Le Poème de la Sibérie/01

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Le Poème de la Sibérie
Revue Moderne52 (p. 233-234).
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LE POÈME DE LA SIBÉRIE[1]


I

L’ARRIVÉE EN SIBÉRIE


Les exilés arrivèrent dans la terre de Sibérie, et après avoir choisi un vaste emplacement, ils bâtirent une maison de bois pour y demeurer ensemble dans un accord et un amour fraternel : et il y en avait environ mille de différentes conditions. Et le gouvernement leur fournit des femmes pour qu’ils se mariassent, car le décret disait qu’ils étaient envoyés pour peupler le pays.

Pendant quelque temps il régna parmi eux beaucoup d’ordre et beaucoup de tristesse, car ils ne pouvaient oublier qu’ils étaient exilés et qu’ils ne reverraient plus leur patrie, à moins que Dieu ne le voulût.

Et, quand ils eurent achevé de bâtir une maison, et que chacun se fut mis à son travail (excepté les gens qui voulaient être appelés sages et qui restaient dans l’inaction en disant : Voici que nous pensons à la délivrance de la patrie.) — un jour ils virent arriver une grande troupe d’oiseaux noirs qui venaient du Nord.

Et derrière les oiseaux apparut, comme une armée en marche : des traîneaux attelés de chiens, un troupeau de rennes aux ramures élancées, des hommes chaussés de patins et portant des javelots : c’était tout le peuple des Sibériens.

En tête marchait le roi de ce peuple, qui en était en même temps le prêtre ; il était vêtu, suivant l’usage, de fourrures et de coraux, et sur sa tête il avait une couronne de serpents morts en guise de diadème.

Or, ce chef s’étant approché de la troupe des exilés, leur adressa la parole dans leur langue maternelle et dit : Salut !

J’ai connu vos pères[2] malheureux comme vous, et j’ai vu qu’ils vivaient craignant Dieu et qu’ils mouraient en s’écriant : Patrie ! Patrie !

Je veux donc être votre ami et conclure alliance entre vous et mon peuple, afin que vous viviez dans une terre hospitalière et au milieu d’un pays bienveillant.

De vos pères aucun ne vit plus, hormis un seul qui maintenant est bien vieux : il est lié avec moi et habite loin d’ici dans une cabane isolée.

Si vous voulez que l’ami de vos pères soit votre guide, je resterai avec vous et je quitterai mon peuple, car vous êtes plus malheureux.

Le vieillard en dit plus long encore, et ils l’honorèrent, et ils l’invitèrent à entrer dans leur maison.

Et ils firent alliance avec les Sibériens ; puis ceux-ci se dispersèrent et allèrent demeurer dans leurs villages couverts de neiges, et leur roi resta avec les exilés pour les consoler.

Et ils s’étonnaient de sa sagesse, disant : Il l’a sans doute acquise près de nos pères, et ses paroles sont celles de nos ancêtres.

Or, il s’appelait le chaman[3] ; car c’est ainsi que le peuple des Sibériens nomme ses rois et ses prêtres, qui sont aussi magiciens.

  1. Julius Slowacki, l’auteur du poëme dont nous donnons ici la traduction, compte parmi les plus grands écrivains de la Pologne contemporaine. Il se place immédiatement à côté de Mickiewicz et de Krasinski. Dans l’original, le poëme s’appelle Anhelli, du nom du héros principal. Le mysticisme, qui caractérise cette œuvre, domine la littérature polonaise du dix-neuvième siècle : comme Mickiewicz dans son Livre des Pèlerins, Slowacki s’est inspiré de Lamennais. Il doit aussi beaucoup à Alfred de Vigny. Ses œuvres mériteraient d’être toutes traduites en français.
  2. Les Polonais déportés lors des partages.
  3. On appelle chamans les prêtres des naturels de Sibérie.