Le Pays de l’or (Conscience)/08

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Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 85-92).


VIII

LA RÉBELLION


Lorsque le soleil se leva dans le ciel d’un bleu désespérant, Jean vivait encore ; mais on trouva huit cadavres dans les cabines de la troisième classe.

La perte de tant de compagnons, la répétition de ces horribles funérailles et la vue des requins affamés qui s’agitaient autour du navire, tout cela frappa les passagers d’un sentiment de désespoir immense et d’une rage sombre. On entendait dans l’entre-pont des cris menaçants contre le capitaine, et l’on voyait çà et là des hommes qui ouvraient leurs couteaux, comme s’ils se préparaient à un combat à mort.

Le partage de la ration journalière calma cependant pour quelques instants la tempête qui semblait se préparer dans les esprits. Mais, vers midi, lorsque le soleil eut de nouveau changé le pont du Jonas en une fournaise insupportable, une agitation étrange parut émouvoir tout à coup les passagers ; ils avaient l’air de se pousser l’un l’autre à une entreprise violente en criant :

— De l’eau ! de l’eau ou la mort !

Ni Victor ni Donat n’étaient présents ; ils étaient dans la cabine de leur ami malade, qui, sorti de son délire, écoutait d’un air résigné leurs consolations.

Le capitaine se tenait sur l’arrière du vaisseau et suivait avec une grande inquiétude tous les mouvements des passagers. Lorsqu’il vit que la chose commençait à devenir sérieuse, il appela par un signe tous ses matelots, remit à chacun d’eux un revolver à six coups et les plaça autour de l’endroit où se trouvaient les barils d’eau. Alors, tenant en main son pistolet, il cria aux passagers d’une voix forte :

— Arrière, insensés que vous êtes ! Vous voulez faire au Jonas le même sort qu’au navire portugais ? Vous demandez de l’eau ou la mort ? De l’eau, vous n’en aurez pas ; mais la mort sur-le-champ, si l’un de vous ose s’approcher de nous à deux pas. Arrière, sur votre vie ! ou les balles vont faire justice de votre criminel aveuglement !

Les passagers reculèrent jusqu’à la distance désignée ; ils murmuraient encore et jetaient des regards flamboyants sur le capitaine ; mais la vue des marins qui, le revolver au poing et le poignard aux dents, semblaient prêts à commencer une sanglante tuerie, refroidit un peu leur rage et les fit hésiter. Cependant, les plus exaspérés s’étaient réunis près de la proue, où ils s’excitaient les uns les autres, et délibéraient pour savoir comment on attaquerait le capitaine. Il y en avait même trois ou quatre qui avaient tiré les leviers hors des treuils où s’enroulaient les câbles et qui brandissaient ces effroyables massues au-dessus de leurs têtes. Encore une minute et le pont du Jonas allait se changer en une mare de sang.

En ce moment, un cri d’étonnement s’échappa de la poitrine d’un vieux matelot ; il montra du doigt en tremblant l’horizon de la mer et s’écria :

— Capitaine, voyez ! voyez là-bas au sud-ouest !

— Ne détournez pas les yeux de ces furieux ! commanda le capitaine à ses hommes.

Il dirigea rapidement sa lunette d’approche vers le point de l’horizon désigné, et poussa également une exclamation de joie ; il agita son chapeau en l’air, et cria d’une voix qu’on entendit distinctement aux deux extrémités du navire :

— Hourra ! hourra ! délivrance ! Dieu nous envoie de l’eau…, de l’eau et du vent !

À ces mots, un sourire étrange et convulsif détendit les traits des passagers, comme s’ils venaient d’être subitement atteints de folie ; mais les couteaux disparurent, les leviers retombèrent sur le pont ; on pleura, on dansa, on embrassa les matelots, qui s’étaient rapprochés et montraient à tous avec transport un petit nuage noir qui s’était levé sur l’horizon et qui grandissait avec rapidité. À la certitude de cette délivrance inespérée, un grand nombre se jetèrent à genoux et levèrent les mains vers le ciel en signe de reconnaissance.

L’heureuse nouvelle se répandit instantanément jusqu’au fond du navire. Les malades même, ceux que la mort tenait déjà embrassés, semblaient s’éveiller à une vie nouvelle et imploraient l’aide de leurs amis pour être conduits sur le pont.

Il pleuvait, disait-on. Être mouillé ! sentir ruisseler l’eau fraîche du ciel sur tous ses membres ! aspirer un air humide ! quelle jouissance ! quel bonheur !

Jean Creps fut porté sur le pont par Victor et Donat. Des larmes d’espérance et de joie coulaient sur ses joues pâles, pendant qu’il tenait les yeux fixés sur le nuage noir qui, pareil à un messager du Seigneur, allait apporter à ces pauvres créatures délaissées la santé et l’apaisement.

Les passagers continuaient à regarder d’un œil étincelant et avide. Leurs cœurs battaient, leurs nerfs frémissaient, ils avaient tout oublié, même la soif, pour contempler ce phénomène céleste qui se déployait avec une merveilleuse rapidité au-dessus de l’horizon. Au premier moment, ils n’avaient distingué qu’un petit nuage noir ; mais ce petit nuage, comme s’il eût été animé par une irrésistible puissance d’attraction, paraissait réunir dans son sein toutes les vapeurs de l’air et grandissait à vue d’œil, jusqu’à ce qu’enfin il couvrît comme un mur sombre toute la partie sud du ciel.

Pendant que l’attention générale était fixée sur ce seul point, que tous avaient perdu tout autre sentiment que celui d’une délivrance prochaine, le capitaine donnait des ordres afin de tout apprêter pour recueillir l’eau de pluie. Les voiles disponibles furent tendues sur le pont ; des barils, des seaux et des cuves furent placés aux coins où la pente naturelle devait conduire l’eau.

À peine les premiers apprêts étaient-ils terminés, que la partie du ciel qui était restée claire jusque-là se remplit d’un brouillard épais et qui devint de plus en plus opaque ; le soleil était pâle et sa lumière verdâtre ; et bientôt on se trouva dans une complète obscurité.

Alors, un gigantesque serpent de feu jaillit du sein de l’immense nuage noir, et l’Océan frémît sous un épouvantable coup de tonnerre. Le signal était donné ! Des éclairs serpentaient sans relâche dans l’espace ; l’eau retentissait comme si dix armées invisibles se battaient avec une artillerie infernale ; mais les écluses du ciel s’entr’ouvrirent et des torrents d’eau tombèrent avec fracas sur le pont du Jonas.

Quelle joie ! quelle agitation ! Comme les pauvres passagers pouvaient boire maintenant, se rafraîchir, sentir couler sur leurs corps embrasés l’eau fraîche, pareille à un baume bienfaisant !

Jean lui-même, Jean le malade, l’épuisé, embrassait ses deux amis et s’écriait avec enthousiasme :

— Dieu soit loué ! je me sens revivre ! je ne mourrai pas !

La tempête dura deux heures. Le tonnerre grondait effroyablement et faisait trembler le ciel et la mer ; les éclairs enveloppaient le Jonas d’une lumière aveuglante ; parfois, les vents déchaînés faisaient tourner le navire sur lui-même comme une toupie et le menaçaient de le faire sombrer ; mais tout cela n’était rien, en comparaison de la joie d’avoir de l’eau et de sentir entrer dans ses poumons un air humide et frais. Les peureux même riaient et battaient des mains au milieu de l’orage et des éclairs.

Lorsque la tempête s’apaisa enfin, le vent continua à souffler avec une force suffisante, et, par bonheur, il avait pris une direction favorable au voyage des chercheurs d’or. Le capitaine fit ajouter autant de voiles que possible ; le Jonas se pencha sur le côté et s’élança en avant comme une flèche, au bruit des hourras joyeux de tous les passagers.