Le Pont des Soupirs (1868)/Acte I

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Michel Lévy (p. 1-21).
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ACTE PREMIER


LE RETOUR DU MARI


Une piazzetta à Venise. — Au fond, le canal caché par un parapet. — Au milieu de ce parapet, une ouverture sur des marches qui descendent de droite à gauche au canal. — À gauche, le palais Cornarino. — À droite, des maisons et des rues. — Au mur du palais Cornarino, à gauche de la porte, sont accrochées quatre guitares. — Au palais Cornarino existe un balcon en saillie avec fenêtre praticable.


Scène PREMIÈRE.

CORNARINO, BAPTISTE.

Au lever du rideau, il fait nuit. — On voit passer au fond, au-dessus du parapet, les lanternes et le haut des draperies des gondoles.

Chœur.

Ah ! que Venise est belle !
Le jour, elle sourit ;
Le soir, elle étincelle ;
Elle chante la nuit !

Le chant s’éloigne et s’éteint peu à peu. — On voit paraître à l’ouverture du parapet la tête de Baptiste, puis celle de Cornarino. — Baptiste a un large bandeau sur l’œil droit ; Cornarino en a un sur l’œil gauche.

Baptiste.

Nous voici de retour dans Venise la belle,
  Mais dans quel état tous les deux !

Cornarino.

    Mon épouse fidèle
    Nous reconnaîtra-t-elle !
  Avec ce bandeau sur les yeux ?

Baptiste.

  Essayons à mi-voix
La barcarole d’autrefois !…

Cornarino et Baptiste vont décrocher deux des guitares suspendues à la muraille du palais Cornarino, reviennent en scène et chantent en s’accompagnant.

[1] Cornarino.

Dans Venise la belle
  Que cherchons-nous ?

Baptiste.

Une épouse fidèle
  À son époux !

Ensemble.

  Tra la la la la,
Dans Venise la belle !

Cornarino.

Ô mon fidèle Baptiste,
C’est une chose bien triste,
Pour un doge de mon rang,
De rentrer dans sa patrie,
Près de sa femme chérie,
Sous l’habit d’un mendiant.

Baptiste.

Mieux vaut ainsi rentrer, hélas !
  Que de n’y rentrer pas !

Reprise ensemble.

Dans Venise la belle…
    Etc.

Cornarino regardant le balcon de son palais.

Rien !

Baptiste.

Rien !

Cornarino.

Il est étrange que ma femme ne réponde pas !…

Baptiste.

Pour Dieu, Monsieur, ne nous compromettons pas !…

Cornarino.

Je voudrais pourtant bien revoir ma Catarina.

Baptiste.

Je le comprends… mais pas d’imprudence, et que Monsieur me permette de lui rappeler notre fâcheuse position.

[2] Cornarino, passant à droite.

Je ne la connais que trop, hélas !… Mais enfin, remémore, remémore ; puisque tu le veux… Aussi bien, je ne sais plus guère où j’en suis.

Baptiste.

Voici : Monsieur, il y a un an, a été nommé doge de Venise.

Cornarino.

Je le sais ! triste honneur.

Baptiste.

Monsieur, il y a deux mois, a pris le commandement de la flotte !

Cornarino.

Je le sais ! Fatale ambition !…

Baptiste.

Enfin, monsieur, il y a quinze jours, a aperçu l’ennemi.

Cornarino.

Je le sais ! Funeste rencontre !… Je fus taillé en pièces !

Baptiste.

Pas précisément… c’est-à-dire que, craignant de l’être, monsieur a fui !

Cornarino.

Je n’ai pas fui, Baptiste, je n’ai pas fui !… Convaincu que ma femme brûlait du désir de me voir, j’ai fait une retraite personnelle et honorable, te laissant à toi, mon fidèle écuyer, le soin de me tenir au courant de tout ce qui se passerait.

Baptiste.

Je n’ai pas tardé à rejoindre monsieur et à lui apporter la triste nouvelle que sa flotte était définitivement et entièrement coulée.

Cornarino.

Hélas !…

Baptiste, à part.

Je dois dire que c’est ce que m’a affirmé le secrétaire de la flotte, Paolo Broggino, auquel j’avais, à mon tour, laissé le soin de tout surveiller, pendant que je filais de mon côté. (Haut.) Voilà où nous en sommes.

Cornarino.

Fâcheuse expédition !… C’est alors que, pour rentrer dans notre patrie, nous avons dû prendre ces déguisements.

Baptiste.

Monsieur a coupé sa noble barbe, et moi, mes humbles moustaches.

Cornarino.

Nous nous sommes établi sur les yeux ces deux affreuses machines noires qui nous font loucher… Louches-tu, toi ?

Baptiste.

Oui, je l’avoue… et ça me gêne. Et enfin, après un voyage plein de péripéties, et dont le détail ennuierait, nous tombons ici avec la nuit.

Cornarino.

Nous hélons ma femme…

Baptiste.

Que votre voix, hélas ! ne réveille pas !

Cornarino.

Qu’allons-nous faire maintenant ?

Baptiste.

Il peut être imprudent de vous montrer brusquement, comme cela… sans être attendu !

Cornarino.

Qu’est-ce à dire ?

Baptiste.

Eh ? eh ? j’ai mes idées là-dessus ! Et monsieur sait bien que j’ai toujours blâmé ce mariage-là !…

Cornarino.

Monsieur Baptiste, vous êtes un drôle, et je connais Catarina.

Baptiste, à mi-voix.

Moi aussi !…

Cornarino.

Allons !… profitons de la nuit… J’ai sauvé la clé, dans mon désastre… Entrons !…

Il passe à gauche.
[3] Baptiste.

À la grâce de Dieu !…

Au moment où ils se dirigent vers le palais, entre, par la gauche, Amoroso, qui, sans les apercevoir, leur en ferme l’accès.



Scène II.

Les Mêmes, AMOROSO.
[4] Cornarino effrayé, bas à Baptiste.

Quelqu’un !…

Baptiste bas.

En retraite !… monsieur !… en retraite !… C’est un mouvement que nous connaissons, hélas !…

Ils reculent à l’autre extrémité de la scène à droite. — Pendant ce temps Amoroso décroche une des guitares suspendues au mur du palais Cornarino.

Amoroso, sous le balcon de Catarina.


1.

  Catarina, je chante,
  Je chante, réponds-moi,
  Ou sinon, ma méchante,
  J’expire devant toi !
  Tout se tait dans Venise,
      La brise
  Sur les flots éteint sa chanson !
  Seul debout à cette heure,
      Je pleure
Et soupire sous ton balcon !
  Catarina, je chante,
    Etc.

2.

  Ô ma belle captive,
      J’arrive,

  Je brave ton cruel tyran !
  Car, pour briser ta porte,
      J’apporte
Dans mon amour un talisman !
  Catarina, je chante,
    etc.

[5] Baptiste, bas, en passant à la gauche de Cornarino.

Seigneur, Seigneur, que vous disais-je en vérité ?

Cornarino, de même.

Non ! je ne le croirai qu’à toute extrémité ?

Baptiste, montrant le balcon.

    Eh bien ! soyez donc satisfait,
    Le balcon s’ouvre !… Elle paraît…



Scène III.

Les Mêmes, CATARINA, au balcon. Une lumière paraît à la fenêtre du palais. Catarina se montre au balcon.
[6] Cornarino, s’avançant un peu et bas.
Catarina !
Baptiste, bas et l’arrêtant.
La voilà !
Catarina.

Ô mon chevalier, ne meurs pas,
Je suis dans un grand embarras ;
Mon mari se bat à la guerre,
Un tyran me tient prisonnière ;
Je suis dans un grand embarras !
Ô mon chevalier, ne meurs pas !

Ensemble.
Cornarino.
Baptiste.

Fort surprenant, sur ma parole,
À tout ceci je n’entends rien.
Répondre à cette barcarolle
Catarina, ce n’est pas bien.

Fort surprenant, sur ma parole,
À tout ceci je n’entends rien.
Répondre à cette barcarolle,
Vraiment, monsieur, ce n’est pas bien !

Amoroso.

Charmante voix, chère parole,
Hors sa chanson, je n’entends rien.
Tu réponds à ma barcarolle,
Chère princesse, et tu fais bien !

Cornarino et Baptiste remontent au fond à droite.
Baptiste, bas à Cornarino.

      Ah ! monsieur !… Un moyen brutal !

Cornarino, bas.

Quoi ?

Baptiste, bas.

Quoi ?Si nous le laissions tomber dans le canal.

Cornarino, bas.

J’y songeais vaguement…

Baptiste, bas.

J’y songeais vaguement… Allons !

Au moment où ils se dirigent vers Amoroso, entre par la droite Malatromba qui prend le milieu de la scène en passant devant Baptiste et Cornarino sans les voir.



Scène IV.

Les Mêmes, MALATROMBA.
[7] Amoroso, écoutant.

Quelqu’un encore !

Catarina, apercevant Malatromba ; bas à Amoroso.

Prends garde, Amoroso !… c’est lui, l’homme fatal, dont l’amour me poursuit.

Amoroso, bas.
Qu’importe ! je t’adore…
Catarina, bas.
Fuis ! fuis ! Il te ferait du mal…
Amoroso remonte un peu. Cornarino et Baptiste redescendent toujours à droite. Malatromba s’est dirigé vers le palais Cornarino.
[8] Cornarino, avec désespoir ; bas à Baptiste.

Hélas ! les voilà deux ! quel espoir est le nôtre ?

Baptiste, philosophiquement et bas.

C’est que l’un des deux mange l’autre !

Pendant ce temps, Malatromba à son tour a décroché la dernière guitare.

Malatromba, sous le balcon de Catarina.

Ah ! daigne en ce jour,
Me payer de retour,
Ma belle !
Ne sois plus ce soir,
À mon brûlant espoir
Rebelle !
En ce moment,
Je suis ton tyran,
Tra la la la,
Mais je serais,
Si tu voulais….
Tra la la la.

II

Si je te poursuis,
C’est que je te chéris,

Ma reine ;
Tu peux, en ce jour,
Changer en tendre amour
Ma haine !
En ce moment,
Je suis ton tyran,
Tra la la la ;
Mais je serais,
Si tu voulais…
Tra la la la…

Amoroso, reprenant en redescendant la scène.

Catarina, je chante,
      Etc.

Malatromba.

  Que veut dire ceci ?
    Sur ma parole,
Qui peut oser chanter ainsi ?…

Amoroso.

  Disons ma barcarolle.

Tous.

  Disons ma barcarolle,

Ensemble, en s’avançant sur le devant de la scène.
Amoroso.

Catarina, je chante,
      Etc.

Malatromba.

Ah ! daigne en ce jour,
      Etc.

Catarina.

Ô mon chevalier,
      Etc.

Cornarino, Baptiste.

Dans Venise la belle,
      Etc.

Tous les quatre vont raccrocher, l’un après l’autre, leurs guitares au mur du palais, puis Malatromba gagne la droite, Amoroso le suit ; Cornarino et Baptiste se retirent à l’écart au fond à gauche.

[9] Malatromba, se retournant et apercevant Amoroso.

Sur ma vie, mon jeune seigneur, vous êtes un enfant hardi de venir chanter sous ces fenêtres !…

Amoroso.

N’y venez-vous pas vous-même ?

Malatromba.

Moi !… ce n’est pas la même chose.

Amoroso.

Heureusement pour moi. — Ces fenêtres, les auriez-vous louées d’aventure ?

Malatromba.

Peut-être ! En tous cas, vous m’échauffez les oreilles…

Amoroso.

Tout prêt à vous les rafraîchir, si le cœur vous en dit !… En garde, donc ! mon maître !

Malatromba.

En garde !… J’y suis. Attends un petit peu… (À part.) Toutes mes précautions sont bien prises !

Il donne un coup de sifflet, et, au moment où Amoroso tire son épée quatre sbires paraissent, qui le saisissent et le désarment.

Catarina.

C’est un guet-apens !

Cornarino, à Baptiste, bas.

Un de moins !… Bravo !…

Baptiste, à Cornarino, de même.

Vous pouvez dire bravi !… Ils sont plusieurs !

[10] Malatromba, venant au milieu du théâtre.

Quand on est membre du conseil des Dix, en l’an de grâce treize cent vingt et un, et quand on aime la femme de son ami absent, voilà comment on se débarrasse de ses rivaux !

Catarina, à Malatromba.

Misérable !… C’est ainsi que tu crois vaincre ma résistance !… Crois-tu donc que c’est en marchant sur des cadavres que tu arriveras jusqu’au cœur de Catarina !… Je te hais !… Lâche !…

Baptiste, à part.

Très-bien !… très-bien !… très-bien !…

Malatromba.

Je connais votre opinion sur moi !… Et si je suis venu vous chanter cette barcarolle, c’est une pure concession à la couleur locale… Mais rien ne me coûtera pour me venger de vos froideurs !… J’ai maintenant un otage entre les mains… Dans une heure, j’aurai l’honneur de me présenter à votre boudoir olive… et c’est en grande partie de votre tenue à mon égard que dépendra la vie de ce gentilhomme !…

Catarina.

Lâche !… lâche encore !

Malatromba, aux sbires.

Jamais !… Ne le lâchez pas !… Qu’on l’entraîne et que les sombres plombs de Venise se referment sur lui ! Allez ?…

Cornarino et Baptiste gagnent tout doucement le fond à droite.
Catarina.

Amoroso !…

Amoroso.

Catarina !…

On entraîne Amoroso par la droite. — Catarina se laisse aller comiquement sur la balustrade du balcon, la tête et les bras pendants au dehors.

[11] Malatromba.

Tremble, Catarina, tremble de pousser à bout un homme qu’on appelle avec effroi dans la lagune, le Gonfalonier Fabiano Fabiani Malatromba !

Cornarino, bas à Baptiste.

Fabiano Fabiani Malatromba !

Baptiste, bas.

Malatromba !

Cornarino, bas.

Mon cousin par alliance !

Baptiste, élevant un peu la voix.

Horreur !…

Catarina se relève et quitte le balcon.
Malatromba, écoutant.

Hein !… Quoi ?… On a parlé !

Cornarino, bas à Baptiste en le faisant descendre à droite.

À bas !… à bas !… et ronfle !…

Tous deux se couchent par terre.
[12] Malatromba.

Il me semble avoir entendu… (Malatromba heurte du pied Cornarino, qui s’aplatit de son mieux et pousse un ronflement à l’unisson avec Baptiste.) Quelque mendiant qui dort et qui rêve tout haut !… Heureuse insouciance !… Voilà des gens qui se reposent, calmes et tranquilles, sur la dalle humide et glacée, avec le ciel bleu sur la tête ; tandis que moi, dans mon palais d’agate et de porphyre, je cherche vainement un sommeil qui fuit éternellement ma paupière fatiguée par les veilles, l’orgie et les affaires !… (Il heurte de nouveau Cornarino du pied.) Heureuse insouciance !… (Se tournant vers le balcon de Catarina.) Dans une heure, madame !…

Il sort par la droite.



Scène V

CORNARINO, BAPTISTE.
Cornarino, se levant ainsi que Baptiste et s’élançant sur les traces de Malatromba.

Infâme !… traître et parjure !…

Baptiste, l’arrêtant.

Pas d’imprudence, monsieur !… et ne crions pas tant que cela !

Cornarino.

Mais tu n’as donc pas entendu ce qu’a dit cet homme ?… Dans une heure, il sera aux pieds de Catarina… de ma femme, dans mon appartement… chez moi !… Comprends-tu ?

Baptiste.

Oui, monsieur… très-bien !… Mais du calme, au nom du ciel !…

Cornarino.

Du calme !… Voilà bien de mes gens qui ne sont pas mariés !

Baptiste.

Je le serais… que je dirais la même chose… D’ailleurs, mon père l’était.

Cornarino.

Et mon plus cruel ennemi est mon ami intime, mon cousin Fabiano Fabiani Malatromba !

Baptiste.

C’est d’un cousin…

Cornarino.

Oh !… à ce nom, à cette idée, toute ma colère me reflue au cœur !… Oh ! cet homme n’entrera pas là, ou, sur mon âme, sur ma part d’éternité, il m’y trouvera !…

Baptiste.

Qu’allez-vous faire, monsieur ?

Cornarino.

La nouvelle de notre désastre n’est pas encore parvenue jusqu’ici… je ne suis pas surveillé… je puis entrer avant cet homme, enlever ma femme, fuir avec elle !… que sais-je ?… mais, au moins, sauver mon honneur !… Suis-moi !…

Baptiste.

Monsieur, monsieur, quelle déplorable idée !

Cornarino.

Suis-moi, te dis-je !…

Le jour est venu pendant la scène. Au moment où ils vont entrer, ils sont repoussés par une troupe d’hommes et de femmes du peuple, qui entrent par la gauche en criant ; Cascadetto est au milieu d’eux. — Baptiste et Cornarino se retirent à l’extrême droite.



Scène VI

Les Mêmes, CASCADETTO, Gens du peuple.
[13] Tous.

À bas Cornarino !

Cascadetto.

Silence ! silence !… et oyez tous l’histoire mélancolique et véridique de l’amiral Cornarino Cornarini !… (Cornarino et Baptiste écoutent.) Le récit de sa défaite, de sa fuite honteuse, de sa condamnation à mort par le conseil des Dix, de la promesse de vingt mille sequins à qui le tuera et rapportera au conseil : 1o l’anneau ; 2o les éperons de l’amiral ! (Cornarino est tombé à moitié évanoui dans les bras de Baptiste.) Et maintenant voulez-vous entendre la complainte que j’ai composée sur ce sujet ?

Tous.

Oui, oui !…

Baptiste, bas.

Partons, monsieur… il n’est que temps !

Cornarino, bas.

Non, j’entendrai sa complainte.

Baptiste, bas.

Ah ! monsieur ! quand donc serez-vous raisonnable ?

Cascadetto.

En avant la musique !…

I

        L’amiral Cornarini
    Avec nos vaisseaux est parti !
Il trotte, trotte, trotte, trotte
    La mer s’ouvre devant lui ;
    Il n’aperçoit pas l’ennemi,
Il flotte, flotte, flotte, flotte !
        Amiral, en vérité,
    N’a jamais si bien flotté !

Tous.

        Amiral, en vérité,
    N’a jamais si bien flotté !

II
Cascadetto.

        L’amiral Cornarini
    S’avance brillant et hardi !…
Il semble, semble, semble, semble,
        Que tout fuira devant lui,
    Mais, quand apparaît l’ennemi,
Il tremble, tremble, tremble, tremble !
        Amiral, en vérité,
    N’a jamais si bien tremblé !

Tous.

        Amiral, en vérité,
    N’a jamais si bien tremblé !

III
Cascadetto.

        L’amiral Cornarini
    Se dit : Il faut prendre un parti —
Habile, bile, bile, bile ;
    Si mon courage est parti,
    Je m’en vais courir après lui ;
Je file, file, file, file !
        Amiral, en vérité,
    N’a jamais si bien filé !

Tous.

        Amiral, en vérité,
    N’a jamais si bien filé !

IV
Cascadetto.

        L’amiral Cornarini
    Mérite bien d’être puni !
On offre, on offre, on offre, on offre,
    À celui qui le prendra
Un monceau d’or, qui remplira
Un coffre, coffre, coffre, coffre !
        L’amiral, en vérité.
    Sera bel et bien coffré !…

Tous.

        L’amiral, en vérité,
    Sera bel et bien coffré !…

Tous.

Bravo ! bravo !

Cascadetto.

Mort à Cornarino !

Tous.

Mort à Cornarino !

À ce cri, Cornarino se redresse brusquement et retombe dans les bras de Baptiste.

Cascadetto.

Avis : On a lieu de penser que l’ex-amiral est caché à Venise. Le devoir de tout bon citoyen est de le livrer. (Il montre des oriflammes sur lesquelles sont les portraits de Cornarino et de Baptiste, le premier, avec une longue barbe, le second, avec d’énormes moustaches.) Pour en faciliter les moyens à tout un chacun, voici le signalement et le portrait de Cornarino, ainsi que celui de son fidèle écuyer, Baptiste, également condamné à mort. (Baptiste, à son tour, tombe dans les bras de Cornarino.) Le tout ne se vend que dix centimes, deux sous, avec la complainte ! Demandez, messieurs, qui en veut ?

Tous.

Moi ! moi !…

Cascadetto distribue des papiers à tout le monde.
Cascadetto, arrivé à Baptiste et à Cornarino, qui sont tremblants tous deux et se soutenant l’un l’autre.

Eh ! vous autres, là-bas, vous n’en achetez donc pas ?

Baptiste, bas à Cornarino.

Nous sommes perdus !

Cornarino, bas.

Achète, Baptiste, achète !… Il est dit que nous boirons le calice jusqu’à la lie.

Baptiste, achetant la complainte.

Elle est charmante, monsieur, cette petite chanson !…

[14] Cornarino, allant à Cascadetto.

Et le portrait est bien ressemblant.

Cascadetto.

Vous connaissez donc l’amiral ?

Cornarino, troublé.

Nous avons été élevés ensemble… mais je l’ai perdu de vue.

Cascadetto.

Avec ce taffetas-là sur l’œil avez dû en perdre bien d’autres de vue.

Tous, riant.

Ah ! ah ! ah !

Reprise du chœur.

        L’amiral, en vérité,
    Sera bel et bien coffré !…

Tous les gens du peuple sortent en riant avec Cascadetto par la droite.



Scène VII

BAPTISTE, CORNARINO.
Baptiste.

Fuyons, monsieur, fuyons !…

Cornarino.

Avec quoi ?… je n’ai plus de jambes !

Baptiste.

Je vous offre les miennes ; vous savez le proverbe : quand il y en a pour un, il y en a pour deux !

Cornarino, se retournant vers le balcon.

Allons ! fuyons !… Adieu, — toi que j’aime plus que tout au monde !

Il remonte vers la gauche.
[15] Baptiste, le suivant.

Il y a votre tête aussi, monsieur, qu’il faut aimer.

Au moment où ils vont sortir, paraît Malatromba tenant une petite clé à la main ; il vient de la droite et se dirige vers le palais Cornarino.



Scène VIII.

Les Mêmes, MALATROMBA.
[16] Malatromba.

L’heure est écoulée… entrons !…

Il va pour ouvrir la porte du palais.

Cornarino et Baptiste, à part.

Horreur !… lui ! lui ! toujours lui ! lui ! lui !

Ils courent vers lui exaspérés, Malatromba se retourne, Cornarino et Baptiste s’appuient l’un contre l’autre au milieu de la scène et se mettent à ronfler.

Malatromba, les regardant.

Heureuse insouciance !

Il entre au palais dont il referme la porte.



Scène IX

CORNARINO, BAPTISTE, puis CASCADETTO, et Les gens du peuple.
Baptiste.

Eh bien !… monsieur ?… vous ne venez pas ?… vous attendez qu’on nous arrête ?

Cornarino, montrant la droite.

Mais c’est affreux !… La mort là !… (Montrant son palais.) Le déshonneur ici !… que choisir ?…

Baptiste.

Le déshonneur, monsieur !

Cornarino.

Le déshonneur… Mais tu ne sais donc pas ce que c’est ?

Baptiste.

Si, monsieur ; venez tout de même.

Cornarino.

Non, je ne m’en irai pas !… l’amour, le désespoir, la fatalité, la peur, tout cela me donne du courage !

Baptiste.

Ah ! monsieur, je ne vous reconnais pas !

Cornarino.

Suis-moi !

Baptiste.

Où ?…

Cornarino, désignant son palais.

Là !…

Baptiste.

Qu’allez-vous faire ?

Cornarino.

Je n’en sais rien !… mais le ciel m’inspirera ?… Viens !

Il va à la porte du palais.
Baptiste, le suivant.

Oh ! les femmes ! les femmes !

Cornarino, tirant une clé énorme et essayant vainement d’ouvrir la porte.

Les misérables ! ils ont changé la serrure !

À ce moment, le refrain de l’amiral Cornarino se fait entendre de nouveau. — Une troupe de gens du peuple, conduits par Cascadetto, défile au fond du théâtre, de droite à gauche, en chantant la complainte. — Cornarino et Baptiste escaladent le balcon du palais. (Le rideau tombe.)



  1. Cornarino, Baptiste.
  2. Baptiste, Cornarino.
  3. Cornarino, Baptiste.
  4. Amoroso, Cornarino, Baptiste.
  5. Amoroso, Baptiste, Cornarino.
  6. Catarina, Amoroso, Comorino, Baptiste.
  7. Catarina, Amoroso, Malatromba, Cornarino, et Baptiste au fond.
  8. Catarina, Malatromba, Amoroso, Cornarino, Baptiste.
  9. Catarina, Baptiste, Cornarino, Amoroso, Malatromba.
  10. Catarina, Baptiste, Cornarino, Malatromba, Amoroso.
  11. Catarina, Malatromba, Baptiste, Cornarino.
  12. Malatromba, Cornarino, Baptiste.
  13. Cascadetto, Baptiste, Cornarino.
  14. Cascadetto, Cornarino, Baptiste.
  15. Cornarino, Baptiste.
  16. Malatromba, Cornarino, Baptiste.