Le Président Wilson, historien du peuple américain - La formation de la nationalité américaine

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Le président Wilson, historien du peuple américain – La formation de la nationalité américaine
Emile Boutroux

Revue des Deux Mondes tome 48, 1918


LE PRÉSIDENT WILSON
HISTORIEN DU PEUPLE AMÉRICAIN


LA FORMATION DE LA NATIONALITÉ AMÉRICAINE


Let us in all matters of general concern act as a nation which has a national character to support. (Washington, cite par Woodrow Wilson, A History of the American People, vol. III, p. 56.)


S’il est en ce monde, deux peuples qui, par instinct, se sentent attirés l’un vers l’autre, c’est le peuple américain et le peuple français. L’éminent ambassadeur des États-Unis à Paris, M. William Sharp, a dit que la France, dans cette guerre, avait joué, à l’égard des nations, le rôle d’un aimant. Réciproquement, les États-Unis, terre de liberté et d’égalité, apparaissent comme la réalisation de son propre rêve à une nation telle que la France, dont toute l’histoire n’est qu’un constant effort pour abolir les privilèges de la féodalité. Depuis qu’existent les États-Unis, les compatriotes de Washington et les compatriotes de La Fayette, se rencontrant en dehors de leurs pays respectifs, s’abordent en amis. Précieuse parenté, que l’intérêt ou la volonté ne sauraient suppléer !

Gardons-nous de croire, toutefois, que cette affinité naturelle suffise à créer, pour l’avenir, l’étroite union et coopération franco-américaine que réclament les destinées de nos deux pays. Pour travailler fructueusement ensemble, il ne-suffit pas de sympathiser, il faut se connaître, se comprendre, savoir se compléter harmonieusement l’un l’autre. L’action efficace ne suppose pas seulement la connaissance des choses, elle réclame la connaissance des âmes.

Combien dès lors ne devons-nous pas applaudir à la publication de la traduction française, si soignée, si élégante, que nous donne M. Désiré Roustan du grand ouvrage du président Wilson : A History of the American People[1].

Cet ouvrage en cinq volumes in-8o, publié en 1902, est excellemment propre à nous faire pénétrer dans l’âme américaine, du point de vue américain lui-même. Ajoutons à cela qu’il nous instruit naturellement aussi des idées et des vues de celui que l’histoire, rapprochant son nom de ceux de Washington et Lincoln, appellera vraisemblablement le troisième fondateur de la nationalité américaine. Lors donc que, de concert avec les glorieux soldats,


Qui pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître,


les armées européennes auront rendu le monde à lui-même, il nous importera encore de méditer ce livre, l’un des témoignages les plus autorisés qui existent, touchant les tendances, les mobiles d’action, les destinées, nationales et internationales, de la puissante république.


L’esprit dans lequel M. Woodrow Wilson entend l’étude de l’histoire est intéressant à observer. On se représente parfois les Américains comme méprisant purement et simplement le passé. The past is for slaves, « le passé est pour les esclaves, » écrit Emerson.


Let the dead past bury its dead,
Act, act in the living present :


« Laissez le passé mort enterrer ses morts ; agissez, agissez, dans le présent vivant, » dit Longfellow. Qu’est-ce que vivre, entendons-nous répéter à nombre d’Américains, sinon se dégager de l’étreinte du passé, et, librement, s’élancer vers l’avenir ?

Tel n’est pas, si l’on prend ces formules à la lettre, le point de vue du président Wilson. C’est ainsi qu’il se défie d’une culture intellectuelle qui serait bornée aux sciences proprement dites, parce que ces études nous inclinent à dédaigner ce qui est ancien et à nous engouer de tout ce qui est nouveau. Dans l’ordre moral, notamment, c’est une erreur de traiter le passé de vieillerie périmée. Le passé de l’homme ne peut ni ne doit disparaître. Le cœur humain ne change pas comme le corps et comme la forme extérieure de la vie humaine. Les grands interprètes de la conscience et de l’esprit sont nos maîtres, comme ils furent ceux de leurs contemporains. Le patrimoine de vérité et de justice que se transmettent les générations, en s’efforçant de l’accroître, est une richesse d’une valeur éternelle.

M. Wilson, d’ailleurs, en bon Américain, demeure, avant tout, soucieux d’utilité pratique et de résultats. Il ne cherche pas, dans un vain effort pour ressusciter ce qui n’est plus, une jouissance de dilettante. Il ne disserte pas, en métaphysicien, sur les lois immanentes de l’évolution historique, dans leur rapport à l’absolu : il étudie l’histoire, d’abord, pour lui-même, parce qu’il voit en elle un flambeau dont la politique ne peut se passer. Puis, il communique à ses compatriotes les résultats de ses recherches, parce qu’il compte, par ce moyen, les aider à voir clair dans les questions présentes, et à prendre les décisions les plus pratiques. « Regardons souvent en arrière, dit-il, et nous nous apercevrons que nous avons la vue meilleure pour regarder en avant. »

L’histoire comme guide de la vie : pourquoi dédaignerions, nous cette conception classique ? Exclurait-elle l’impartialité, l’objectivité, le point de vue scientifique ? Elle le suppose, au contraire, si nous voulons éviter les châtiments qu’inflige la réalité à ceux qui la méprisent. Le président Wilson est a matter of fact person : il part des faits, il ne les construit pas. Voilà pourquoi il sent le besoin d’étudier l’histoire, et c’est pour inciter les autres à faire de même qu’il communique au public le fruit de ses recherches.

M. Wilson étudie l’histoire du peuple américain. L’objet suprême de ses efforts, en effet, c’est de penser, de vivre et d’agir en Américain, Comme c’est, avant tout, une direction pour sa propre conduite qu’il cherche dans ses études, c’est l’histoire de son propre pays qu’il lui importe d’approfondir. Il se demande quelle notion du génie américain se dégage des phases par lesquelles a passé la nation, des luîtes qu’elle a soutenues, des décisions qu’elle a prises dans les moments critiques qu’elle a traversés.

Ce problème reçoit communément certaines solutions qui séduisent par leur clarté, mais qui ne résistent pas à un examen attentif des conditions historiques du développement des États-Unis.

Tels professent, par exemple, que les États-Unis se présentent à nous comme une matière première radicalement multiple et diverse, que disciplina une forme douée d’une puissance morale incomparable : l’esprit puritain. Considérez, dit Carlyle, ces pauvres gens qui, en 1620, s’embarquèrent sur le Mayflower. Ils n’étaient rien, mais ils portaient en eux une idée ; et voici qu’à un corps sans cohésion ils infusèrent une âme. L’œuvre de ces hommes, plus faibles que des enfants, est devenue grande et puissante, parce que l’idée qu’ils apportaient était une chose vraie.

L’Amérique, créée, dirigée dans son développement, orientée dans ses destinées, gouvernée, aujourd’hui encore, par le puritanisme : n’est-ce pas là une thèse brillante, saisissante, particulièrement séduisante pour les esprits élevés qui aiment à voir la forme discipliner la matière ?

Mais l’histoire, qui, certes, reconnaît et exalte le rôle merveilleux du puritanisme dans la formation de l’Amérique, ne saurait, selon M. Wilson, se contenter de ce facteur pour en expliquer le développement. La thèse de Carlyle suppose que le principe d’unification fut unique, et que les éléments sont demeurés sans influence sur le principe. Or, en fait, l’Union américaine, avec ses États de l’Est, du Sud, de l’Ouest, du Nord et de l’Extrême-Ouest, n’est certainement pas une simple extension de la Nouvelle-Angleterre. L’esprit puritain est un facteur essentiel de la vie américaine, ce n’est pas le seul. Une réaction s’est produite, de la matière sur la forme. Les populations immigrées, venues de points de plus en plus divers, et menant des existences extrêmement différentes, ont exercé une influence sur l’esprit américain, et ont déterminé en lui une évolution. Cet esprit n’est pas une simple survivance de l’esprit des pèlerins qui partirent de Delft en 1620 : c’est l’œuvre vivante et complexe des Américains.

Certaines personnes, partant de cette remarque même, soutiennent une thèse opposée à celle de Carlyle, et voient, dans la diversité irréductible des éléments, la caractéristique de l’Union américaine. La forme, dans ce second système, non seulement ne domine pas la matière, mais se réduit à une unité d’assemblage sans réalité propre.

Cette conception des États-Unis, comme simple collection d’unités entièrement distinctes et se suffisant à elles-mêmes, se présente, d’ailleurs, sous différents aspects. Généralement, ce sont les États dont se compose l’Union que l’on considère ainsi comme pouvant et devant vivre chacun pour soi. Mais, la thèse de la multiplicité est également soutenue dans un autre sens. Récemment nous vîmes mettre en avant, sous le nom de Hyphenatism (trait-d’unionisme), une doctrine d’après laquelle le propre de l’Américanisme serait de laisser à chacun sa nationalité originelle : écossaise, irlandaise, allemande, hollandaise, italienne, etc. en y superposant simplement une nationalité commune, dite américaine.

Contre cette théorie du pluralisme radical, l’histoire, selon M. Wilson, s’élève, de même, impérieusement. Le simple confédérationnisme, déjà dépassé à la fin du XVIIIe siècle, a été définitivement anéanti lors de la guerre de Sécession. L’Amérique est bien une unité, non seulement extérieure, mais interne. Il existe une influence, une assimilation, une vie américaine. On constate, entre les citoyens des États-Unis, une certaine communauté, non seulement de conditions d’existence, mais de nature. L’Américain n’est pas citoyen du Massachusetts, du Texas ou de Californie, d’abord, Américain ensuite ; ou encore Anglais, Polonais, Allemand de nature, et, de par les institutions, Américain. Il est, purement et simplement, Américain, ne séparant pas, dans sa conscience, sa vie locale, très réelle, de sa vie nationale, immanente à sa vie locale.

Une troisième définition sommaire de l’Américanisme était en vogue dans ces derniers temps. Frappés de la rapidité avec laquelle les immigrants si divers de l’Amérique perdaient, en fait, pour la plupart, leurs caractères originels, leur langue, leurs goûts, leurs allures et leurs traits même, pour contracter ceux de leurs nouveaux concitoyens, beaucoup d’Américains estimaient que l’Amérique était essentiellement un creuset (a metting-pot), où se dissolvent et se changent en une masse uniforme tous les éléments, si divers soient-ils, que l’on y introduit. De là, disait-on, le type américain, type unique, où s’acheminent, plus ou moins vite, tous les nouveaux venus. Ce type n’est autre chose que la résultante mécanique de tous les apports que reçoivent les États-Unis.

Contre cette théorie, l’histoire, également, proteste. Que serait une telle résultante ? Un je ne sais quoi de vague, d’indécis, de médiocre, d’ondoyant et d’impersonnel, qui ne mériterait pas le nom de type national. Ce serait l’analogue de ce qu’on appelle une photographie composite. Certains Américains ont signalé ce qu’une telle évolution aurait de vicieux et de funeste ; et ils ont énergiquement condamné un changement substituant, à la richesse et à la variété primitives, ce qu’ils appellent a social vagueness : une forme de société vague, banale et sans couleur. L’Amérique, ainsi conçue, ne serait plus que le noyau d’un cosmopolitisme médiocre, où toutes les différences qui, par le monde, distinguent actuellement les hommes et font l’intérêt de la vie seraient destinées à disparaître.

Théorie non moins exclusive et abstraite que les précédentes. L’histoire nous montre, et la vitalité des différences en Amérique, et l’originalité croissante de la pensée commune. Le caractère américain d’aujourd’hui est bien un caractère défini et national, comme le caractère anglais et le caractère français.

En somme, les théories qui construisent la relation de l’un et du multiple en Amérique d’après tel ou tel principe posé d’avance, échouent, si on les confronte avec les faits. L’histoire est moins simple que la logique. L’histoire américaine, telle qu’elle se déroule dans le livre de Woodrow Wilson, nous montre le principe de multiplicité et le principe d’unité non moins réels, persistants et féconds l’un que l’autre. Elle nous fait voir ces deux principes exerçant l’un sur l’autre une action réciproque. L’idée unifiante évolue sous l’influence des éléments ; et les éléments se modifient sous l’action de l’idée centrale. Comment se fait ce remarquable travail ? quelles phases présente-t-il ? à quel résultat a-t-il abouti ? quelles perspectives ouvre-t-il sur l’avenir ? c’est ce que l’histoire seule peut nous apprendre ; c’est ce qu’il nous est infiniment instructif d’étudier sous la conduite du président Wilson


L’évolution américaine se présente comme une suite de périodes qui, par leur contenu essentiel, se distinguent nettement les unes des autres, La première part des origines, et peut être considérée comme se prolongeant jusqu’en 1829, date de la première présidence du démocrate Andrew Jackson. Elle comprend deux phases : 1° des origines à la conquête de l’indépendance ; 2° de la conquête de l’indépendance à la constitution des États-Unis comme nation.

Le Président Wilson donne de l’Amérique une définition très remarquable. L’Amérique, dit-il, c’est la marche vers l’Ouest. De toute antiquité les hommes avaient cherché dans l’Est, chez des peuples riches d’une civilisation antique, des objets, des lumières et des directions pour le déploiement de leur activité, Christophe Colomb, en se tournant vers l’Ouest, parce que l’invasion turque avait fermé les portes de l’Orient, lança l’humanité vers l’inconnu. Il croyait, il est vrai, retrouver les Indes, mais il se trompait. Il trouva des pays vierges et des populations primitives. Il trouva la nature. L’attraction du mystère et de l’aventure, l’idée qu’en poussant toujours plus avant dans la direction occidentale on sera en position de se faire une vie toujours plus libre, large et heureuse : voilà l’Amérique. C’est l’homme, demandant de nouvelles ressources pour son existence, de nouvelles inspirations pour son esprit, non plus aux hommes, mais à la nature. C’est une nouvelle naissance, un nouveau point de départ, l’aurore d’une ère nouvelle pour l’humanité.

Cette vertu de l’Amérique ne se révéla que peu à peu.

Parmi les Européens qui vinrent explorer le Nouveau Monde, les seuls qui créèrent des établissements solides et qui progressèrent avec continuité furent les Anglais fixés le long de l’Atlantique. L’objet visé par ces hommes avait été, tout d’abord, de trouver, dans le Nouveau-Monde, la pleine liberté de pratiquer leur religion selon leur conscience. Ils ne se proposaient pas de créer un état de choses nouveau, mais de demeurer intégralement eux-mêmes.

Si, toutefois, leur mobile était essentiellement religieux, il entraînait, en fait, des conséquences d’ordre politique. Non seulement l’émigration de ces puritains signifiait qu’ils entendaient se rendre indépendants du gouvernement anglais dans la matière qui, pour eux, primait toutes les autres ; mais leur doctrine religieuse elle-même les disposait à nier la légitimité, en ce monde, de tout pouvoir prétendant, à une souveraineté absolue. Calvin, leur maître, enseignait que « si les souverains viennent à commander quelque chose contre Dieu, il ne doit être de nulle estime, et ne faut avoir en soi aucun égard à toute la dignité des supérieurs. »

Une seconde influence rendait ces hommes instinctivement jaloux de leur liberté politique aussi bien que de leur liberté religieuse. Ils étaient Anglais, et les principes de la Grande, Charte n’étaient point oubliés en Angleterre. Or, l’acte de 1215 déclarait que « nul homme libre ne peut être saisi… que par un jugement légal de ses pairs ou en vertu de la loi du pays. » L’esprit de fierté et de liberté que symbolisait la Grande Charte se retrouve, très vivant, dans le gentilhomme anglais Washington.

Ce n’est pas tout. Au XVIIIe siècle se développèrent en Europe, et particulièrement en France, des doctrines de liberté, fondées, non plus seulement sur des textes sacrés ou sur la tradition, mais sur la dignité innée et essentielle de l’homme ; et ces doctrines ne laissèrent pas indifférents les esprits éclairés de la Nouvelle-Angleterre.

Ces hommes étaient des puritains. Mais Calvin, dont ils gardaient les enseignements, n’avait pas été seulement un théologien. Versé, tout d’abord, dans la connaissance de la philosophie stoïcienne, il en avait retenu plusieurs principes essentiels, et son interprétation de l’Evangile est tout imprégnée des doctrines du Portique. C’est ainsi, par exemple, qu’au début de son Institution Chrétienne, il écrit : « Nous mettons hors de doute qu’il y a, dans l’esprit humain, une inclination naturelle, quelque sentiment de divinité. » Les expressions mêmes dont se sert ici Calvin sont celles des stoïciens grecs et romains. Et l’on sait que c’est précisément dans cette théorie stoïcienne du sentiment religieux inné en l’homme que le grand promoteur du principe des droits naturels, Grotius, puisa son inspiration. L’esprit d’émancipation de Calvin et la philosophie française du XVIIIe siècle ont ainsi, dans l’humanisme, dans le legs de l’antiquité classique, des racines communes.

Rien d’étonnant, dès lors, si les idées françaises du XVIIIe siècle trouvèrent accès auprès de ces hommes, enfermés, en apparence, dans une étroite doctrine théologique. On sait que ces idées furent particulièrement chères à l’un des plus grands représentants de la pensée américaine pendant la période de l’affranchissement, Benjamin Franklin, qui avait appris le français par lui-même, et qui, lorsqu’il vint en France, s’y trouva naturellement chez lui.

Cette influence de la pensée française eut pour conséquence de disposer les Américains, dès cette époque, à concevoir la liberté, non seulement comme un ensemble de droits que confèrent la tradition ou les Écritures, mais comme l’attribut naturel et inaliénable de tout homme en tant qu’homme ; par conséquent, comme le bien qui, selon la raison et la justice, doit être également assuré à tous les hommes, sur toute la surface de la terre. Tandis qu’émues par le traité de 1763 et par ses suites, elles revendiquaient leur indépendance, les colonies qui devaient devenir les États-Unis avaient déjà le sentiment de servir la cause de l’humanité.

Les termes mêmes de la Déclaration de 1776 en font foi. Ce n’est pas à un point de vue simplement confessionnel ou politique que les treize colonies proclament la nécessité où elles se trouvent de se détacher de la Métropole. Elles invoquent « les lois de la nature et du Dieu de la Nature. » Elles posent en principe que « le Créateur a doté les hommes de certains droits inaliénables. » Et c’est parce que tout gouvernement légitime a pour unique fonction de garantir ces droits naturels, que les gouvernants ne peuvent dériver leurs justes pouvoirs que du consentement des gouvernés.

L’une des preuves les plus touchantes de la communion d’idées qui régnait entre les Américains de la Nouvelle-Angleterre et la France libérale est l’accueil que reçut le marquis de La Fayette en 1777, origine et gage d’un culte qui devait demeurer inaltérable, et qui honore également la France et les États-Unis. Le sentiment qui animait La Fayette est exprimé, avec une simplicité émouvante dans une lettre qu’il écrivait pour sa femme à bord de la Victoire, tandis qu’il voguait vers l’Amérique : « Défenseur de cette liberté que j’idolâtre, je n’y porte que ma franchise et ma bonne volonté, nulle ambition, nul intérêt particulier… Le bonheur de l’Amérique est intimement lié au bonheur de toute l’humanité ; elle va devenir le respectable et sûr asile de la Liberté. »

C’est, à coup sûr, cette idée généreuse de la solidarité et de la fraternité humaines, non moins que le service rendu aux treize colonies, que les Américains, dès l’arrivée de La Fayette sur leur sol, ont saluée et chérie dans le paladin français.

Et c’est parce que, dès la guerre de l’Indépendance, l’Amérique a eu conscience de soutenir, non seulement des droits historiques, mais les droits naturels de l’homme, qu’elle peut dire, aujourd’hui même, par la bouche de son grand Président, qu’en combattant pour la liberté du monde, elle combat pour le principe qui lui a donné naissance.


L’histoire ultérieure des États-Unis a confirmé qu’ils étaient nés en 1776. Mais, en fait, seule la condition négative de leur existence, la déclaration d’indépendance, avait été posée à cette époque. La multiplicité initiale, la tendance des membres à être et demeurer, chacun, un corps indépendant, subsistait, à peine modifiée. Le danger passé, les membres confédérés se dressèrent contre l’unité, à laquelle ils ne s’étaient soumis qu’en vue de la guerre contre l’oppresseur commun. Les États, en tant qu’États, prétendirent à une souveraineté sans entraves. Le multiple aspirait à se maintenir comme multiple pur et simple.

Pour quelles raisons, dans quel esprit, de quelle manière les colonies se constituèrent-elles en nation, c’est ce que recherche et expose très diligemment M. Wilson.

La guerre finie, les États émirent chacun des prétentions et se livrèrent à des entreprises telles, que la sécurité et la paix intérieure des populations affranchies étaient chaque jour compromises.

De plus, à la faveur de ces discordes et de ces rivalités mêmes, la Grande-Bretagne conçut l’espoir de rétablir en Amérique l’état de choses antérieur à la révolution.

Des esprits clairvoyants, un Washington, un Hamilton, démontrèrent aux Américains que le seul remède à ces maux était la création d’institutions organisant l’unité. Et la Déclaration de 1776, qui n’apportait que la condition négative de l’union, fut complétée par la Constitution de 1787, destinée à en réaliser la condition positive… Elle débute par ces mots : « Nous, peuple des États-Unis, afin de former une union plus parfaite… »

Tout en maintenant l’autonomie des Etats, la Constitution établit un pouvoir exécutif fédéral, émanant, non des chambres fédérales, mais de la nation elle-même, et doué de pouvoirs étendus. Le vote de cette Constitution fut quelque chose comme une volonté supérieure qui, au lieu de résumer simplement les volontés particulières, s’en affranchit, et s’impose à elles. C’est ainsi que, dans une conscience individuelle soumise à la loi du devoir, le souci du bien général domine et refoule les désirs égoïstes de l’individu.

En réalité, cependant, si cette union était acceptée des Etats, c’était surtout en vue de la sécurité et de la paix. Dans ces conditions, était-elle définitivement scellée ? L’événement montra qu’elle ne l’était pas.

Le grand Washington dit un jour : « Sommes-nous un peuple, oui ou non ? Si nous sommes un peuple uni, agissons, en toute affaire d’intérêt général, comme une nation, qui a un caractère national à soutenir. » Dans cette pensée, lorsqu’il dut, comme président, en 1789, se choisir des ministres, il prit, à la fois, Alexander Hamilton, qui professait que le pouvoir doit être entre les mains d’un petit nombre, et Thomas Jefferson, qui abhorrait tout privilège de classes : il ne considéra que le commun dévouement de ces deux hommes au bien public.

Mais l’heure n’était pas venue où le point de vue de Washington serait celui de l’ensemble des citoyens. Hamilton, et Jefferson représentaient deux manières contraires d’interpréter la Constitution : Jefferson ne voulant accorder au gouvernement fédéral d’autres pouvoirs que ceux qui étaient strictement nécessaires à son fonctionnement constitutionnel ; Hamilton, au contraire, souhaitant, pour le président, une autorité illimitée sur le peuple et sur les Etats. Le « caractère national » conçu par Washington n’était pas alors suffisamment développé pour diriger les esprits. La raison, tirée surtout des conditions de sécurité, qui avait déterminé le vote de la Constitution, était un principe externe de détermination : elle ne suffit pas à défendre, contre les retours offensifs des Etats, l’unité qui devait faire d’eux une nation. Le fait capital de l’histoire des Etats-Unis, pendant trois quarts de siècle, fut le conflit de la tendance de Hamilton avec celle de Jefferson, ou, selon des expressions reçues, des républicains avec les démocrates. Durant ce long temps, le multiple et l’un subsistèrent en face l’un de l’autre, se rapprochant ou se combattant, sans réussir à se pénétrer. Voici un exemple remarquable de cette persistance de l’esprit particulariste.

En 1803, Bonaparte, pour soustraire la Louisiane aux ambitions anglaises, offrit de la céder aux États-Unis. Jefferson, président, acceptait. Mais plusieurs États protestèrent. Ils redoutaient, disaient-ils, le pouvoir d’un groupe d’États. La législature du Massachusetts déclara que l’addition de la Louisiane à l’Union créait une Confédération nouvelle, dans laquelle les signataires de la Constitution n’étaient pas tenus d’entrer. Elle proposa la proclamation d’une république séparée, où entreraient uniquement des fédéralistes purs. Désavoués par Hamilton, ces séparatistes échouèrent.

Ainsi, ni l’un ni l’autre principe ne parvenait à réduire l’autre, et les deux principes ne pouvaient se fondre en un. La belle formule de Webster : « Liberté et union, maintenant et à jamais ! » exprimait surtout un idéal : idéal très bien conçu, mais d’une réalisation laborieuse. En fait, les deux principes demeuraient hostiles l’un à l’autre. On n’avait pas suffisamment cultivé et développé cet agent interne d’union, cette âme commune, qu’avait conçue Washington, et qui, selon les enseignements de Platon, peut seule engendrer une harmonie véritable, dans laquelle des principes qui apparaissent comme contraires, sans se diminuer réciproquement, se solidarisent, se pénètrent et s’unifient.


Il n’est pas d’organisation politique qui puisse, à elle seule, maintenir ensemble des hommes par trop dissemblables les uns des autres. Rapidement les États-Unis s’agrandissaient, au Sud, à l’Ouest, au Nord, dans des proportions extraordinaires. Les colons venaient des pays les plus divers. Bien que la Constitution eût été calculée de manière à permettre aux États de maintenir leurs droits propres en face de ceux de l’Union, les intérêts de différents États, notamment de ceux du Nord et de ceux du Sud, devinrent tellement divergents qu’aucune conciliation ne demeura possible.

De plus, une préoccupation morale se manifesta, qui était incompatible avec l’idée d’une communauté réduite à la protection de l’indépendance de chacun des membres. L’esclavage, partie intégrante de la vie des uns, était condamné par les autres, comme incompatible avec la dignité humaine.

Or, si les États du Sud étaient décidés à se séparer, c’était simplement afin de pouvoir continuer à vivre selon leurs coutumes. Mais les États du Nord, avec le président Lincoln, posaient, d’une part, le principe de l’Union comme « antérieur à la Constitution et aux États mêmes, » d’autre part, professaient que, plutôt que de maintenir une institution telle que l’esclavage, il valait mieux, s’il était nécessaire, sortir de la légalité constitutionnelle. L’opposition des deux points de vue était absolue : la guerre de Sécession s’ensuivit.

Le Nord vainquit, le principe d’unité triompha. Or, l’unité de 1865 n’était plus une simple unité abstraite et inerte, rapprochant les parties sans les pénétrer : c’était une unité concrète, exprimant certains principes positifs, moraux et sociaux, qui devaient régir également la conduite de tous les membres de l’Union. C’était, d’abord, selon l’immortelle formule du président Lincoln, l’obligation de maintenir, à tout jamais, dans son intégrité, une nation qui devait représenter dans le monde cette chose, grande entre toutes : « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. » Puis, c’était, selon l’article XIV ajouté en 1868 à la Constitution, la vie, la liberté, la propriété, et l’égale protection des lois, garanties à tous les citoyens, c’est-à-dire l’abolition, dans tous les États indistinctement, de toute institution contraire à la dignité humaine.

La rapidité, la force, la solidité, avec lesquelles se reconstitua, dès le lendemain de la guerre, l’unité américaine, ont fait l’admiration du monde. Il est vrai que la lutte avait été humaine, et que ni l’un ni l’autre des deux combattants ne s’était comporté de manière à rendre la réconciliation impossible. Mais il y avait, en outre, à ce resserrement de l’unité, des causes profondes.

Dans l’immense République, les États n’étaient plus extérieurs et impénétrables les uns aux autres, comme le sont les grandeurs matérielles et spatiales : une vie commune et des idées plus largement humaines s’y étaient développées.

L’élan vers le nouveau, vers le risque et l’aventure, qui caractérisait la plupart des immigrants, les rendait très prompts à épouser les inventions et les idées nouvelles. Ce pays, essentiellement agricole, mais qui possédait d’immenses richesses minérales, devint vile puissamment industriel. L’industrie fut appliquée à l’agriculture, et la transforma : elle établit, entre les divers États, des, solidarités nouvelles. Il se créa des intérêts, des genres de vie, des manières de penser, non plus particuliers à tel ou tel Liai, mais précisément américains.

Certaines influences, qui longtemps s’étaient peu propagées, auxquelles les populations enserrées entre les monts Alléghanys et la mer, notamment, avaient laissé peu d’accès, agirent bientôt sur des esprits plus ouverts, communiquant davantage centre eux.

C’est ainsi que l’idée démocratique proprement dite, l’association étroite de la liberté et de l’égalité, plus répandue dans l’Ouest et dans le Sud, s’étendit à toutes les régions de l’Union.

Il en est de même de certains germes que les Français, jadis, avaient jetés dans l’air, et qu’ils n’avaient pu cultiver. Les Français, dès le XVIIe siècle, avaient rêvé de faire, de la vallée du Mississipi, le cœur d’un grand et unique empire. Plus tard, quand Bonaparte avait cédé la Louisiane aux États-Unis, il avait eu la pensée de contribuer ainsi à la transformation de la Confédération eu un puissant État, un et homogène, contribuant, comme les grands États d’Europe, à l’équilibre du monde. Ces idées françaises devinrent des idées américaines.

Ce n’est pas seulement dans l’ordre politique que les relations plus étroites des citoyens entre eux généralisèrent des tendances fécondes. Ces Français qui étaient venus en Amérique aux XVIe et XVIIe siècles n’entendaient pas seulement jeter les bases d’un empire. Ils vouaient, selon les expressions d’un historien du XVIIe siècle, « dilater les bornes de la pitié, de la justice, de la civilité, en un mot de la lumière françaises. » Ils apportaient une notion de la société humaine tout autre que la conception purement politique ou économique : cette notion classique, d’après laquelle toute union est sans beauté et sans force véritables, qui ne se fonde pas sur un principe interne, sur une communauté de penchants et d’idées, sur l’attachement commun à des fins élevées, sur l’estime mutuelle, sur l’amitié. L’influence morale des petits groupes de colons français ne s’était pas éteinte avec les rêves des politiques. Les choses spirituelles ont leur vie propre, et gagnent les âmes par une secrète influence.

Quoi qu’il en soit des causes qui ont transformé l’Amérique, le vœu de Washington, après 1865, se réalisa. Les Etats-Unis ne sont plus, maintenant, un assemblage, une confédération, ni même une simple union d’Etats. Ils sont une nation, c’est-à-dire qu’ils possèdent un caractère national déterminé, qui leur confère une unité concrète et intrinsèque.

Une certaine forme de la vie humaine s’y développe alors d’une façon remarquable, excitant l’étonnement et l’admiration du monde. Ces hommes qui, tout d’abord, n’étaient venus dans le Nouveau Monde que pour y chercher les conditions d’une vie plus libre et plus facile, ne se contentèrent pas de réaliser leur dessein : ils se mirent à travailler, à transformer, à produire toujours davantage, abattant en quelques années d’immenses forêts vierges, maintes fois séculaires, cultivant des plaines sans fin, exploitant à outrance des mines énormes, forçant les éléments à se faire chaque jour plus soumis, créant pour créer, se refusant tout loisir, se donnant pour but de se dépasser indéfiniment…

Quel est le mobile de cette activité titanesque ?

L’état d’âme de ces travailleurs paraît avoir été déterminé par deux causes principales. L’Amérique, nous dit le président Wilson, c’est l’Ouest, c’est la recherche d’autre chose, dans des pays neufs. Ceux qui se lancent ainsi dans l’inconnu sont, avant tout, des hommes d’énergie et d’audace, prêts à peiner, à lutter, et à persévérer obstinément dans leur effort.

Or, il se trouva que le pays où leur amour de l’aventure les avait conduits était d’une richesse prodigieuse. Il offrait, selon un mot usuel en Amérique, des possibilités infinies. Le philosophe Spinoza enseigne, comme une loi fondamentale de la nature, que la possibilité crée le désir. Cette loi parait avoir régi l’activité américaine. Une possibilité infinie d’action, offerte à ces hommes naturellement avides d’entreprises, a engendré chez eux un désir infini d’action. Tout ce qui impose à l’action une borne, un arrêt, des entraves, leur est apparu comme un obstacle absurde, insupportable, qui doit être détruit, à moins qu’il ne puisse être tourné en instrument. Le passé prétend se survivre, il laisse derrière lui des traditions, des habitudes, des méthodes qui pèsent sur nos déterminations : l’Américain fera donc table rase du passé. « La gloire, du présent, dit Henry van Dyke, c’est de libérer le futur. »

the glory of the present is to make the future free.


L’œuvre même que crée le travail risque de fasciner et d’entraver l’activité… Dans sa victoire sur la nature, l’homme est disposé à se complaire, et, après l’effort heureux, son être aspire au repos. L’Américain ne se laissera pas plus séduire par le succès que rebuter par l’échec. Le travail d’hier n’est, à ses yeux, que le prélude du travail de demain.


Not enjoyment and not sorrow
Is our destined end or way
But to act, that each to-morrow
Find us further than to-day :


« Notre fin, notre voie n’est ni de jouir ni de nous affliger ; c’est d’agir, afin que, sans trêve, demain nous trouve plus avancés qu’aujourd’hui. »

La nature elle-même ne saurait mettre une borne à ce besoin de produire, qui ne consent à s’adapter que pour maîtriser. La nature tout entière, avec ses lois rigides et ses créations grandioses, n’est, pour l’Américain, qu’un champ de possibilités, qu’il s’agit d’exploiter.

La production, telle que l’entend l’Américain, est comparable à un sport. Elle a sa fin en elle-même : le résultat matériel ne compte pas. Ce n’est pas, dit Pascal, le gibier que cherche le chasseur, c’est la chasse. Dans la production l’Américain prend conscience de sa puissance, de son intelligence, de son activité, de son empire sur les choses, de sa royauté.

Tel est l’homme qu’a fait l’Ouest, substitué à l’Orient comme terre promise de l’humanité.

Or, un jour, il arriva que la conquête de l’Ouest fut achevée. Le 22 avril 1889, à midi, une troupe de 50 000 pionniers, qui avaient campé, la nuit, aux frontières de l’Oklahoma, tout d’un coup, sur un signal, au son du bugle, se précipita, en une chevauchée furieuse, dans ce pays, le seul qui fût encore inoccupé. Ce jour même, le territoire était peuplé.

C’était le rêve fini, le mystère évanoui, le but, toujours fuyant, désormais fixé, et atteint. Cet événement n’était-il qu’un épisode, ou devait-il marquer un moment décisif dans le développement de la nationalité américaine ?


Dans le même temps qu’ils achevaient la conquête de l’Ouest, dit le président Wilson, les États-Unis, sans préméditation, mus, en quelque sorte, par une logique inconsciente, cessèrent de s’absorber dans leur développement intérieur. C’était là, semblait-il, rompre, tout d’un coup, avec leurs traditions les plus chères et les plus essentielles, avec les instructions de Washington, qui leur avait recommandé de ne pas s’engager dans la politique étrangère, avec la doctrine de Monroe, qui instituait l’isolement de l’Amérique. Instinctivement la nation songea : l’ère de l’acquisition sans fin est close : une ère nouvelle commence, celle de l’emploi des ressources énormes que l’Amérique s’est créées. Cet emploi pouvait être conçu de différentes manières, et l’Amérique se trouvait placée, en quelque sorte, dans un carrefour d’Hercule.

On pouvait se donner comme fin, à l’extérieur, la puissance ; à l’intérieur, la jouissance et le luxe.

On pouvait, au contraire, poser en principe que tout ce qui est matière et force doit être réduit au rôle d’instrument, et employé à réaliser, le mieux possible, la seule fin qui soit digne de l’âme humaine : le règne, en ce monde, des choses idéales, vérité, justice, bonté. Dans ce second cas, le point essentiel de la politique intérieure était, pour l’Amérique, non l’enrichissement, mais l’éducation. Former des êtres capables de tendre à cette ressemblance avec le Créateur que la tradition nous représente comme la destinée de l’homme, devait être le premier usage que ferait cette jeune nation de l’immense provision de possibilités dont son activité l’avait dotée et devait continuer à la pourvoir.

Et le second objet à poursuivre était d’assumer dans le monde un rôle, non de conquérant, mais de champion de la justice, d’y représenter, non la force au service de l’ambition, mais le dévouement à l’idée, la défense des biens spirituels, l’amour vrai et pur de l’humanité.

Toutes ces idées, qui se faisaient jour dans les esprits, intéressaient, non tel ou tel État, non telle ou telle catégorie d’individus, mais la nation tout entière. Ainsi se développait ce caractère national, rêvé par Washington, et devenu, sous l’impulsion de Lincoln, une réalité. Dans quel sens, en cette crise nouvelle, allait-il s’orienter ?

Ce problème dépassait la sphère de la politique, mais réagissait sur elle.

L’Amérique n’est plus une simple collection d’Etats, elle est vraiment devenue une nation. Cette nation n’est pas simplement une union, elle enferme en elle une unité morale déterminée. Les éléments de la vie politique se trouvent modifiés par-là.

Jadis deux points de vue dominaient, qui ne laissaient guère place à un troisième. On préconisait, soit la suprématie de l’Union, c’est-à-dire du gouvernement central, soit la suprématie des Etats, pris en eux-mêmes et considérés comme des unités indépendantes. Parfois, il est vrai, on parlait, non seulement du Congrès ou des Etats, mais du peuple. L’un des exemples les plus remarquables de ce troisième point de vue nous est offert par Thomas Jefferson. « Il était démocrate, dit M. Wilson, homme du peuple, par conviction, foncièrement, et non sans quelque passion ; mais ce n’était pas un légiste. Il n’insistait pour une interprétation stricte de la Constitution que lorsqu’il pensait qu’une telle interprétation sauvegarderait les droits du commun des hommes, et tiendrait à distance les vieilles théories fédéralistes de gouvernement : il ne lui déplaisait pas que le pays possédât du pouvoir en tant que nation, mais il craignait de le voir tenu en servitude par un gouvernement autocratique. Il souhaitait un minimum de gouvernement imposé par la capitale fédérale. D’autre part, il souhaitait un maximum de progrès, un maximum d’accès au pouvoir et de facilités d’action pour le peuple comme corps, comme ensemble d’hommes libres, que ne gêne aucune immixtion indiscrète du gouvernement (III, 183). »

Des idées de ce genre avaient hanté le cerveau de tous les grands esprits de l’Union ; mais le peuple, en tant qu’unité morale, avait jadis trop peu de consistance pour qu’elles pussent se traduire par des méthodes pratiques de gouvernement.

Maintenant, au contraire, le peuple tel que l’avaient conçu Washington, Jefferson, Lincoln, le peuple américain, ayant son caractère, ses aspirations, sa vie américaine, existait véritablement. Il y avait donc lieu de se demander si l’article de la Constitution qui faisait nommer le président, non par le Congrès, non plus que par les États, mais par des électeurs directement choisis par la nation à cette fin précise, n’instituait pas implicitement, outre les deux pouvoirs définis qu’elle désignait, celui du gouvernement central et celui des États, un troisième pouvoir, moral plutôt que légal, dominant les deux autres : celui de la nation comme telle. Le président, étant donné la manière dont il était nommé et les pouvoirs dont il était investi, n’était-il pas le représentant constitutionnel de ce troisième et suprême pouvoir ?

Tels sont les problèmes qui, depuis un quart de siècle, se posent devant les États-Unis. Il semble bien qu’aujourd’hui l’Amérique soit en train de les résoudre. Comment ce phénomène s’est-il produit ?


A l’origine de chacun des deux grands mouvements qui ont, dans le passé, déterminé la marche du peuple américain, nous trouvons un homme, incarnation des tendances les plus hautes de la nation, et, en même temps, caractère puissant, volonté forte, capable de diriger cette nation vers ses destinées. Washington a mené les colonies à la conquête de l’indépendance et de l’union. Lincoln a scellé cette union en la faisant reposer, non seulement sur la loi, mais sur les mœurs ; non seulement sur les conditions d’existence, mais sur la réalité d’une âme commune. Pour guider l’Amérique au troisième moment critique de son histoire, un homme s’est rencontré qui semble devoir être mis par la postérité à côté de ces deux héros : le président Wilson.

Son caractère personnel était ferme et tranché. Il était foncièrement idéaliste, et non moins jalousement réalisateur. C’était un idéaliste positif. Il était, avant tout, désireux de ne penser ni en Américain de l’Est, ni en Américain du Sud, ou de l’Ouest, ou du Nord, mais en Américain. Son idéalisme, combinait ce que les diverses populations qui avaient formé les États-Unis avaient apporté de plus excellent : la notion du devoir et de la responsabilité des puritains, la démocratie généreuse et humaine de la vallée du Mississipi, l’esprit indépendant, égalitaire et conservateur du Sud, l’activité pratique de tous.

Il avait horreur des privilèges et les combattait sous toutes leurs formes. En conformité avec l’esprit de 89, il n’admettait pas qu’une portion quelconque du peuple s’érigeât en pouvoir rival de la nation. Il redoutait par-dessus tout la tyrannie de l’argent qui, lorsqu’il ne corrompt pas directement les hommes, prend prétexte de ses libéralités pour imposer au pays des volontés ou des desseins particuliers. Il considérait la formation d’une classe de magnats de la finance comme l’avènement d’une féodalité nouvelle et comme le symptôme d’une maladie sociale, susceptible de perdre la démocratie. Que deviendraient la liberté, l’égalité, les lois, les mœurs, si, à l’abri d’une légalité faussée, quelques individus ou groupes d’individus réussissaient à concentrer entre leurs mains des fortunes telles qu’ils fussent en état de tout acheter, de tout s’approprier, de tout maîtriser ?

Contre ces dangers, le président Wilson voyait deux moyens d’action : le premier était l’union étroite du Président avec la nation dont il émane, c’est-à-dire l’effort pour réaliser une démocratie, non seulement formelle, mais réelle, assurant, effectivement et également, à tous, les citoyens, l’exercice de leurs droits légitimes ; le second était un moyen moral, à savoir le large développement d’un système d’éducation qui ne vise pas, en principe, à faire des ouvriers bons pour telle ou telle besogne, mais à créer des hommes capables de penser, exercés aux choses de la pensée, mettant dans ces choses leur intérêt et leur ambition. Pour cultiver ainsi les esprits, il ne suffit pas de leur faire apprendre telle ou telle science : il faut aussi les former aux lettres et à l’histoire, à ces études, dites humanités, qui développent dans les esprits l’intelligence des vérités morales, des grandeurs idéales, et qui les mettent en possession de l’expérience acquise par l’humanité, touchant la conduite de la vie chez les individus et dans les nations.

Telles étaient les vues que le président Wilson, de longue date, s’appliquait à faire prévaloir. Soudain éclata un événement qui mettait l’Amérique en demeure d’opter entre les deux voies qui s’ouvraient devant elle. Le président Wilson, impartialement, tranquillement, observa, étudia, médita ; et bientôt il se convainquit de l’impossibilité, pour son pays, de demeurer neutre dans l’effroyable conflit qui désolait l’Europe.

Ayant acquis la certitude que cette guerre était, bien réellement, la lutte du droit contre la force, de la liberté contre la tyrannie, de l’esprit contre la matière, il estima qu’à s’en désintéresser l’Amérique se livrerait décidément au matérialisme qui, chez elle-même, la menaçait ; tandis qu’en embrassant la cause de la liberté, elle résoudrait le problème de sa destinée dans le sens que lui dictaient son devoir et ses grands aïeux.

En jugeant ainsi, le président Wilson avait le sentiment qu’il était en communion avec la conscience de son pays. Il lui parla donc, et il reçut ses inspirations, en même temps qu’il lui communiquait les siennes. De l’action réciproque de la nation sur son chef et du chef sur la nation résulta une décision que l’histoire enregistrera certainement à côté des plus grands faits dont elle fasse mention. Ce n’était pas la volonté d’un individu, c’était celle d’un peuple qui, ayant le sentiment qu’il pouvait tout, soumit humblement cette toute-puissance à l’autorité de la loi morale et de l’idéal.

L’esprit dans lequel l’Amérique est entrée dans cette guerre a été exposé par le président Wilson, à plusieurs reprises, en des paroles immortelles. Telles les suivantes, conclusions de son message au Congrès du 2 avril 1917 : « C’est une chose effroyable de mener au combat, d’engager dans la guerre la plus terrible et la plus funeste que le monde ait jamais vue… ce grand et paisible peuple. Mais le droit est plus précieux que la paix, et nous combattrons pour les choses que nous avons toujours eues le plus à cœur : pour la démocratie ; pour le droit que possèdent les hommes soumis à une autorité d’avoir une voix dans leur propre gouvernement ; pour les droits et les libertés des petites nations ; pour la suprématie universelle du droit, réalisée au moyen d’une association des peuples libres qui procurera la paix et la sûreté à toutes les nations, et qui, enfin, libérera le monde. « À cette tâche nous vouons nos vies et nos fortunes, tout ce que nous sommes et tout ce que nous possédons, fiers de voir se lever le jour où l’Amérique a ce privilège de mettre tout son sang et toute sa puissance au service des principes qui lui ont donné et l’existence, et le bonheur, et cette paix qu’elle gardait comme un trésor. Avec l’aide de Dieu, l’Amérique ne peut faire autrement. »

Ces paroles ne signifient pas seulement que l’Amérique enverra, pour combattre avec les Alliés, des millions d’hommes, et participera, de toutes ses forces, à toutes les charges de la guerre : elles témoignent, en outre, de la pleine et splendide réalisation de la nationalité américaine.

Dans un corps composé de parties sans lien entre elles une personnalité s’est éveillée, sous la sollicitation des circonstances et à l’appel d’hommes supérieurs ; une âme commune s’est formée, qui a unifié cette multiplicité. Par l’action réciproque de cette âme et de ce corps, du peuple et de ses conducteurs, le caractère américain s’est, peu à peu, défini, enrichi, agrandi. L’Amérique, à plusieurs reprises, fut mise en demeure d’opter entre des voies contraires, dont l’une menait au particularisme, à l’égoïsme, au matérialisme, l’autre à l’unité dans la liberté, au développement de la vie de l’esprit, à l’idéalisme, à la vraie grandeur. Et elle a, chaque fois, opté pour la voie tournée vers les hauteurs. Elle a, comme dit son poète-philosophe, accroché son char à une étoile. Elle a, selon l’exhortation d’un autre de ses poètes nationaux, pris pour devise : Excelsior ! Sa nationalité, désormais, veut dire : travail, éducation, noblesse d’âme, liberté, égalité de droits pour les grands et pour les petits, bienveillance, humanité, pénétration mutuelle des intelligences et des cœurs, paix digne et stable, assurée au monde par la constitution, sincère et forte, d’un régime de justice.

Que ce peuple demeure ce qu’il est aujourd’hui, et continue à déployer les nobles vertus que ses grands hommes ont cultivées en lui ; et il méritera, entre tous, le titre de collaborateur de Dieu, que l’Apôtre promet aux hommes de bonne volonté.


ÉMILE BOUTROUX.


  1. Woodrow Wilson, Histoire du Peuple Américain, traduction française en cours de publication, par Désiré Roustan, professeur de philosophie au Lycée Louis-le-Grand. Éditions Bossard, Paris.