Le Poème symphonique/Chapitre IV

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Larousse (p. 73-77).

CHAPITRE IV

LES RUSSES

Les Russes du xixe siècle ont adapté à leur caractère et à leur goût national la formule du poème symphonique, sans d’ailleurs en conserver toujours le titre. Négligeant cet idéalisme qui en faisait chez Liszt le principe et le ressort, ils l’ont mis au service de la fantasmagorie populaire où voisinent légendes, féerie, sabbat, avec la richesse de leur coloris orchestral, tantôt cru et tantôt chatoyant, comme sont en Russie les bois peints ou les cotonnades bariolées de Nijni-Novgorod, le scintillement des émaux ou les paillettes des brocarts orientaux.

Balakirev a donné le modèle du genre dans Thamar, qui porte bien le titre de « poème symphonique » et une dédicace significative à Liszt. Il y chante, d’après Lermontov, les maléfices d’une Loreley slave. Du haut de sa tour, dominant un défilé du fleuve Terek, la reine Thamar, « belle comme un ange, méchante comme un démon », attire les chevaliers errants, qu’elle précipite ensuite dans les flots. Les séductions, d’abord caressantes, de la sirène agissent par un thème au rythme souple, balancé, aux ondulations mélodiques subtiles et raffinées, qui peu à peu s’anime, s’échauffe, prenant une puissance de tourbillon où s’enfle aussi le fleuve complice, prêt à engloutir le chevalier pris au piège, avant qu’alors ses flots ne s’apaisent et que le gouffre repu ne retrouve son sommeil immobile de secret linceul. Associant ainsi les sortilèges de la reine aux mouvements du fleuve, Thamar n’est pas seulement une page précieuse par l’expression de ses thèmes, l’éclat de ses timbres, le progrès de ses rythmes et de ses sonorités, avant le retour au silence funèbre : on y trouve bien les suggestions et l’unité d’un poème. Sadko et Shéhérazade de Rimsky-Korsakov lui devront beaucoup et la Péri de Paul Dukas quelque chose.

Avec Borodine, nous voyons comment un simple et immobile tableau devient lui aussi un poème vivant lorsqu’il implique, au-delà de ses images, soit une certaine conception de la nature, dont il chante un aspect, soit la vision d’un spectateur imaginaire, mais présent. C’est le cas de la fresque intitulée Dans les steppes de l’Asie centrale : l’immensité, n’y est en effet ni figurée ni mesurée — et pour cause —, mais ressentie, et elle ne peut l’être que par une âme humaine. Un détail presque matériel prend ici une importance et joue un rôle de symbole : je veux dire cette longue et persistante tenue des violons à l’aigu qui, au bout de la steppe, à perte de vue, trace la ligne ténue de l’horizon. Cette ligne, dans la nature, n’offre aucune réalité et se dérobe à qui voudrait l’atteindre. Elle n’est pas perçue mais imaginée par l’œil, ce compas de l’empire humain sur l’espace et les choses ; imaginée, c’est-à-dire créée et, en musique, cette création définit et fait le poème.

Les œuvres orchestrales de Rimsky-Korsakov qui relèvent de la musique à programme ne portent pas le titre de poème symphonique. Antar est une sorte de biographie ou d’épopée musicale, une « symphonie orientale » en quatre parties, dont chacune emprunte un épisode à la vie d’un chef légendaire : rencontre d’Antar et de la fée, les joies de la vengeance, les joies du pouvoir, les joies de l’amour. Dans chacun de ces morceaux revient un thème qui personnifie le héros. On pense au motif de la « bien-aimée », dans la Symphonie fantastique de Berlioz ou à la symphonie de Raff, Lénore. Mais l’unité, loi primordiale du « poème symphonique », fait ici défaut.

Cette unité de forme externe, la limitation à un seul morceau, se rencontre dans la délicieuse Shéhérazade. Mais c’est le sujet central qui y manque pour être un poème symphonique et autre chose que ce qu’elle est et veut être : une suite, une rapsodie, dont les fragments, tour à tour souples et véhéments, allant de la caresse au tourbillon, avec une grâce, une fantaisie, un caprice incomparables, n’ont d’autre intention que de captiver l’auditeur, comme Shéhérazade elle-même, nuit après nuit, charmait par ses récits les insomnies despotiques d’un sultan. On verra comment les « Ballets russes » de Serge de Diaghilev ont converti Shéhérazade en pantomime-ballet et l’action de cette métamorphose sur l’évolution récente du « poème symphonique ».

Dans Sadko, Rimsky procède directement de Balakirev et de Thamar[1]. Analogie de programme et de structure, sinon d’argument. Toutefois, si la mer y figure comme le fleuve de Thamar, elle n’y est qu’un décor passif, sans rôle symbolique. Le vaisseau d’un riche marchand, Sadko, étant arrêté au milieu d’une traversée, lui-même est précipité au sein des flots comme tribut au roi de l’Océan, pour permettre au navire de continuer sa route. Il se trouve au milieu d’un festin, offert par le Neptune slave, pour les noces de sa fille avec l’Océan. Sadko jouant de la lyre, le Roi et les siens se mettent à danser, danse de plus en plus animée, bientôt vertigineuse. L’Océan, gagné par ce tourbillon, engloutit le vaisseau. Sadko brisant les cordes de sa lyre, la danse cesse et la mer se calme. Tout se borne à peu près au tableau, d’ailleurs vif et pittoresque, de la danse.

La Nuit sur le mont Chauve de Moussorgsky n’était qu’une ébauche dont lui-même ne s’est jamais bien dépêtré, qu’il a esquissée pour le concert dès sa jeunesse, puis adaptée successivement à deux œuvres théâtrales, Mlada et la Foire de Voronèje et qu’après sa mort Rimsky-Korsakov a mise au point pour l’exécution. C’est une scène de sabbat, rude et trépidante, sans autre ressort poétique que cette âpreté et ce mouvement, mais qui offre cet intérêt historique d’annoncer le Sacre du printemps, d’Igor Stravinsky. Il n’y a rien non plus qui constitue un véritable « poème symphonique » dans les évolutions de la sorcière Baba Yaga, dessinées par Liadov.

Le Stenka Razine de Glazounov évoque un personnage historique pour le couronner d’une auréole légendaire, sans faire pourtant de son destin, réel ou transfiguré, un symbole, comme dans le Mazeppa de Hugo et de Liszt, un symbole, c’est-à-dire le sujet essentiel d’un véritable poème symphonique. Toutefois, les flots de la Volga, pour engloutir une captive, y jouent à peu près le même rôle que le Terek de Thamar : l’écho nous en est ici apporté par le célèbre chant des « bateliers de la Volga », qui donne au récit ou au tableau musical, une valeur de légende populaire.

Seul parmi ses compatriotes, le mélancolique, méditatif et inquiet Tchaïkovsky — pénétré d’ailleurs de germanisme musical — s’est interrogé sur le poème symphonique. Dans une lettre à Mme von Meck, il pose la question en des termes à peu près identiques à ceux de Liszt dans sa lettre à Lenz[2] : « Qu’est-ce réellement que la musique à programme ? Pour nous deux, vous et moi, un simple jeu de sons est bien éloigné d’être de la musique. Tout genre de musique est, à notre point de vue, de la musique à programme… L’inspiration d’un symphoniste peut être de deux sortes, subjective et objective. Dans le premier cas, les sentiments personnels de joie ou de tristesse sont exprimés dans la musique… Là, le programme est non seulement inutile, mais impossible. Il en va autrement lorsque le musicien, à la lecture d’une œuvre poétique ou à la vue d’un beau paysage, est enflammé d’enthousiasme pour caractériser musicalement le sujet qui le remplit d’une telle extase. Dans ce cas, le programme est indispensable et il est regrettable que Beethoven n’ait pas prévu de programme pour les sonates dont vous me parlez. » La première sorte de lyrisme était la plus conforme à la nature de Tchaïkovsky. S’il a posé avec clarté ce problème du lyrisme « subjectif » ou « objectif », il l’a mieux résolu sous la première forme, par exemple dans sa quatrième et surtout dans sa sixième symphonie (la célèbre « Pathétique ») que sous la seconde. Dans le seul poème symphonique proprement dit qu’il ait donné, Françoise de Rimini, l’élément de tendresse est charmant, mais le contraste entre l’amour des deux héros et les forces infernales dont cet amour triomphe n’a pas beaucoup de relief, Tchaïkovsky étant mieux fait pour chanter la douceur que pour peindre l’horreur.

Après lui, le Poème de l’extase de Scriabine, dont le titre seul est celui d’un programme pour un poème symphonique, ne donne à cette extase qu’une expression vague, hachée de tumultes énigmatiques.


  1. L’œuvre est d’ailleurs dédiée à Balakirev.
  2. Qu’il n’a sans doute pas connue (voir plus haut, p. 14).