Le Phylloxéra de la vigne, les ravages de l’insecte et les tentatives de destruction

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LE
PHYLLOXERA DE LA VIGNE

LES RAVAGES DE L'INSECTE ET LES TENTATIVES DE DESTRUCTION.

Le fléau qui pèse sur une partie considérable des pays vignobles du midi de la France est chaque jour davantage l’objet des plus graves préoccupations, Tout le monde le sait, un chétif insecte qui se propage avec une désolante rapidité a détruit les vignes sur de vastes espaces ; il semble les menacer d’un envahissement général. Il y a sept ou huit ans à peine, on remarquait pour la première fois des vignes qui périssaient par une cause inconnue. Le mal se trouvant alors très localisé, les avertissemens n’éveillent guère l’attention. Bientôt dans les départemens du Gard, de l’Hérault, de la Drôme, de Vaucluse, des Bouches-du-Rhône, la présence de l’insecte destructeur est dénoncée par l’aspect de beaucoup de vignobles. L’alarme est jetée à tous les vents ; on entrevoit la ruine prochaine d’une industrie agricole ou d’immenses intérêts sont engagés. L’importance de la question provoque la recherche et l’étude de l’être malfaisant qui vient tout à coup porter d’énormes préjudices et amoindrir la richesse de la France. En même temps, les propriétaires dont les vignobles ont éprouvé des dommages, les sociétés d’agriculture des régions frappées du désastre, demandent à tous les échos le moyen de conjurer le mal ; les idées les plus étranges se manifestent. On espère être sauvé par l’action d’une substance qui tuera l’insecte ; absolument au hasard, on fait des tentatives à l’infini pour atteindre ce but. Le ministre de l’agriculture, assailli de doléances sans nombre, réclame les avis d’une commission, et un prix de 20,000 fr. est offert à celui qui trouvera un remède efficace contre le phylloxéra. Un conseil-général et plusieurs sociétés d’agriculture attendent également le succès d’une promesse de récompenses pécuniaires. Des motifs très divers devaient donc susciter des observations, des remarques, des essais de tout genre : les écrits sur le phylloxère et sur la nouvelle maladie de la vigne, publiés depuis cinq ou six ans, se comptent par centaines ; on ne verra pas sans curiosité ce qu’ils ont appris. En présence du fléau qui semble ne pouvoir s’arrêter, l’Académie des Sciences, toujours préoccupée de l’idée de rendre des services au pays, a chargé quelques-uns de ses membres d’examiner tous les travaux qui viendraient à se produire sur la question et de prendre l’initiative de certaines études ; peut-être ne suivra-t-on pas sans intérêt les opérations commencées.


I

Des faits graves avaient été constatés dans les années antérieures, mais c’est en 1868 seulement que les sociétés d’agriculture de nos départemens méridionaux commencent à s’inquiéter sérieusement de la condition des vignes. Il y a déjà des pertes énormes ; des craintes trop justifiées pour l’avenir amènent l’investigation. Alors on s’applique à déterminer les caractères de la maladie ; le professeur de botanique de la faculté des sciences de Montpellier, M. Planchon, découvre sur les racines le petit insecte qui cause tout le mal. Au premier jour, le savant considère l’animal nuisible comme une sorte de puceron d’un genre inconnu ; après mûr examen, il s’assure que, si l’espèce n’a pas été signalée, elle se rattache du moins à un genre nettement caractérisé d’après une espèce qui vit sur le chêne : le genre phylloxéra. Désormais l’insecte de la vigne sera désigné sous le nom scientifique de phylloxéra vastatrix. Ainsi qu’on le verra par la suite, à une époque antérieure l’animal avait été observé aux États-Unis vivant dans une tout autre condition, et il avait été décrit sous un nom particulier ; une circonstance avait également permis à un entomologiste de l’Angleterre de le remarquer. En 1868 et pendant les années suivantes, le professeur de Montpellier, le docteur Signoret à Paris, le professeur Targioni-Tozzetti de Florence, M. Riley de Saint-Louis dans l’état du Missouri, d’autres encore se mettent à étudier les mœurs et le mode de propagation du phylloxère ; malheureusement le sujet est difficile, et à l’heure présente l’étude n’est que médiocrement avancée ; elle demeure insuffisante pour éclairer sur les moyens de destruction.

Dans les endroits où le phylloxère est établi depuis un certain temps, on est averti de sa présence par l’aspect de la végétation. Au commencement de l’été, lorsque les vignes saines portent de longs sarmens et de larges feuilles qui cachent entièrement le sol, les vignes attaquées n’offrent que de chétifs sarmens dépourvus de vrilles, et un maigre feuillage laissant à découvert une partie du terrain. Avant l’automne, les ceps malades ont des feuilles jaunes qui ne tarderont pas à tomber, et, quand ailleurs les raisins devenus noirs présentent les signes de la maturité, ils ont ici conservé la teinte rouge primitive. Le cercle des arbustes qui dépérissent s’étend à vue d’œil ; suivant la comparaison d’un membre de la Société d’agriculture du département de l’Hérault, M. Gaston Bazille, au milieu du champ c’est une tache qui s’élargit à la manière de la goutte d’huile. Un peu plus tard, le vignoble, naguère magnifique, présente l’aspect de la dévastation. Qu’on arrache les vignes plus ou moins affectées du mal, on remarquera sur les radicelles des nodosités caractéristiques que M. Planchon a signalées dès le début des recherches. Si la plante est fortement endommagée, les radicelles étant détruites, de semblables nodosités apparaîtront sur les racines moyennes, et enfin jusque sur le pivot de la souche et les grosses ramifications. Autour de ces excroissances, déterminées par une succion continue, se voient groupés des phylloxères en nombre très variable. Il n’en est plus ainsi des vignes mourantes ; entièrement abandonnées par les phylloxères, les racines se trouvent pourries. Ce n’est pas tout de suite que se révèle la présence de l’insecte destructeur : la végétation n’est pas sensiblement affectée par la piqûre de quelques individus ; tant que les radicelles persistent, on est trompé. Pendant les premiers mois de l’invasion, des propriétaires favorisés d’une merveilleuse récolte contemplent avec une joie sans mélange le domaine qui l’année suivante offrira le spectacle de la. misère.

Rien ne paraît plus indispensable que de connaître parfaitement notre ennemi. À ce sujet, nos lecteurs préféreront à des notions vagues des indications précises. Les agriculteurs qui essaient de conjurer la mauvaise fortune, les personnes qui ont accordé une certaine attention aux récits des ravages causés par le phylloxère, doivent croire que le terrible animal est une sorte de puceron, pour les naturalistes un représentant de la famille des aphidides. Ce n’est pas exact. La désignation générale de puceron, employée soit par suite d’un défaut de connaissances scientifiques, soit dans le dessein de donner une idée de l’aspect et des proportions de l’espèce nuisible en la rattachant à une forme bien connue, est fautive ; elle conduit à l’erreur tout esprit cherchant à s’éclairer à l’aide des analogies. Le phylloxère n’est pas de la famille des pucerons. De bien longs détails ne seront pas nécessaires pour donner à chacun la véritable nature de cet insecte, et quelques renseignemens d’un caractère scientifique, utiles peut-être à certains investigateurs, ne déplairont pas sans doute à ceux qu’une curiosité intelligente, entraîne à méditer sur les intérêts de la société.

Parmi les nombreux insectes suceurs ou les hémiptères qui se fixent d’une manière permanente sur les végétaux, on distingue deux types : les pucerons et les kermès ou cochenilles. Les pucerons sont partout, sur les rosiers, les sureaux, les pêchers, les fèves, la foule enfin de nos plantes indigènes. Ailés ou privés d’ailes, ces pucerons ont des antennes assez longues, des tarses ou des pieds formés de deux articles, et vers l’extrémité postérieure du corps deux petits tuyaux servant à l’écoulement d’un liquide sucré. A l’automne, mâles et femelles se rencontrent ; la reproduction s’effectue de la façon ordinaire ; des œufs sont produits. Au printemps, les jeunes éclosent ; tous les individus sont des femelles qui bientôt, sans l’intervention d’aucun mâle, mettent au monde des petits vivans ; ce sont encore uniquement des femelles vivipares. De la sorte, les générations se succèdent avec une étonnante rapidité tant que dure la saison chaude. Chez les kermès et les cochenilles, les représentans des deux sexes diffèrent d’une manière prodigieuse. Les femelles ont des antennes courtes, des tarses faits d’un seul article ; jamais elles n’acquièrent d’ailes, toujours elles sont ovipares, et vierges elles peuvent engendrer, au moins pendant une partie de la saison. Assez agiles au début de la vie, ces insectes en général ne tardent pas à s’immobiliser ; ils se déforment et prennent l’apparence soit d’un globule, soit d’une écaille. Les mâles, d’une incroyable exiguïté de taille à côté des femelles, ne font qu’une courte apparition dans l’année ; ils ont deux ailes et ils portent au bout du ventre deux longs filets. Il y a des kermès ou des cochenilles sur la plupart des végétaux ; plusieurs espèces sont très nuisibles, d’autres se recommandent par des produits de grande valeur : de superbes matières tinctoriales, une laque, une sorte de cire. Rien de plus facile que de voir et d’observer des kermès sans le moindre dérangement ; presque tous les lauriers-roses répandus dans les jardins ou dans les appartemens sont attaqués par un insecte de cette famille (lecanium vitis) ; à la face inférieure des feuilles naissent, vivent et meurent des légions d’individus.

Les caractères zoologiques et le mode de propagation ne permettent d’associer les phylloxères ni avec les pucerons (famille des aphidides), ni avec les kermès (famille des coccides). Plusieurs investigateurs en ont justement fait la remarque : jeunes, les phylloxères ressemblent aux kermès nouveau-nés, ils ont des tarses d’un seul article. Plus tard, une division s’opère, et voilà les mêmes individus ayant les pieds formés de deux articles, comme chez les pucerons. A un moment de l’année paraissent des femelles et presque certainement aussi des mâles pourvus de quatre ailes ; c’est une autre ressemblance avec les pucerons, mais, de même que les kermès, les phylloxères sont ovipares dans tous les temps. On est en présence d’un nouveau type de famille (famille des phylloxérides) qui n’a point encore été l’objet d’études profondes. L’analogie, ce guide précieux d’ordinaire quand il s’agit de s’assurer des conditions de la vie d’une espèce particulière, ne peut donc que très médiocrement venir en aide aux recherches sur le redoutable insecte de la vigne.

Les phylloxères qu’on trouve sur les racines (phylloxéra vastatrix) sont de petits poux aux yeux des personnes n’ayant qu’une idée très générale des formes les mieux caractérisées dans la classe des insectes. Les nouveau-nés ont le corps ovale et d’une teinte jaune assez claire ; s’il est nécessaire d’être muni d’une bonne loupe pour les bien reconnaître, on les aperçoit néanmoins à la vue simple. Au terme de la croissance, ces insectes ont acquis la longueur d’environ 1 millimètre 1/2 ; plus déprimés, plus oblongs que dans le premier âge, ayant une couleur plus sombre, ils se distinguent encore par des rangées de tubercules sur le dos. Tous les individus présentant ces caractères paraissent être des femelles aptes à la reproduction. La plupart de ces insectes meurent dans un espace de temps qui n’a pas été déterminé, et seuls quelques-uns d’entre eux, — M. Riley, l’entomologiste américain, l’affirme avec toute vraisemblance, — après avoir subi un changement de peau, apparaissent à l’état de nymphes. Le corps est étranglé, des fourreaux d’ailes se font remarquer sur les côtés. Au bout de peu de jours se montrent à la lumière les individus adultes ; ils ont un corps jaunâtre, rembruni sur le milieu du thorax, de gros yeux noirs, de grandes ailes qui croisent sur le dos. L’insecte ailé a été vu en France pour la première fois par M. Planchon au mois d’août 1868. Chaque année depuis cette époque, des phylloxères ailés ont été recueillis, et tous les individus ont paru être des femelles. Cependant, des observateurs américains parlent des deux sexes comme s’ils en avaient une connaissance parfaite, en déclarant que la femelle semble beaucoup plus commune que le mâle. Des recherches déjà longtemps poursuivies devaient faire croire que le phylloxère vit exclusivement sur les racines ; une affection de la vigne jusqu’alors inconnue en France, qu’on vint à observer dans plusieurs endroits, conduisit à présumer que l’insecte malfaisant peut au contraire se développer dans des conditions fort différentes. En effet, le 11 juillet 1869, M, Planchon trouve sur le territoire de Sorgues quatre ceps dont les feuilles sont chargées de petites excroissances à peu près rondes, des galles suivant l’expression consacrée, qui renferment un ou plusieurs insectes très pareils au phylloxère des racines. Quelques jours plus tard, près de Bordeaux, un agronome instruit, M. Laliman, rencontre les mêmes galles en abondance, et tout aussitôt il se persuade que les habitans des feuilles et les habitans des racines ont une origine commune. Ces faits ne tardent pas à remettre en mémoire des observations dues à des savans étrangers. On reconnaît que le producteur des galles des feuilles de vigne a été décrit, dès l’année 1854, par un entomologiste de l’état de New-York chargé officiellement de l’étude des espèces nuisibles à la végétation, M. Asa Fitch[1]. On apprend qu’il a été observé en Angleterre par M. Westwood, qu’il a été vu de nouveau en Amérique par l’entomologiste de l’Illinois, M. Benjamin Walsh.

Les investigateurs s’accordent à signaler une surprenante irrégularité dans les apparitions du phylloxère des feuilles. Toutes les recherches depuis 1869 n’ont pu faire rencontrer de galles dans les départemens de la Drôme, de Vaucluse, du Gard, de l’Hérault, des Bouches-du-Rhône, où sur les racines le phylloxère se multiplie si rapidement. Dans la Gironde, les apparitions ont eu lieu chaque année, mais tour à tour, dit M. Laliman, sur différens cépages. Il y a un autre sujet d’étonnement : dans les localités où le phylloxère se montre sur les feuilles, il est rare sur les racines, et parfois il est impossible d’en découvrir un seul individu. A cet égard, les observateurs de France et des États-Unis d’Amérique apportent le même témoignage. Les galles se trouvent sur les sarmens de la vigne en quantité très variable ; souvent on en voit plusieurs centaines sous une feuille. Grosses comme de très petits pois, soyeuses à la surface, d’un joli vert passant au rouge vif, elles ont un aspect vraiment agréable à l’œil. Vers la fin de juin de l’année 1872, M. Laliman adressait à l’Académie des Sciences des rameaux remarquables par la profusion des galles dont ils étaient couverts.

L’identité du phylloxère des feuilles et du phylloxère des racines, qui a paru fort discutable, semble aujourd’hui aux naturalistes français ou américains ne plus pouvoir être mise en doute. Les jeunes sujets ont été jugés tout à fait semblables ; les femelles en état de pondre ont offert, à la vérité, quelques différences, mais elles sont expliquées par la condition de polymorphisme, c’est-à-dire de multiplicité de formes, qui a été constatée chez certaines espèces dont le genre de vie est variable. D’un autre côté, si l’on accorde une confiance absolue aux observations du docteur H. Schimer, les individus ailés des deux sortes de phylloxères ne sauraient être distingués par aucun caractère. Les auteurs qui se sont livrés à l’étude comparative des détails de conformation chez. les producteurs de galles et chez les suceurs des racines estiment que l’identité spécifique des deux sortes de phylloxères est démontrée par des expériences concluantes. Des individus sortis ou tirés des galles et placés sur des racines auraient franchement accepté la nouvelle situation. On voudrait néanmoins, pour être débarrassé de toute inquiétude, n’avoir pas encore à désirer des expériences plus complètes et mieux poursuivies selon l’esprit scientifique que celles dont le résultat a été indiqué. Le désir est légitime ; récemment un membre de la Société d’agriculture de la Gironde déclarait avoir échoué dans toutes les tentatives pour « faire vivre le phylloxère des feuilles sur les racines des vignes en plein champ. »

Avec juste raison, on s’est occupé de l’origine de l’insecte devenu si préjudiciable aux vignobles du midi de la France. Cette origine n’est plus douteuse pour aucun naturaliste. Le phylloxère, répandu d’une manière presque soudaine en Europe, est une espèce américaine introduite avec des vignes expédiées des États-Unis. A cet égard, la certitude est acquise ; les dénégations plusieurs fois renouvelées n’ont jamais eu d’autre source que la rêverie. En Portugal et en Autriche, de même qu’en France, l’être malfaisant s’est montré subitement dans les lieux où sont cultivés des cépages d’Amérique. Dans le Nouveau-Monde et en Europe, il vit dans de pareilles conditions, sur les feuilles et sur les racines. Les individus recueillis au milieu des champs du Languedoc et au Missouri, minutieusement comparés, ont offert une similitude complète. Maintenant, lorsqu’on sait avec quel soin nos insectes indigènes ont été recherchés par les entomologistes, on ne : croira pas aisément que le phylloxère ait pu échapper à toute observation jusqu’au jour où il s’est annoncé par d’immenses dégâts. Enfin, ce qui est absolument décisif, le phylloxère est commun en Amérique sur les vignes sauvages ; M. Riley n’hésite pas à déclarer que l’insecte, tantôt gallicole, tantôt radicicole, qui attaque la vigne existe dans ce pays de temps immémorial.

Depuis quelques années, en Europe et en Amérique, le phylloxère est l’objet de recherches assidues, et néanmoins ces recherches n’ont eu encore que des résultats très restreints. On immense intérêt s’attache à la connaissance de toutes les particularités de la vie et des modes de propagation de l’espèce nuisible, et jusqu’à présent cette connaissance demeure fort incomplète. Quelques mots suffiront pour donner l’idée exacte de ce que l’on sait, de ce que l’on ignore, de ce que l’on suppose. En hiver, les insectes engourdis restent fixés sur les racines ; au printemps, ils se réveillent, et bientôt ont lieu des pontes. Éclos au bout de peu de jours, les jeunes se dispersent et grossissent. On croit que tous les individus sont alors des femelles capables d’engendrer sans le secours d’aucun mâle ; la preuve n’est pas faite. Selon la plus grande probabilité, la croissance des phylloxéras est rapide, et de nombreuses générations se succèdent dans le cours d’une année : nulle expérience d’un caractère scientifique n’est venue à cet égard mettre en lumière la vérité ; l’accroissement prodigieux du nombre d’individus qu’on a observés sur des points déterminés et l’étonnante fécondité des kermès et des pucerons sont les seuls témoignages. Le phylloxère apte à la reproduction conserve la forme de larve ; l’analogie conduit à penser qu’il acquiert la faculté de pondre des œufs après avoir subi trois mues ; personne ne s’en est assuré en suivant chaque jour l’animal dans son développement.

Des individus éprouvant une nouvelle mue se montrent à l’état de nymphes pour devenir bientôt des insectes ailés ; aucune recherche n’est venue apprendre dans quelles conditions s’opère cette transformation. Les phylloxères, munis d’organes de vol et ainsi vraiment adultes, sont rencontrés pendant la saison chaude, mais tout se borne à une remarque générale et à un examen des caractères zoologiques ; on n’est pas arrivé à reconnaître la part des individus dans la propagation de l’espèce, ni même à savoir où les femelles, qu’on déclare peu fécondes, opèrent le dépôt de leurs œufs. Comme les phylloxères ailés, vus en plein jour, manifestaient peu de disposition à s’envoler, on a supposé que seul le vent peut les répandre au loin, et pourtant il est rapporté dans une foule d’ouvrages que beaucoup d’insectes des mieux doués pour la locomotion aérienne, inactifs quand luit le soleil, s’agitent aux heures du soir, que beaucoup d’entre eux ne sauraient s’élever et franchir l’espace avant de s’être gonflés d’air. Les phylloxères privés d’ailes, surtout les jeunes, cheminent avec une grande facilité. Le propriétaire qui le mieux sut défendre son domaine contre les redoutables insectes, M. Louis Faucon, de Gravéson, en compagnie de quelques personnes, a vu, au mois d’août de 1872 et dès le mois de juin de cette année, de nombreux individus courir sur le sol et disparaître successivement dans les interstices du terrain ; une pareille observation a fait naître l’espoir que l’être malfaisant, si ses excursions sont fréquentes ou régulières, pourrait être attaqué dans des circonstances favorables. D’autre part, les études et les expériences de MM. Planchon et Lichtenstein ne permettent pas de douter que les phylloxères voyagent le plus ordinairement sous terre, et de la sorte se disséminent dans le champ. Il reste à ce sujet des recherches à poursuivre avec une attention soutenue et une patience extrême. Les relations des phylloxères des feuilles et des phylloxères des racines demeurent jusqu’ici absolument incertaines. L’origine des premiers individus gallicoles, qu’on voit au printemps bientôt en état de pondre, à échappé à toute constatation. En été, les jeunes se répandent sur les feuilles et l’extrémité des pampres, et sous l’influence des piqûres les galles deviennent de plus en plus nombreuses. Là s’arrête l’observation ; on en est réduit à supposer que certains individus, se laissant tomber à terre, adoptent un autre genre de vie et descendent sur les racines, qu’à l’époque de la chute des feuilles les habitans des galles vont chercher un refuge aux mêmes lieux. L’histoire du phylloxère n’est donc pas encore fort avancée, et, lorsqu’on s’inquiète des moyens d’arrêter la propagation de l’être nuisible, l’ignorance paralyse l’effort.


II

Des idées qui ont surgi à l’occasion de la nouvelle maladie de la vigne sont vraiment incroyables. En lisant une multitude d’écrits, on ne peut s’empêcher de déplorer chez la plupart des agronomes l’absence des notions scientifiques les plus élémentaires et les plus utiles en même temps qu’un défaut d’esprit d’observation funeste à tous les intérêts. Investigateur patient des caractères zoologiques et des habitudes du phylloxère, M. Riley trouve amusant de considérer la manière, dont les faits sont souvent interprétés par des personnes n’ayant jamais accordé au sujet dix minutes d’attention. Le savant américain est bien prêt de s’indigner contre les gens qui, sans le moindre examen, jugent que la présence du phylloxère n’a rien de commun avec le dépérissement de la vigne. En effet, pour les uns, c’est le froid ou la sécheresse qui cause tout le mal ; pour d’autres, l’épuisement du sol, la façon dont on taille la vigne, la dégénérescence naturelle de la plante. Que sous leurs yeux le fléau s’étende malgré les circonstances les plus diverses, ils ne resteront pas moins convaincus.

A présent c’est la nocuité de l’insecte que l’on veut contester ; cet insecte est si petit, et d’ailleurs, imagine-t-on, il n’existe que sur la vigne déjà malade par une cause quelconque, il se garderait bien d’attaquer une plante saine et vigoureuse. Une confusion s’est faite au souvenir d’avoir lu, vu peut-être, que certaines espèces ne se rencontrent jamais sur des végétaux en pleine sève. Des larves, il est vrai, qui se logent sous l’écorce et dans l’intérieur des troncs ou des tiges seraient noyées par une sève abondante : aussi les mères prennent soin d’entailler les branches ou les rameaux avant d’opérer le dépôt de leurs œufs ; c’est une des plus jolies manifestations de l’instinct. Il n’y a rien de comparable dans la vie des hémiptères suceurs. Les pucerons, les kermès, enfoncent leur bec dans les tissus de la plante, et tranquillement ils pompent le liquide dans la mesure convenable pour leur alimentation. Dès que la sève est à peu près épuisée, ils abandonnent au plus vite le végétal qui désormais ne pourrait les nourrir, et ils vont se fixer sur un autre arbuste, sur une autre herbe dont l’état est florissant. Les phylloxères se comportent assurément de la même manière que les pucerons et les kermès.

A chaque instant, on est surpris de voir avec quelle facilité une conclusion peut être tirée de faits dont le caractère n’est pas déterminé. En général, toute coïncidence est regardée par les agriculteurs comme une cause et un effet. Si une vigne a reçu un engrais qui n’a pas été donné à une autre vigne, et que les dégâts du phylloxère ne soient pas également répartis, — l’uniformité n’est guère de ce monde, — sans examen tout s’explique par l’action du fumier. C’est avec le même esprit que tour à tour le froid et la chaleur, la sécheresse et l’humidité sont dénoncés comme la cause de l’apparition des bêtes malfaisantes. Il est démontré que le phylloxère est venu des États-Unis, néanmoins des propriétaires cultivent de préférence des vignes d’origine américaine, et, comme en certains endroits ces vignes ont été épargnées ou médiocrement maltraitées, c’est assez pour qu’on recommande d’introduire les cépages d’Amérique en affirmant qu’ils résistent aux atteintes de l’insecte destructeur.

Le phylloxère étant signalé comme l’unique cause des désastres, beaucoup de propriétaires ont admis ou reconnu la vérité du fait, alors ils n’ont eu d’autre souci que de trouver une substance qui tuerait l’insecte sans nuire à la plante. En même temps, des personnes en assez grand nombre, peut-être séduites par l’importance des prix proposas pour « un remède efficace. contre le phylloxère, » ont mis un vif empressement à recommander l’emploi d’une infinité d’agens chimiques. Les essais ont été très multipliés, mais jusqu’ici le succès a peu répondu à des espérances hautement manifestées. Plusieurs agriculteurs se sont passionnés pour l’acide phénique ; ils assurent en avoir obtenu quelques bons effets ; cependant il paraît avéré que cet acide mélangé à l’eau dans une proportion déterminée n’a détruit l’insecte dans aucun vignoble. Le coaltar, l’huile de pétrole, et surtout l’huile de cade, ont été essayés ; on ne prouve pas qu’il en soit résulté d’avantages bien sérieux. Les expériences faites avec la cendre, la chaux vive, l’acide arsénieux, l’acide arsénique, le soufre, l’acide sulfureux, n’ont pas été encourageantes. Les sels de fer se sont montrés inertes, les sels de cuivre funestes à la plante. MM. Planchon et Lichtenstein, deux savans qui presque toujours de concert poursuivent des recherches sur la maladie de la vigne depuis le commencement de l’invasion, accordent une valeur au polysulfure de calcium ; cette valeur est demeurée tout à fait problématique. Avec les décoctions de plantes acres comme le tabac, les feuilles de noyer, l’aloès, on n’a pas été plus heureux qu’avec les autres substances.

Il n’est pas difficile d’expliquer ici l’insuffisance des toxiques. Enfouis dans la terre, les phylloxères doivent échapper au contact prolongé des liquides ; ils ne souffrent pas du contact de matières solides qui ne sont pas réduites en une poudre tellement impalpable qu’elle obstrue les orifices respiratoires. Les agens chimiques ont en général peu d’action sur les tégumens des insectes. Chez les kermès et chez beaucoup de pucerons, la peau se revêt d’une sorte de cire qui l’empêche d’être mouillée. À ce point de vue, le phylloxère n’a pas été bien examiné, mais selon toute probabilité il n’est pas moins favorisé de la nature que les kermès et certains pucerons.

Les gaz avec le danger des émanations ne semblent guère appelés à rendre de notables services. Les insectes résistent d’une façon surprenante à l’asphyxie ; sans périr, ils suspendent leur respiration pendant des journées entières, et, noyés dans un gaz délétère, ils ne succombent qu’après un temps fort long. C’est là une vérité scientifique établie par une multitude d’expériences. Les corps gras ont une action certaine, seulement il paraît malaisé d’imprégner d’huile les phylloxères, comme il serait indispensable de le. faire, sans porter préjudice au végétal. On voudrait néanmoins de ce côté que des essais fussent entrepris avec méthode ; peut-être obtiendrait-on un bon résultat de l’emploi de tourteaux oléagineux.

Quelques investigateurs se sont inquiétés de moyens mécaniques capables d’empêcher les phylloxères de se porter d’une souche à l’autre. Il est permis en effet de croire que des cordons de sable seraient un obstacle à des voyages souterrains ; mais si, comme on l’a vu, les insectes montent volontiers sur le sol, le but pourrait n’être pas atteint après un énorme travail. On sait que la larve du hanneton et diverses chenilles qui se nourrissent de racines ne peuvent vivre dans des terres absolument compactes, il a donc paru possible de se défendre contre le destructeur de la vigne par le tassement de la terre : c’est douteux ; cependant il faudrait s’en assurer. Pour tous les agriculteurs, ces moyens mécaniques étaient faciles à soumettre au contrôle de l’expérience ; ils n’y ont pas encore songé. L’idée est venue de prendre au piège les phylloxères : selon toute apparence l’idée ne fera pas fortune.

Un procédé de destruction fort recommandé est à la fois énergique et d’une grande simplicité. Un sacrifice à faire, rien de plus. Arrachez les vignes malades, et par le feu faites-en disparaître jusqu’à la trace, se sont écriés divers agriculteurs. Ainsi, pensait-on, d’un seul coup le fléau disparaîtra des champs infestés et cessera de menacer les territoires encore épargnés. En plusieurs rencontres, l’idée parut lumineuse ; un peu de courage de la part des propriétaires semblait pouvoir tout sauver. Une comparaison malheureuse égarait certains esprits. Comme dans l’incendie on garde une partie de l’édifice en faisant la part du feu, comme à l’apparition du typhus parmi les animaux de la race bovine on préserve souvent la masse du troupeau en immolant les bêtes malades, on imaginait qu’il ne serait pas plus difficile de soustraire au fléau les vignes saines ; c’est une erreur. Ainsi qu’on a pu en juger par la description des champs infestés, le jour où l’on s’aperçoit à l’état du feuillage que des ceps sont attaqués par le phylloxère, depuis longtemps les insectes en grand nombre ont tiré la sève de la plante. La vigueur de la végétation ne paraît nullement altérée sur la vigne, si les racines n’ont encore été soumises qu’à une succion assez restreinte. Après avoir détruit toutes les souches que des indices trop certains ont signalées comme atteintes du phylloxère, le mal continuerait à s’étendre. Des ceps comptés parmi les plus beaux et néanmoins. déjà envahis à l’instant du sacrifice seraient les centres d’un nouveau rayonnement. En outre, des radicelles étant brisées par l’arrachage et retenues dans la terre, les insectes, habiles à cheminer, parviendraient sans doute bien vite à gagner les racines des ceps les plus voisins.

MM. Planchon et Lichtenstein conseillent d’anéantir les vignes malades au début d’une invasion, lorsque les foyers sont encore très restreints. Même très limitée, on doit croire que l’opération aurait peu de succès, tant il paraît impossible de ne pas laisser échapper nombre d’individus de l’espèce malfaisante. Dans les localités où le phylloxère des galles est plus ou moins répandu, un moyen de destruction de l’insecte s’offre à tous les esprits. En l’absence de lumières qui mettraient sur la voie d’un procédé plus simple ou plus efficace, l’utilité de la cueillette des feuilles charges d’excroissances est indiquée.

Jusqu’ici, une seule manière d’attaquer le phylloxère des racines a réussi ; elle est mise en pratique depuis plusieurs années par M. Louis Faucon sur le domaine du Mas de Fabre entre Saint-Remy et Graveson, dans le département des Bouches-du-Rhône. A l’automne de l’année dernière, au milieu d’immenses plaines désolées où l’on ne voyait que des vignes mortes ou languissantes, ce domaine présentait un contraste étrange, assurent tous les visiteurs ; la végétation était partout splendide. Le même phénomène s’est reproduit cette année. Un si beau résultat a été obtenu par l’inondation du sol pendant les mois d’hiver ; les phylloxères ont été noyés. En 1868 et en 1869, sur une étendue de 21 hectares, dit M. Faucon, les vignes étaient mourantes ; après une submersion prolongée elles avaient repris leur aspect primitif. En 1867, le vignoble avait fourni 925 hectolitres de vin ; en 1868, la première année de l’invasion de l’insecte malfaisant, il n’en donne plus que 40 hectolitres ; en 1869 cette quantité est encore amoindrie : elle ne s’élève plus qu’à 35 hectolitres ; mais à l’automne les terres sont mises sous l’eau, et l’année suivante le produit remonte à 120 hectolitres pour atteindre le chiffre de 450 en 1871 et 1,000 environ en 1872. M. Faucon, profitant des moyens d’irrigation dont il pouvait disposer, a reconnu avec infiniment de sagacité les conditions du succès. Ne se bornant pas à défendre son bien, il n’a cessée avec une persévérance et une chaleur qu’on ne saurait trop louer, de faire des efforts pour déterminer les propriétaires de vignobles aisément submersibles à recourir, en l’absence d’un procédé plus simple ou moins dispendieux, à une pratique d’un effet certain.

Les naturalistes savent depuis longtemps combien les insectes en général résistent à l’immersion, surtout pendant la période d’inactivité ; l’agronome de Graveson a vérifié le fait sur les phylloxères. Il en a vu qui étaient restés treize jours sous l’eau revenir à l’existence ; une submersion de près d’un mois a paru indispensable pour que tous les individus périssent. Afin de s’assurer contre le retour à la vie de l’être malfaisant, il maintient les terres sous une nappe d’eau durant quarante ou cinquante jours. Les vignes, qui ne supporteraient pas en été une inondation quelque peu prolongée, n’ont pas souffert d’une submersion de trois mois en hiver. Aussi est-il sage de ne pas opérer avant le 15 octobre, M. Faucon a constaté que, dans la vigne la mieux purgée de phylloxères, des individus en petit nombre reparaissent pendant la saison chaude lorsque les terres du voisinage sont infestées. C’est un indice de la rapidité des progrès de l’insecte.

Un moment, l’année dernière, se répandait la nouvelle que la maladie de la vigne perdait de sa gravité ; la joie fut de courte durée. Bientôt il a fallu reconnaître que la situation des contrées vinicoles du midi de la France s’aggravait. La fin de l’automne et le commencement de l’hiver avaient été signalés par une abondance de pluie extraordinaire ; dans certaines localités s’était produit par une cause naturelle ce qu’on obtenait artificiellement au Mas de Fabre. Dans les terres argileuses, très compactes, l’eau avait longtemps séjourné beaucoup de phylloxères avaient péri, mais, ils n’étaient pas tous morts.

Le recours à l’inondation ne pouvait pas être jugé favorablement d’une manière générale. Des agriculteurs ont la crainte, sans doute peu justifiée, de voir la qualité des produits de la vigne s’affaiblir sous l’influence d’un bain renouvelé chaque hiver ; d’autres redoutent un lavage des terres qui forcera d’augmenter la masse des engrais. En outre les propriétaires de vignobles impossibles à submerger se soucient peu d’un procédé dont ils ne sauraient faire usage. Cependant les vignes cultivées en plaines occupent une assez vaste superficie pour qu’on ne néglige aucun moyen de les conserver. Des ingénieurs des ponts et chaussées font des efforts qu’on applaudit, pour donner au midi de la France de puissans moyens d’irrigation. M. Aristide Dumont a présenté à l’Académie des Sciences le projet de construction d’un canal dérivant du Rhône qui traverserait les départemens de la Drôme, de Vaucluse, du Gard et de l’Hérault, et permettrait, d’après l’estimation de M. Faucon, d’inonder au moins 1,500 hectares de vignes. M. Duponchel voudrait, à l’aide des petites rivières dont le débit est assez considérable en hiver, alimenter des canaux d’irrigation qui baigneraient les terres basses des départemens du Gard, de l’Hérault et de l’Aude. On ne peut trop souhaiter que de semblables travaux s’exécutent ; un profit immédiat d’une importance capitale dédommagerait de la dépense, et vienne le jour où l’inondation ne serait plus nécessaire pour combattre le phylloxère, les canaux ne cesseront pas de rendre des services.


III

Au printemps de l’année 1872, l’attention publique se trouva fortement sollicitée par les plaintes toujours croissantes qui s’élevaient au sujet de la marche rapide du phylloxère. MM. Planchon et Lichtenstein venaient de publier le résumé des notions acquises sur l’insecte malfaisant[2]. M. Riley, l’entomologiste du Missouri, venait de signaler les observations faites en Amérique[3] ; plus que jamais, les personnes clairvoyantes s’attachaient à l’idée de recherches suivies, d’études d’un caractère tout scientifique. On voyait les tentatives empiriques se renouveler en pure perte, les indications de remèdes se multiplier sans profit, et généralement on commençait à craindre que l’appât du prix de 20,000 francs offert par le ministre de l’agriculture ne produisît rien de plus sérieux. L’Académie des Sciences, recevant chaque semaine des communications relatives à la maladie de la vigne, prit la résolution d’examiner avec soin tous les travaux et de s’occuper elle-même de la question qui, à juste titre, inquiète le pays. Une commission spéciale a été nommée[4], et tout de suite un premier plan d’études a été tracé. Avant tout, la commission s’est proposé : la recherche du lieu d’origine de l’apparition du phylloxère, la reconnaissance de l’étendue des points où la présence de l’insecte a été signalée dans les années successives, le contrôle des effets produits par les divers moyens préventifs ou curatifs qui ont été employés, la constatation du genre de dommages que les tissus de la vigne éprouvent par la succion du phylloxère, l’étude enfin des habitudes, du développement, des modes de reproduction de l’insecte. De jeunes savans d’un mérite reconnu furent appelés pour concourir aux expériences nécessaires, et pour se livrer sur les lieux infestés à toutes les études que comporte la question au triple point de vue de la zoologie, de la botanique et des sciences physiques. M. Dumas, le président de la commission, s’empressa d’informer M. le ministre de l’agriculture et du commerce des résolutions adorées, et dans la séance du 26 août l’Académie apprenait que le crédit jugé indispensable à l’exécution des travaux était mis à sa disposition.

La saison chaude étant déjà fort avancée, les délégués de l’Académie avaient juste le temps de visiter les vignobles envahis par l’insecte destructeur et de faire quelques études préliminaires, en vue des recherches que l’année suivante ils poursuivraient avec méthode. M. Duclaux, professeur de chimie à la faculté des sciences de Clermont-Ferrand, dut parcourir les départemens de Vaucluse, de l’Hérault et du Gard. M. Maxime Cornu, botaniste attaché à la faculté des sciences de Paris, alla directement à Bordeaux, l’Académie ayant été avertie par M. le comte de Lavergne que dans les environs les galles de phylloxères se trouvaient à profusion sur les feuilles. De la sorte on eut bientôt diverses informations précises. A la fin d’une première campagne qui avait été fort courte, M. Dumas n’hésitait pas à déclarer que le dévoûment des délégués s’était montré à la hauteur de leur mission et de la confiance de l’Académie. Un zoologiste distingué, micrographe d’une rare habileté, auteur d’admirables travaux sur l’organisation des pucerons, M. Balbiani, fut invité à donner son concours pour l’étude des phénomènes de la vie de l’insecte destructeur. Ce savant, absorbé par des recherches sur d’autres sujets, n’était pas. entièrement libre, il désirait néanmoins se rendre utile, et, comme on le verra, il l’a déjà prouvé.

Plusieurs fois des agronomes qui depuis les premiers temps de l’invasion du phylloxère suivent avec anxiété la marche du fléau ont assisté aux réunions des membres de la commission spéciale de l’Académie ; les discussions et les entretiens qui se sont engagés ne resteront sans doute pas absolument stériles. Il a été rappelé avec insistance que les probabilités de succès étaient grandes si la science faisait son œuvre complète, bien douteuses si l’on s’abandonnait à l’empirisme. Une comparaison affligeante pour notre pays s’imposait à l’esprit. De l’autre côté de l’Atlantique, tout agriculteur acquiert des notions sur les insectes qu’il doit redouter, et rien n’est plus simple : il possède la facilité d’avoir sous les yeux des descriptions fidèles et des images exactes des espèces nuisibles ; il a des renseignemens précis sur les meilleurs moyens de combattre les hôtes malfaisans. Une espèce vient-elle pour la première fois à se multiplier d’une façon excessive et à exercer des ravages, les intéressés sont promptement avertis. Dans les principaux états de l’Union américaine, un entomologiste, homme de savoir et de talent, est chargé de l’étude des insectes nuisibles ; c’est un fonctionnaire qui chaque année adresse un rapport à la législature de l’état. Le rapport est souvent un beau mémoire rempli d’indications précieuses, illustré par des figures représentant les objets essentiels à connaître ; de pareilles publications sont répandues à profusion. Fréquemment on répète qu’aux États-Unis les particuliers seuls s’occupent de toutes les affaires ; l’exemple des entomologistes officiels atteste que les pouvoirs publics s’inquiètent beaucoup aussi des intérêts généraux de la société. En France, rien de scientifique ne sollicite l’attention des agriculteurs ; les plus éclairés d’entre eux ne pensent guère à se renseigner sur la vie d’une espèce dangereuse avant d’avoir éprouvé d’immenses désastres. Il y a dix-huit ou vingt ans, on commençait un grand ouvrage : une histoire des animaux utiles et nuisibles ; le gouvernement refusa toute assistance sérieuse pour lai publication. Qu’on songe s’il eût été facile d’arrêter la propagation du phylloxère au début de l’invasion ; on supputera ensuite combien de millions-auraient accru la fortune du pays, combien de douleurs eussent été épargnées. Sur quelques points du territoire, il a manqué des hommes instruits et vigilans.

Dans les conférences entre les membres de la commission spéciale de l’Académie et des propriétaires fort affligés des pertes qu’occasionne le phylloxère, un exemple cité apportait la preuve irrécusable de l’utilité des plus minutieuses recherches scientifiques. Il y a trente-cinq ans, les vignobles étaient dévastés sur une énorme étendue de la France par l’insecte lépidoptère bien connu sous le nom de pyrale de la vigne ; dans plusieurs régions, les ravages étaient horribles. A diverses époques, on avait fait au hasard, des tentatives pour se débarrasser du fléau ; rien n’avait réussi, les doléances n’avaient plus de bornes. Un professeur du Muséum d’histoire naturelle, M. Victor Audouin, sur l’invitation du ministre de l’agriculture, se rendit sur les lieux infestés, et, pendant plusieurs années, avec un soin extrême, il étudia la pyrale dans toutes les phases de son existence. Le naturaliste s’assura qu’au mois d’août les papillons déposent invariablement leurs œufs en paquet à la face supérieure des, feuilles ? il découvrit que les chenilles éclosent au bout de peu de jours et contre toute attenta, qu’elles commencent l’hivernage en pleine canicule, avant d’avoir pris aucune nourriture. Ces chenilles réfugiées dans les fissures des échalas et de l’écorce des ceps ne se réveillent qu’au printemps pour monter sur les jeunes sarmens. Ces deux observations devaient tout sauver. Comme les paquets d’œufs se voient sans peine, M. Audouin conseilla de faire la cueillette des feuilles qui les portent ; un propriétaire de Romanèche, M. Raclet, eut l’heureuse idée de pratiquer en hiver l’échaudage des ceps et des échalas, bien sûr d’atteindre ainsi toutes les chenilles sans exception. La vigne ne souffrait pas de l’opération ; le moyen de tuer l’insecte était le plus simple et le moins coûteux, on l’adopta. Depuis cette époque, nul propriétaire attentif ne laisse la pyrale se multiplier dans ses vignes, L’exemple est encourageant. Le phylloxère est certes incomparablement plus difficile à bien connaître que la pyrale, mais l’étude de cet insecte n’est pas au-dessus des forces de la science, et, l’étude achevée, un bonheur est au moins probable.

Cette année, les délégués de l’Académie ont repris de bonne heure la tâche commencée en 1872. M. Duclaux avait la mission d’apprécier la valeur des essais curatifs tentés sur divers points du midi de la France à l’aide d’agens chimiques ; il a constaté qu’aucun n’a réussi. Il devait s’appliquer à suivre la marche de l’invasion du phylloxère et à dresser une carte des pays envahis, où les étapes successives de l’insecte et l’extension actuelle du fléau seraient nettement représentées ; ce travail long et difficile a été exécuté. Avec M. Duclaux, des faits plus ou moins vaguement notés se précisent. La première apparition reconnue de la nouvelle maladie de la vigne date de l’année 1865 ; sans beaucoup fixer l’attention, elle fut observée alors sur le plateau de Pujaut, près de Roquemaure, dans le département du Gard. En 1866, elle s’étendait sur les pentes, et tout aussitôt dans plusieurs localités des départemens de Vaucluse et des Bouches-du-Rhône on la signalait. Le premier, M. Delorme, d’Arles, s’aperçoit de l’altération des racines sans parvenir à discerner la cause du mal, et néanmoins il ne peut s’empêcher de concevoir de fâcheux pressentimens pour l’avenir. D’après les constatations du délégué de l’Académie des Sciences, l’affection apparaît souvent dans un pays au milieu de vignes d’un très bel aspect, et les nouveaux centres se montrent parfois à des distances considérables des points depuis longtemps atteints ; en présence de ce fait, on songe au phylloxère ailé, et l’on voudrait appeler sur lui une attention persévérante de la part des investigateurs. Le progrès de l’invasion est beaucoup plus rapide dans les plaines que dans les régions montagneuses. M. Duclaux apprend que le phylloxère est plus ou moins répandu sur une surface de 1,100,000 hectares ; Tout ce vaste territoire n’est pas couvert de vignes, et il reste des vignes saines ; mais tel est l’espace que l’insecte a parcouru en huit ans. Des chiffres seuls peuvent donner l’idée de l’importance des désastres : dans le département de Vaucluse, envahi en 1866, et particulièrement maltraité, il y avait en 1869, d’après les évaluations d’une commission instituée pour l’étude de la maladie, 6,000 hectares complètement ravagés ; en 1872, sur 30,000 hectares que possédait le département, 25,000 étaient détruits. Dans le Gard, l’arrondissement d’Uzès a perdu la moitié de sa récolte ordinaire, l’arrondissement de Nîmes un dixième.

Les circonstances qui facilitent ou retardent la marche du phylloxère ont été examinées avec un grand soin par le délégué de l’Académie. Les terrains argileux qui se fendillent aisément se prêtent surtout à la circulation de l’insecte ; les terrains calcaires ou sablonneux opposent des obstacles à son passage, soit pour cheminer d’une racine à l’autre, soit pour monter à la surface du sol. Les terres fortement tassées et couvrant bien les racines paraissent offrir une résistance presque absolue. C’est ainsi que, dans la vallée de la Durance et du Gardon, sur les parties sablonneuses seules la vigne a été préservée.

La carte des contrées du département de la Gironde envahies par le phylloxère a été dressée par M. Maxime Cornu ; elle complète la remarquable étude géographique et statistique de M. Duclaux. Jusqu’ici l’invasion est heureusement fort restreinte dans le Bordelais ; elle semble préoccuper modérément la plupart des propriétaires, mais les agronomes les plus clairvoyans s’inquiètent avec raison. Le mal, qu’on arrête aisément à son début, échappe plus tard à toutes les forces humaines. Avec M. Cornu, on apprendra de quelle façon se transforment et s’altèrent les tissus du végétal sous l’influence des piqûres du phylloxère. La formation des galles sur les feuilles et des nodosités sur les racines a été l’objet de recherches approfondies. La possibilité pour les mêmes phylloxères de vivre dans deux conditions fort différentes a été de nouveau reconnue ; des galles contenant des œufs et de jeunes individus ayant été placées sur les racines d’une vigne parfaitement saine, sous les yeux du délégué de l’Académie, les nodosités caractéristiques ont apparu au bout de dix jours. Afin de convaincre les incrédules que la plante la plus vigoureuse est attaquée par l’insecte, M. Cornu a mis en terre près d’une vigne malade un cep intact, d’une beauté irréprochable, et, après un court espace de temps, il a vu les radicelles de ce dernier atteintes par les phylloxères et chargées de nodosités. Le changement qui survient dans la vie de l’animal lorsque la végétation commence à renaître a été bien observé par le jeune naturaliste. Aux premiers jours d’avril se réveillent les phylloxères qui sont restés engourdis tout l’hiver ; ils se montrent alors avec une peau dure et rembrunie, mais avant de pondre ils subissent une mue, et on les voit alors avec une teinte claire et un tégument mou. C’est donc peut-être à cette époque de l’année qu’il serait le plus facile de parvenir à la destruction de l’être malfaisant. Dans un rapport sur les travaux de MM. Duclaux, Cornu et Faucon, présenté au nom de la commission spéciale, M. Dumas n’a pas manqué d’insister sur ce point. L’illustre secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, qui met un admirable dévoûment au service de la question de la maladie de la vigne, s’est livré lui-même à l’analyse chimique des racines saines et des racines endommagées par le phylloxère ; les résultats des expériences se trouvent consignés dans son rapport.

En résumé, les études se poursuivent avec activité, mais le fléau continue à s’étendre. Le mal augmente aux environs de Montpellier, écrit le secrétaire de la Société d’agriculture de l’Hérault, M. H. Mares ; en même temps, la présence du phylloxère est signalée dans le département du Rhône ; elle s’est annoncée par des ravages déjà considérables dans la Charente. Récemment, M. Monestier affirmait avoir réussi à tuer l’insecte à l’aide du sulfure de carbone ; d’autres agriculteurs ont essayé du moyen, ils déclarent que le sulfure de carbone fait périr la vigne ; maintenant on disputé sur les doses. M. Planchon, de retour d’un voyage en Amérique entrepris pour l’étude du phylloxère, a trouvé un acarus qui poursuit l’insecte malfaisant jusque dans les profondeurs de la terre et le détruit ; il a rapporté de nombreux individus de l’espèce, afin de tenter une acclimatation dont il attend de bons résultats. Appréciant à leur valeur les termes de comparaison, M. Balbiani s’est livré à des recherches délicates sur le phylloxère du chêne ; qui est plus facile à suivre dans son développement que celui de la vigne, et déjà un fait important est constaté : des individus des deux sexes paraissent. à l’automne, et après un accouplement ils donnent naissance aux femelles destinées à se multiplier à l’infini par la voie de la parthénogenèse, c’est-à-dire l’enfantement par les femelles vierges. La commission spéciale de l’Académie des Sciences persévère dans la marche adoptée en 1872, elle veut maintenir les travaux de ses délégués dans une direction scientifique avant d’entreprendre les études pratiques dont sans doute elle pourra bientôt s’occuper. C’est le dernier mot de la situation.


  1. Il a décrit l’insecte sous le nom de Pemphigus vitifoliœ.
  2. Le Phylloxéra. — Faits acquis et Revue bibliographique, Montpellier 1872. — On trouve dans cet opuscule une énumération très complète des écrits relatifs à la maladie de la vigne et au phylloxéra.
  3. Fourth Report as Entomologist to the State of Missouri, 1872. Reproduit dans the American Naturalist, Salem (Massachusetts) 1872.
  4. Cette commission se compose de MM. Dumas, président, Milne Edwards, Duchartre, Emile Blanchard.