes de ce bassin thermal. Au sommet d’une montagne de deux mille mètres, qui domine la vallée de la rivière Gardner, s’échappent de nombreuses sources bouillantes, dont le débordement inonde depuis des siècles le versant. Ces eaux ont la propriété de déposer sur leur cours des matières diverses, carbonates et silicates, dont l’accumulation plusieurs fois séculaire a fait à la montagne une cuirasse de marbre et d’albâtre ; des terrasses et des vasques en étages se superposent ainsi de la base au sommet, continuellement lubrifiées par la mince couché d’eau, et offrent le plus imposant ensemble.

À première vue, on ne distingue qu’un immense revêtement blanc, qui semble collé au flanc de la montagne sur toute sa largeur et sur toute sa hauteur ; c’est comme un glacier qui aurait saisi tout un versant, et qui irait mourir jusqu’aux bords de la rivière, par une couche de plus en plus mince. L’effet est éblouissant quand le soleil luit, et ne saurait être supporté à l’œil nu. Il faut se pourvoir de lunettes bleues à l’hôtel avant le départ. Mais par les temps sombres ou pluvieux, le prestige disparaît ; l’éclatante blancheur fait place à une teinte sale de glace à demi fondue. Les couleurs ont besoin de soleil.

En approchant, on découvre que ce revêtement n’est pas uniforme ; c’est une immense rampe qui descend du sommet par des étages de vasques capricieusement creusées, sur une superficie de trois milles carrés.

L’esprit demeure déconcerté devant les multiples combinaisons de ces terrasses féeriques, de ces bassins peu profonds, en toutes dimensions, à toutes températures. On marche sur un sol artificiel. Cette splendide série de cuvettes superposées semble un gigantesque escalier de Versailles. Chaque humide palier a été baptisé d’un nom pittoresque ou poétique : Terrasse de Minerve, Terrasse de Jupiter, Terrasse Miniature, Source Orange, Cuisine du Diable, Source de Cléopâtre. Un sentier couvert de planches longe de côté ces gradins fumans. Chaque cuvette, pleine jusqu’au bord, est entourée d’une margelle en dépôts calcaires, dont les dentelures, les festons, les teintes défient l’imagination. Ici, une mince nappe d’eau bleue dort dans une coupelle blanche ; là, les rebords ont la fine transparence de l’albâtre, avec des veines roses. On a sous les yeux toutes les merveilles de la plus délicate orfèvrerie polychrome, des patènes ciselées, émaillées de tons crème et saumon, où repose une eau si pure, que les moindres détails du fond sont visibles ; ce sont de larges coupes autour desquelles les « formations » font des colliers de perles diaphanes ; ce sont des piscines peu profondes et plates, où les parois présentent toutes les richesses et toutes les extravagances d’une ornementation prodigue. L’escalier géant se rétrécit à mesure qu’on monte ; les vasques sont moins larges, plus profondes ; les margelles sont plus hautes ; l’eau, plus près de son origine, est plus chaude. Le sol devient mou, inconsistant, souple sous les pas. Nous voici aux dernières cuvettes du sommet ; elles ont une forme ronde parfaite ; des nuages de buée voltigent à leur surface. La pierre prend une apparence fluide, comme si elle coulait en cascade avec la mince couche d’eau. Au-delà, le flanc de la montagne s’aplatit en un vaste palier, puis remonte par une pente boisée jusqu’aux derniers sommets de la chaîne. Ici, le revêtement n’a plus la même continuité, ni la même persistance ; il alterne avec des oasis de terre végétale où des pins plongent leurs courtes racines, et jouissent de leur reste en attendant leur funeste sort. Des jets, des rigoles sourdent de tous les côtés, et continuent sans trêve l’œuvre d’envahissement ; les plaques calcaires se forment, s’amorcent partout, s’étendent, se rejoignent, étreignent la terre et les arbres, s’épaississent par un progrès lent et inéluctable. Des sources ont elles-mêmes bouché leur orifice par leurs dépôts qui s’élèvent en cônes ; on peut compter les siècles d’existence par les stratifications circulaires. De grandes taches, pareilles à d’énormes pustules lépreuses, ont gagné et cerné des massifs de pins, dont les troncs noirs, desséchés, morts, semblent appeler du secours, de leurs longs bras décharnés.

On chemine à travers ces précipitations de silicate blanc et rose qui font au sol une housse rigide. Des torrens d’eau chaude roulent et gloussent en dessous, lâchant des fusées de vapeur par tous les interstices de la croûte, qui les couvre comme une écume durcie. Dans les vasques, plongent des objets divers, vieux souliers, paniers, fers à cheval, que les touristes pourront emporter dès le lendemain comme spécimens de pétrifications, tant le dépôt est rapide. Le soufre et le fer varient de tons rouges et jaunes les rebords des bassins, les bourrelets à demi crevés du sol. Les formations les plus jeunes présentent, avant de se durcir et de se conglutiner, l’aspect de filamens fromageux et d’écaillés minces. L’air est chargé d’émanations sulfureuses ; on respire une atmosphère de thermes. Tout le haut du versant, au-dessus des grandes terrasses, est ravagé, miné, travaillé par les sources chaudes qu’on entend gronder sous le sol. Çà et là, dans les clairières, elles s’échappent au centre des lacs isolés qui débordent ; elles s’étalent plus bas sur les taches verdâtres qu’elles laissent, et qu’elles enrichissent peu à peu de feuillures minces comme des éclats de mica. Parfois, la montagne s’échancre en forme d’une haute brèche, dont la muraille est un large jet de lave solidifiée. En montant toujours, on traverse de nouveaux plateaux blancs où des boursouflures se soulèvent, crevées par des filets d’eau qui suintent. Les traînées de dépôt prennent toutes les teintes, du rose au bleu, du vert à l’or. Ici, l’on dirait des ruisseaux de lait coulant sur un lit de neige ; on gravit des mamelons dont la pointe suppure comme un gros abcès. Sur le trajet des courans souterrains, des bubons humides semblent rejeter un pus clair ; toute la région présente les horreurs et les teintes riches d’une plaie putréfiée. On descend par une échelle, dans des crevasses profondes qui sont des étuves où perle du soufre ; dans la mare voisine, il suffit de laisser quelques minutes des dollars d’argent pour qu’ils se couvrent d’un enduit très fin et deviennent des pièces d’or. Plus loin, l’eau a coulé jadis : les énormes dépôts constatent son passage ; mais ils ont fini par boucher tous les trous dans leur propre épaisseur ; l’eau a cherché une autre issue, et toute la région est sèche, étalant au soleil ses glacis blancs et roses, qui lui donnent l’aspect d’une gigantesque pièce de confiserie.

On erre ainsi durant des heures au milieu de ces riches colorations, sur ce sol étrangement orné, que les trappeurs avaient à peine embelli dans leurs récits, quand ils disaient avec terreur qu’il leur était apparu, à travers les arbres, des temples de fées, des palais d’agate et d’albâtre. Devant ces phénomènes stupéfians qui sont l’œuvre patiente et délicate de la nature durant des milliers d’années, la peur a dû précéder l’admiration.

Nous voici redescendus à mi-côte jusqu’à la terrasse de Minerve. Il n’y a plus d’arbres : devant nous s’étale, dans son imposante étendue, la grande vallée de la Gardner, qui serpente jusqu’à l’horizon des montagnes violettes. Au pied de l’escalier, se dresse un cône de pierre, haut et étroit, comme un doigt qui trouerait le sol. C’est un geyser éteint ; au temps de son activité, il s’est peu à peu entouré de cette gaine solide et montante ; elle a fini, quand la pression de l’eau est devenue insuffisante, par le dominer et l’ensevelir sous le mausolée qu’il avait bâti. Ce tombeau naturel est fort vieux ; il s’effrite, et la geysérite s’en dissocie. Comme il est percé d’un tube dans toute sa hauteur, il est question de canaliser, sous le sol spongieux qui le supporte, un courant d’une source supérieure, qui jaillira de cette tombe, et en repolira, par ses dépôts rajeunis, les flancs ridés et ébréchés.

À droite, la vallée est fermée par une muraille abrupte ; au-dessus de la zone des sapins, le versant se dresse en crête droite, striée, inabordable. L’autre rive du fleuve s’élève et s’éloigne vers la chaîne compliquée qui ferme l’horizon de ses plans successifs, brumeux comme des nuages. Dans la trouée, la Gardner roule et heurte les rocs de ses rapides, blancs d’écume. Des cavaliers sont comme des points noirs sur la route poudreuse de Cinnabar. Entre le Mammouth et le fleuve, s’étend une large plaine, où se soulèvent quelques mamelons verts et rians ; le sol se creuse en crevasses d’où émerge la cime des arbres qui ont pris racine au fond. Le drapeau américain flotte au sommet d’un mât, près du camp dont les tentes blanches animent un coin de la vallée. Au centre, l’hôtel unique allonge sa toiture rouge, ses murailles de bois peint en jaune, et sa galerie couverte où les touristes se reposent après l’excursion sur la montagne d’albâtre.

L’hôtel du Mammouth est le plus important du Parc. C’est lui qui reçoit les voyageurs à leur arrivée de Cinnabar, et qui les renvoie à leur sortie. C’est de là que se fait chaque matin le départ pour la tournée. Une quarantaine d’excursionnistes le quitte tous les jours pour commencer le tour, dans le même sens, au moment où quarante autres rentrent. Le Parc est ainsi sillonné sans cesse par des caravanes qui se suivent à égale distance, et qui se remplacent dans les hôtels de la route.

C’est un manège.

Au Mammouth, si l’on veut prendre quelque repos avant d’entreprendre le voyage, les distractions sont modérées, comme il est vraisemblable qu’elles le soient dans un hôtel qui s’élève au milieu du désert. Le soir, les soldats du camp, dans leur coquet costume qui rappelle nos chasseurs alpins, viennent donner, dans le hall, des concerts de mandolines. Les voyageuses qui sont musiciennes jouent des valses sur un très beau piano à queue. Pendant le jour, la grosse distraction est l’arrivée et le départ des diligences. L’extrême mobilité des touristes fait qu’on est vite de la maison. On est un ancien, quand on est là depuis deux jours. À midi, les « nouveaux » arrivent ; et l’on se sent pour eux, pour leur étonnement et pour leur inexpérience, le même indulgent dédain dont on s’est senti soi-même l’objet, le jour de l’arrivée. Les groupes ont une tendance rapide à l’égoïsme. Après le départ des devanciers pour le Parc, les hôtes de la veille prennent position, ont à leur tour le sourire du gérant, les caresses du molosse, les prévenances des nègres, et les hôtes du jour ont toutes les timidités du conscrit.

Vers la même heure, rentrent ceux qui ont fini la tournée, après être restés absens durant sept jours ; ce sont les ancêtres. À deux heures, ils remontent en voiture pour Cinnabar. C’est un va-et-vient perpétuel, au milieu de la journée. Le reste du temps est morne. L’hôtel est vide ; les touristes sont aux sources. Il faut prendre un cheval et explorer les environs.

Le départ pour Cinnabar des touristes qui ont terminé la visite est particulièrement touchant. On sort de table, le déjeuner a été bruyant. Ceux qui reviennent content ce qu’ils ont vu à ceux qui iront voir demain. Tous les hôtes de la maison sont dans le hall et dans la galerie, les uns parce qu’ils vont partir ; les autres parce qu’ils accompagnent jusqu’au marchepied leurs amis d’un jour ; les derniers, pour assister aux adieux. Pendant une heure, l’hôtel présente l’effervescence d’une ruche ; ce sont des porteurs de malles, des voyageurs enveloppés de fourrures, des groupes animés où l’on a regret de se quitter, quand on se connaît à peine. Moi-même, j’accompagne de nouveaux amis de la Nouvelle-Orléans, et l’on se promet, par une sorte d’habitude des adieux, de « se revoir ! » Quand ? Jamais, sans doute ! Sur la place, les mail-coachs à six chevaux se remplissent. Les conducteurs sont sur leur siège, vêtus de cuir jaune à aiguillettes, comme Harpagon, coiffés d’un large feutre de cowboy, gantés de gros gants à crispins, le pied sur le frein, qui est une barre de bois. Good bye ! Good bye ! Quelques jeunes gens et misses partent en avant, à cheval… Déjà les dernières voitures disparaissent au tournant de la gorge. La grande place si bruyante demeure vide et silencieuse. Nous restons sur la terrasse sans rien dire. Les départs sont tristes, même quand on ne connaît pas ceux qui partent. Derrière la grosse montagne violette, ils ont disparu, pour aller où ? Vers l’inconnu, tout là-bas, vers Cinnabar, Saint-Paul, New-York, la Nouvelle Orléans, l’Europe. C’est une dispersion, et les récens amis viennent de se quitter pour toujours. Ces disparitions sont tristes comme la mort, et elles en diffèrent à peine, puisqu’on ne se reverra plus !

Le pays, aux alentours, est accidenté, propre aux longues promenades. Une après-midi, j’étais sur le versant opposé au Mammouth, où les chevaux de l’hôtel paissent en liberté avec une clochette, comme chez nous les vaches. Devant la case d’un des cowboys, dormaient deux petits ours, si moelleux, si paresseusement enfouis dans leur belle fourrure, si câlins et si doux, qu’ils semblaient solliciter et provoquer les caresses. Je m’arrêtai à considérer ce groupe gracieux, ces enfans velus dormant d’un innocent sommeil, dans les pattes l’un de l’autre. Ils m’en voulurent sans doute de n’être pas habillé de cuir et de n’avoir pas le même chapeau que leur maître, car le plus gros fit un bond avec ce grondement dont parle Virgile, graviter frendens, et il allongea sa grosse grille qui s’abattit sur le sol à un doigt de moi ; les ongles entrèrent dans la terre. Il m’apparut que, si la longe eût eu quelques centimètres de plus, je n’aurais plus aujourd’hui qu’un pied sur deux. Mais que les apparences sont donc trompeuses, et qu’il se cache souvent de férocité sous les manières doucereuses et félines des bêtes, comme des gens pareillement ! Tout en méditant sur ce grave sujet, je laissai là cet ours qui reconnaissait si mal mes sentimens sympathiques, et j’errais dans la vallée déserte, quand je foulai dans l’herbe des ossemens jaunis, des clavicules, des rotules ; au même instant, je reconnus le cri rauque d’une hyène. Je l’avais entendu déjà en Tunisie et au Jardin des Plantes. L’aventure de l’ours m’avait mis dans la meilleure disposition d’esprit pour jouir de l’horreur sauvage de ma situation ; je me promis que, si je survivais au combat, j’en ferais une page palpitante, en corsant un peu la rencontre. La bête n’était plus qu’à quelques pas de moi, et me jetait un regard mauvais. J’armai mon revolver à toute aventure. Au geste que je fis, l’animal bondit comme pour se sauver, et retomba, violemment retenu par sa corde : c’était une hyène domestique. Je lui sus mauvais gré de son impuissance inoffensive qui me rendait ridicule. Je m’aperçus bientôt que j’étais tout simplement dans un grand parc à bêtes, puisqu’il y avait aussi plus loin, dans des enclos, des elques, des élans, des mousses, des mouflons. Dans l’herbe, à côté des ossemens, je n’avais pas vu des marmites défoncées et des feux éteints : j’étais sur un campement abandonné, et les soldats avaient laissé derrière eux leurs os de moutons.

Par l’effet de l’altitude, qui est en moyenne de quinze cents mètres au-dessus de la mer, la température subit de brusques sauts, d’un jour à l’autre. En plein mois d’août, le thermomètre marque un jour 30 degrés ; le lendemain il descend à 5 degrés ou 6 degrés au-dessous de zéro, il y a du givre sur le toit, il faut reprendre les couvertures, allumer les poêles, fermer les portes. De la veille au lendemain, on est passé de Madrid à Copenhague. Les calorifères parcourent tout l’hôtel et forment dans les coins des gerbes de tuyaux repliés sur eux-mêmes, pour étendre la surface de chauffage. On dirait des jeux d’orgue accrochés dans le hall et dans les couloirs. Les dames font cercle autour d’eux, le nez au mur, pour se dégeler.


II

La route longe la Gardner, et se butte tout à coup à une montagne qui plonge à pic. La rivière s’engouffre d’un bond dans un ravin. Une aiguille de pierre s’élève à l’angle de l’abîme, comme un signal avertisseur. Au-delà, le gouvernement a fait accrocher aux flancs du roc une longue terrasse de bois, sur laquelle trottent, chaque jour, les diligences à six chevaux, au-dessus du vide, pendant plus de quinze cents mètres. C’est un ouvrage des plus remarquables ; il a coûté 14,000 dollars, c’est-à-dire 70,000 francs. Mais ce qui est autrement impayable, c’est le spectacle de cette gorge sauvage. D’un côté, par-delà la rivière, la montagne s’élève, chargée de sapins et de rochers brisés ; quant à la route de bois, elle longe la muraille droite qui a reçu le nom de la Barrière d’Or. Elle termine les prolongemens du pic Bunsen, comme ferait une brèche ; le roc est tapissé d’une petite mousse fine, dentelée, dense, d’une couleur dorée, qui prend au soleil les tons les plus chatoyans. On dirait quelque fine étoffe soyeuse et souple que des fées auraient jetée par-dessus la crête, pour la laisser pendre le long de la montagne dont elle moule exactement toutes les aspérités, avec des reflets moirés, luisans et ondulés.

Un peu plus loin, on découvre un autre objet d’étonnement.

Lorsque Lépine, le valet de Philaminte, se laisse choir par terre, Trissotin fait pâmer d’aise les femmes savantes : « Bien lui prend de n’être pas de verre ! » Je songeais à Trissotin en passant près de la source de cristal, devant les Obsidian Cliffs, les Rochers de verre. Pline l’Ancien conte que les artistes grecs travaillaient l’obsidienne, la taillaient, en faisaient des bijoux, des statuettes : leur art n’eût pu épuiser la matière qu’ils eussent trouvée ici. C’est du verre pur, du sable liquéfié, rejeté en torrens de lave par un volcan aujourd’hui éteint. Les flancs de la montagne ont gardé cette gaine épaisse et étincelante ; pendant plus d’un kilomètre, les roues de la voiture craquent sur un terrain vitreux. C’est là que les Indiens viennent chercher les éclats dont ils font les pointes aiguës de leurs flèches. Est-ce l’obsidienne des anciens, la pierre ὀψιανός (opsianos) que les Grecs se procuraient en Ethiopie et dont ils faisaient des miroirs ? Les savans en doutent. Ici, c’est un verre noir, opaque, réfléchissant avec éclat les rayons du soleil : le soir, toute la région semble embrasée aux feux du couchant. On éprouva de grosses difficultés quand il fallut percer un chemin le long de cette pente unie, glacée et résistante, qui eût brisé les pioches. Le surintendant du Parc, M. Norris, eut l’idée de faire allumer de grands brasiers de place en place ; puis, contre la paroi chauffée à blanc, il lança des jets d’eau froide. Les blocs énormes roulèrent ainsi jusqu’au pied de la butte, et laissèrent des vides qui permirent d’amorcer la voie. On voyage comme dans un conte des Mille et une Nuits ; la surface de la paroi, polie par endroits, reflète la voiture, et le vent soulève sous les pas des bêtes une redoutable poussière de cristal. À certains angles, la lave vitreuse a jailli, et s’est solidifiée immédiatement à l’air, formant d’épais faisceaux de prismes, qui semblent l’ébauche équarrie des piliers trilobés d’une nef.

La Fontaine, qui aimait les bêtes, a chanté le dithyrambe des castors :


La république de Platon
Ne serait rien que l’apprentie
De cette famille amphibie.
Ils savent en hiver élever leurs maisons,
Passent les étangs sur des ponts,
Fruit de leur art, savant ouvrage ;
Et nos pareils ont beau les voir,
Jusqu’à présent, tout leur savoir
Est de passer l’onde à la nage.


Depuis deux cents ans, cet hommage reste vrai ; les carrioles de l’État passent à gué la plupart des cours d’eau du Parc, et les castors passent à pattes sèches le Beaver Lake (lac des Castors).

Au pied des Obsidian Cliffs, la rivière Green Creek s’étale, s’engourdit, s’arrête, comme obstruée par un obstacle. Ce sont les castors qui ont abattu les chênes des environs, cimenté de leurs queues des digues gracieusement dessinées, et créé, dans le site le plus ravissant, un lac artificiel à leur usage. De hautes montagnes abritent le vallon ; des arbres vigoureux ombragent sur les rives des légions de grues, d’oies sauvages, de martins-pêcheurs, d’orfraies ; toute la flore de la Yellowstone s’y épanouit en fleurettes de toutes nuances, et la brise ride doucement le lac, dont émergent les huttes arrondies des intelligens quadrupèdes.

Après le pays de Verre, on entre dans la région volcanique où fusent les geysers. Des flocons de fumée, des nuages de vapeur s’élèvent et se traînent au-dessus des forêts prochaines, comme si des quantités de locomotives traversaient ces bois, ou comme si l’on approchait d’une région industrielle remplie d’usines. On songe aux collines de la Sambre, où les fumées des fonderies et des hauts-fourneaux voltigent au-dessus des bois de Hourpes et de Landelies.

Le Parc renferme cinq ou six grands plateaux volcaniques, que creusent une quantité considérable de geysers. On a compté jusqu’à dix mille cratères d’eau chaude jaillissante, sourdissante ou stagnante sur les bords des rivières Gibbon, Madison, Firehole, Lewis. Il y a de grands geysers au bassin Norris, près le parc des Elques, aux bassins Supérieur et Inférieur, aux bassins du lac Shoshone, du lac Heart, sans compter les hot-springs, les paint-pots disséminés un peu partout. Mais deux bassins sont particulièrement importans et intéressans, ce sont le Supérieur et l’inférieur. Ils sont l’un et l’autre fort étendus, et résument assez bien, chacun dans leur genre, les différens aspects que peut présenter ce curieux phénomène naturel. D’après les relations de voyages qu’il est facile de comparer, cette région l’emporte de beaucoup, par l’importance, le nombre et la variété, sur les fameux geysers de l’Islande.

Le bassin Inférieur (Lower Geyser basin) se trouve à deux étapes, à cheval, du Mammouth, et est peu éloigné du bassin Norris, avec lequel il offre certains points de ressemblance. Il présente l’aspect d’une plaine à peu près unie, largement ondulée, sans bosses ni dépressions. Le Norris alterne les flaques d’eau bouillante avec les îlots de verdure où chantent de petits oiseaux bleus, habitans des forêts prochaines qui viennent le jour, comme en villégiature, faire leur saison d’eaux thermales au milieu des sources. L’Inférieur a depuis longtemps accompli toute son œuvre de dévastation ; les dépôts polychromes ont submergé le plateau entier, où plus rien ne pousse, plus rien ne vit. Les petits monticules blancs que foraient les margelles des orifices soulèvent à peine la surface plate de ce champ nivelé. Les geysers sont des bassins à fleur du sol, que signale de loin un faible pli du terrain.

Il en va tout autrement sur le bassin Supérieur ; il est très accidenté lui-même, et les cratères de geysers émergent du sol en blocs rocheux aux formes les plus capricieuses. Ici, la couche des dépôts calcaires s’étend uniformément sur les pentes de plusieurs collines ; elle les moule sous leur manteau blanc et résistant, jusqu’au bas des versans que baigne la rivière bien nommée, la Rivière aux trous à feu (Firehole River). On dirait une chaîne neigeuse, un glacier accidenté, un océan de fait qui se serait congelé en pleine tempête. De toutes parts, la croûte blanche est trouée par des flèches, des rocs, des aiguilles, des bosses qui sont les cols exhaussés des geysers. Leurs dépôts leur font ainsi, à leur ouverture, des entrées monumentales d’une architecture sévère et pittoresque, qui explique et justifie leurs noms : la Grotte, le Château-Fort ou les Ruines.

C’est à Norris qu’on fait connaissance avec les premiers geysers, à une demi-journée de Mammouth. Une tente y est dressée pour le lunch, sur une vaste clairière envahie par un marécage. Il y fait fort froid ; on se presse autour du brasero primitif qui chauffe la maison de toile, puis on va aux geysers. Ils sont disséminés dans la forêt, par places et par flaques. Le groupe le plus important a rongé toute la verdure sur un assez grand espace. Il y en a de toutes sortes, des bassins qui forment de gros bouillons au centre, des jets « n artichaut, des bouches étroites qui percent un amas de rochers dont les arcades, les déchirures laissent échapper une odeur de soufre avec des bruits lointains et étranges dans des bouffées de vapeur. Il y en a de grands, de minuscules, de droits, d’inclinés. En voici un qui jaillit horizontalement comme une gueule de bronze crache dans un bassin. On en découvre partout. On tourne un bosquet, on tombe sur une vasque fumante. Tout ce pays repose sur des nappes d’eau chaude, et la croûte est mince. On fait des trous avec une canne, et il sort un jet de vapeur. On marche dans une buée. On dirait un champ de bataille abandonné après un incendie qui aurait dévoré plusieurs hectares, et qui fumerait encore. Ce sont partout des bassins chauds et clairs, des jets bruissans, des gerbes évasées, des colonnes de fumée, droites ou rasantes. Quelques herbes jaunes essaient encore de pousser dans les restes de terre végétale ; des nuées de grosses sauterelles s’y délectent.

Sous le sol on entend des bruits sourds, un vacarme d’eaux secouées, de bouillons, de trépidations, de soupapes humides. De temps en temps, une fusée éclate : c’est un geyser qui part à son heure. Chacun a en main l’horaire des éruptions ; elles sont d’une exactitude qui est presque une politesse. Au moment voulu, tous les touristes s’approchent, font le cercle, guettent les premiers jets, arment leurs kodaks et photographient la gerbe d’eau dès qu’elle fait son apparition.

Ici c’est un bassin clair et profond, là un cratère en geysérite blanche ou en lave noire et friable, ou en roches jaunes et rouges. L’Encrier du Diable soulève lourdement de la boue noire, comme si, au fond de cette mare fangeuse, quelque monstre invisible, en se tordant et en se retournant, produisait les boursouflures et les dépressions de la surface. À côté, le bassin Émeraude est d’une limpidité sans égale. L’œil plonge sans obstacle jusqu’à des profondeurs insondables, comme si cette eau était de l’air pur ; il distingue jusqu’au fond les festons délicats des formations, les végétations dentelées, l’entrée noire de la caverne qui s’ouvre sous l’entonnoir, et l’eau colore toute cette vision d’une teinte verte de béryl, la plus douce aux regards. Partout ce sont des crevasses rugissantes, comme des plaies du sol qui crieraient, des entailles qui seraient des gueules hurlantes. Les voix sont stridentes, mugissantes, avec des gloussemens humides et des éclats soudains quand arrive l’heure de l’éruption. Alors la vapeur se condense ; il pleut des gouttes tièdes. Certains cratères ont une telle force de propulsion que la masse d’eau, en retombant, fait trembler la terre à la Bonde. Ils ont quelquefois des formes étranges de coquilles ou d’oreilles. Le sol est fait de dépôts cassans, de cailloux pilés ; il craque sous les pieds ; par endroits, on croirait fouler une plage de sable.

Quelque attrayans que soient ces premiers spécimens, ils n’égalent pas, en intérêt et en puissance, ceux qu’on rencontre les jours suivans. Le plus curieux est celui qu’on appelle « Constant : » il part avec une régularité imperturbable toutes les cinquante secondes. Une déchirure de la rocaille a reçu le nom de « Souffle de chaudière : » elle ne projette ni eau ni sable, mais un vent brûlant qui s’échappe par saccades comme une haleine ou comme le sifflement alterné d’un bouilleur, en faisant le vacarme que produiraient à la fois douze locomotives.

Du bassin Norris au bassin Inférieur, il faut longer la rivière Gibbon. Elle traverse d’abord un pays enchanteur, le parc aux Elques, région touffue, giboyeuse, où, au-dessus des taillis, apparaissent et disparaissent les ramures énormes des élans et des cerfs wapitis. Tout le long de la route fument à travers les arbres les solfatares et les mares chaudes ; des panaches de vapeur s’échappent du feuillage et s’y accrochent.

Dans la rivière même, des rigoles d’eau bouillante sortent de la berge, et un quart du fleuve fume. Dans un bassin bout de l’eau ferrugineuse tellement chargée qu’on lui a donné le nom qu’il mérite : la mare de sang. La route est faite d’une échancrure ménagée le long de la berge. Quelquefois, un trou béant dans le versant de la montagne souffle des nuages de vapeur à la hauteur des naseaux des chevaux. Le driver les leur fait traverser à coups de fouet. S’ils bronchaient, l’équipage roulerait dans le ravin. Au fond, le torrent mugit et écume contre les blocs énormes et les arbres tombés, sous l’ombre que projettent les forêts de ses bords. Les pins, droits et décharnés, font des rayures zébrées dans la lumière du soleil. À ce moment, le torrent Gibbon rencontre un trou de vingt-cinq mètres : il s’y laisse descendre non par un bond, mais par un plan incliné de roches noires ; elles font valoir la blancheur de son écume dans le demi-jour que laissent filtrer, comme par une fente, les parois abruptes du ravin. À présent, la route qui, avant la chute, ne dominait pas de beaucoup la surface de l’eau, en est séparée par un talus de trente mètres, le long duquel elle s’incline doucement pour rejoindre le gué. Cette gorge sauvage est du plus bel effet, avec ses rocs mousseux, ses jonchées d’arbres morts, ses épaisses murailles de granit, et ce silence qu’interrompent seulement le murmure du torrent, le cri de quelque merle aquatique ou d’un chipmunk surpris par un serpent.

Après le gué, la route quitte le Gibbon, remonte et franchit une pente assez forte, pittoresque et boisée. Quand on arrive au sommet, on jouit d’un panorama splendide. Entre de hautes montagnes apparaît l’imposante vallée de la Rivière aux trous à feu, douce, calme auprès du Gibbon, suivant entre ses rives verdoyantes son cours inflexible et droit, comme le canal de Condé, vu du haut du beffroi de Mons. On arrive vers le soir à la halte de la Fontaine, un chalet de bois, perdu, comme un nid, dans le feuillage des bouleaux et des chênes. À l’horizon, les méandres lointains de la Firehole dessinent au pied des monts, sous le soleil couchant, un liséré d’or.

Nous sommes sur un vaste plateau dont une moitié est pourrie et crevée par les geysers. L’autre supporte l’hôtel. C’est le Lower Geyser basin (bassin Inférieur). Sur la plaine unie, fument, comme des autels, les mares et les solfatares, jusqu’à l’horizon borné par les bois. Le sol est friable, avec des tons fondus, jaunes et blancs, des bubons humides, des crevasses qui hurlent à côté de leur écriteau en bois peint : l’Impulsive, la Clepsydre, la Fontaine, etc.

Par-delà le plateau fumant, derrière un îlot de verdure, resplendit au milieu d’une vaste clairière le Pot à peinture (Paint-Pot). C’est un bassin de chaux, fort large, oblong, avec des anses, des promontoires. Il est rempli d’une belle chaux blanche et rose, veloutée, fine comme la pâte du plus pur kaolin ; tous les alentours en sont éclaboussés, car elle est en ébullition ; elle soulève à sa surface de larges cloques, des ampoules argentées, qui se crèvent en dessinant autour d’elles de grandes fleurs aux nervures délicates. Les ondulations de ce lac épais et dense sont lentes et persistent longtemps avant de s’aplatir ; elles se plissent quand elles se rencontrent, et tous ces bourrelets tendres, sans cesse contrariés par les bulles nouvelles, forment au-dessus de cette pâte liquide les plus gracieux dessins. Une margelle de chaux solidifiée entoure le bassin. Tout le long, le sol blanc, crevassé, rugueux, couperosé par la chaux refroidie et desséchée, est percé de trous, de déhiscences béantes, au fond desquelles on entend le grondement de la matière brassée, refoulée, projetée contre la croûte supérieure, avec des remous et des chocs sonores comme une lointaine canonnade.

Il est sept heures du soir quand nous sortons de table. Devant le perron de l’hôtel, où les misses se balancent dans des fauteuils à bascule, les petits ours de la maison sont assis sur leur train de derrière et semblent monter la garde. Ces intelligens animaux savent qu’on a servi le thé et qu’ils attraperont au passage quelques morceaux de sucre, dont ils se font une rente. Un vieux grognard de l’infanterie, qui campe dans les environs, s’approche de moi et me propose d’aller voir de près les gros ours en forêt, ajoutant, pour me rassurer, que c’est la coutume. J’accepte, pour ne pas me distinguer, et je pars avec mon guide, qui titube et balbutie, semblable à un homme ivre. Son chien nous montre la route à travers un marais qu’entretiennent les rigoles incessantes des geysers. Le crépuscule tombe peu à peu sur la clairière ; il fait sombre quand nous arrivons sur la lisière du bois de sapins. Mon compagnon est très loquace, il me conte ses campagnes, la guerre de sécession, et ses sympathies pour l’armée française. Comme nous passons près d’un troupeau de chevaux en pâture, je lui demande si les ours ne les attaquent jamais. Il m’explique qu’on écarte le danger en remplissant de grands baquets à l’orée du bois, avec les détritus de l’office. Les ours savent que leur pain est assuré ; ils viennent régulièrement à l’heure prendre leur repas, et comme ils cessent d’être méchans quand ils sont repus, on ne les craint pas. Une fois, en hiver, l’un d’eux vint montrer son museau à la porte de la cuisine, dans l’hôtel. Le marmiton poussa un grand cri, ce qui était bien ; puis il saisit, ce qui était mieux, une casserole d’eau bouillante et la lança à la tête de son visiteur, qu’on ne revit plus. À ce moment, mon soldat me saisit par le bras et me dit rapidement : « Les voilà ! » Son chien, la queue basse, s’était réfugié derrière les talons de son maître. À dix pas devant nous, deux ours monstrueux se dandinaient sur place, l’un noir, l’autre roux, tous deux épais, velus, avec une fourrure abondante et soyeuse, balançant leur grosse tête. D’un bond, ils pouvaient sauter sur nous. Ils n’en firent rien, se retournèrent dédaigneusement et grimpèrent à l’arbre, soit qu’ils appartinssent à une race douce et craintive, soit que l’habitude de voir des hommes les ait apprivoisés. Mais c’est une sensation intéressante d’avoir devant soi, en liberté, ces fauves que les dompteurs font sauter en cage, à coups de fouet, dans des cerceaux, et qui mangent leur gardien, au Jardin des Plantes, toutes les fois qu’il entre dans leur fosse, selon ce qu’on racontait dans mon enfance.

Comme nous revenions de notre expédition, la nuit était tout à fait tombée, et la guerre de sécession n’était pas tout à fait finie. Mon héros tirait de temps en temps de sa poche une bouteille de brandy pour arroser ses victoires. Comme j’allais le quitter, je lui tendis une pièce de monnaie. « J’aimerais mieux du whisky, » me confia-t-il. Je n’en avais pas sur moi. « Prenez toujours, vous en achèterez, mon brave, » lui dis-je. Il secoua la tête : l’hôtelier a la défense expresse de vendre des liqueurs aux soldats, et comme il n’y a là aucune autre habitation, l’argent n’est qu’un rond de métal inutile et encombrant, un signe sans valeur, puisqu’il ne représente rien. Ce soldat me donnait, sans le savoir, une application pratique de la théorie des monnaies. Il fallut que j’allasse moi-même au bar acheter le flacon convoité. Mon ivrogne m’attendait dans l’ombre ; je lui portai furtivement sa bouteille, et je gémis encore de ma faiblesse qui me fit encourager le vice d’un guerrier si sympathique à l’armée française, au mépris de la discipline des armées américaines.

J’étais de retour à l’hôtel à huit heures. Dans le hall, régnait une agitation pareille à celle qui précède les départs. Les dames mettaient leurs waterproofs, et les gentlemen bouclaient leurs guêtres. Les guides attendaient, le bâton à la main. C’était le moment de partir pour aller voir l’éruption d’un des plus beaux geysers, appelé la Grande fontaine, portée sur l’affiche de l’hôtel pour huit heures et demie. Notre troupe se met en marche, sous la clarté des étoiles encore rares et blanches, dans les teintes d’acier du ciel. Nous traversons les marécages que forment, au bas de la colline, les débordemens des sources ; nous gravissons la pente. Sur le plateau, dont le sol, fait de dépôts calcaires, semble une plaine couverte de neige, un groupe d’ombres noires et quelques lanternes nous indiquent l’orifice de la source, autour de laquelle plusieurs touristes nous ont devancés. Ce sont des rires, des plaisanteries, des quolibets. Le geyser est en retard. Il devrait partir, et la surface de l’eau n’est pas encore ridée par le moindre bouillonnement. Comme au théâtre, quand le rideau ne se lève pas, on murmure, on proteste.

C’est un petit bassin qui n’a pas un mètre de large, un simple trou qu’entoure un bourrelet épais de rocailles siliceuses, où dort une eau calme, limpide, qui reflète les étoiles à une grande profondeur. En plein jour, on dirait une citerne dont les parois irrégulières sont dentelées et dorées.

Autour de ses bords, nous causons, nous saluons la lune qui vient de se lever au-dessus des montagnes lointaines, argentant la plaine blanche et les jets de vapeur. Des désertions se produisent déjà ; des groupes rentrent à l’hôtel. Aux environs, les autres geysers clapotent, détonent, jaillissent à leur heure ; toutes les trente secondes, la Clepsydre lance des fusées d’eau en forme d’artichaut ; ses sifflemens, son souffle asthmatique, ses grondemens de chaudière lui valent les honneurs de la situation, car c’est elle qui fait le plus de bruit. Les autres geysers fument, crachent, gloussent dans la mesure de leurs moyens. Les rangs des spectateurs s’éclaircissent ; il est neuf heures et demie. Il ne reste plus que quelques jeunes gens. On plaisante, on nargue le geyser sur son impolitesse. Un élégant touriste est monté sur le rebord rocailleux, d’où il regarde l’eau bleue et immobile, à laquelle il adresse les admonestations les plus comiques. Tout à coup, au milieu de sa phrase, une sourde détonation l’interrompt ; il n’a que le temps de se rejeter en arrière ; en une seconde, on entend venir le bouillonnement qui sort des entrailles de la terre ; on en suit, pour ainsi dire, le trajet, par le son qui se rapproche, à travers la cheminée qui plonge sous le sol ; en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, une gerbe énorme saute au-dessus du rebord à une hauteur de deux mètres : c’est le prélude.

J’ai assisté là à l’un des plus beaux spectacles. Dès que l’éruption atteignit sa plus grande hauteur, les touristes rentrèrent, fatigués par une journée de traite. Je leur en sus gré. Je restai seul dans ce désert, où la colline me masquait les toits et les lumières de l’hôtel. Je perdis la notion du temps et des choses ; j’étais pareil à un sauvage égaré, tel qu’il pouvait venir s’asseoir au bord des sources chaudes, avant même que Christophe Colomb eut apporté à ces régions la nouvelle qu’il existait ailleurs un ancien monde. Les montagnes boisées fermaient l’horizon ; pareils à des flocons de ouate, les jets de vapeur des geysers s’échappaient de toutes parts des feuillages sombres, et s’illuminaient des rayons de la lune, comme les panaches de vapeur s’embrasent au reflet des feux d’une locomotive. L’air, d’une pureté étonnante, m’apportait les rayons des astres avec un éclat inconnu sous nos cieux, et la lune se détachait en avant du fond constellé, comme un disque d’argent devant un fond de velours. Autour de moi, le plateau était morne, crayeux, tout blanc, boursouflé par des cloques chaudes, craquelé ; une centaine de geysers et de sources animaient seuls de leurs mugissemens alternés le grand silence de cette nature désolée. Dès que la Grande fontaine joua, toutes les autres sources furent éclipsées, et les plus importantes n’étaient plus que des vasques négligeables auprès d’elle.

Le petit bassin si calme et si limpide se prit tout à coup à bouillonner avec des bruits sourds, de plus en plus rapprochés. L’éruption commence par une gerbe, suivie d’une autre plus haute : chaque jet dépasse le précédent en hauteur, comme si, en retombant, il piquait le suivant d’émulation. Les plus hauts atteignent vingt mètres. C’est un spectacle inouï, inimaginable, incompréhensible, effrayant, d’assister à cette explosion tumultueuse. Cette flaque d’eau, grande comme une nappe, devient tout d’un coup, brusquement, une masse dont les bonds furieux, désordonnés, font jaillir avec fracas l’eau bouillante, inondent les rocailles d’alentour, emplissent l’air d’une odeur de soufre et d’un épais nuage de vapeur. La colonne monte droite et vigoureuse, par saccades pareilles aux flammes intermittentes du lycopode, dans les incendies simulés sur les théâtres. Ce sont des bouffées, comme si l’on ouvrait de temps en temps une soupape. Chaque jet entraîne avec lui, comme une sorte d’étui, une large gaine de vapeur ; elle s’élève aussitôt en un nuage compact beaucoup au-dessus de la coupole humide, qui retombe en gouttelettes. À cette heure, les cratères d’alentour font l’effet de fumerons. L’énorme masse de buée chaude monte droit, en sifflant avec force ; puis, sous l’action d’une brise légère qui souffle là-haut, la colonne s’incline en s’élevant toujours dans la direction de la lune. On dirait quelque gigantesque holocauste offert à Diane, vers qui va la fumée. Cependant les gerbes énormes se succèdent, retombent sur elles-mêmes, inondent la pente du plateau, semblent se pousser et s’exciter l’une contre l’autre. Le flot qui rentre dans le gouffre, quand son élan est épuisé, ranime la fureur de cette gueule béante. C’est un vacarme assourdissant ; on dirait que les masses liquides, à leur retour, rencontrent et combattent sous terre celles qui s’élancent, qui sont prêtes à faire à leur tour explosion, à jaillir tantôt tout droit, tantôt en jets de côté, isolés, faussés par ricochet. Des nuages de buée entourent et cachent l’orifice, la colonne humide, les rigoles, les flaques. Déjà la moitié du ciel est voilée par la vapeur ; la lune est masquée. Les gerbes s’entre-choquent, s’éclaboussent, font rage, dans un vacarme infernal, se brisent, empestent l’air d’odeurs sulfureuses. Je regarde ma montre. Il y a une demi-heure que l’éruption a commencé. La force est la même. L’esprit demeure confondu. On ne comprend pas. Contre qui ou contre quoi cette fureur ? Que se passe-t-il sous cette ouverture béante qui vomit sans relâche ? Quels effroyables mystères se cachent derrière ce col étroit que les rochers emprisonnent comme ferait un carcan ? Que l’homme est misérable devant de pareils phénomènes ! Ce petit bassin, cette vasque limpide où, tout à l’heure, j’ai trempé ma main, le voici effrayant, inabordable, secoué par les plus horribles pulsations, lâchant des flots brûlans avec des cris stridens de chaudière, qui troublent les échos des cimes neigeuses à l’horizon. Que ferait ici l’homme avec toute son industrie ? Quels poids, quelles chaînes, quelles entraves, quelles digues imposerait-il au petit bassin d’eau bleue ?

Mais déjà la vapeur est devenue fumée noirâtre, comme si, l’eau des cavernes s’épuisant, c’était maintenant la vase du fond que le géant rejette. Un coup sourd retentit sous le sol, comme si une roche détachée dans le tourbillon souterrain était venue frapper contre la croûte terrestre. Ce bruit, venu de là-bas, est effrayant comme un appel de l’autre monde. Le choc éveille l’imagination et l’entraîne à travers cette bouche qui s’ouvre sur les profondeurs de la terre. Quelles merveilles ou quelles horreurs verrait-on si on s’y laissait tomber ? Quel océan de vagues en ébullition frappant avec fureur les parois de la gigantesque bouilloire, dans une tourmente frénétique qui roule les rocs et les arbres morts !

Depuis quarante-cinq minutes, la gueule crache et rugit. Soudain, comme si quelqu’un fermait une trappe, la dernière gerbe retombe, et rien ne sort plus. L’eau tumultueusement agitée redevient calme. Les vapeurs se dissipent, s’élèvent, s’éparpillent, se déchirent, flottent en flocons épars sous la voûte céleste ; les astres apparaissent ; la lune, dégagée, cerne d’un liséré lumineux les nuées cotonneuses. Quelque temps encore, des bruits sourds sont répercutés par l’orifice : on dirait les derniers grondemens d’un monstre qui se soulève avant de mourir. Puis, brusquement, tout bruit cesse. L’eau de la vasque a repris son inaltérable limpidité. Les alentours sont inondés d’eau chaude qui fume et se refroidit un peu plus loin, avant de s’égoutter dans le marécage qui borde la colline. On n’entend plus alors que les clapots et les halètemens des autres geysers, dont les voix avaient été couvertes par la grande clameur du géant.

Il est onze heures du soir. La nuit est claire, l’air a une limpidité surprenante. Il fait froid. Je grelotte sous ma couverture auprès de cette nappe d’eau bouillante. Une orfraie plane sur le bois de sapins et, dans les courbes de son vol, s’aventure au-dessus du plateau maudit, qu’elle fuit aussitôt, avec un long cri lugubre. C’est un spectacle grandiose de désolation et de sauvagerie. Pas un insecte, pas une bête, pas une herbe n’interrompt la monotonie funèbre de cette énorme plaque blanche, qui suinte et qui fume. Ce paysage est plus affreux, plus grandiose, plus saisissant que le désert lui-même. Les steppes de la Tunisie donnent l’impression d’un abandon qui n’est pas sans espoir. On les a jadis habitées ; l’industrie humaine saura les rendre habitables. Ici, c’est le ravage, la dévastation sans recours, et à perte de vue. Avant l’invasion des touristes, cette région n’a jamais eu d’habitans autres que les Indiens poursuivis ou perdus. Les tribus fuyaient ce sol damné, où l’haleine des geysers leur représentait le souffle des esprits mauvais. Une terreur superstitieuse et religieuse a toujours préservé ces parages de la profanation. À cette heure tardive, les feux sont éteints dans les baraquemens de l’hôtel ; bêtes et gens dorment ; le pays a repris l’aspect et le silence qu’il gardait autrefois depuis la création du monde ; et, tout en errant sur ce terrain perfide où seules se font entendre les bouches des cratères, il me semble que je vis en dehors des temps et des civilisations humaines, comme une infime créature jetée là par le vent pour que la nature l’écrase de sa puissance, l’étonné par ses merveilles, la ravisse par ses terribles splendeurs.

Les geysers abondent tout le long de la Firehole. En quittant le bassin Inférieur, il faut traverser des marais gluans et mous d’eau refroidie. Tout le pays fume, glousse, répand des exhalaisons chaudes de barèges. Entre les deux grands groupes, on rencontre un pays extraordinaire, le demi-arpent d’Enfer (Hell’shalf-acre). La rivière coule entre une colline boisée, et une plaine inondée par un grand lac d’eau bouillante. On y accède par un pont formé de deux gros bouleaux jetés l’un près de l’autre entre les berges. De l’autre côté, le sol est gluant, élastique, rouge : on y peut tracer des lettres avec un bâton. Le lac s’étend au loin, fumant et presque invisible sous les nuages de buée. Les rives, faites par les « formations, » sont feuilletées, rongées, en encorbellement, sur l’eau chaude. Elles cèdent et s’inclinent quand on s’aventure trop près de leur bord. Devant soi, on a une immense plaine liquide et bouillante dont on ne voit ni les autres bords ni la fin. On voudrait pouvoir s’aventurer dans une barque sur ce lac perfide. Son rivage est parsemé des cadavres de libellules et d’oiselets qui se sont aventurés au-dessus de la région sinistre et qui n’ont plus trouvé leur direction pour s’enfuir. L’eau a rejeté leurs corps bouillis. Ce geyser est formidable. Il a son trou d’échappement au milieu du lac, au fond du gigantesque entonnoir. Quand il s’élance, il déchire son tube ; il projette violemment des quartiers de roches arrachées ; il semble que toute la région se soulève, comme si ses gerbes avaient l’épaisseur du lac entier. C’est un vacarme de tonnerre, d’eau projetée à une hauteur considérable, et retombant en lourde flaque sur le sol ébranlé ; la vapeur couvre tout le pays, monte jusqu’au ciel ; on dirait qu’une énorme soupape vient de s’ouvrir sur un des soupiraux de l’enfer. Le terrain est partout souple et dangereux. Quelquefois un coup de vent balaie la vapeur : on jouit alors d’un coup d’œil fantastique. On aperçoit dans toute sa largeur la nappe d’eau claire, si claire que la vue plonge jusqu’en des profondeurs effrayantes, comme si on les voyait à travers un cristal pur, teinté de bleu. Les berges sont des testons rosés et dorés que tapissent de fines conferves ; elles plongent en biais, comme les parois d’un entonnoir, jusqu’à un trou noir, lointain, qui semblent s’ouvrir directement sur le centre de la terre. On cherche vainement une pierre pour l’y jeter et vérifier l’éloignement. Les cailloux sont des débris du sol, une sorte de caoutchouc durci, léger et flottant. Du côté de la rivière, les rigoles de la berge serpentent entre les souches d’arbres morts sur le sol blanc qu’elles raient de lignes tortueuses et variées, bleues ou sanguinolentes, comme si l’enfer renvoyait, avec les dépôts ferrugineux, les ruisseaux de sang des damnés.

Toute cette région s’appelle le bassin Moyen. Jusqu’au Supérieur, la ligne des geysers est à peu près ininterrompue. Toutes les forêts fument ; des jets d’eau et de vapeur s’élancent par intervalles au-dessus de la cime des arbres. Toutes les clairières ont leur source, leur lac, leur cratère. Voici la Turquoise, une nappe d’eau bleue, qui dort sur un lit de formations dorées, dont le reflet donne, au soleil, des teintes roses aux nuages de sa buée. Là, c’est Arthémis, un bassin aux eaux tièdes et irisées ; en voici un autre, dont l’eau pure prend, sur le fond coloré de son bassin, tous les tons d’une gelée de groseilles. La Gloire du matin semble être vide, tant l’eau est pure, calme, transparente, offrant aux regards tous les détails éclatans et chatoyans de son entonnoir féerique, que perce, tout au fond et très loin, un trou noir. Tant de sources, tant de geysers, de cratères, de mares, de fumerolles, de solfatares finissent par fatiguer. On se lasse des merveilles même.

L’excursion au bassin Supérieur est la dernière journée de geysers : elle n’est pas la moins piquante. Par une sorte de coquetterie, la nature prend soin de varier ses effets pour soutenir l’intérêt et prévenir la satiété. Au lieu du pays plat dont nous sortons, nous trouvons ici les geysers à bourrelets, à cheminées, à constructions ; ils crèvent çà et là la croûte blanche des collines, les plis vallonnés de ce plateau accidenté. Celui-ci, c’est la Grotte, un curieux roc tourmenté, percé de trous, de galeries, d’arcades, tout embrumé de vapeur, et dressant vers le ciel, comme un moignon menaçant, une basse colonne de pierre. Cet autre, qui a l’air d’un donjon défoncé et rasé par le milieu, c’est le Géant dont les explosions terribles, tous les six jours, font un tremblement de terre. Partout on rencontre des cuvettes percées au fond, pleines d’eau dorée par les reflets des parois, et veloutées par les légers nuages de vapeur qui dansent à leur surface, comme au-dessus d’une bassine de distillateur. La Rivière aux trous à feu traverse tout cet enfer, insouciante et ignorante de tant de phénomènes, aussi froide et aussi calme que si elle coulait en pleine prairie. Parfois sa berge est crevée par un jet d’eau chaude : elle le reçoit, fume quelque temps, le refroidit, et poursuit son cours. Sur ses bords, es torrens bouillans font rage ; il faut enjamber des rigoles de sang, des crevasses vides au fond desquelles dorment des arbres morts, et d’où sort de la vapeur. De tous côtés, dans les bassins, les eaux sont atrocement tourmentées, se démènent, sautent, retombent, comme pour échapper à quelque ennemi invisible qui voudrait les enchaîner, qui les lâche, puis les attire de nouveau. On a peur des surprises ; le sol sonne creux ; des écriteaux vous avertissent par places : Danger ! On s’approche des bassins avec défiance, par la crainte d’un jet imprévu. Les accidens sont fréquens. Le gérant de l’hôtel, au moment où j’y passe, a glissé sur une planche jetée au-dessus d’un bassin clair, où des Chinois lavent le linge des touristes ; il a la moitié de la jambe bouillie et déchiquetée. Quelques jours avant, un cheval s’est enlisé dans un mud caldron, une chaudière de boue ; il y a disparu, comme le juif polonais de Mathis dans le four à chaux.

L’hôtel est un petit chalet en lattes mal jointes, recouvertes de papier gris épingle sur le bois, pour séparer les chambres. Il est élevé au milieu des hills fumans. On prévoit qu’il sombrera un jour dans les sources chaudes et alors on le rebâtira ailleurs sans grands frais. De la terrasse, on les aperçoit presque toutes, le Château-Fort (Castle), la Théière (Tea-Kettle), et surtout le roi du plateau, le Vieux-Fidèle (Old Faithfull) qui doit son nom à la régularité persistante de ses colères. Dans cette région où il n’y a ni routes ni ponts, il est curieux de lire tant d’écriteaux et d’affiches. Les geysers sont étiquetés, flanqués d’un petit pieu qui porte leur nom, ou donnent des avis, Don’t drive in the formations, ou National Parks rules and regulations. Le gravier est cassant, crie sous les pas. Les cratères ont toutes les formes : celui-ci, en pierres plates et ravinées, figure une fleur de toutes couleurs, et s’appelle l’Anémone ; voici la Ruine, grand trou fumant, sans eau, encombré de pierres où sautillent des grillons et où défilent en traînées de grosses fourmis rouges. Un roc strié, feuilleté, en forme de cône, supporte en haut de son dôme un bassin qui lance tous les quatorze jours des jets d’une formidable puissance : c’est la Géante. Voici, plus bas, un trou qui semble une large plaie, une ecchymose où se mêlent des tons blancs, bleus, jaunes, verts, avec des bourrelets circulaires, des suintemens ferrugineux, des écailles noires, dans une odeur chaude de lessive. On entend des coups souterrains, des remous lointains, un vacarme d’eau courante et bouleversée. Cet autre hill a la forme d’une éponge percée de mille petites cavernes. Dans le sol, des fêlures molles et friables sont humides, chaudes et font de petits gloussemens. En vérité, c’est trop de geysers : et cette abondance est bien américaine. Dans ce pays, ils ne font rien avec mesure.

Le Vieux-Fidèle ouvre son cratère au sommet d’une colline de chaux, à côté d’une cheminée qui fume sans cesse, sans lancer d’eau. Le cratère est peu large et vide. On entend des remous gronder à une grande profondeur. Le trou lance des bouffées de vapeur. Soudain le niveau de l’eau souterraine s’élève, emplit l’orifice, et déborde ; aussitôt une gerbe isolée s’élance à une grande hauteur et emplit l’air d’une colonne de buée épaisse. Les gerbes se succèdent alors, minces et hautes, entourées de nuages vaporeux ; elles retombent d’un même côté ; on peut approcher du bord pendant l’éruption ; la force de propulsion est terrible ; il semble à tout moment que l’orifice de roches va voler en éclats sous la formidable pression du jet qui s’échappe, avec un mugissement affreux, par cet étroit canal. L’éruption ne dure que cinq ou six minutes. Alors les gerbes s’abaissent, l’eau rentre dans les dessous de la chaudière, le cratère se vide ; on ne voit plus qu’une pluie de gouttelettes retombant en coupole que le soleil argenté. C’est le sommet du geyser souterrain qui continue à jaillir dans la cheminée du cratère. Il diminue, s’enfonce, disparaît ; des coups sourds apportent encore les dernières agitations de la masse bouillante ; puis tout cesse, les flocons de vapeur remontent doucement, et le geyser se tait pour une heure.

On fait à cheval la tournée des environs, où l’on rencontre quelques surprises encore. On passe entre d’autres constructions bizarres, dont les geysers recouvrent eux-mêmes leur orifice, la Ruche, le Lion, les Cubes, le Turban, le Splendide, l’Oblong, le Spasmodique, l’Économique, qui ne perd pas une goutte de son eau, et résorbe entièrement la colonne humide qu’il projette. Nous voici au Blake sand basin, le bassin du Sable Noir, profond entonnoir au fond duquel s’ouvre un gouffre plein d’eau. Les parois de la cuvette et le sol lui-même sont faits d’un gravier gris, pareil à des escarbilles écrasées. La profondeur de ce ravin est telle qu’on y descend à cheval par un sentier en lacet. On arrive, en bas, au bassin d’eau verte et dorée, sous laquelle on aperçoit les rocailles verdâtres et souples formées par les dépôts.

Au milieu d’une clairière fume le Bol de Punch : les Américains ont ainsi mêlé les souvenirs de la vie matérielle à la poésie de la nature. Une margelle rocailleuse, haute de deux mètres, entoure et contient un splendide lac d’eau mordorée et fumante, dont les teintes expliquent l’analogie qu’on y a trouvée.

Mais les merveilles du coloris et de la poésie pittoresque nous attendent derrière un rideau de verdure, dans un bosquet où la nature semble avoir voulu les soustraire à la profanation. C’est un petit bois que la rivière enserre et isole dans une boucle de son cours. On y entre sur trois bouleaux branlans jetés entre les rives. Des bassins merveilleux égaient chaque clairière, loin des hommes et des regards. La nature s’est parée pour elle-même et pour les écureuils, les oiseaux blancs des arbres, les insectes de l’herbe. Approchez du Sunshine Lake (lac de la Clarté du Soleil). C’est un éblouissement. Les bords sont dorés en deux tons, en deux ors, l’un fauve et foncé, l’autre éclatant et clair. Les berges s’enfoncent sous l’eau en formant des bandes circulaires de teintes fondues et indéfinissables, du blanc au bleu, du jaune au vermillon. Des coins de rocailles, par le caprice des tons, sont tricolores comme un lambeau de notre drapeau. Toutes les nuances de la palette s’étagent sur les flancs du bassin, que noie une eau couleur d’émeraude. C’est aussi le nom du lac voisin, l’Émeraude, d’une transparence verdâtre qui laisse apercevoir les pentes des formations, pareilles à de vastes floraisons aquatiques. De grosses bulles d’argent montent du fond. J’y jette une pierre, un débris calcaire, il n’y en a pas d’autres. Elle tournoie, s’enfonce doucement, perd tout à coup sa couleur foncée, devient d’un blanc éblouissant qui tourne au vert pâle à mesure qu’elle s’éloigne ; bientôt la voilà toute verte et l’on dirait une grosse émeraude qui tombe lentement dans le gouffre.

Les soirées sont belles sur ce plateau dévasté. Le soleil disparaît derrière la cime des grands arbres. L’air est vif, les touristes attardés entre les geysers semblent des ascensionnistes échelonnés sur un glacier éclatant de blancheur. Les cratères prennent l’aspect de grands édifices embrasés. Le ciel est rose, comme en Norvège. Le Château-Fort semble un gros castel en ruines, en proie à un incendie qui fumerait sans flammes. Chacun connaît, nomme, vante son geyser préféré. Le geyser, dans cette solitude, devient une personnalité autour de laquelle se concentre tout l’intérêt. Les guides content ses prouesses, ses infidélités, ses excentricités, ses habitudes. À l’horizon, des cavaliers reviennent d’excursion, leurs ombres s’allongent et dansent sur la plaine de neige. Le soir tombe, le froid augmente. On rentre, on fait cercle autour du poêle rouge dans l’unique pièce du bas, meublée par le bureau du gérant, la table des cigares et celle du télégraphe. Puis les rangs s’éclaircissent ; les hôtes se lèvent ; chacun prend sur le comptoir une des petites lampes à pétrole que le garçon vient d’allumer ; on passe à la fontaine d’ice water pour boire une gorgée d’eau fraîche. Les derniers causeurs se quittent à leur tour ; les marches de bois blanc crient sous leurs pas ; puis tout se tait, et l’on n’entend plus que les ronflemens épars à travers les cloisons de lattes doublées de papier gris.


III

À Thumb, à une demi-journée du Vieux-Fidèle, on découvre le lac Yellowstone, après une route accidentée qui longe la rivière Madison et sa belle cascade en plan incliné, Kepler cascades. Puis, elle passe au-dessus d’un profond ravin : le pont est un tablier, posant sur deux colonnes de troncs entassés, qui s’appuient au fond de la crevasse. Au faîte de la chaîne, un petit lac, tout couvert de nénuphars, est à la limite du partage des eaux ; il s’épanche par ses deux pointes vers deux directions opposées, et envoie ses eaux d’un côté vers l’Atlantique, de l’autre, vers le Pacifique.

La baie de Thumb, sur le lac, est curieuse avec ses rives ravagées par les sources chaudes, les bassins de boue, les rigoles rouges. avec son sol de marbre laiteux qui rehausse le bleu du lac et l’azur du ciel pur, dans un paysage comparable à ceux de la Tunisie. C’est ici que l’on dit adieu aux geysers, aux exutoires, aux ronfle-mens rauques et caverneux ; mais le plateau, moins considérable, est encore troué par les bouches fumantes, les bacs d’argile qu’une truelle invisible gâche depuis des siècles, les crevasses au fond desquelles gloussent des borborygmes et des clapots de flux chauds.

On embarque sur le lac à bord d’un petit vapeur, le Zillah, un nom cher à ma famille. Le pilote est une jeune femme qui porte un lorgnon, et ce détail est fort américain. Nous sommes sur la terre de l’émancipation. Sur l’eau calme du lac, le Zillah glisse sans bruit au milieu des nénuphars et des algues ; au loin, des troupes de pélicans et d’aigles pêcheurs se laissent bercer par les larges ondulations. Sur la rive que nous venons de quitter, la tente du lunch est toute blanche devant le fond noir des sapins. Deux jeunes amazones viennent d’arriver d’un campement voisin pour assister au lâcher de l’amarre. L’une a attaché sa bête et s’est étendue sur le sol brûlant ; l’autre, vêtue d’une robe verte, reste en selle ; du large, on dirait une statue, et l’œil conserve longtemps cette vision, la silhouette du cheval immobile et de sa cavalière nettement profilée sur la blancheur éblouissante de la grève ensoleillée.

Les caps, les falaises ardues, creusées comme un pont, défilent devant nous. Au large, se dresse le gigantesque rocher de Stevenson, dont les pentes tombent à pic dans le lac. À une centaine de mètres, au-dessus de l’eau, on distingue sur le versant un trou noir qui est l’entrée d’une caverne. Elle servait encore, il y a quelques années, d’abri aux Indiens, qui la gagnaient en barque, puis en s’accrochant aux aspérités du rocher, disputant leur asile aux aigles et aux vautours. Quels conciliabules de mort ont dû se tenir dans ce repaire inaccessible, où des prisonniers ont peut-être été retenus durant des années, avant de mourir, et d’être lancés dans le vide vers leur tombe béante ! Les chefs jaunes au diadème de plumes rouges ont aussi leurs cachots et leur bastille.

Ce lac est une immense mer intérieure, la plus élevée du monde, à 2,500 mètres. L’horizon borne la vue bien avant la rive opposée qu’on n’aperçoit nulle part. Sur la côte la plus voisine, les chaînes de montagnes s’étagent en plans superposés, jusqu’à la haute cime du Grand Têton (4,160 mètres) que MM. Langford et Hayden gravirent pour la première fois, au prix des plus graves dangers, en 1872. Le soleil fait étinceler les masses énormes des glaciers. À travers une déchirure de la crête, on aperçoit l’Indian sleeping, l’Indien qui dort. Dans le jour qui décroît, c’est une vision saisissante. Une longue chaîne, qui tient un quart de l’horizon, figure, avec un réalisme effrayant, le front, le nez, le menton, la poitrine d’un homme qui dormirait, la tête appuyée sur une haute cime. Cette face énorme, distincte et exactement moulée, avec le profil tourné vers le ciel, ne contribue pas peu à répandre une vague impression de mélancolie sur ce paysage grandiose. L’œil reconstitue, par derrière la montagne qui le cache et coupe le buste, le corps gigantesque de cet homme de pierre, être fantastique qui a pris les glaciers comme coussins et les monts pour chevet. La tête est belle, énergique ; les traits sont précisés par la distance, qui efface les rugosités, aplatit les rocailles et polit les anfractuosités. Le masque est celui de Napoléon Ier, front haut, nez arqué, mâchoire forte. Qu’on songe quelle épouvante a dû jeter, depuis l’existence de l’homme, ce caprice de la nature, cette colossale statue, parmi les tribus indiennes, déjà effrayées par les phénomènes, les rugissemens, les splendeurs surhumaines de cette mystérieuse région.

La vaste nappe d’eau du lac, immense comme la mer, mais immobile comme une mer morte, sans flux ni vagues, est profondément triste dans son imposante beauté. Au loin, le grand cadavre de l’Indien de pierre dort dans un concert de teintes harmonieusement mêlées, où les nuances rosées, violettes, mauves et moirées des pentes neigeuses se tondent dans l’azur plus pâle du ciel, tandis que le soleil, à demi enfoncé derrière les dernières crêtes, disperse autour de lui l’auréole de ses rayons d’or.

Le relais est un coquet cottage construit sur la rive nord, et caché dans la verdure. On y passe la nuit et l’on repart au point du jour pour de nouveaux étonnemens.

On commence à venir faire au Parc des séjours, des saisons hygiéniques pour y respirer l’air pur des monts, l’air chaud des sources et les émanations thermales des geysers. On croise de temps en temps des tapissières de malades qui n’entrent pas dans les hôtels ; ils campent, font leur cuisine sur un feu de bois sec, et vagabondent lentement, pareils à des saltimbanques retirés. Les hommes sont vêtus en trappeurs de Fenimore Cooper ; les femmes portent l’amazone et vont le plus souvent à cheval, coiffées d’un chapeau particulier qui fait songer à Mme Récamier : c’est une sorte de cornette Directoire, retombant en pèlerine sur les épaules et entourant le visage comme d’un auvent contre la bise, le soleil et la pluie. On retrouve sur leur passage des marmites crevées, des boîtes de conserves vides. Par une négligence coupable, malgré les pancartes accrochées aux arbres : Extinguish your fires, ils n’éteignent pas toujours leurs feux et déterminent des incendies considérables. L’air du pays est très sec : il suffit de caresser la nuit une peau de bête pour qu’il s’en échappe des étincelles électriques. Les feux de camp sont la plaie de la région. Des prairies entières prennent leu et communiquent l’incendie aux forêts, qui se consument sans flammes, et toute protection est impossible. Il n’est pas rare de longer durant des kilomètres des versans désolés où les troncs calcinés se dressent comme des pieux rayant le terrain noir. Derrière le Mammouth, toute la montagne a brûlé de la sorte et présente aujourd’hui le plus navrant spectacle de désolation. On l’appelle le mont Sépulcre : les noms sont quelquefois des horoscopes.

Du Lake Hôtel au Grand-Canon, la route traverse tantôt des forêts, tantôt des plaines jaunies, jusqu’à la vallée large et joyeuse de la Yellowstone river (Rivière de la pierre jaune). En chemin, il n’y a guère à noter que le mud geyser et le sulphur mountain.

Le mud geyser (geyser de boue), situé au bord de la rivière, est une profonde cuvette en cailloutis granulé, accolée au flanc de la montagne qui s’entrouvre sur elle par une entaille en forme de portail gothique à ogive ; mais comme si la marée de la boue avait envahi et submergé les montans de l’arcade, les branches de l’ogive sont engagées, enfoncées sous terre, ne laissant plus au-dessus du niveau du sol qu’un soupirail bas et étroit. Le fond de la cuvette est de la boue séchée, qui a une couleur d’acier. Sous le portail, fume et gronde un flot de boue liquide qui se démène avec de furieux remous. L’agitation du sous-sol se répercute à travers l’obscur corridor en détonations semblables à des coups de canon, comme si une armée de gnomes et de goules pétrissait sous terre le mortier d’une cathédrale, dont ils auraient achevé le portail du parvis.

On ne ramasse pas, on ne dérange pas les arbres morts, dans ce pays où il faut pratiquer le culte de la sauvagerie. Les sapins, les chênes tombent de vétusté ; leurs cadavres demeurent quelque temps inclinés sur les troncs voisins ; puis ils glissent, roulent et encombrent de leurs masses inextricables les pentes qui longent la route. De longues tiges de pins dénudés jonchent et quadrillent le sol, comme si quelque géant eût abandonné là une partie de bâtonnets. Pourquoi se sont-ils arrêtés dans leur descente ? Chi lo sa ? Si une pierre se dérangeait, l’arbre continuerait à glisser et viendrait trouer la voiture au passage.

Vers midi, le cocher nous arrête devant un cône isolé que baigne une source brûlante : c’est une montagne de soufre, tout étincelante au soleil de tons jaunes et roses. L’eau du bassin est portée à une température fort élevée ; il est impossible d’y puiser. Le sol est de soufre ; il est torride. Une petite solfatare fume dès qu’on dérange une motte avec une canne. Il faut détacher le soufre avec une pointe ferrée, faire rouler le fragment sur le sol et l’y laisser refroidir avant de pouvoir le saisir. Une des misses de notre voiture fait observer qu’on fabriquerait beaucoup d’allumettes avec ce seul cône, et cette remarque prouve que la jeunesse américaine est habituée « à considérer les choses dans le point de vue pratique, » comme disait Gil Blas.

On arrive vers le soir à l’étape, l’hôtel du Cañon. Dès l’aube, nous partons en nombre pour aller visiter le Grand Cañon de la Yellowstone river. Le mot cañon est un souvenir de la domination espagnole. Il signifie tube, vallée, ravin. Toutes les vallées de cette région portent ce nom, jusque dans le Colorado et le Kansas.

La Yellowstone fait deux chutes successives : la seconde est particulièrement admirable et ne le cède en rien à celle de Niagara Falls, sinon en ce qu’elle est moins connue. Le fleuve se précipite d’abord d’un bond vigoureux dans le vide. Sa masse, resserrée entre les roches basaltiques, s’élance de toute la vitesse acquise par les rapides qui préludent au saut. Le fleuve entier demeure ainsi suspendu dans le vide et, par une courbe gracieuse, retombe de tout son poids dans le bassin Inférieur, où il creuse la masse d’eau qu’il rencontre ; c’est un conflit frénétique entre la nappe qui tombe et le fleuve qui la reçoit. Les vagues mugissent, bondissent, comme pour remonter au plateau supérieur, puis, après des tourbillons monstrueux, la trombe liquide reprend sa course, attirée par les rapides que forme déjà l’appel de la cascade suivante. C’est dans cet état d’agitation et d’entraînement furieux qu’elle se présente à l’entrée d’un nouveau gouffre : elle s’y jette avec un élan que décuple encore l’étroitesse du chenal, enserré dans les roches. Le bond est formidable. Il a 121 mètres de hauteur, ce qui est beaucoup plus qu’à la chute du Niagara. Le pied de la cascade est perdu dans des nuages de poussière d’eau, d’embruns, de vagues qui rebondissent avec fracas ; les gouttelettes remontent jusqu’à la moitié de la hauteur dont elles sont tombées ; le soleil en les éclairant les traverse d’un arc-en-ciel, qui les fait ressembler à une gigantesque jonglerie de gemmes et de pierres précieuses.

Activé par ce saut gigantesque, le torrent roule, se tord en flots d’écume et d’émeraudes au fond du ravin qui le presse et l’étreint entre ses roches trop rapprochées. Le sol sur lequel il emporte sa furie a une déclivité faite pour l’exaspérer encore. Dans les trente kilomètres qui suivent, jusqu’à la prochaine chute, la différence des niveaux de départ et d’arrivée est de 100 mètres. C’est un bouillonnement terrible, un déchirement de l’eau contre les quartiers de roches dans un lit trop étroit ; on dirait une grande cascade étirée et allongée. C’est ce ravin qui porte le nom de Grand Cañon. On ne saurait songer à y descendre. Les berges évasées s’enfoncent dans le lit du torrent sans saillie ni rebord. Il faut le contempler du bord supérieur : c’est un des plus grandioses spectacles qui soient sur la surface du globe.

On s’aventure au bord du gouffre sur trois points, qui sont trois pointes avancées, d’où l’on embrasse tout le panorama sans que rien n’arrête la vue : ce sont point Lookout ou point d’observation, puis Inspiration point, enfin Prospect point (point de vue).

Les dames ont dû laisser la voiture à l’orée des bois qui bordent le faîte du ravin. Misses et cavaliers, nous laissons à nos chevaux la bride sur le cou. Ces excellens poneys, ou cayuses, ont le pied sûr ; ils passent dans les trails (sentiers) à peu près impraticables, ils grimpent les pentes les plus raides, et la selle mexicaine, à dossier et à pommeau élevés, rend alors les plus signalés services ; car le cavalier est secoué comme le serait un marinier en barque par un gros temps ; ils enjambent les arbres à terre, longent les précipices sans broncher, passent les ponts faits de troncs de bouleaux, sont nerveux, vifs, rapides en plaine et infatigables en montagne. À peine sentent-ils le cavalier en selle que, sans signal, ils donnent un vigoureux coup de reins : leur premier bond mesure 2 mètres, et ils filent comme le vent.

Il faut se glisser entre les sapins pour atteindre le « point d’observation, » sorte de promontoire qui fait saillie au-dessus de l’abîme. Celui-ci descend par une pente raide jusqu’au torrent profond, et se relève de l’autre côté en une muraille droite, abrupte, dont le faîte est à notre niveau. Le spectacle est saisissant, grandiose, écrasant, avec tous les caractères du sublime. Ce ne sont pas les roches brunes, les pentes boisées, les déclivités terreuses des autres pays. Toute cette vallée sauvage est dorée, rosée, teinte des plus chauds coloris : il faudrait étendre à ce pays le nom si poétique du Colorado. Les aquarelles, les peintures à l’huile, les photographies en couleur qui reproduisent ce long ravin ont l’air d’être invraisemblables, imaginaires et fantasques : elles copient une réalité dont on douterait si on ne l’avait sous les yeux. Les deux berges colossales atteignent une hauteur effrayante ; nous dominons de 300 mètres le lit du torrent, les sapins clairsemés qui poussent à mi-côte semblent des touffes d’herbes. À droite, à gauche, les deux versans sont irisés, dorés, avec des nappes blanches et roses, des arêtes brunies, des plaques bronzées, des taches d’ocre ; les rayons du soleil se jouent sur ces surfaces multicolores qu’elles font étinceler et qui offusquent la vue par leur éclat. À cette prodigieuse distance, le cañon pourrait être comparé à quelque gigantesque papillon dont le corps serait la masse bleuâtre du torrent, et dont on verrait d’en haut les deux ailes à demi relevées, chatoyantes et diaprées comme deux lamelles d’or recouvertes des émaux les plus transparens, des nervures les plus ténues.

Par le trait obscur qui serpente au bord du ravin sous les arbres, on gagne l’Inspiration point. C’est un nouveau promontoire, plus en vue encore que le précédent, une de ces flèches qui hérissent les parois du versant. En rampant et en s’accrochant aux aspérités, on parvient à se hisser jusqu’à l’extrémité la plus avancée d’où l’on surplombe l’abîme. Par un caprice de la nature, cette cime est taillée en forme de fauteuil de pierre, où l’on s’assoit, les jambes pendantes dans le vide. Le touriste voit sous ses pieds tournoyer les aigles. C’est comme un trône de granit préparé dans le plus sublime décor, pour faire honneur au roi de la création, qui de là domine les créatures. Il n’a au-dessus de lui que le ciel et les nuages qui passent. Devant lui, les pentes colorées semblent des nappes de floraisons étincelantes. Les deux berges sont loin de se ressembler, et leur variété est un grand charme. Celle que nous foulons est, dans son ensemble, unie, avec des plis amples, des promontoires qui appuient leur base dans le lit du torrent, et qui sont comme d’imposantes tribunes préparées dans ce cirque largement ouvert. Le sol est formé par de longues traînées de sables de toutes nuances, qui s’étalent sur la pente en fondant leurs teintes. On dirait que le vent a fait couler ces nappes de fin gravier, a allongé, aplati, aminci leurs bandes roses, blanches, dorées, dont, les teintes semblent être lavées à grande eau pour préparer les fonds d’une gigantesque aquarelle. Chaque touriste emporte, en souvenir du Cañon, une sorte de fiole pyramidale préparée par les soins de l’hôtelier, et dans laquelle sont habilement disposés en bandes parallèles des échantillons de tous les sables ramassés dans le ravin. Toutes les teintes y figurent, nuancées, dégradées ; une ligne claire côtoie une bande noire ; on y voit tous les tons du rose au vermillon, du bleu topaze au vert émeraude, du rouge chaudron au rouge lie de vin, du blanc de neige au bleu d’acier. La côte du cañon offre une débauche de couleurs, une orgie de tons éclatans ; le sol paraît recouvert de longues jonchées de roses, de topazes, de toutes les merveilles de la joaillerie, qui auraient roulé pêle-mêle sur un ample tapis de velours safran, brodé d’or et de perles fines. Çà et là des pointes rocheuses trouent cette nappe splendide et ressemblent à des clochetons, à des donjons, à des tourelles qui parsèmeraient comme des emblèmes les plis immenses de ce manteau royal. Au sommet de ces aiguilles de pierre, les aigles ont construit leur nid. Il y en a un sous nos pieds, posé comme un berceau entre les deux dents d’une pointe, inaccessible de toutes parts, suspendu dans le vide au bord du torrent. Il est à une grande distance au-dessous de nous, on aperçoit vaguement la mère qui veille au bord de la grande corbeille, et les petits blottis dans les broussailles qui en tapissent le fond. Il a été signalé, il y a vingt ans ; depuis, il n’a cessé d’être habité. C’est un patrimoine de famille, un nid patriarcal.

À l’autre bord du ravin le tableau n’est plus le même. Il n’est pas moins coloré, mais les tons sont plus sévères, moins gracieux, moins caressans, plus chauds. Ce sont des rocs tourmentés dont les arêtes et les anfractuosités déterminent des jeux de lumière et d’ombre foncée. C’est une muraille hérissée, escarpée, boisée par places, crevée de fissures, d’évens qui jettent de la vapeur, c’est comme un éboulement tumultueux qui se serait arrêté dans le vide. Sur cette surface ravinée, crevassée, rugueuse, les plus belles teintes s’étalent encore, dont les tons chatoyans et plus vibrans font reluire au soleil toute la gamme des ors fauves et rouges, du bleu de saphir à la pâleur de la mauve. On dirait quelque grande étoffe aux reflets multiples et au tissu souple qui aurait été froissée, bouillonnée, chiffonnée sur les rugosités saillantes de la paroi. La rocaille est çà et là crevée par des fissures noires plongeant dans des cavernes, repaires des vautours ; ailleurs elle est déchiquetée, écornée, hérissée en pointes dorées dont les arêtes brunies luisent au soleil comme les angles patinés d’un groupe de bronze.

Sous nos pieds, la profondeur est immense. Nous sommes tout au faîte de la chaîne, au-dessus du niveau de la Yellowstone avant sa chute. Le plan incliné qui nous sépare du torrent est doux à l’œil, comme un lit moelleux et capitonné, attirant comme le plus lisse des abîmes. Il semble que ce serait une jouissance de s’y laisser glisser pour plonger trois cents mètres plus bas dans les rapides et les tourbillons écumeux. De l’étroite terrasse que nous occupons, nous lançons des pierres : nous les perdons de vue au milieu de leur trajet avant qu’elles aient touché terre. Du plateau des geysers, on emporte l’impression d’un pays friable, pourri, croulant, fondant au milieu des flux d’eau chaude ; au lac Yellowstone, c’est le splendide paysage d’une nature calme et reposante, où, sur les flots, à perte de vue, la lune irise et argenté sa longue traînée de lumière entrevue à travers les stries ombreuses des grands pins. Ici, c’est un sentiment écrasant, devant cet immense panorama où la nature a mis les teintes de l’arc-en-ciel sur la colossale architecture de ses ravins, où elle a répandu toutes les séductions de l’art le plus gracieux sur les constructions cyclopéennes qui sont comme le majestueux témoignage de sa force.

En continuant sous bois de longer le bord, on rencontre une troisième plate-forme avancée, sorte de mirador ou de pinacle qui sort de la forêt pour denteler la lisière. C’est un promontoire de quelques pieds de large. Le long de la côte, au-dessous des aigles qui planent, de larges blocs se sont détachés, émiettés, pulvérisés, laissant une crevasse derrière eux, et formant un peu plus bas des mamelons roses de sable fin. Vers l’est, les splendeurs du cañon se déroulent en capricieux circuits ; les premières arêtes nous masquent les développemens lointains de cette vallée béante ; à l’extrémité opposée, la vue est arrêtée par l’effrayante muraille bombée et liquide, que fait la grande cascade de la Yellowstone. La poussière d’eau remonte dans un nimbe d’arc-en-ciel, et l’écho des rochers solitaires répercute cette grande voix du fleuve. On le voit, au-dessus de sa chute, arriver des derniers plans de l’horizon, où il semble un lacet d’argent tordu parmi les roches noires et les sapinières. Quel cadre imposant et grandiose, pour ce bond gigantesque entre les parois dorées de l’abîme ! À la distance où nous sommes, le bruit est bien affaibli. La cascade est inaccessible, et les chiffres qu’on a sont des mesures trigonométriques. Longtemps la chute a mugi dans le désert, ignorée du reste de la terre, aperçue seulement des oiseaux de proie et des Indiens en fuite. Elle sera de plus en plus fréquentée, de plus en plus visitée. À Niagara, on est stupéfait par l’énorme masse d’eau qui tombe, par le développement en largeur de cette double muraille qui enserre entre ses deux hautes parois liquides le tourbillon écumant et laiteux des rapides violemment secoués à sa base. La cascade s’espace, s’étale, dans un pays d’aspect plat et morne, où l’on a dû dessiner des jardins, pour procurer quelque agrément aux visiteurs. L’attrait est celui de la quantité d’eau versée ; c’est une question de mètres cubes. À la Yellowstone, si la largeur est rétrécie, la profondeur est plus grande, et combien imposant est le tableau ! Aucun site d’Europe, ni dans les Pyrénées, ni dans les Alpes, n’approche de cette horrible et saisissante sauvagerie, où le sol déchiré, froissé, emprunte ses tons à l’or du soleil, à l’azur du ciel, aux pétales des roses, au sang des antilopes éventrées par les jaguars ou les oiseaux de proie. Cette large ouverture ne forme pas brèche, ce n’est pas une entaille laissée sous le coup d’épée de quelque géant de l’air : c’est un évasement de gracieuse forme, d’une hauteur effrayante, le long duquel aucun pied humain ne s’est aventuré.

Notre jeune Américaine émet un projet qui sent bien son terroir : ce serait de construire un elevated, sorte d’ascenseur oblique qui plongerait vers le pied de la cascade et pénétrerait dans ces basses régions inexplorées. N’en doutez pas : avant une dizaine d’années il sera fait, sur le modèle de celui qui descend le long de la berge du Niagara.


IV

Notre guide, au Cañon, nous raconte des merveilles : « Vous voyez cette chaîne de montagnes, le pic Dunraven, le mont Washburn : de l’autre côté, plus loin, on voit des choses fantastiques, toute une forêt pétrifiée ; tout a été subitement solidifié ; des oiseaux de pierre perchent sur les branches de pierre : un Indien, qui tirait à l’arc, a été saisi, immobilisé dans cette position, qu’il garde éternellement, et tout le pays est ainsi. » Même en faisant la part de l’imagination populaire, il doit y avoir là un phénomène assez étrange, et l’excursion est aussitôt décidée. Je pars avec un ami et Jackson, notre courrier : — « Cocher, pouvez-vous nous conduire ? » — Il nous répond que c’est impossible. Aucune route n’est frayée ; le pays est fort peu connu, fort peu exploré ; il n’y a qu’un homme qui sache le chemin, c’est Jim le trappeur. S’il est dans la contrée, nous pourrons le demander. Nous faisons chercher Jim : il est introuvable. Nous l’attendons comme un messie, personne ne voulant se hasarder sans lui. Enfin, il reparaît. Il avait perdu ses chevaux dans la montagne, et il était parti à leur recherche. C’est un jeune cowboy à l’air déterminé, aux traits anguleux, avec une petite moustache blonde tombante, vêtu de cuir, et mordant de temps en temps dans une tablette de tabac au réglisse que tous les drivers ont en poche. Nous quittons le reste de la troupe, qui rentre directement à l’hôtel de Mammouth. Notre départ fait quelque peu sensation ; nos récens compagnons nous entourent comme si nous allions combattre les Sioux, les Pieds-Noirs et les serpens à sonnette, dont la montagne fourmille, dit-on. Jim va devant. Mon ami et moi, nous suivons. Jackson ferme le cortège, balayant le sol de ses pieds, sur sa bête trop basse pour sa haute stature. L’hôtel n’est déjà plus qu’une cabane au loin ; nous répondons aux signaux que nous font encore les mouchoirs sympathiques de nos amis et amies, et nous disparaissons au galop de nos excellens petits chevaux derrière les roches boisées du premier défilé.

On doit grimper à 3,200 mètres pour franchir le mont Washburn, et c’est une promenade charmante. D’abord, ce sont des prairies où l’herbe, rarement foulée, prend une épaisseur inconnue et forme le plus moelleux tapis. On fouille profondément avec la main pour rencontrer le sol. Bêtes et gens, nous faisons halte, les unes pour pâturer, les autres pour nous étendre au soleil. Puis les arbres sont plus pressés et moins rares ; nous y heurtons en passant nos énormes étriers de bois, qui sont de véritables boîtes, et nos gros éperons, semblables à ceux que devait porter Godefroy de Bouillon. Le soleil d’août est au milieu de sa course ; mais à la hauteur où nous sommes, l’air est piquant et vif ; sous les taillis, la neige de l’hiver n’a pas encore fondu. Nous nous arrêtons pour luncher dans un coin pittoresque, qui eût inspiré le pinceau du Lorrain. Un petit torrent roule les pierres avec bruit dans sa pente rapide jusqu’au prochain plateau qui échancre le versant. De gros arbres tordus et serrés font une demi-obscurité dans ce paysage où courent les écureuils effarés, où sifflent dans les branches des oiseaux de tous plumages et de toutes couleurs. En selle ! la route est longue, et nous sommes tenus d’arriver avant la nuit pour ne pas coucher à la belle étoile. Il faut longer les cours d’eau et découvrir les gués, car il n’y a pas un pont dans toute la région. L’eau monte jusqu’au dossier de nos selles. À l’autre bord, la berge est presque à pic, rocailleuse, impraticable. Nos petits chevaux s’y engagent vaillamment, s’y cramponnent de leurs pieds nerveux, plus sûrement que nous ne ferions nous-mêmes. C’est plaisir de les voir monter les pentes, galoper dans les cailloutis, sauter les arbres morts. Nous approchons du faîte. Peu à peu, les pics des alentours qui nous dominaient semblent descendre à notre niveau ; nous n’avons plus au-dessus de nos têtes que le ciel. Le sol est aride, caillouteux, jonché de débris, d’énormes blocs arrondis comme s’ils eussent été autrefois roulés longtemps par des mers. Des plaques de neige ferment les creux. Comme si les minéraux voulaient suppléer à la végétation absente, les pierres sont d’une belle couleur verte et donnent de loin l’impression d’une prairie feinte et peinte. Devant nous s’étend le plateau qui écrase le dos de la montagne. À nos pieds, la pente s’enfonce par des bonds prodigieux jusqu’à une ample vallée que recouvrent de grandes forêts de sapins : à cette distance, dans la confusion et le rapetissement des arbres, elle offre l’aspect d’une immense pelouse tout unie. À l’autre bord, la montagne se relève, pour redescendre plus bas, derrière la crête ; des plans successifs de chaînes s’étagent, s’allongent jusqu’aux cimes lointaines qui semblent des masses impalpables et violettes, fondues dans l’air brumeux de l’horizon.

À présent, nous redescendons le versant, et déjà la ligne des bois se rapproche. Après un temps de galop, Jackson s’aperçoit que son revolver a sauté hors de sa fonte. Jim en éprouve une profonde douleur, à laquelle il semble qu’il ne puisse résister, car il nous prie de l’attendre dans la prairie touffue, tandis qu’il retourne sur ses pas pour retrouver l’objet perdu. À cette hauteur, l’air est délicieusement pur ; l’herbe est épaisse et douce comme les lichens de la mer ; les libellules, les grosses sauterelles, les insectes et les oiseaux s’ébattent et chantent, enivrés de soleil. Au bout d’un assez long moment, Jim revient au galop de sa bête, l’air désappointé. Il n’a rien trouvé. Mais Jackson, qui est un philosophe, a son idée ; il nous explique que le dévouement de Jim est intéressé : il est allé chercher le revolver non pour le rapporter, mais pour le mettre dans un trou d’arbre et le retrouver à son retour dans sa cachette. Cet homme sait les mobiles des actions humaines, comme Tacite l’Ancien.

On retrouve, au bas de l’autre versant de Wahsburn, la rivière de la Pierre-Jaune, dont le cañon a contourné le massif des montagnes. Après l’avoir longée quelque temps, nous arrivons aux Tower-Falls.

Les Chutes de la Tour offrent un spectacle sauvage. D’épaisses broussailles encombrent les approches. Nous laissons nos chevaux au piquet et nous pénétrons dans le fourré. Il y faut briser les branches, grimper aux arbres, ramper sous les hautes racines, se frayer comme on peut un chemin dans la forêt vierge. Le mugissement de la cascade semble prendre plus de sonorité dans la demi-obscurité de ces voûtes, où le lit du fleuve ménage seul une éclaircie vers le ciel. Les bords sont escarpés, peu sûrs, avec des entablemens en ressaut, des corniches avancées qui ont sous elles le vide. Les troncs des arbres, qui ont poussé de biais pour apercevoir un coin de ciel, sont le terrain le plus solide, et il faut s’y allonger en embrassant les branches. De cet observatoire aérien, le coup d’œil est splendide. La Yellowstone arrive en une nappe unie à l’entrée d’un col rocheux, qu’elle franchit d’un bond pour retrouver le sol à 60 mètres plus bas. La chute est belle, régulièrement bombée comme une masse de cristal, s’évasant en éventail de l’échappée étroite jusqu’à sa base et rayée d’un arc-en-ciel. Elle est flanquée de hautes roches aux formes fantastiques. Ce sont deux tourelles crénelées qui gardent à droite et à gauche le défilé humide, accrochées solidement aux flancs de la montagne. Plus haut, des flèches, des ogives, des campaniles dressent leur pointe et détachent leur façade grise de vieux portail sur le fond des sapins pressés, sombres comme l’intérieur d’une cathédrale.

Il nous faut gagner un gué assez loin en amont de la cascade pour traverser la rivière agitée par les rapides, qui sont le prélude de sa chute. Nos chevaux gravissent, avec une agilité qui tient du phénomène, un raidillon caillouteux dont le sol friable s’émiette et s’ébranle sous les sabots. Nous entrons alors dans un pays moins tourmenté, dont l’aspect gracieux est une jouissance et un repos pour la vue. Il rappelle ces décors frais et pomponnés où dansent les ballerines habillées de tulle dans les ballets de nos féeries. Nous longeons une petite rivière qui coule au bas d’un coteau émaillé de fleurs. À notre gauche s’étend toute une forêt de petits arbres odorans, dont les feuilles ont la verdure un peu pâle et indécise des pousses au printemps, et dont les fleurs roses semblent des festons de pampres et d’églantines, accrochés aux branches pour une fête rustique. Il est cinq heures du soir ; le soleil, qui s’incline vers la montagne, n’a plus la force des rayons de midi et contribue à nous faire oublier que nous sommes en plein été ; la tiédeur du ciel, la grâce de ce décor si coquettement paré, toute cette nature attifée nous donne en plein mois d’août l’illusion du printemps et de l’avril.

Voilà onze heures que nous sommes en selle. Il est temps d’arriver. Encore un hill à franchir, et nous découvrirons la terre promise. À mesure que nous remontons, le pays redevient sauvage. Au sortir de l’Eldorado, nous rentrons dans la Terre désolée ; les pierres précieuses jonchent le sol sans l’orner, agates, sardoines, malachites, améthystes, toutes sales sous leur gangue de boue sèche. Il y a quinze ans au plus, les Nez-Percés attaquèrent ici même Weikert et Mac-Cartney. Des crânes de chevaux achèvent de s’émielter entre les cailloux. De temps en temps, le sabot de nos bêtes butte contre de superbes ramures d’elques et d’élans qui sont tombées à la mue. Quelques-unes ont un développement de 2 mètres.

Enfin nous gravissons la dernière crête, d’où nous devrons voir l’hôtel ou loghouse. Une belle plaine s’étend à nos pieds jusqu’à la chaîne lointaine des Baronettes ; il n’y a pas apparence d’habitation, c’est toujours le même désert, et pas un être n’apparaît. Il est six heures du soir.

— Mais, Jim, il n’y a point d’hôtel !

— Si, si, là-bas, voyez.

Du doigt, il nous fait apercevoir entre les arbres, au bord d’un ruisseau, adossée à la colline, une petite cabane peinte en rouge. Nous la distinguons mieux en approchant. Vers sept heures, notre escadron fait son entrée dans la cour de Yancee’s Camp.

Yancee’s Camp n’a rien d’un camp. Il faudrait traduire ce mot par la Logette du père Yancee. Dans ce pays perdu, où l’on ne rencontre âme qui vive à plusieurs lieues à la ronde, le père Yancee a construit une cahute où s’arrêtent les mineurs entre Bozeman et Clarks Fork. C’est un solide vieillard, dont les cheveux blancs retombent sur les épaules ; la figure est allongée par la barbiche ; les pommettes saillantes et les yeux vifs dénotent un énergique pionnier. Deux gros molosses l’accompagnent partout. Il porte un grand feutre à larges bords, une casaque de cuir et des bottes éperonnées. Il était autrefois mineur ; un coup de grisou lui a défoncé le crâne ; mais il n’y paraît plus. Il tient dans sa cabane de bois un petit commerce à l’usage des rares ouvriers qui passent, et cet « hôtel » ressemble plutôt à une épicerie. Dans l’unique pièce du bas, il y a un comptoir, des boites de conserves, de la mercerie, des caisses de tabac, des pipes, des manches de fouet. Depuis ces dernières années, les touristes commencent à venir, et il y a élevé une seconde cahute où sont les chambres à coucher. Si les planches des cloisons joignaient un peu, si on n’y apercevait pas de son lit les étoiles du ciel à travers les poutres du plafond, s’il y avait moins de moustiques, de rats et d’araignées, si on ajoutait par-ci par-là un escabeau pour meubler les pièces, cette auberge serait très confortable. Le régime en est fort sain, semblable à celui des anachorètes, car on n’y vit guère que d’œufs et de lait. Ainsi que disait Dumas père en décrivant les hôtelleries espagnoles, le Yancee’s Camp est comme l’amour, on n’y trouve que ce qu’on y apporte.

L’hôtelier est d’ailleurs un fort aimable homme. Il a chez lui, en même temps que nous, deux ouvriers et un soldat ; ils ont l’air d’être plus maîtres de la maison que lui-même. Les touristes nos devanciers ont gardé de lui le meilleur souvenir, car il nous montre les lettres qu’il en a reçues, les photographies prises dans les environs, qu’ils ont développées à leur retour et qu’ils lui ont expédiées. Le père Yancee, avec ses chiens, est ainsi photographié à plusieurs exemplaires et sous toutes les faces : il a son album, comme une actrice. Un de ses visiteurs, ému de sa bonté et des merveilles de la nature en ce pays sauvage, a voulu qu’il pût sanctifier le dimanche, et prier le Créateur de tant de belles choses. Il lui a envoyé un harmonium et un tabouret de piano : ces meubles sont d’un faste oriental en cette cabane, où les trappeurs ronflent dans les hamacs, au-dessus de leurs chiens fourbus.

La forêt pétrifiée est à plusieurs milles du loghouse. Il faut longer un lac, des marais peu rassurans où grouillent les serpens, gravir la côte au-dessus d’un ravin, au fond duquel un torrent gronde entre les rocs pointus. Au bout d’une plaine où quelques rares broussailles vivent comme elles peuvent entre les cailloux receleurs de longs lézards, une pente douce monte vers le faîte éloigné de la chaîne, où se dressent à l’horizon le pic des Bisons, le mont Améthyste, le mont Longfellow. Nous sommes en plein désert. À mi-côte, la pente est éventrée par un bassin de rocaille rouge, d’où s’échappe une source pure. Autour, sur le sol humide, on voit des pas de bêtes qui se croisent en tous sens et affectent toutes les formes, sabots, griffes, pattes : c’est l’abreuvoir de la faune locale. Elques, antilopes, écureuils, fouines, hyènes, buffles, bisons, panthères, ours, loups, renards, reptiles peuplent toute cette région mal explorée, qu’enferment les deux bras de la Yellowstone. Quand on butte du pied sur une pierre, on entend le sifflement effaré et le bruissement léger d’une bête en fuite. Nous approchons de la cime, et cependant il n’y a dans les environs aucune apparence de forêt, d’Indiens immobiles comme des statues, bandant l’arc de pierre avec la flèche d’agate. Le spectacle est moins fantastique : il n’en est pas moins surprenant. Comme nous demandons à Jim où est la forêt, il nous montre du doigt le sol : sans nous en douter, nous marchions dessus.

C’est un des plus prodigieux phénomènes. On connaît les sources pétrifiantes : il suffit d’avoir été à la Bourboule et à Clermont-Ferrand pour savoir que les objets plongés dans certaines eaux ne tardent pas à se recouvrir d’un granit très fin et très dur. Il leur donne l’apparence empâtée de ces pétrifications devenues banales. Si on casse cette couche, on retrouve l’objet primitif, le support, le substrat de ce dépôt. Tout autre a été l’action des eaux de la forêt américaine. Le premier étonnement est que des sources aient jailli à cette hauteur : elles ont complètement disparu. Il n’y a pas de fontaines pétrifiantes dans le pays. Leur action s’est exercée à une époque reculée, que seule la géologie préhistorique pourrait déterminer. Elle montrerait sans doute alors des forêts vigoureuses plantées sur un terrain fertile, soudain envahi par une inondation souterraine d’eaux calcaires et chargées qui baigneraient les racines. Celles-ci continuèrent à puiser dans ces courans leur aliment, qui était devenu de la pierre liquéfiée. L’eau perfide grimpe avec la sève, pénètre dans les tiges, dans les moindres brindilles, dans les pores et les vaisseaux du bois ; l’agate fine et dure se substitue lentement et complètement aux fibrilles ligneuses ; l’arbre admire son nouveau branchage, miratur novas frondes, et il faudrait les vers d’Ovide pour nous conter les péripéties de cette métamorphose, qui d’un arbre vivant fit un arbre de pierre. Fantastique miracle, qui donne la réalité aux imaginations les plus dévergondées de la mythologie antique !

Mais la forêt ne put rester debout. Les brindilles cassèrent ; les arbres oscillèrent sous le poids colossal de leur masse de granit ; le règne minéral prenait une éclatante revanche de son éternelle infériorité par cet enlacement, cet envahissement, cette pénétration intime du végétal qu’il brisa, qu’il émietta sous l’inéluctable loi de la pesanteur.

Aujourd’hui, les débris de la forêt d’agate jonchent les pentes de la montagne. Seuls, les troncs ont résisté ; ils dépassent la terre d’environ un mètre, et plongent encore leurs racines de pierre dans ce sol nourricier, qui est devenu le sol meurtrier. Ces blocs s’alignent tristement en longues et basses colonnades, comme les vestiges d’un temple antique dont les fûts de colonne seraient encore debout. Il semble qu’ils aient autrefois soutenu les piliers innombrables de quelque nef féerique, où les galeries immenses et compliquées se croisaient, s’enchevêtraient dans un labyrinthe savant, au-devant de quelque terrible sanctuaire. À distance, ils paraissent être des troncs d’arbre, ils en ont l’aspect, l’écorce, les fibres, les cercles ligneux, les cassures en échardes, les nodosités et les rides rugueuses. Touchez-les : ils sont froids comme le marbre, et quand on les frappe du bâton ferré, ils résonnent comme des piédestaux d’albâtre.

Représentez-vous cette scène lointaine et effrayante, la ruine de cette forêt minérale, le fracas des branches, des troncs s’inclinant l’un contre l’autre et se bridant l’un l’autre dans leur choc, les étincelles jaillissant de cet orage de pierres, le fracas de ces chutes, le roulement, prolongé par l’écho, de ces blocs tombant et s’entre-choquant dans le vide sur toute la ligne de la montagne, comme si la colère divine ébranlait, secouait, disloquait les superbes monumens et les splendeurs de marbre de quelque colossale cité. Quels éclairs durent illuminer la vallée au frottement de ces masses de silex, dans le tonnerre de leur rencontre ; et si derrière les forêts voisines quelque être humain existait déjà, quelle frayeur, quelle anxiété il dut éprouver, et qu’aurait-il pensé, sinon qu’un coin du soleil venait de cogner et d’émietter la terre !

Quel jeu effrayant de la nature, et quelle bizarre illusion pour nos sens ! Rien ne pousse plus sur ce sol desséché : des branches, des débris d’arbres, ont inondé le terrain. Ramassez-les : c’est bien du bois, de l’écorce, des tissus fibreux, des souches minées, poudreuses et pourries, perforées par les petites galeries régulières et parallèles des vers rongeurs ; mais ce bois est lourd comme le marbre, il rebondit et se casse en tombant, il résiste à l’ongle qui l’égratigne ; la matière dément l’apparence, et la nature semble vouloir railler l’impuissance trompeuse de nos organes. Comme une momie étroitement enlacée dans les bandelettes, l’âme des dryades est étouffée sous la pierre du tombeau, qui l’enserre et l’écrase pour perpétuer jusqu’à la fin des siècles le souvenir d’une des plus rares merveilles. Figée dans l’éternelle immobilité, dans l’embaumement le plus rigide et le plus résistant, la forêt demeure dans ses ruines inutiles. La hache des bûcherons de Gastyne travaillait pour le bien-être des humains ; ici, la nature a été l’aveugle destructrice, qui a voulu étonner la faiblesse des mortels.

Le sort des arbres est autrement misérable ici que dans nos futaies, d’où ils sortent pour soutenir nos maisons, nos vaisseaux, notre industrie ! Le sol de la Yellowstone nourrit ses forêts pour le pire destin, pour dériver vers elles des sources chaudes, où des squelettes d’arbres plongent leurs racines bouillies, ou des sources minérales qui les changent en rochers !


V

Nous avons fait nos adieux à M. Yancee, et nous sommes rentrés au Mammouth, où nous retrouvons nos compagnons. Après un jour de repos, nous partons à notre tour pour Cinnabar, par les Concord coachs qui viennent d’amener la fournée du jour. Une pluie diluvienne inonde le départ. À présent, tous les voyageurs de notre groupe se connaissent ; l’embarquement est gai et bruyant. Les capuchons, les waterproof overcoats circulent, s’agitent autour des valises en tas et devant les voitures. Les tuiles rouges du campement prennent sous la pluie des tons chauds qui éclairent la ligne foncée des sapins. On part. L’orage dessine de grandes stries serrées et parallèles au faîte de la muraille rocheuse qui surplombe la route. Le tonnerre est répercuté sans fin dans les creux des montagnes, et l’écho redit encore la dernière détonation quand le coup suivant éclate. Les éclairs illuminent les replis et les angles ombreux de la chaîne. C’est un déluge abondant, une inondation qui bat avec force les roches. Le ciel crève et se rue sur le sol avec une violence inouïe. En un instant, la route n’est plus que bouillie et marais. Le torrent voisin s’enfle, gronde, baigne les roues de la voiture. Sur la pente de la montagne, les rocs se descellent sous la terre qui fond, et nous roulons à la fois sous une pluie d’eau et sous une pluie de pierres. Les chevaux qui sont frappés par ces projectiles s’effraient et se cabrent. L’instant est critique. À droite, la haute paroi monte jusqu’à 800 mètres au-dessus de nos têtes. À gauche, les flots grossis mugissent et débordent. La route est défoncée, fondue. Soudain nous stoppons, et le même cri part de toutes les bouches : Mud river ! Il n’y a plus de route. L’eau et la boue confondues viennent battre le pied de la montagne, qui plonge directement dans le torrent. Le chemin est devenu un gué de fange molle. Les chevaux y plongent jusqu’au poitrail. Après qu’ils furent sortis de ce pas difficile, ils avaient l’air d’avoir été costumés jusqu’à mi-corps. La rivière entrait cette fois dans la carriole. Sur la recommandation du cocher, nous nous étions tous portés du côté de la montagne, laissant vides les places du côté du torrent, afin de faire contrepoids et de ne pas rouler dans l’eau au premier cahot. Nous étions accrochés en grappe tout au bord du véhicule, sur le marchepied, violemment secoués par les soubresauts, trempés par une pluie aux larges nappes, et courant cent fois le risque d’être écrasés entre la voiture elle-même et la paroi rocheuse à la moindre bascule. Le bruit d’un plongeon clapotant nous fait retourner : c’est un des nôtres qui vient d’être jeté sur la route, c’est-à-dire dans le lac de boue. La voiture a penché d’une inclinaison telle qu’il a cru venue la culbute finale, et, pour n’être pas enseveli sous les décombres, il a sauté à bas. Il eût mieux fait d’avoir plus de confiance dans l’expérience du driver et dans la Providence. À présent, il nous force de nous arrêter pour le repêcher. Pareil au chasseur qui marche enfoncé jusqu’à la ceinture dans le marais aux bécassines, notre infortuné compagnon ne montre plus au-dessus du sol que son buste, sa tête et ses bras qui battent l’air au milieu des éclats de rire des dames, et des siens, car il a bon caractère. Il s’assoit tristement sur le coffre à l’arrière du véhicule, attendant un peu de soleil pour sécher son étui de boue, et l’arrivée à la gare pour se changer.

Nous étions à Cinnabar à quatre heures. Le ciel était nettoyé et resplendissait d’un bleu pur. Le soleil avait séché le sol, l’orage était oublié. En Amérique, tout va très vite, même la succession des phénomènes de la nature. Il semblait que le Parc ne voulût pas nous laisser partir sous la fâcheuse impression de la pluie, et qu’après nous avoir offert le splendide spectacle d’un orage dans la montagne, il attendît l’heure du train pour redevenir radieux et nous laisser au départ le souvenir de son dernier sourire.

Entre tant de prodiges, la contrée de la Yellowstone offre le paysage le plus pittoresque et le plus varié, qui serait à lui seul d’un grand attrait. Vallons, ravins, torrens, riches prairies, pics dénudés, glaciers, forêts vierges, landes pierreuses, il semble que la nature ait voulu réunir là comme les spécimens de tous ses charmes. L’État ne pouvait mieux choisir l’emplacement de son Parc. Les plus belles fleurs émaillent le sol, l’herbe, les lacs, les arbustes. Des légions d’oiseaux bleus et blancs égaient et animent les bois, où les écureuils gambadent avec les chipmunks ; des troupes de gibier traversent les futaies, où les ramures des elques, des wapitis, des mouflons dépassent les hautes branches des buissons. Les lacs sont peuplés de truites succulentes, dont on fait encore des pêches miraculeuses. Quant au gibier, il a été décimé. Trappeurs et chasseurs ont exterminé, pour vendre leurs peaux, les ours, les couguars, les élans, les antilopes, les bisons, les martres, les zibelines, les loutres, les castors, les rats musqués. Ils tuaient un cerf, le laissaient sur l’herbe après avoir empoisonné ses entrailles : deux jours après ils ramassaient autour du cadavre des douzaines de loups, de renards, d’hyènes intoxiqués. À Livingstone, dans les Indian Stores, on vend encore les restes de ces riches chasses aux fourrures, des serpens, des mouflons et des ours grizzly empaillés. Ce furent des hécatombes ; pendant une quinzaine d’années, les hôtes de ces bois, qui connaissaient à peine les flèches en obsidienne des Indiens, apprirent le son des carabines Winchester à balles de dynamite. Cette extermination a vite dépeuplé les halliers. Les Américains ne font rien à demi. Autrefois les troupeaux de buffles arrêtaient des trains lancés à toute vapeur. Aujourd’hui, on les compte, on sait le chiffre des survivans, et on les protège. Un cowboy a été condamné à trois ans de prison pour en avoir tué un. Entouré d’une ceinture de hautes montagnes, le Parc-National est un parc naturel pour les bêtes, qui ne peuvent émigrer ni s’échapper. Aujourd’hui, elles filent en paix des jours heureux : la chasse est rigoureusement interdite. On pose les scellés sur les boîtes à fusil et à cartouches qu’apportent les touristes leurrés d’un fol espoir. Des détachemens de la troupe campent à travers le pays pour faire respecter les ordonnances, autant que pour prévenir les embuscades des derniers Pieds-Noirs.

Toute la région est inhabitée. Elle n’a jamais eu d’indigènes, les Indiens s’étant toujours tenus à l’écart de ce pays, et parce que sa ceinture de montagnes n’est pas fort praticable, et parce que les phénomènes qui s’y produisent les remplissaient de terreur superstitieuse. Aujourd’hui on n’y rencontre, à de longs intervalles, que quelques soldats, quelques touristes qui campent, et le personnel des sept hôtels ou tentes qui marquent les étapes de la tournée, gérans, caissiers, cuisiniers, femmes de chambre, rouliers, guides. Ce sont tous des fonctionnaires. Ils relèvent du département de l’Intérieur. Leurs places sont aussi sollicitées dans les sphères parlementaires que nos bureaux de tabac ou nos postes de garçons de bureau. Elles sont presque aussi mal distribuées. Le service de ces auberges est pitoyable. Une des moindres facéties de ces hôteliers consiste à accepter des câblegrammes pour l’Europe, à encaisser le montant et à ne rien expédier. Ces agens de l’État sont généralement presque aussi étrangers que nous au pays ; ils nous fournissent peu d’observations sur le caractère autochtone. Cependant les cochers et les guides sont fils du sol. On le devinerait à leurs façons d’être. Ils ont une grande fierté et beaucoup de sans-gêne. Ils pratiquent la doctrine de l’égalité. Ils savent que le cocher n’est pas un être inférieur à son client. Aux relais, le roulier s’attable avec son touriste. Si on lui donne l’ordre d’atteler, il répond, en se balançant sur le rocking-chair, qu’il n’a pas tout à fait terminé sa pipe. Sur la terrasse de l’auberge, il s’étend dans les meilleurs fauteuils avec ses amis, et il se moque, en riant clair, des grosses dames qui sont les hôtesses du loghouse. Il ne met à sa grossièreté aucune malice : il est le fils mal dégrossi de la nature ; il est plus près que nous de nos origines et de Jean-Jacques Rousseau.

Quant aux Indiens, ils se font rares. Ils sont tout à fait matés et dispersés. Ils rôdent, en grands costumes rouges à plumes, la carabine sur le pommeau de la selle, aux environs des gares, sur la ligne du Northern Pacific Railroad. Ils ont renoncé à leurs desseins hostiles. Ils vendent des perles enfilées en arabesques sur des étoffes de couleur. Avec leur grand manteau jaune, leurs diadèmes multicolores et leurs offres de service, ils font plutôt songer à Mangin qu’au chef Chaudière-Noire.

Ce pays féerique peut se passer d’habitans ; ils le gêneraient, le gâteraient. Le silence et la solitude lui vont mieux. L’envahissement des hôtels et des touristes est un mal nécessaire qu’il faut supporter : c’est le signe que la région a ses visiteurs, et c’est la première condition pour qu’elle en ait. Certes, l’impression dut être plus saisissante chez les premiers trappeurs qui franchirent l’enceinte terrible et se trouvèrent dans un isolement émouvant, face à face avec ces effrayantes fantasmagories de la nature. Mais ce privilège et cette distinction coûtèrent cher à la plupart d’entre eux, que les Nez-Percés et les jaguars dépecèrent. La tournée, telle qu’on la peut faire aujourd’hui, gagne en sécurité ce qu’elle a perdu en aventures pittoresques. Au demeurant, les étapes sont assez distantes entre elles pour qu’on foule toujours une piste déserte. En vérité, quelle étonnante conception ! quel pays et quelle race ! À l’instar de nos civilisations d’Europe, les États-Unis ont ouvert et entretiennent un parc pour leurs promeneurs, et ce jardin, se conformant à l’esthétique grossissante du peuple américain, a les dimensions de plusieurs départemens réunis ! Ajoutez bout à bout le bois de Boulogne et le bois de la Cambre, Las Delicias, Unter den Linden et le Prado : vous pourrez couvrir de leur superficie un petit coin de ce square yankee dont les rocailles ont douze mille pieds et dont les barrières ont quatre cents kilomètres de tour !

Le gouvernement américain a trouvé, dans l’exploitation de cette région fabuleuse, le moyen d’enrichir le trésor et de charmer les peuples. Les merveilles de la nature font les affaires des finances humaines. Ici, la même piste guide la course à l’idéal et la chasse aux dollars. Mais il faut admirer l’ingéniosité, la nouveauté des procédés dans cette importante spéculation. Nous avons en Europe des pays qui font argent de leurs sites pittoresques, et qui font promener par les villes des affiches illustrées, figurant les glaciers de la Suisse ou les fjords de Hammerfest. L’idéal des entrepreneurs est alors de faciliter le voyage, de capitonner les hôtels, de mettre des coussins sous les pieds des voyageuses, de poser des rampes protectrices au bord des précipices : on vend des flacons de vin de Champagne à la pointe du Cap-Nord ! Les Américains ont compris qu’ils ne plairaient pas à l’esprit aventureux de leur race par tant de raffinemens, et ils ont inauguré un système opposé. Ils ont renoncé à l’ancienne mode du vieux continent, qui est, comme on dit, de « truquer » la nature : ils l’ont livrée à elle-même : ils ont écarté la main de l’homme ; ils ont conçu et exécuté le projet de réserver sur leur territoire un carré de terrain, le plus pittoresque, qui reproduirait et perpétuerait l’aspect d’un pays sauvage, inculte, primitif, où la seule nature apparaît sans voiles et sans artifices. Traverser le Parc-National, c’est voyager à la fois à travers l’espace.et à travers le temps, c’est reculer aux âges les plus lointains, c’est retourner à la barbarie primitive, à laquelle la civilisation vient ajouter le juste tempérament qui la rend supportable et amusante. Le charme est puissant, irrésistible. Les registres de l’hôtel sont couverts de regrets au départ, et de formules exaltées, par lesquelles les touristes des cinq parties du monde ont exprimé leur admiration et leur émotion dans toutes les langues de la terre, excepté en français. Au moment où beaucoup de nos compatriotes vont traverser l’Océan, c’était un utile conseil à leur donner que celui d’aller contresigner le registre du Mammouth.


D’autres vont maintenant passer où nous passâmes !


Ils retrouveront là-bas le souvenir comme le sujet de nos enthousiasmes : heureux et privilégiés, ceux qui partent pour le beau pays, le Wonderland, où la grâce côtoie l’horrible, où le réel est pétri d’invraisemblance, où la nature déconcerte l’homme ; région satanique et surnaturelle, que chanteront les poètes ; tout ensemble terre d’élection et de malédiction, où l’enfer touche au ciel.


Léo Claretie.