Le Pays de l’or (Conscience)/04

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Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 38-53).


IV

EN MER


En effet, la mer resta grosse pendant quatre jours ; elle devint même plus houleuse à mesure que l’on avança dans le détroit et que l’on eut à lutter contre des vents variables. Pendant tout ce temps, les passagers étaient restés couchés dans leurs cabines, craignant de faire un mouvement, pris de nausées à la seule pensée des moindres aliments, découragés et abattus comme des gens à moitié morts.

La nuit où l’on sortit du détroit pour entrer dans l’Océan, le vent impétueux s’était apaisé, et les flots agités étaient devenus plus calmes. Pendant que le Jonas continuait sa route, sous un ciel clair et parsemé d’étoiles, les passagers éprouvèrent l’influence du temps favorable. Ils dormirent pour la première fois d’un sommeil réparateur et bienfaisant, qui fit couler de nouvelles forces et une nouvelle vie dans leurs veines.

C’était chose étonnante à voir, quand chacun apparut le lendemain sur le pont, la physionomie souriante, consolé, fortifié et gai comme au jour du départ. Jean Creps et son ami Roozeman n’étaient pas des moins ravis. Victor surtout, en se voyant entouré d’un horizon sans bornes, leva les bras avec enthousiasme vers le ciel et remercia Dieu, qui l’avait déjà rapproché du but désiré.

Un grand nombre de passagers, voulant célébrer leur heureux rétablissement, coururent sus aux bouteilles pour recommencer la fête ; mais le capitaine, qui se montrait maintenant ce qu’il était, sévère, rude et inexorable, leur fit lire un grand nombre d’articles qui défendaient tous cris désordonnés et tous rassemblements sur le pont, et ils furent informés que toute contravention à ce règlement et aux ordres du capitaine serait punie de l’emprisonnement au pain et à l’eau, à fond de cale.

Les passagers écoutèrent cette lecture avec une stupéfaction mêlée de colère ; quelques-uns serrèrent les poings et s’emportèrent contre ces dispositions arbitraires, qui, d’après eux, ne tendaient qu’à leur ravir tout plaisir et toute liberté ; mais le capitaine leur fit comprendre en peu de mots que la loi lui reconnaissait sur son vaisseau une puissance sans bornes ; qu’il avait même le droit de brûler la cervelle à ceux qui se révolteraient contre lui ; — et comme quelques-uns reçurent cette explication avec un murmure peu respectueux, il se mit à jurer si horriblement et à proférer de si terribles menaces, que les passagers virent qu’il parlait sérieusement et se soumirent enfin à la nécessité. Les matelots ne furent pas beaucoup plus polis. Dès que quelques amis étaient réunis sur le pont pour causer, un matelot accourait en traînant un cordage, ou un levier, ou toute autre chose, et criait sans respect pour personne :

— Hors du chemin ! Gare aux jambes !

— Deux ou trois autres, avec une égale vitesse, venaient du côté opposé et jetaient des seaux d’eau sur le pont pour enlever les traces du mal de mer.

Un troisième criait du haut d’un mât :

— Gare dessous ! gare dessous, sacrebleu !

Et, après ce simple avertissement, il laissait tomber sur le pont, comme un aérolithe, une lourde poulie, au risque d’écraser réellement quelqu’un.

C’était la volonté du capitaine : il fallait montrer tout d’un coup aux passagers que la vie en mer ne peut pas être une éternelle fête, et les matelots, pour détruire toute illusion à cet égard, devaient faire leur service sans se retourner et comme s’il n’y avait absolument que l’équipage sur le navire.

Vers midi, les passagers furent appelés sur le pont. Le capitaine déclara qu’on allait les diviser tous en compagnies de huit hommes, pour dîner ensemble désormais dans un plat de fer-blanc ou gamelle. Il lut ensuite une liste des passagers, et, chaque fois qu’il avait nommé huit hommes, il criait :

— Première gamelle ! Deuxième gamelle ! Troisième gamelle !

Et, quand cet arrangement fut terminé, malgré les murmures et les plaintes, le capitaine leur fit comprendre que dorénavant le pain frais et le peu de volailles qui restaient encore seraient réservés pour les malades. Les passagers devraient donc se contenter de la ration de mer journalière, savoir : de la viande salée, des pois ou des fèves, des biscuits, une petite mesure de genièvre et un litre d’eau potable. Chaque gamelle devait, à tour de rôle, désigner pour la semaine un de ses membres qui irait à la cuisine chercher le dîner pour les autres.

Immédiatement après, on sonna la cloche pour la distribution des vivres. On voyait courir de tous côtés des hommes avec des plats en fer-blanc pleins d’une nourriture fumante…, et, quelques minutes après, tous les passagers se trouvaient réunis autour des gamelles.

C’étaient de singuliers convives que le sort avait donnés à Victor et à son ami Jean : un procureur de la république française, qui s’était enfui de son pays pour des raisons inconnues ; un docteur en médecine ; un banquier allemand, qui avait tout perdu à la roulette à Hombourg ; un jeune gentilhomme de la Flandre occidentale, qui avait dépensé les derniers débris de la fortune paternelle, avant son départ pour la Californie ; un officier français qui se vantait d’avoir tué son supérieur dans un duel.

À la première vue, Victor crut qu’il n’avait pas à se plaindre du sort ; et, en effet, comme nos amis avaient pris une place de seconde classe, ils n’étaient pas mêlés avec les pauvres gens de la troisième classe, qui dormaient et vivaient tous ensemble dans l’entre-pont comme dans une étable.

Mais que son cœur sensible fut blessé de la conversation grossière et ignoble de ses compagnons ! Pendant tout le dîner, il n’entendit que jurons et blasphèmes, jeux de mots stupides et sorties brutales. Alors il remarqua que la voix de ses compagnons était fatiguée et rauque, que leurs yeux étaient entourés d’un cercle couleur de plomb, et même que le nez du docteur était nuancé de tons pourprés, signes d’une ripaille continuelle. Il acquit la conviction qu’il était condamné à vivre en compagnon de table et en ami avec des gens qui avaient noyé dans les boissons et perdu par une conduite déréglée toute délicatesse d’esprit et tout sentiment de moralité.

Pendant qu’il tombait ainsi dans des réflexions peu souriantes, ses compagnons péchaient hardiment dans le plat et dévoraient la pesante nourriture avec un appétit féroce. Le mal de mer avait creusé leurs estomacs, et ils tâchaient de prendre leur revanche autant que possible. Heureusement Jean Creps, avertit son ami ; sans cela Roozeman n’aurait songé à dîner que quand il ne fût plus resté une seule fève dans le plat. Le docteur tira une bouteille de cognac de la poche de son pardessus et la vida presque à moitié, pour se rincer la bouche, disait-il. Les autres allumèrent qui un cigare, qui une pipe, et montèrent sur le pont, où se trouvaient en ce moment la plupart des passagers. Quelques-uns s’étaient étendus sous les rayons brûlants du soleil ; d’autres étaient assis sur des bancs ; mais le plus grand nombre se promenait par groupes.

Roozeman, le dos appuyé contre le bastingage et le regard fixé sur les passagers, dit à son camarade :

— Mon ami, avec quelle sorte de gens sommes-nous donc ? Nous n’entendons que des jurons et d’ignobles plaisanteries !

— Oui, répondit l’autre en souriant. Tu ne sais pas encore tout. Je n’ai eu le mal de mer que quarante-huit heures ; je me suis promené sur le pont et dans la cale, pour connaître d’un peu plus près nos compagnons de voyage. Il y a bien quelques braves garçons et quelques honnêtes gens parmi eux ; mais la plupart sont des gaillards qui ont mérité la corde ou qui y ont réellement échappé ; beaucoup d’ivrognes qui ont laissé femmes et enfants dans la misère et ont emporté leur dernier sou pour aller en Californie ; des gens perdus qui faisaient honte à leurs parents par leur conduite désordonnée ; des dissipateurs à bout de ressources, des joueurs ruinés, des boursiers exécutés, des banqueroutiers, et même des condamnés libérés.

— Belle compagnie ! dit Victor en soupirant. Si j’avais pu le prévoir !…

— Tu serais resté à la maison ?

— Non, mais je n’aurais pas choisi le Jonas pour faire la traversée.

— Bah ! nous sommes embarqués maintenant avec cette étrange bande, et nous devons voguer avec elle, comme dit le proverbe. Il ne faut pas être si difficile, Victor. Tu pouvais bien prévoir, n’est-ce pas, que, dans notre longue traversée et là-bas dans un pays encore sauvage, tu serais exposé à voir et à entendre des choses tout autres qu’auprès de ta pieuse mère ou de la douce Lucie Morels !

— Certes, Jean, et j’accepte sans regret le sort comme il se présente. Il m’en coûtera beaucoup cependant pour m’habituer à ces gens rudes ; leurs paroles et leurs manières blessent ma délicatesse et attristent mon cœur.

— Cela ne durera plus bien longtemps, dit joyeusement Creps. Le Jonas est un fin voilier.

— En effet, Jean, il marche parfaitement bien. Vois les vagues frangées d’écume sauter en avant du navire, puis se retirer coquettement de chaque côté comme si elles voulaient se faire admirer de nous.

— Du train dont il va maintenant, nous serons bientôt en Californie. Je me figure un pays immensément grand, qui n’appartient à personne, où l’on peut aller et venir en seigneur et maître dans des bois sombres, à travers des montagnes gigantesques et dans des vallées sans fond, libre et indépendant comme l’oiseau dans l’espace ! Oh ! que n’y suis-je déjà pour déployer mes ailes !

— Je voudrais bien savoir, dit tout à coup Victor, ce que Lucie Morels et ma mère font et pensent en ce moment.

— C’est facile à deviner : elles pensent à toi et expriment le même vœu que toi.

— Bonne mère ! douce Lucie ! dit le jeune homme en soupirant et avec une joyeuse émotion. Oh ! Jean, mon ami, puisse le sort nous être favorable ! Si je pouvais recueillir assez d’or pour les rendre heureuses !

— Homme de peu de foi ! dit Creps en plaisantant. Puisqu’on n’a qu’à ramasser l’or là-bas, nous en recueillerons autant que tu voudras. Je crains que nous ne puissions pas tout emporter. Cela ne me contrarierait pas peu, car plus nous en aurons, plus nous ferons plaisir à nos parents et à nos amis à notre retour.

En causant ainsi, les deux amis se promenaient du côté de la proue, pleins d’illusions et pleins d’espoir dans l’avenir souriant. Là ils rencontrèrent Donat Kwik, qui était occupé à ronger un biscuit de mer brun, en grommelant et en faisant des gestes de colère. Comme le paysan ne les avait pas aperçus, Roozeman lui mit la main sur l’épaule pour interrompre son monologue furieux. Donat sauta en arrière, et, les poings serrés, prit l’attitude d’un homme qui veut se battre. Cependant, lorsqu’il eut reconnu les Anversois, il se calma et s’écria :

— Oh ! oh ! pardieu, messieurs, excusez-moi ; je croyais que c’était encore le Français de là-dessous. Je lui arracherai un jour ses vilaines moustaches rousses !

— Vous mangez des biscuits après le dîner, demanda Jean Creps, vous n’avez donc pas eu votre ration ?

— Jolie ration ! dit Donat d’un ton d’amère raillerie. Nous étions assis huit autour d’une gamelle de fer-blanc, et nous commencions à dîner. Tout à coup, un de ces coquins d’en bas vient derrière moi, met ses mains sur mes yeux et crie quelque chose comme Kyes ? kyes ? Lorsqu’il me lâcha, le plat était presque vide. Je me dépêchai pour avoir encore ma part ; mais les camarades étaient si lestes, que je restai tout bête à les regarder, le ventre creux, comme un hibou qui regarde les rayons du soleil. Le Français avec ses grandes moustaches et ses petits yeux peut regarder ses jambes ; je lui ai fait à coups de pied quelques bleus qui ne lui ont pas fait de bien.

— Vous vous êtes déjà battu, Donat ! Il faut vous montrer plus traitable, mon ami, sinon vous pourriez avoir la vie dure avec vos compagnons, dit Victor Roozeman.

— Battu, monsieur ? C’est-à-dire qu’après m’avoir donné pas mal de soufflets et de coups de pied, ils m’ont jeté à six hors de leur repaire de brigands sur le pont. Je suis allé chez le capitaine pour porter plainte. Le capitaine parle une sorte de flamand maritime ; il me comprend. Mais il m’a jeté quelques jurons à la figure, et m’a dit que chacun devait tâcher d’avoir sa part de la gamelle : tant pis, dit-il, pour les paresseux.

— Il a raison, il faut essayer de suivre son conseil.

— Essayer, messieurs ? Ce n’est pas nécessaire. J’ai mangé toute ma vie à un plat commun. S’il ne s’agit que de manger vite, d’avaler les fèves à moitié brûlantes, j’apprendrai leur métier aux Français d’en bas. Attendez un peu ! ils verront bientôt à qui ils ont affaire. Qu’ils frappent ou poussent tant qu’ils voudront, tout cela glisse sur moi ; à l’occasion, je leur donnerai aussi des coups de pied à leur écorcher les jambes. Que croient-ils donc, ces ribauds ? »

Victor ajouta quelques paroles consolantes pour calmer la colère du jeune paysan ; mais ce fut peine superflue, car Donat oublia tout à coup sa mauvaise humeur et redevint joyeux. Voyant que les Anversois allaient continuer leur promenade, il leur demanda à mains jointes la permission de rester un peu avec eux. Personne, dans l’entre pont, ne le comprenait ni ne lui témoignait d’amitié. Ils consentirent à sa prière ; car Donat Kwik, malgré son air grossier, était un garçon de sens, et il se montrait profondément reconnaissant de la moindre marque d’amitié.

Pendant la promenade, Jean parla en plaisantant de la fille du bourgmestre et de la demoiselle du château avec laquelle Donat avait l’envie de se marier à son retour du pays de l’or. Le jeune paysan devint sérieux, et il résulta de ses explications qu’il portait au cœur un amour plus modeste. Il avait fixé son choix depuis des années sur une des filles du garde champêtre de Natten-Haesdonck, et la jeune fille n’était pas indifférente pour lui ; mais le père, qui possédait quelques pièces de terre, l’avait repoussé avec mépris parce qu’il était trop pauvre, même après que sa tante lui eut laissé seize cents francs. Ce que Donat avait dit de la fille du bourgmestre et de la demoiselle du château n’avait été qu’un vain bavardage, ce n’était qu’Anneken[1] la fille du garde champêtre, qui lui trottait dans la tête. Il avait quitté son village par honte et par désespoir de ce que le père d’Anneken l’avait jeté durement à la porte, lorsqu’il s’était hasardé à exprimer le vœu de son cœur. La seule cause de son voyage au pays de l’or était le désir de se venger du garde champêtre en mettant à ses pieds un grand monceau d’or et en le forçant ainsi à consentir avec joie au mariage de sa fille. Anneken avait promis d’attendre, quoique son père voulût lui imposer un autre mari ; elle ne se marierait avec personne qu’avec son pauvre Donat Kwik. Le jeune paysan parla avec tant d’admiration de son Anneken, de ses petits yeux noirs, de son doux sourire, de ses bras robustes, de sa vertu et de son activité, que Victor Roozeman prit plaisir à l’écouter. Il y avait, en effet, une certaine ressemblance entre sa position et celle de Donat, dont le langage comique, mais sincère, le fit songer à Lucie et à sa mère.

Les amis s’amusèrent ainsi à deviser des souvenirs du pays et des projets de l’avenir jusqu’au moment où la nuit vint et où chacun descendit pour aller chercher le repos dans sa cabine.

  1. Petite Anne.