Le Pays de l’or (Conscience)/09

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Michel Lévy Frères, éditeurs (Henri Consciencep. 93-104).


IX

L’ARRIVÉE


Le navire, comme s’il eût voulu rattraper le temps perdu, marcha avec une telle rapidité, que, quelques jours plus tard, il se trouvait à la hauteur du Brésil. Deux malades succombèrent encore, les autres guérirent rapidement ou furent bientôt hors de tout danger.

Les souffrances endurées, étaient oubliées. Déjà les passagers commençaient à soupirer de nouveau après l’or de la Californie. On était gai, on causait des mines, des trésors qu’on y amasserait, et de ce qu’on en ferait après le retour au pays natal.

Jean Creps, quoique encore un peu faible, était tout à fait rétabli de sa maladie. Il ne savait pas, sans doute, quel jugement sévère il avait prononcé pendant son délire contre ce voyage ; car la vie qui lui était revenue avait redoublé son courage, et il envisageait avec une confiance sans bornes l’avenir qui s’ouvrait devant lui. Son ami Roozeman avait également retrouvé ses rêves séduisants, et souvent un sourire mystérieux venait éclore sur ses lèvres, quand son imagination faisait miroiter devant ses yeux la fortune qu’il espérait recueillir bientôt. Il se voyait déjà dans les mines, il y trouvait des blocs d’or en abondance ; il retournait dans sa patrie ; il assurait le bonheur de sa tendre mère ; il était devant l’autel à côté de Lucie, et il entendait la voix du prêtre qui disait : « Soyez unis au nom du Seigneur ! »

Donat Kwik avait repris sa première disposition d’esprit. Il se promenait des journées entières sur le pont, ou tenait compagnie aux deux amis et les amusait par ses reparties bouffonnes et par son insouciance. D’autres fois, il flânait dans l’entrepont, et y baragouinait le français, l’anglais et l’allemand avec tout le monde : on n’en comprenait qu’un mot par-ci par-là, et il faisait rire chacun par ses balourdises. Les Français le nommaient Jocrisse et les Allemands Hauswurst ; il répondait à ces noms, dont la signification lui était inconnue, avec autant de sérieux que si le curé l’eût baptisé ainsi à sa naissance.

Le Jonas devait encore subir une rude épreuve : les passagers devaient voir encore une fois la mort s’élever entre eux et la terre promise de l’or ; – et, cette fois, le danger devait être si menaçant, que tous ceux qui étaient à bord du Jonas allaient implorer la miséricorde céleste à deux genoux et les mains levées au ciel. Au cap Horn, ce point extrême de la quatrième partie du monde, ils furent assaillis par de longues et terribles tempêtes ; une nuit, ils se virent entourés dans l’obscurité par de formidables montagnes de glace, et les marins eux-mêmes, renonçant à tout espoir de délivrance, voulaient déjà mettre à flot les chaloupes, pour abandonner le navire dans ce moment suprême. En vérité, le destin semblait avoir décidé la perte du Jonas ; mais, soit que le Seigneur eût pitié de ces créatures éperdues, soit que le sang-froid du capitaine sût éviter avec une merveilleuse habileté les montagnes de glace, les chercheurs d’or échappèrent cette fois encore au tombeau qui s’ouvrait devant eux. Ils arrivèrent enfin dans l’océan Pacifique, entre Valparaiso et Taïti.

Il s’était écoulé près de cinq mois depuis le jour où ils avaient quitté Anvers et vogué sur l’Océan. Encore une quarantaine de jours favorables, et ils allaient mettre le pied sur le rivage du merveilleux pays, but suprême de leur désir et récompense de tous les maux soufferts. Après un si long voyage, l’ennui s’était emparé des passagers, jusqu’au moment où ils arrivèrent près du cap Horn, et avait jeté peu à peu l’apathie et le découragement dans les cœurs ; mais, maintenant qu’on se trouvait dans la mer même qui baignait les côtes de la Californie, les poitrines se dilatèrent, les têtes se relevèrent avec fierté et les yeux brillèrent d’espoir et d’impatience.

Pendant cette dernière partie du voyage, le repos ne fut troublé que par un seul événement. Un matin, de très-bonne heure, Donat Kwik accourut en hurlant sur le pont, criant au secours comme si on voulait l’assassiner. Aux questions des premiers qui l’interrogèrent, il répondit :

– Le capitaine ! vite i vite ! le capitaine ! Volé argent moi, my money ! Spitsboef ! Donderwatter ! moi volé ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu, ma pauvre argent !…

Quand le capitaine comprit ce qui désespérait si fort Donat, il prit le fait très au sérieux. On avait, d’après le récit du paysan, forcé, pendant la nuit, la serrure de son sac de voyage et volé une somme de cinq cents francs en quatre billets de banque anglais.

Tous les passagers de la troisième classe furent appelés sur le pont et minutieusement fouillés par les marins. On leur fit même vider leurs poches et ôter leurs souliers. Ensuite, toutes les malles et les coffres furent ouverts et visités ; mais, quoi qu’on fît pour découvrir l’auteur de ce vol, on ne put trouver la trace des billets de banque disparus.

Donat Kwik pleurait comme un enfant, s’arrachait les cheveux et remplissait l’air de ses plaintes amères. Ses amis, Creps et Roozeman, s’efforcèrent de le consoler en lui assurant qu’il finirait bien par retrouver ses billets de banque ; et comme cela ne faisait pas d’effet sur le paysan découragé, ils lui firent comprendre qu’en Californie il n’aurait nullement besoin d’argent, et qu’il ne saurait même pas l’employer. En effet, à leur arrivée, ils trouveraient des délégués de la société la Californienne, pour leur procurer une bonne nourriture, des auberges confortables et tout ce qui pouvait être nécessaire à leur entretien.

Il ne fut cependant pas possible de tirer Kwik de son abattement. Roozeman, que le vieux capitaine Morelo n’avait pas laissé partir sans argent, possédait mille francs dans son portefeuille. Il prit un billet de banque de cent vingt-cinq francs et l’offrit au pauvre désolé, qui déplorait encore, avec des larmes aux yeux, la perte de sa poire pour la soif. Donat accepta le don avec une grande reconnaissance et parut un peu consolé. Néanmoins, depuis ce jour, il n’eut qu’une triste vie sur le navire. Où qu’il se trouvât, dans l’intérieur ou sur le pont, il espionnait tout ce qu’il voyait et entendait ; il se glissait comme un renard pour écouter les conversations les plus secrètes, suivait tous les mouvements des mains des passagers, et il était évident qu’il ne regardait jamais quelqu’un sans que la pensée que le voleur de ses billets de banque pouvait bien être devant lui brillât dans ses yeux. Les passagers, blessés de ce soupçon, maltraitaient le pauvre paysan ou l’écartaient durement de leur chemin ; il se défendait en donnant des coups de pied à droite et à gauche, mais il avait affaire à si forte partie, qu’il ne paraissait presque plus jamais sur le pont du navire sans avoir un œil poché ou le nez écorché.

C’était surtout le Français aux moustaches rousses qui le poursuivait sans cesse. Donat s’était mis en tête que son premier oppresseur était aussi le voleur de ses billets, et le Français pouvait lire ce soupçon dans ses yeux. Un jour, qu’il avait de nouveau frappé cruellement le pauvre garçon au visage, Victor était accouru et avait défendu son compatriote ; Jean Creps était intervenu, et ainsi une rixe violente s’était élevée sur le pont. Le capitaine, après avoir entendu les explications de part et d’autre, avait fait mettre le Français pour deux jours au cachot. Depuis ce moment, la moustache rousse nourrit une haine furieuse contre Kwik et lui suscita, par ses camarades, toutes sortes de tourments.

Cependant le Jonas poursuivait sa route avec un vent très-favorable. On commença à compter les jours, et lorsque le capitaine annonça enfin qu’on allait atteindre la baie de San-Francisco, la fièvre de l’impatience gagna tous les passagers. Une après-midi que le ciel était très-nébuleux, les deux amis étaient assis avec Donat dans l’entre-pont de la seconde classe et s’entretenaient avec animation du terme prochain de leur long voyage et de leur débarquement dans le pays de l’or.

— Quant à moi, disait Creps, je ramasse autant d’or que je puis. J’en donne la moitié à mon père, pour qu’il ne soit plus obligé de travailler dans ses vieux jours ; j’achète à mon frère un magasin de denrées coloniales, et je donne à chacune de mes sœurs une dot de cinquante mille francs !

– Et vous-même, demanda Donat, que garderez-vous donc pour vous ?

– Bah ! je n’ai besoin de rien, répondit Jean. Ce n’est pas pour devenir riche que je suis venu en Californie. Pourvu que je puisse vivre libre et indépendant, et ne plus voir de pupitre devant mes yeux, je suis content. Et si le goût des richesses me prenait un jour, je pourrais toujours revenir en Californie.

– Savez-vous ce que je ferai, moi ? s’écria Donat Kwik. Je ne retourne pas à la maison avant d’avoir tout un sac à froment plein d’or. Alors, j’achète un château aux environs de Natten-Haesdonck, et je vais y demeurer avec Anneken et son père. Il y aura là tout ce qu’il y a de bon : de la viande au pot, du jambon dans la cheminée, de la bière forte dans la cave, des vaches grasses, de beaux chevaux et une voiture…, oui, oui, une voiture ! Et mon Anneken sera habillée comme une princesse ; et je veux, quand nous irons à la kermesse, qu’elle attire les regards de tout le monde, et je ferai boire les amis et manger les pauvres gens, et je serai joyeux, et je causerai et je sauterai avec mon Anneken du matin au soir. Le baron de notre village est aussi riche que la mer est profonde. Il a toujours l’air maussade et il est rare qu’il sourie ; mais Donat Kwik lui apprendra comment il faut vivre quand on a un sac d’or dans sa cave.

— Je n’en demande pas tant à Dieu, dit Victor. S’il me permet seulement de trouver en Californie les moyens d’obtenir la main de Lucie Morrelo et d’assurer à elle et à ma mère un sort agréable, je bénirai éternellement son saint nom, dussé-je travailler encore rudement toute ma vie pour augmenter leur bonheur.

Tout à coup, la conversation des amis fut interrompue par un hourra joyeux qui retentit sur le pont du Jonas. Ils montèrent en courant. Là, ils entendirent le cri triomphant de « Terre ! terre ! Californie ! San-Francisco !… Hourra ! hourra ! »

En effet, le brouillard s’était dissipé et les côtes de la Californie se déployaient sous leurs regards émerveillés, des deux côtés d’un détroit qui leur fut désigné comme étant la Porte d’or, ou l’entrée de la baie de San-Francisco. Au nord et au sud, ils virent la côte bordée par une immense chaîne de montagnes dont la croupe verte s’étendait comme une ligne sombre et se perdait insensiblement dans l’horizon nébuleux. Devant eux, le monte Diavolo, ou montagne du Diable, élevait vers le ciel sa cime couronnée encore, à une couple de mille pieds de hauteur, de cèdres gigantesques.

Pendant que, muets et en extase, ils contemplaient le phare qui marquait la fin de leur voyage, le Jonas atteignit la Porte d’or et entra dans la baie de San-Francisco, parsemée d’un grand nombre d’îles et assez grande pour contenir toutes les flottes de guerre du monde.

Le Jonas jeta l’ancre entre une centaine de navires de toutes les formes et de toutes les nations ; et les passagers, pleurant de joie et pleins d’enthousiasme, s’élancèrent en foule vers le côté du pont qui faisait face au rivage, comme si une lutte allait s’élever pour savoir celui qui mettrait le premier le pied sur la terre qui produit l’or.