Le Problème de l'armée dans les temps modernes, réorganisation de la force militaire en France

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Le Problème de l'armée dans les temps modernes, réorganisation de la force militaire en France
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 67 (p. 645-677).
LE
PROBLEME DE L'ARMEE

REORGANISATION DE LA FORCE MILITAIRE EN FRANCE.


I

Il y a longtemps que l’opinion publique n’avait été remuée aussi profondément chez nous qu’elle vient de l’être à l’annonce des projets concernant l’armée. Ne nous en plaignons pas : c’est un bon symptôme. Les institutions militaires, toujours coulées dans le moule du système politique, touchent à tous et à chacun : elles entament l’individu dans ses affections, dans son activité ; elles dominent les grandes résolutions sociales et faussent trop souvent la conscience publique par des considérations de faiblesse ou de force matérielle. Le pays qui resterait indifférent lorsqu’on agite de si grands intérêts ne mériterait plus de compter dans le concert des nations.

C’est ordinairement dans les temps sombres et quand l’appréhension d’un danger pèse sur les esprits que la question militaire se soulève d’elle-même et vient se placer à l’ordre du jour. Il semblerait alors qu’il sera facile de s’entendre, puisque la communauté tout entière se sent en échec, et pourtant, hormis les grands accès de fièvre politique, comme le 1792 de la France et le 1813 de la Prusse, on s’agite, on s’aigrit dans les controverses, et on n’aboutit pas. Ainsi les mêmes anxiétés qu’aujourd’hui ont surgi chez nous ; le même problème s’est posé dans les mêmes termes — en 1818, quand on avait le chagrin de voir la France absolument désarmée, — après 1830, quand on redoutait une coalition de la sainte-alliance, — en 1840, quand on a remué la question d’Orient, — après 1848, quand la république cherchait à s’installer. Chaque fois le sentiment national a été saisi des mêmes incertitudes, chaque fois il s’est fatigué dans les mêmes balancemens d’intérêts, pour arriver sans force aux mêmes avortemens. Cela tient du phénomène : en voulez-vous saisir la cause ?

Imaginez que vous êtes, à titre d’intime, dans un intérieur de la classe moyenne, une de ces familles où les chocs d’opinion ne retentissent pas, où l’instinct patriotique est encore à l’état naïf. On cause au coin du feu des mauvaises nouvelles qui circulent : le pays est menacé dans son honneur, dans sa vitalité peut-être… Il y a là des jeunes gens qui ont écouté ; ils se dressent, ils partiront, ils prendront le fusil, ils ont leur part à payer dans la dette du sang. Dans les premiers instans, les cœurs se serrent, des larmes coulent, et cependant personne autour d’eux ne voudrait que les choses se passassent autrement, et si un fils, un frère, si chéri qu’il fût, montrait de l’hésitation, s’il trouvait un biais pour se soustraire au devoir, les mères et les sœurs ne le verraient plus des mêmes yeux, il se mêlerait à leur tendresse des nuances pâles et douteuses. Revenons dans le même intérieur en temps ordinaire : c’est l’époque où l’impôt militaire est réclamé, triste échéance ! Le fils qu’on a élevé avec amour, qu’on utilise déjà au logis, pour qui on a rêvé établissement et mariage, il est appelé pour sept ans ; on va lui apprendre un métier qui ne sera pas le sien, l’envoyer on ne sait où, lui demander sa vie pour des motifs qu’il ne doit pas essayer de comprendre. Avec cette pensée, le malaise entre dans la famille, les grands parens tiennent conseil. Comment éluder cette terrible loi du recrutement, comment retenir le conscrit ? Si on ne parvient pas à découvrir en lui quelque infirmité, est-ce qu’on ne trouvera pas au fond des vieux tiroirs ou chez des amis les sommes nécessaires pour l’exonérer ?… Ce que je suppose ici arriverait, le cas échéant, dans presque toutes les familles. Eh bien ! ce contraste de sentiment, ces deux manières si différentes de payer la dette civique, correspondent aux deux aspects sous lesquels la question militaire se présente aux peuples ; cela aide à comprendre l’antagonisme que cette question provoque aussitôt qu’elle est soulevée.

Il y a en effet deux manières de concevoir l’organisation des forces nationales, il y a deux types d’armées, distinguées par les-élémens dont on les compose et le rôle auquel on les destine. L’une, expression vivante du principe monarchique, sera permanente et combinée surtout pour l’agression ; l’autre, dont l’idée est issue des instincts populaires, serait particulièrement défensive et incessamment renouvelée. Le beau du premier système est une armée robuste et compacte, acquérant par un service prolongé un tempérament spécial, un esprit de corps qui l’isole dans la nation, qui en fasse un instrument toujours prêt à frapper les coups combinés dans le mystère des cabinets. Suivant l’autre système, l’armée active n’est qu’une école militaire où les citoyens passent tour à tour pour acquérir une suffisante habitude des armes et se rendre aptes à payer de leur personne dans les jours de crise. Si une pareille armée est moins maniable pour réaliser les combinaisons d’une politique qu’elle ne comprend pas, elle devient incomparable quand un intérêt évident est en cause et qu’un sentiment national l’anime.

Cet antagonisme entre les deux systèmes s’est manifesté en plusieurs pays depuis le commencement du siècle : j’ai déjà dit que chez nous il avait paralysé quatre fois les tentatives de réforme. Après Waterloo, la France resta littéralement sans armée pendant trois ans. Le gouvernement royal avait licencié et relégué au-delà de la Loire les vieilles bandes dont il se défiait. On avait essayé vainement en 1815 de lever quatre-vingt-six légions départementales qui devaient aux termes de l’ordonnance recevoir les ordres des préfets. Les engagemens volontaires qu’on avait provoqués, les débris de l’ancienne armée qu’on tâchait de recueillir, avaient à peine produit en deux ans un effectif de 36,000 hommes. Au milieu du choc des partis, un vœu unanime s’élevait pour la réorganisation d’une armée ; mais sur quelles bases opérer ? « Le seul nom de conscription, a dit M. Guizot dans un discours de ce temps, était devenu tellement odieux au pays qu’il était bien difficile de rétablir quelque chose qui lui ressemblât. » Le portefeuille de la guerre était tenu alors par un général très expérimenté, Gouvion Saint-Cyr, qui avait été assez habile pour obtenir la pleine confiance du roi en conservant du prestige aux yeux des libéraux. Il avait l’appui du général Foy. Il se mit donc à l’œuvre en proclamant qu’aux termes de la charte la conscription allait être à jamais abolie, et de même qu’on venait de remplacer les droits réunis, également détestés, par les contributions indirectes, on imagina de remplacer l’odieuse conscription par des appels de soldats.

Les ressources déployées par la Prusse et ses succès dans les dernières campagnes avaient frappé d’étonnement les stratégistes. La Suède, la Russie, la Bavière, le Wurtemberg, les Pays-Bas néerlandais, la Suisse, les états sardes, l’Espagne, rendaient hommage au système des landwehrs par des imitations plus ou moins exactes. Il entrait aussi dans les vues de Gouvion Saint-Cyr de constituer une armée peu nombreuse, mais appuyée sur une réserve solide et soustraite pour l’avancement aux influences de cour. Les obstacles surgirent de divers côtés. « Je pourrais dire pourquoi la réserve du maréchal Gouvion n’a pas été organisée, dit un jour le maréchal Clauzel à la tribune. — Parlez ! parlez ! lui cria-t-on. — Eh bien ! c’étaient les puissances étrangères qui ne le voulaient pas. » A un autre point de vue, les ultra-royalistes contestaient les plans du ministre. En défiance contre la multitude, ils craignaient ces rassemblemens d’hommes armés sous prétexte d’exercices : ils y voyaient des foyers de sédition. Ils rêvaient encore le monarque d’autrefois, chef et propriétaire de l’armée ; les lois réglant le recrutement et les grades leur semblaient une atteinte à la prérogative royale. L’école des La Bourdonnaye et des Sallabéry professait qu’en ce qui concerne l’emploi de la force publique le roi dans sa sagesse doit être le seul juge de la mesure et de l’opportunité. Justice fut faite de cette doctrine, au nom des constitutionnels, par ces vertes paroles de Royer-Collard : « C’est en vain que la chambre des députés siège, s’il existe sans elle et malgré elle une armée illimitée… Là où une telle armée aura été mise hors de l’atteinte des pouvoirs nationaux, il n’y a plus de questions politiques : les institutions sont un jeu, la liberté est un rêve. » La pensée de Gouvion Saint-Cyr sortit dénaturée de ces débats. La loi de 1818 fixa le service actif à six ans et l’appel de chaque année, par voie de tirage au sort, à 40,000 hommes, ce qui aurait donné un effectif de 240,000, réduit par les non-valeurs à 200,000. Les soldats après leur libération devaient être incorporés pour une seconde période de six années dans des légions de vétérans et soumis à des exercices en temps de paix, à un service territorial en cas de guerre. Au moment où les premiers libérés allaient rentrer dans leurs foyers éclata la guerre d’Espagne, entreprise impopulaire s’il en fut. Le mauvais vouloir manifesté par les vétérans fournit un prétexte pour condamner le système des réserves. Une loi nouvelle votée en 1825 porta la durée totale du service à huit ans et la levée annuelle à 60,000 hommes, ce qui aurait produit un effectif beaucoup trop considérable, si on n’était pas entré dès cette époque dans la voie des congés illimités. Ces premiers appels de 60,000 hommes, dont la naissance correspondait aux temps dés grandes guerres de l’empire, dépassaient les forces de la population, et en 1827 on épuisa le contingent sans réunir le nombre demandé.

L’explosion de 1830 mit le feu aux esprits. Les hommes du nouveau gouvernement redoutaient une coalition de la sainte-alliance et avaient hâte de mettre sur pied 5 ou 600,000 hommes. La partie ardente de la jeunesse aurait préféra une levée en masse pour une propagande à main armée. Les réminiscences des grandes guerres de la liberté éclataient dans les brochures, les discours, les conseils manuscrits adressés au gouvernement. La première autorité stratégique, le maréchal Soult, avait comme les autres rédigé un projet, portant la date du 21 septembre 1830 ; il condamnait énergiquement les procédés méticuleux et insuffisans adoptés sous la restauration, et jetait les bases d’un grand armement national, d’une réserve à la prussienne. L’impression de ce mémoire était annoncée, et plusieurs copies manuscrites circulaient dans le public lorsque le maréchal, appelé au ministère, fut chargé de préparer la loi du recrutement. Quand le projet fut soumis aux chambres après une année d’élaboration, on remarqua dans les idées du vieux guerrier des changemens qu’on ne manqua pas d’attribuer à l’influence directe et personnelle du souverain. Les articles concernant la réserve passionnaient particulièrement l’opinion, et à cet égard la question se posa dans les termes où elle sera débattue dans quelques mois. Aura-t-on une vraie landwehr, composée de citoyens ayant appris le maniement des armes dans l’armée active et réunis périodiquement pour de grands exercices, ou bien donnera-t-on le nom de réserve à des excédans de levées, à des conscrits victimes du tirage au sort, enrôlés dans les régimens, mais renvoyés dans leurs foyers, et tenus à la disposition du ministre pour élargir les cadres au besoin ? Le premier système était celui du patriotisme indépendant : formulé dans un amendement du comte de Laborde, il fut énergiquement défendu par des hommes de guerre comme Clauzel et Lamarque, par des libéraux éprouvés comme MM. de Traçy, Odilon Barrot, de Ludre, Larabit. La résistance venait d’un groupe qui commençait à se former, et dont M. Fulchiron marquait déjà la nuance. La loi du 21 mars 1832, qui sortit de ces longs débats, est celle qui nous régit encore. Elle porta les appels à 80,000 hommes, limita à sept ans la durée du service et laissa dans les nuages la question à l’ordre du jour, en autorisant le ministre de la guerre à classer sous les drapeaux une partie seulement des hommes appelés et à maintenir en disponibilité la partie non employée que l’on qualifia de réserve.

On sait comment la question d’Orient, cette maladie intermittente de la politique, fut réveillée en 1840. L’Europe crut à un embrasement général, la France semblait particulièrement menacée. On improvise les fortifications de Paris ; on sème les millions pour fondre des canons, acheter des chevaux et orner du piston les anciens fusils à silex : affaires d’argent, c’est-à-dire affaires d’impôts et d’emprunts, trop faciles chez nous. C’était le cas d’appeler la prétendue réserve qui devait porter l’armée au pied de guerre. On vit alors sortir des fermes et des usines une multitude de prétendus soldats sans la moindre habitude des armes et ne ressentant pas d’ailleurs pour la question d’Orient cet enthousiasme qui corrige dans les grandes occasions la gaucherie du volontaire. De l’avis des chefs de corps, la fusion de ces élémens dans les bataillons les aurait plutôt appesantis que fortifiés. Ce résultat causa de l’émotion parmi les hommes spéciaux ; chez le maréchal Soult, l’homme de guerre reprit encore l’ascendant sur l’homme d’état. Il revint à ses anciennes idées et mit en jeu son portefeuille pour les faire prévaloir. Un nouveau projet portait à huit ans la durée du service : tous les hommes du contingent, sans exception, auraient passé cinq ans sous les drapeaux, et pour les trois dernières années ils auraient fourni une réserve soumise à de véritables exercices. A la chambre des pairs, où le projet fut d’abord présenté, la commission se montra favorable ; mais le gouvernement crut sentir quelque secrète résistance dans la majorité de l’assemblée, et il éluda le débat en retirant sa proposition. Tout le monde était d’avis que la France devait avoir, non pas 500,000 gommes inscrits sur le papier, mais 500,000 combattans à mettre en ligne au besoin. Toutefois les craintes de guerre s’étant dissipées dans l’intervalle, la solution du problème n’avait plus un caractère d’urgence. Une commission extraordinaire composée de pairs et de députés prit toute l’année 1842, elle trahit assez maladroitement les préoccupations de la classe dominante en proposant d’abaisser le chiffre du contingent à 70,000 hommes et d’étendre à neuf ans la durée du service. C’était rejeter le fardeau sur les classes pauvres : le gouvernement ne voulut pas s’associer à cette combinaison.

Sans passionner un pays qui ne se sentait plus menacé, ces controverses avaient parmi les écrivains militaires et dans la presse un certain retentissement. La publication la plus remarquable à tous égards fut envoyée de la prison de Ham à un journal démocratique, le Progrès du Pas-de-Calais, et on la retrouve dans les Œuvres de Napoléon III. Avec l’autorité de son nom et les souvenirs qu’il invoquait, l’auteur essayait d’adapter le régime de la landwehr au tempérament français. Il proposait : 1° une levée par tirage au sort de 80,000 hommes avec un service limité à sept années, dont les quatre premières sous les drapeaux et les trois autres dans la réserve ; 2° une garde nationale divisée en deux bans, le premier comprenant jusqu’à l’âge de vingt-huit ans les jeunes gens favorisés par le sort, le second réunissant jusqu’à l’âge de trente-cinq ans les libérés de l’armée active avec les hommes sortant du premier ban de la garde nationale[1]. Grâce à cette combinaison, l’auteur promettait 1,515,000 soldats au besoin, sans surcharger le budget : c’était rentrer dans le thème de l’opposition progressiste, qui aurait voulu généraliser en France l’éducation militaire afin d’y noyer le militarisme officiel.

Un nouveau projet fut porté au Luxembourg en 1843 ; il admettait le service de huit années, mais posait en principe l’incorporation annuelle et totale du contingent pour arriver à une réserve effective. La vraie pensée des conservateurs se révéla alors par l’organe du rapporteur, le général Préval. On était en défiance contre tout acheminement vers le système de la landwehr ; on craignait « de remuer des masses d’hommes chez lesquels l’effervescence de l’âge et des passions n’est tempérée ni par l’expérience ni par la discipline et la hiérarchie. » Un amendement adopté par les pairs fit rentrer le projet ministériel « dans la circonspection de la loi de 1832. » Le projet ainsi amendé ne fut reporté au Palais-Bourbon que l’année suivante. Le débat s’élargit cette fois et prit souvent un accent passionné, surtout au sujet des réserves. On objectait contre le système de la landwehr qu’il implique un trop court passage des soldats dans l’armée active et que les régimens y sont incessamment énervés par l’incorporation des recrues. A cela le vieux général Subervie répondait : « Notre armée, dites-vous, ne serait ni exercée ni aguerrie, si nous adoptions le système militaire de la Prusse. Vous croyez donc que l’armée prussienne est moins exercée, moins manœuvrière que la nôtre ? Allez assister aux grandes manœuvres de Potsdam, visitez les camps de la Silésie, et vous verrez si vous avez rien à apprendre aux troupes qui les composent. » En définitive, les députés auraient accepté le service de huit ans pour constituer une réserve sérieuse. N’ayant point obtenu satisfaction sur ce point, ils trouvèrent bon de revenir en toutes choses à la sagesse de 1832 et se prononcèrent pour sept ans. Par ce vote, le projet était renvoyé de fait à une cinquième session. Le ministère, craignant peut-être un conflit entre les deux chambres, ajourna la loi, et les résultats d’une polémique de cinq années furent absolument négatifs.

On s’aperçut bien en février 1848. d’un certain désarroi dans l’organisation militaire. Déduction faite des troupes employées en Afrique, des services indispensables à l’intérieur et des non-valeurs, on n’aurait pas pu envoyer 150,000 combattans aux frontières. Le matériel de guerre était très bas. On appela tous les jeunes soldats des classes précédentes laissés en disponibilité ; on reçut des engagemens volontaires en plus grand nombre que de coutume. Le gouvernement provisoire, par trois décrets, mit 114 millions au-delà des dépenses votées en 1847 à la disposition d’un comité chargé de la défense nationale, et dès la fin du mois de juin la république disposait de 502,000 hommes qui auraient fourni 340,000 combattans pour une guerre en Italie et sur le Rhin. Les magasins et armemens étaient suffisamment pourvus. Les dépenses exceptionnelles qui venaient d’écraser le budget de 1848 n’étaient considérées d’ailleurs que comme une avance faite aux années suivantes. Une commission extraordinaire chargée de préparer le budget de 1849, ayant divisé son travail, confia l’étude des questions militaires au représentant de l’Orne, le colonel du génie Guérin, très apprécié dans l’assemblée comme dans l’armée : il est tombé vaillamment devant Sébastopol. Dans un rapport que l’on consulterait utilement aujourd’hui, le colonel prétendit démontrer que, grâce aux sacrifices de 1848, il était possible de réduire le budget militaire de 1849 à 315 millions et celui de 1850 à 280 millions. Il va sans dire que de telles économies, portant sur l’armée active, impliquaient l’organisation d’une réserve solide. La discussion s’ouvrit sur ce rapport en mai 1849. Le parti conservateur, qui s’était reformé, était bien plus préoccupé des services qu’il attendait de l’armée à l’intérieur que de son rôle au dehors : il la voulait homogène, compacte et rompue à l’ancienne discipline. La majorité éluda la discussion sur la réforme militaire sous prétexte qu’il n’était pas convenable de traiter incidemment, à propos d’un article de budget, une question de cette importance. Le gouvernement prit devant la majorité républicaine l’engagement de présenter à bref délai des lois sur le recrutement et la fixation des cadres de l’armée, et tout fut dit.

En définitive, la loi de 1832, si souvent battue en brèche, est restée debout : elle nous régit encore. A partir de 1853, il est passé dans les habitudes de demander au corps législatif un contingent annuel de 100,000 hommes pour le pied de paix et de 140,000 en cas de guerre. En 1855, l’ancien système de remplacement de gré à gré fut aboli : on y substitua l’exonération au moyen d’une somme versée au trésor et employée de manière à provoquer les réengagemens des soldats libérés. Ainsi se résumaient nos institutions militaires, lorsqu’une grande commotion européenne nous a fait sentir de nouveau le besoin d’une réforme. Jusqu’ici le pouvoir a sondé l’opinion sans formuler nettement un système : mettons-nous en attendant en présence des faits, analysons les élémens de la force, constatons les changemens de la stratégie, les nécessités d’une phase politique nouvelle, et en tenant compte de tout cela, essayons de dire ce que serait une armée répondant au vœu instinctif du pays.


II

La population est l’étoffe avec laquelle les armées sont faites. Je l’avouerai, ce n’est pas sans une certaine prévention que j’ai soulevé ce coin du voile. Il y a une vingtaine d’années, le socialisme maintenait à l’ordre du jour le redoutable problème du paupérisme. On observait avec inquiétude les accroissement de la population qui semblaient alors trop rapides : on eût dit, suivant la malencontreuse expression de Malthus, « qu’il n’y avait plus de place pour les nouveau-venus au banquet de la vie. » Une préoccupation contraire domine aujourd’hui. On est disposé à croire que la vitalité de la France diminue, que les bras vont manquer pour la charrue et le fusil à aiguille. Où est l’exagération ? Pour toucher le vrai dans les recherches de ce genre, pour établir une exacte concordance entre les documens qu’il s’agit de comparer, il faudrait des forêts de chiffres et des commentaires minutieux.

Parmi les pièces à consulter, les plus significatives sont précisément les tableaux de recrutement, où le nombre et la qualité de la classe virile viennent nécessairement se refléter. En 1836, un député éclairé et laborieux, M. D’Angeville, puisait à ces sources, qui n’étaient pas alors accessibles au public, les éléments d’une étude sur la population française[2]. Ses recherches, faites très soigneusement, remontent jusqu’à l’année 1824. Eh 1835, le ministre de la guerre commença la publication, annuelle d’un compte-rendu des opérations du recrutement, série de tableaux où sont consignés les renseignemens les plus curieux sur la force numérique, l’état physique, la culture intellectuelle, l’emploi dans la société et la distribution du contingent militaire. L’impression que m’a laissée une étude impartiale de ces documens est très complexe ; je la résumerai en peu de mots. Comparativement aux puissances qui l’entourent, la France paraît languissante et quelque peu affaiblie : elle est en progrès, si on la compare à elle-même. En effet, si l’on ne considère que l’accroissement numérique, nous restons bien en arrière de la Grande Bretagne et de l’ancienne confédération germanique, où les populations ont gagné 50 pour 100 de 1818 à 1861 et sont encore en plein épanouissement ; mais si l’on compare la marche du peuplement chez nous d’une époque à l’autre, on ne peut plus dire qu’il y a déchéance : il y aurait plutôt un certain progrès à constater. Le nombre des conscrits fournis par un même nombre de naissances est plus grand aujourd’hui qu’il y a quarante ans. Une meilleure nourriture dans beaucoup de départemens a fortifié le tempérament et relevé la taille. Sous la restauration, où le besoin de soldats était moins grand, y avait-il de la part des examinateurs une condescendance abusive pour multiplier les exemptions ? Je ne sais : je remarque seulement que, pour obtenir 1,000 jeunes gens bons pour le service, il fallait écarter 927 conscrits invalides ou de taille insuffisante[3], tandis qu’aujourd’hui, pour recruter le même nombre de soldats sains et suffisamment développés, on ne rencontre plus que 690 jeunes gens infirmes ou chétifs. Vers 1839, le nombre des garçons de vingt ans ne sachant lire ni écrire était de 486 par mille ; il n’a été que de 268 en 1864. On signale un affaiblissement relatif dans le chiffre des naissances, mais les décès ont diminué dans une proportion plus forte encore. En somme, on peut dire de la population française qu’elle a gagné en qualité, sinon en quantité. C’est le genre de progrès qu’on ambitionnait il y a vingt ans ; mais que cette amélioration laisse encore de tristesse, et que la France est loin de la validité qui devrait être l’état normal d’une grande nation !

Figurons-nous que nous sommes convoqués à une fête nationale, comme celles de l’ancienne Grèce : c’est la fête de la jeunesse française. Le bel âge dans sa fleur, la patrie en son printemps, comme on disait à Athènes, va s’épanouir sous vos yeux. Tous les jeunes garçons qui viennent d’accomplir leur vingtième année et qu’on va saluer du nom d’homme sont là réunis, au nombre de 325,000, et le défilé commence. Voici d’abord comme avant-garde ceux qui n’ont pas atteint la taille militaire ; on en compte 18,106 dont la stature est inférieure à 1 mètre 560 millimètres, soit quatre pieds dix pouces, la taille des tambours d’autrefois[4]. Le second groupe, où l’on a placé les faibles de constitution, les rachitiques, les poitrinaires, est à lui seul presque une armée, car il comprend 30,524 unités chétives. Suivent les écloppés et les mutilés de naissance ou par accidens, auxquels on a mêlé ceux qui sont tourmentés par des varices, des douleurs rhumatismales, des hernies, trois catégories formant ensemble 15,988 jeunes hommes. Les bossus, les pieds bots et les pieds plats font bande à part, et ils sont 9,100. Ceux qui sont affligés dans l’un de leurs sens, la vue, l’ouïe, l’odorat, sont au nombre de 6,934. Un certain bourdonnement, un étrange cliquetis de paroles annoncent les bègues, dont je compte 963, et les édentés qui sont 4,108. Voici venir au nombre de 5,114 une phalange où la débauche précoce, à ce que je crains, a dû faire des ravages. Détournons les yeux pour ne pas voir 2,529 pauvres garçons atteints des maladies de la peau. Apparaissent (triste coup d’œil !) 5,213 goitreux et scrofuleux, et, ce qui est plus triste encore, 2,158 malheureux chez qui l’altération du système nerveux produit la paralysie ou les convulsions, l’épilepsie, la folie ou le crétinisme. Laissez passer un dernier groupe de 8,236 têtes où sont confondues les infirmités diverses, les anomalies pathologiques. Dans cette revue du plus bel âge de la vie, nous avons déjà compté plus de 109,000 êtres infirmes ou difformes. On a besoin de respirer et de s’épanouir enfin à la vue de la saine et vaillante jeunesse : elle est représentée par 216,000 jeunes garçons entrés dans leur vingt-unième année, en bon état de croissance, en possession de tous leurs membres, sains de corps et d’esprit.

Le dénombrement qui précède a pour base le dernier compte des opérations du recrutement, dont la publication toute récente se rapporte à l’année 1864. Tous les jeunes gens qui ont accompli leur vingtième année étant sans exception classés par le sort, on suit l’ordre numérique dans les appels, et on élimine ceux qui sont affranchis par leurs infirmités ou par les exemptions légales jusqu’à ce qu’on ait réuni le nombre voulu des individus aptes au service. Pour obtenir en 1864 cent mille jeunes soldats, chiffre actuel du contingent, on a visité ainsi 204,870 conscrits. Sur ce nombre, on a dû écarter 35,747 individus pour raison de famille, et 69,080 pour raison de santé. Si on avait poursuivi la visite jusqu’à l’épuisement de la liste, l’on aurait trouvé plus de 109,000 jeunes hommes sur 325,000 entre lesquels se seraient distribuées les plus affligeantes maladies dans les proportions énumérées plus haut. Il est admis en effet que les opérations du recrutement, appliquées aux deux tiers de la nation, fourniraient des résultats et des indices qui se vérifieraient pour la nation entière. Cela est d’autant plus certain que les mêmes proportions de valides et d’infirmes, les mêmes classemens de maladies se reproduisent depuis trente ans sans autres variantes que les petites améliorations que l’autorité se plaît à constater, et qui tiennent peut-être à ce que l’on s’est montré moins difficile pour les admissions à mesure qu’on a élevé le chiffre des contingens.

Arrêtons un instant nos yeux sur ce coin du tableau. En 1843 sont venus au monde 530,000 enfans mâles, dont 16,000 sont morts en naissant. Vingt ans plus tard, les survivans appelés au service militaire n’étaient plus représentés que par 325,000, et parmi ces derniers deux tiers seulement sont sains et valides ! L’autre tiers est amoindri par des défectuosités physiques plus ou moins débilitantes, plus ou moins immondes. Certes un tel état de choses ne répond pas au vœu de la nature. Si le bruit se répandait qu’il y a dans nos campagnes un tiers de bêtes écloppées ou malades, on crierait à l’épizootie, et le gouvernement s’empresserait d’envoyer des vétérinaires dans les étables. Si on constatait dans nos récoltes une gerbe sur trois de qualité inférieure, nos comices agricoles conseilleraient aux fermiers de trier les plus belles graines pour les prochaines semences. On fait précisément le contraire en présence de la dégénérescence des races humaines. Quand on a fait chez nous le triage des infirmes et des valides, on prend 100,000 de ceux-ci et on leur interdit le mariage pendant sept ans, et ils rentrent trop souvent dans la société après sept ans avec des goûts et un tempérament qui les rendent peu propres à la vie de famille. Ceux dont là mauvaise constitution a été constatée sont laissés dans la société, et ils font nombre pour plus de moitié parmi les citoyens pour qui le droit de se marier devient une sorte de privilège. Est-il étonnant que la catégorie maladive reproduise une population à son image, et que l’impotence de la race soit ainsi perpétuée ? Une hypothèse produite par un savant anglais fait en ce moment un chemin rapide parmi les naturalistes et les philosophes. Suivant Darwin, le procédé de la nature pour le perfectionnement éternel de son œuvre est la sélection, c’est-à-dire une attraction mystérieuse qui tend sans cesse à réunir les plus beaux individus des espèces. Dans l’espèce humaine, grâce au système des armées permanente à service prolongé, la sélection se fait en sens inverse, et c’est là un terrible argument contre ce régime. La même proportion d’êtres malsains et contrefaits se retrouve dans tous les pays où les armées se recrutent par voie de tirage au sort, et si un pays en arrivait à retenir sous les drapeaux tous les hommes valides pendant une série d’années, il dépérirait infailliblement. Les effets désastreux du système ont été contre-balancés en France par les progrès de l’aisance publique, et, comme je l’ai déjà dit, le mal est moins grand aujourd’hui qu’à la sortie des grandes guerres ; mais il y a un pays sur lequel une révélation effrayante vient d’être faite. Dans un curieux livre sur les Institutions militaires de l’Autriche, M. Edmond Favre, colonel fédéral suisse, nous apprend qu’en 1862 l’empire autrichien avait à lever 90,000 hommes sur un contingent de 358,000, lequel se trouva réduit à 297,000 après qu’on eut retranché les individus exemptés par des motifs autres que les incapacités physiques. Eh bien ! « il s’est trouvé un si grand nombre de sujets impropres au service que les 297,000 hommes n’ont pu fournir les 90,000 recrues demandées, et qu’il a fallu revenir sur quatre des classes précédentes qui pouvaient se croire libérées. On a quelque peine à comprendre ce résultat, dit avec raison M. le colonel Favre, et on se demande si la cause n’en est pas dans une facilité beaucoup trop grande à accorder des certificats d’invalidité ou dans des influences protectrices qui font souvent libérer les uns aux dépens des autres. » Quelle que soit la cause, ajouterai-je, qu’elle provienne de l’épuisement du corps social ou de l’abus des influences, une nation qui commence une guerre sous de tels auspices est vaincue à l’avance, pour peu que la lutte soit prolongée.

En tout pays où la conscription et le tirage au sort sont pratiqués, on reconnaît que le hasard a-besoin d’un correctif, et qu’il serait trop, dur d’enlever aux familles ceux qui en sont les soutiens ou la consolation. Presque partout on exempte du devoir militaire les fils aînés ou petits-fils de veuves, de septuagénaires ou d’aveugles, les aînés d’orphelins ou de frères impotens, les frères de militaires sous les drapeaux ou morts au service. C’est ce qu’on appelle les dispenses légales : elles sont toujours respectées en temps de paix, et ce serait un symptôme de grande crise qu’elles fussent suspendues. Le nombre des individus admis à profiter de cette faveur est assez considérable en France, il dépasse 17 pour 100, c’est-à-dire que, sur les 325,000 jeunes gens inscrits, 57,000 sont libérés aux termes de la loi, et sans visite corporelle.

Après les exemptés et les dispensés viennent les déduits, ainsi désignés parce qu’ils sont retranchés non pas du total des jeunes gens parvenus à l’âge de vingt et un ans, mais du groupe de ceux qui ont déjà subi l’examen et ont été déclarés aptes au service. La catégorie des déduits comprend les engagés volontaires dans les armées de terre et de mer, les jeunes officiers sortis des écoles avant l’âge de la conscription, les ouvriers des arsenaux, les membres de l’instruction publique dans les établissemens de l’état, les élèves de l’École polytechnique, de l’École normale et des grands séminaires. Ces déductions, au nombre d’environ 15,000, n’affaiblissent pas beaucoup notre état militaire, puisqu’un grand nombre de ceux qu’elles concernent, les volontaires, sont déjà classés dans les cadres et ont le désir d’y rester. Ce n’est pas tout : il faut faire la part de la flotte, qui prélèvera chaque année 7 ou 8,000 hommes sur l’effectif déclaré apte au service. Il faut enfin tenir compte des vides que vont faire dans les rangs les insoumis qui n’ont pas répondu à l’appel, les déserteurs, les sujets débiles dont les chefs de corps exigent le renvoi, les condamnations et les cas de décès qui surviennent depuis le tirage jusqu’à l’entrée au corps.

Résumons les données qui précèdent et limitons enfin avec précision la catégorie des conscrits admissibles chaque année dans les armées de terre, dont il s’agit ici d’une manière exclusive :


Le nombre total des jeunes gens inscrits sur la liste annuelle étant de 325,000
on doit retrancher de la totalité du contingent :
1° Pour défauts corporels 100,000
2° A la faveur des dispenses légales 57,000 166,000
Le nombre des conscrits considérés comme valides et admissibles se trouve ainsi abaissé à 150,000

Une seconde élimination est opérée parmi ces hommes ; elle comprend :


1° Les recrues destinées à l’armée de mer. 8,000
2° Les déduits proprement dits 15,000
3° Les non-valeurs. 4,000 27,000
Il reste, en définitive, une disponibilité de 132,000

Ce dernier chiffre donne le nombre total des jeunes gens que la France peut fournir pour le service des armées de terre, dans les conditions actuelles du recrutement. Toutes les combinaisons imaginables sont dominées par ces faits.

On est assez disposé chez nous à croire au progrès et à l’escompter. Bien des gens se figurent sans doute que les années futures ne manqueront pas de former une population militaire toujours croissante. Il ne serait pas prudent d’y compter. On vient de voir que les derniers états du recrutement correspondent aux naissances de l’année 1843. Eh bien ! la moyenne des naissances masculines antérieures à 1843 est supérieure à celle des années suivantes. De 1839 à 1842 inclusivement[5], il est né dans les 86 départemens français 499,343 garçons, année moyenne ; dans les dix-sept années suivantes (celles que doivent avoir en vue les réformateurs militaires), la moyenne annuelle est tombée à 492,338. Je ne me hasarderai pas à chercher l’explication de ce résultat, en contradiction avec les faits généralement constatés dans le reste de l’Europe. J’admettrai même que l’affaiblissement numérique des naissances a été compensé dans une grande mesure par des améliorations hygiéniques[6]. Je m’en tiens à constater sommairement qu’une augmentation du contingent militaire n’est pas probable pour les années qui sont devant nous.

Quel que soit le système adopté, il y a toujours dans l’effectif d’une armée deux portions, dont l’une est nécessairement permanente et l’autre plus ou moins renouvelée. Les organes qu’il faut conserver sont les états-majors, les corps spéciaux, les cadres mobiles et élastiques où les soldats appelés viennent se classer, et enfin les auxiliaires non combattans. Le personnel de ces catégories comporte un minimum d’effectif au-dessous duquel il ne serait pas possible de descendre. Leur recrutement d’ailleurs ne doit pas être considéré comme une charge publique : il se présente toujours, en nombre suffisant pour remplir ces emplois, des gens qui ont adopté l’état militaire par vocation ou comme métier.

La juste proportion à établir entre ces deux élémens est le point essentiel dans, le problème à l’ordre du jour. On trouve les élémens de cette évaluation dans nos budgets, où l’on a soin précisément de distinguer en deux groupes les cadres qui sont comme la charpente permanente de l’armée et les soldats proprement dits, dont le nombre peut être plus ou moins augmenté, selon les besoins politiques et le système, de réserve. Les cadres sont l’ossature du grand corps ; les soldats en sont les nerfs et les chairs. Il est indispensable comme point de départ d’avoir sous les yeux un résumé de ces arrangemens.

EFFECTIF DE L’ARMEE FRANCAISE
(Budget voté pour 1867).


Armes et corps spéciaux Officiers Sous officiers, caporaux et brigadiers Compagnies hors rang, tambours musique, etc. Soldats Total général des hommes
État-major général de l’armée 3.799 918 4.717
Infanterie 10.757 45.192 15.250 174.115 245.314
Cavalerie 3.754 10.747 5.157 40.153 59.811
Artillerie 1.465 6.245 4.408 24.203 30.321
Génie 253 1.129 533 5.043 6.958
Equipages militaires 353 1.118 838 3.281 5.590
Gendarmerie 714 4.045 64 16.631 21.454
Services administratifs 2.010 1.456 124 5.849 9.439
23.105 70.850 26.374 269,275 389.604

L’effectif officiel de l’armée française comprend donc en ce moment 120,329 hommes dans les cadres et 269,275 simples soldats, en tout 389,604 hommes, auxquels il faudrait ajouter la garde de Paris, comprenant 2,816 hommes, dans la dépense desquels l’état n’entre que pour moitié, et 5,180 enfans de troupe participant aux rations. Cet effectif de paix est combiné de manière à pouvoir être porté à plus de 600,000 hommes en temps de grande guerre. Il était inutile, pour l’usage auquel le tableau précédent est destiné, de conserver une distinction entre la garde impériale et la troupe de ligne, entre l’armée de l’intérieur et celle de l’Algérie, entre les corps français ou étrangers d’origine. Les hommes ont été groupés seulement suivant l’arme et le grade. Il faut faire encore deux remarques importantes : d’abord le prétendu effectif normal exposé ci-dessus n’est en réalité qu’une approximation accommodée aux besoins de l’équilibre budgétaire ; cet effectif est toujours augmenté après le vote au moyen des crédits extraordinaires, l’usage a fait loi à cet égard. En second lieu, il est facile de voir que le contingent accordé annuellement par les chambres n’est jamais au complet sous les drapeaux. L’appel nominal de 100,000 hommes, réduit par les diverses éliminations à 88,000, devrait fournir en sept ans 616,000 soldats, sans compter le personnel des cadres ; mais on n’incorpore dans les régimens qu’une partie des appelés, les autres sont laissés à domicile, à charge d’aller s’exercer de temps en temps dans les dépôts d’instruction qui leur sont désignés. Les jeunes gens disponibles, inscrits sur les contrôles de l’armée avec un certain nombre de soldats dont la libération approche, forment ce qu’on appelle aujourd’hui la réserve. Au 1er janvier 1865, l’effectif de cette prétendue réserve se décomposait ainsi : militaires ayant cinq ou six ans de service, 21,171, et jeunes soldats n’ayant pas servi, restant à domicile et appelés de temps en temps à des exercices dans les dépôts, 175,246, total : 194,317. La différence qui existe entre une réserve de ce genre et la landwehr prussienne saute aux yeux. La recherche du procédé qui donnerait une base nationale et vraiment militaire à l’armée française est précisément le problème à l’ordre du jour.


III

Passons à l’analyse des élémens dont se compose une armée. Le caractère particulier des états-majors est de ne renfermer que des hommes ayant passé l’âge où est dû l’impôt militaire, et qui, loin de songer à changer de profession, considèrent leur grade comme une propriété acquise. On comprend aujourd’hui dans cette classification les officiers-généraux auxquels sont réservés les commandemens, les états-majors spéciaux de l’artillerie, du génie, des places fortes, enfin l’intendance militaire : — en tout 4,717 personnes, entré lesquelles le budget de 1867 partage 21,697,801 francs. On a reproduit dans les Œuvres de Napoléon III un article de journal écrit par le prisonnier de Ham, où il est dit : « L’armée n’a point de réserve ; elle est encombrée de rouages inutiles et dispendieux ; elle a à sa tête cent généraux de plus que les armées de l’empire. » Cela est vrai : les derniers budgets du gouvernement de juillet classaient dans les états-majors 4,165 personnes avec un traitement de 18 millions ; c’est juste le double de ce que coûtait l’état-major des armées d’Austerlitz. Un hasard amène sous mes yeux la liste nominative de tous les officiers supérieurs répartis dans les dix armées que la république tenait sur pied en l’an IV. On trouve là par centaines des guerriers illustres dont quelques-uns s’appellent Jourdan, Moreau, Bonaparte, Hoche, Masséna, Kléber, Desaix, Ney, Murât, Lannes, Soult… Il faudrait trop citer. Tous ces états-majors réunis, composés seulement des officiers actifs, ne fournissent que 1,014 noms, et j’imagine qu’ils coûtaient moins encore que les états-majors d’Austerlitz. Il serait sans doute curieux de rechercher pourquoi le corps où se concentrent la pensée et la direction des armées augmente sans cesse, et si ce luxe de personnel est un avantagé. On trouverait que les états-majors grossissent plus dans la paix que dans la guerre, parce qu’on y accorde alors plus de place aux gens de conseil et de théorie que dans les temps d’action. Acceptons à peu près sans trop les discuter les derniers chiures du budget. Il est à croire que 4,500 personnes suffiraient amplement à tous les besoins d’une grande armée, d’autant plus qu’on remarque actuellement dans les cadres beaucoup d’officiers supérieurs en disponibilité ou même en réserve.

La force et le rôle des armes spéciales sont subordonnés aux combinaisons progressives de la stratégie. Avant que la balistique devînt le ressort principal des batailles, la cavalerie était l’élément essentiel des armées en raison de sa mobilité, de ses élans, de sa puissance de choc. Les hommes de pied, servant autour du cavalier, n’en étaient que les appoints. La mousqueterie, en prenant de l’importance, a condensé le bataillon, qui vomit le feu et abat le cheval à distance. La tactique a roulé dès lors sur le nombre de coups que le fantassin peut tirer jusqu’à ce que l’escadron lancé au galop tombe sur le carré.et l’enfonce. Par là s’est introduite une distinction entre la grosse cavalerie, destinée à rompre les lignes de l’ennemi par le choc pendant l’action, et la cavalerie légère, chargée d’éclairer l’armée en mouvement et d’achever la victoire en sabrant les phalanges rompues. A mesure que l’usage du projectile s’est perfectionné, la cavalerie, tenue à plus grande distance, a perdu de son efficacité. Représentez-vous d’une part un escadron pesamment armé et prenant le galop à 300 mètres, et d’autre part le fantassin du siècle dernier, avec son lourd fusil à pierre, tirant à peine trois coups par minute, avec une portée douteuse d’environ 300 pas : 1,000 hommes tireront 3 ou 4,000 coups avant que la cavalerie puisse les atteindre. Supposez à la place du vieux fusil à pierre un excellent fusil-carabine à piston, pouvant fournir plus de coups et portant aisément à 600 mètres : la cavalerie assaillante sera exposée à trois fois plus de balles, et elle ne peut plus déjà s’élancer que contre un carré fortement ébranlé par le canon ; mais imaginez la même infanterie munie des nouveaux fusils qui tirent douze coups et plus à la minute ! Il faudrait affronter un vrai déluge de balles pour franchir les 600 mètres ; ce serait tenter l’impossible. Ajoutez à cela que la cavalerie est paralysée d’autre façon par l’énorme portée des canons rayés. On est donc profondément ému des expériences dont l’Autriche a fait les frais à Solferino et à Sadowa. La cavalerie française, malgré les glorieux souvenirs qui plaident pour elle, finira par perdre sa cause. On augmentera peut-être les régimens dont l’extrême mobilité fait la force ; la grosse cavalerie sera profondément transformée et réduite. On parle de multiplier les corps de dragons destinés à combattre à pied et à cheval, en leur donnant un équipement plus conforme à ce double rôle : on leur ôterait surtout le casque à longue crinière et les bottes pesantes, fort embarrassantes pour le combat à pied. De ces inévitables remaniemens, déjà commencés par un décret du 15 novembre 1865, la cavalerie sortira fort amoindrie.

L’artillerie gagne en importance au contraire à mesure que la force brutale est dominée par la science et que la mécanique joue un rôle plus accentué. Pendant des siècles, le canon est massif, raide, d’un pointage incertain ; il est amené en position par des paysans de corvée qu’on arrache à la charrue et dont on prend au besoin les animaux, chevaux ou bœufs. La création des trains militaires spéciaux par le premier consul en 1800 est signalée par M. Thiers comme une lueur de génie. Pendant les guerres de l’empire, la portée efficace du canon ne dépasse pas 5 ou 600 mètres. Quoique infiniment plus mobile que par le passé, l’artillerie est loin d’avoir cette prestesse qui lui permettrait de se déployer ou de se concentrer rapidement selon les besoins de l’action ; son rôle est encore subordonné et accessoire : elle est annexée aux grandes masses pour en appuyer les mouvemens, et en définitive, sauf en quelques grandes journées que l’on cite, son effet est plus terrifiant que meurtrier. Sous la restauration, temps de recueillement et d’essais, on règle la spécialité du calibre, on inaugure l’artillerie montée au moyen de ces affûts souples et légers qui entraînent à la fois l’arme, les servans et les munitions. La recherche de l’agilité étant le problème à l’étude, on approche de plus en plus de la solution : l’emploi de l’acier allège la pièce sans lui ôter la solidité. Vient le canon rayé, qui fournit avec sûreté des portées de 1,500 et même 2,000 mètres : résultat inouï ! les anciennes combinaisons de la tactique en sont bouleversées. Hier seulement entre en scène le fusil à aiguille ; son succès, moins militaire que politique, frappe les imaginations, et on l’a proclamé le roi des batailles. Déjà l’on appelle de ce jugement. Il ne faut pas beaucoup d’instinct militaire pour sentir que les canons rayés, avec la mobilité qu’ils ne cessent d’acquérir, avec leur portée énorme et le privilège de foudroyer l’ennemi en manœuvrant hors d’atteinte, doivent un jour contre-balancer le fusil à aiguille, et que, si l’on parvient, comme il est probable, à précipiter les coups de ces canons en leur appropriant les nouveaux procédés de chargement par la culasse, ils joueront sur le champ de bataille un rôle dominateur. La tendance des hommes de guerre est donc en ce moment d’augmenter la force proportionnelle de l’artillerie de campagne en modifiant son matériel et sa manœuvre dans un sens de plus en plus favorable à une action distincte et indépendante. Dans quelle mesure la cavalerie doit-elle être amoindrie et l’artillerie développée ? On ne le sait pas encore. Admettons par hypothèse que la première soit diminuée d’un quart et la seconde augmentée de moitié. La cavalerie française dans son état actuel comprend 60,000 hommes, distribués en 62 régimens et 360 escadrons. La réduction des cadres à 16,000 hommes, qui suffiraient au besoin pour un nombre d’escadrons[7] égal à celui qui existe aujourd’hui, comporterait un personnel léger pour nos finances en temps de paix et très respectable en cas de guerre avec l’appel de la réserve. — Les destinées nouvelles de l’artillerie, révélées par les dernières campagnes, ont inspiré des travaux curieux concernant cette arme[8], et voici ce qu’il en paraît résulter. En même temps que les pièces de position pour l’attaque et la défense des points fortifiés tendent à prendre des proportions monstrueuses, l’artillerie de campagne va s’alléger en se mobilisant de plus en plus. On composera probablement des batteries de pièces plus petites dont on augmentera le nombre normal. On agencera toutes les parties du service, on combinera le travail et la lutte de manière à économiser le nombre des hommes. Dans ces conditions, avec des cadres portés de 12,000 à 16,000 hommes de grand et de petit état-major, on aurait les moyens de déployer en temps de guerre une artillerie formidable. — Les cadres actuels du génie, si on se reporte aux propositions faites par le gouvernement en 1850, pourraient être fortement réduits. — Les services spéciaux de la gendarmerie n’ouvrent pas carrière aux innovations, et quant aux équipages militaires et aux services administratifs, les réformes, si elles étaient jugées nécessaires, ne changeraient pas beaucoup les chiffres du personnel.

Ce décompte des armes spéciales n’est qu’un acheminement vers la solution cherchée : quelle sera la force de l’infanterie, c’est-à-dire quel sera le rôle de la nation armée ? Dans tout système admettant une landwehr sérieuse et posant en principe que tout citoyen sans exception doit à la patrie quelques années de son existence, il y a une difficulté qui consiste a équilibrer la durée du service actif en ménageant à la fois la population et les finances. Si le temps que les jeunes gens valides doivent passer dans l’armée soldée est trop prolongé, vous demandez trop au trésor public, et le système qui devrait être économique devient onéreux. Si au contraire vous abrégez beaucoup le temps du service, les militaires vous diront que vos réserves n’ont pas fait un apprentissage suffisant, et que votre armée manquera de cohésion et de solidité.

Cette difficulté s’est présentée en Prusse comme ailleurs, et on l’a évidemment éludée en multipliant d’une façon assez arbitraire les exemptions, les ajournemens, les non-valeurs. En 1862 par exemple, sur 1,000 jeunes gens examinés, on en a laissé de côté 124 absens avec ou sans permission. Une trentaine dont les infirmités étaient visibles ont été immédiatement congédiés ; 82, supposés de constitution faible, ont été classés immédiatement dans la réserve. Pour 373 autres, la décision a été ajournée à un an après une seconde visite. 26 ont été admis à l’engagement volontaire d’un an, au lieu de deux, à charge de fournir leur équipement. Bref, 116 conscrits ont été déclarés aptes au service, et sur ce nombre 105 seulement ont été versés tout de suite dans les corps de l’armée soldée. Ces renseignemens sur la prétendue universalité du service prussien ont une portée politique qui paraît avoir échappé jusqu’ici à l’attention du public.

En ce qui concerne la France, le point sur lequel il faut d’abord s’entendre est celui de l’apprentissage militaire. Combien faut-il de temps pour former un cavalier, un fantassin, un artilleur ? Si vous rassemblez en comité des illustrations guerrières, elles vous répondront comme si le soldat était un virtuose ne devant arriver que par une longue pratique aux finesses de son art. Transportez-vous dans un pays où chacun prend sa part de responsabilité dans les affaires publiques, où existe le droit de réunion, où le port des armes n’est pas interdit aux particuliers, on vous dira qu’il faut deux mois pour faire du citoyen un soldat. En Suisse par exemple, la règle exige 28 jours pour former les recrues au maniement du fusil, et 4 jours de grand exercice pendant les années suivantes, en tout 52 jours pour toute la durée du service dans l’élite, c’est le nom donné à l’armée active : cela paraît un peu court, il faut l’avouer, et cependant trouverait-on un général des grandes armées permanentes qui se chargeât d’envahir la Suisse à nombre égal d’hommes ?

La vérité est que les aptitudes militaires se développent au sein des peuples dans un certain rapport avec le milieu politique et la destination des armées. Dans les pays organisés seulement pour la défense, où l’on ne s’émeut que pour des intérêts évidens et généralement sentis, on peut abréger l’apprentissage des armes : chacun sait ce qu’il ferait au besoin, et ce que son voisin ferait comme lui. Cette confiance réciproque suffit à la sécurité commune. Au contraire, dans les pays où le métier de la guerre constitue une profession spéciale et isolée, où le premier mérite du soldat et la principale condition de son avancement sont d’exécuter sans examen la tâche qu’on lui assigne, il faut que le conscrit se fasse un tempérament militaire par là discipline, et qu’il s’habitue à trouver dans l’engrenage du régiment la force motrice qui ne réside pas en lui-même. De la nécessité d’un apprentissage assez long, nécessité exagérée par les chefs de corps, qui se complaisent dans la perfection des exercices, et puis enfin, quand presque tous les citoyens se sont accoutumés à payer de leur argent pour ne pas payer de leur personne, ils laissent atrophier en eux le premier instinct de notre nature, celui de la défense personnelle, et ils mesurent leur confiance dans l’avenir sur le nombre des hommes enrégimentés et aguerris.

Il faut, ce me semble, tenir compte des préjugés sociaux et prendre le milieu entre les tendances extrêmes. Je cherche une autorité qui abrite mon incompétence, et je la trouve dans le rapport qui a servi de base à la loi qui est encore en vigueur, celle de 1832. L’instinct public demandait ce qu’il demande encore aujourd’hui, un service actif à courte durée et une réserve sérieuse. Le rapporteur, M. Hippolyte Passy, prononça ces paroles qu’on recueillit comme un engagement : « Tout rend certain que les fantassins après deux ans et les cavaliers après trois ans d’activité recevront des congés annuellement renouvelés. » Et en effet l’avis presque unanime des hommes spéciaux est que trois ans de service suffisent pour former un cavalier, et qu’il en faudrait moins pour faire un artilleur, puisque souvent en campagne les fantassins sont employés dans les batteries comme auxiliaires. Quant au soldat d’infanterie, la durée de son apprentissage peut varier suivant l’agilité du corps et de l’esprit ; deux années sont un maximum suffisant pour les plus lourdes natures, et ce temps devrait être abrégé dans beaucoup de cas par des congés accordés avec discernement. Il ne faut pas croire qu’il suffit de retenir longtemps le militaire dans les casernes pour en faire « un vieux soldat. » Ce qui vieillit le soldat, trop rapidement peut-être, c’est la guerre. — « Nous sommes convaincus, a dit le colonel Guérin dans son mémorable rapport, que, quand on a passé sous les drapeaux le temps nécessaire pour se former aux armes, on a plus à perdre qu’à gagner en continuant plus longtemps la vie de garnison, vie de sujétion, mais peu laborieuse, qui fait plutôt naître des goûts d’oisiveté qu’elle ne prépare aux fatigues et aux privations de la guerre… On n’est pas vieux soldat après sept ans de garnison plutôt qu’avec trois. » C’est un vieux et brave soldat qui parlait ainsi. Il est à peine nécessaire d’ajouter, tant cela est évident, que plus en réduirait le temps du service actif sous les drapeaux, plus il deviendrait urgent de constituer solidement la réserve. Il semblerait rationnel, dans ce système, de fixer la durée nominale du service à neuf ans, — trois ans dans l’armée active, mais en fait la vie de caserne serait considérablement réduite, comme en Prusse, par les congés multipliés, par les tolérances au profit des hommes suffisamment développés, — trois ans dans une réserve assujettie à des exercices et à des manœuvres assez prolongés pour nourrir en eux l’habitude de l’arme et l’impression de la discipline, — trois ans dans des corps de vétérans sans autre obligation qu’un service sédentaire en temps de crise.

En combinant ces données diverses, nous arriverons à déterminer la composition de l’infanterie et à trouver l’emploi du contingent annuel. 100 régimens à 24 compagnies constitueraient, à ce qu’il semble, une force rationnelle, et en consultant la loi qui règle notre organisation régimentaire, je trouve qu’il faudrait un personnel de 54,000 hommes, depuis les colonels jusqu’aux soldats-ouvriers, pour former les cadres de ces 100 régimens. Or, en conservant seulement 60 ou 70 simples soldats par compagnie, on aurait une infanterie comportant en pleine paix 156,000 hommes simples soldats et pouvant élargir au besoin ses rangs pour en admettre le double. J’évite les détails arides qu’il faudrait multiplier pour montrer comment, au moyen de congés largement accordés, les 132,000 jeunes gens disponibles chaque année pourraient passer tous sous les drapeaux et y faire un stage suffisant. Il sera plus simple de résumer le système par quelques chiures. Voici donc ce que serait à l’état permanent l’effectif d’une armée active appuyée sur une large réserve nationale.


États-majors et cadres Soldats. Minimum de l’effectif Totaux
États-majors généraux 4.500 « 4.500
Cavalerie 16.000 30.000 46.000
Artillerie 16.000 24.000 40.000
Génie 1.600 4.000 5.600
Equipages militaires 2.300 3.300 3.600
Gendarmerie 4.800 17.000 21.800
Services administratifs 3.500 5.800 9.300
Infanterie 54.000 156.000 210.000
102.700 240.100 342.800

Le tableau qui précède n’est qu’un aperçu, une base d’appréciation offerte au public : elle présente pour l’armée active un minimum d’effectif au-dessous duquel il ne serait peut-être pas prudent de descendre. Le maréchal Gouvion Saint-Cyr en 1818, le maréchal Soult en 1820, reconnaissaient qu’un effectif permanent de 240,000 hommes serait suffisant. Le comité militaire de 1849 proposa, sans réussir à les faire adopter, des combinaisons qui auraient limité l’armée permanente à 284,840 hommes. On a tenu compte ici des changemens survenus dans la stratégie comme dans l’ensemble des faits politiques, et on a admis des combinaisons comportant un effectif de 343,000 hommes en permanence sous les drapeaux. Dans l’hypothèse d’un service de neuf années, — dont trois de service actif avec de larges congés, trois de réserve avec des exercices sérieux, et trois de vétérance, en utilisant chaque année les 132,000 jeunes gens disponibles et avec les services prolongés des états-majors, les engagemens volontaires, les auxiliaires étrangers, — là force militaire de la France se répartirait comme il suit :


Armée active au minimum sous les drapeaux
343,000
Armée active complétée par le rappel des congés 130,000
Réserve exercée, congés mobilisables (toutes pertes pendant le service, autres que la mortalité par fait de guerre, étant déduites) 345,000
Vétérans sédentaires 341,000
1,179,000

Ainsi, dans la supposition d’un système qui retiendrait le soldat proprement dit peu de temps sous les drapeaux, mais qui organiserait la nation tout entière pour la défense, la France disposerait de onze cent soixante-dix-neuf mille hommes généralement au-dessous de trente ans, sans compter les ressources qu’elle trouverait, en cas de péril extrême, dans les citoyens qui ont dépassé trente ans et sont entrés dans la vraie période de l’énergie virile. On pourrait mettre en mouvement trois ou quatre grandes armées de 150 à 200,000 hommes, chacune avec une cavalerie suffisante pour le rôle attribué aujourd’hui à cette arme et une artillerie plus nombreuse que celle dont on dispose actuellement. Il reste à évaluer les sacrifices en hommes, en argent, en journées de travail, qu’une telle organisation militaire imposerait à notre pays. J’essaierai cette appréciation un peu plus loin en la comparant aux résultats du système opposé.


IV

Je viens de montrer par aperçu ce que pourrait donner chez nous, comme puissance stratégique, un régime ayant pour principe de généraliser l’éducation militaire, afin que la nation se transformât au besoin en armée. Le système opposé, je l’ai déjà dit, est celui des armées à service prolongé, formant dans la nation une catégorie spéciale aussi nombreuse que les ressources d’argent le permettent et tenues au complet par des facilités de recrutement à la discrétion du pouvoir. Le type le plus parfait de ce dernier système est la combinaison émanée de la commission militaire et soumise récemment à l’appréciation du public par la publication du Moniteur. Ce projet paraît être abandonné : aussi n’ai-je pas l’intention de le critiquer dans le détail ; mais tant que la question restera sur le terrain où elle a été introduite, tant qu’on aura pour thème de concilier une grande augmentation de nos forces militaires avec le maintien du principe actuel, c’est-à-dire avec un service prolongé dans une armée à part et une réserve composée de citoyens n’ayant pas fait séjour sous les drapeaux, tant qu’on cherchera dans cette direction, on aura beau corriger les détails et adoucir les froissemens, on retombera toujours dans les inconvéniens qui ont ému l’opinion et fait avorter le système du Moniteur. Des atténuations ont été proposées dans le même ordre d’idées : elles ne changeraient rien au fond des choses. On arriverait toujours à prendre sans exception les jeunes gens valides, à les séparer en deux classes, les uns restant dans l’armée active assez longtemps pour que leur existence entière en soit dérangée, les autres ne pouvant faire, faute d’une trempe militaire suffisante, que des soldats incapables de rendre de bons services, ce qui serait l’exagération du système actuel.

« La France doit pouvoir mettre sur pied une armée de 800,000 hommes, » tel est le point de départ de la commission militaire. Une nécessité non moins évidente, a dit le Moniteur, est d’ajouter à ce premier groupe une force sédentaire chargée de protéger l’ordre à l’intérieur, de défendre les côtes et les places fortes pendant que l’armée active est aux frontières. En retranchant des 800,000 hommes actifs la gendarmerie, les ouvriers militaires et les non-valeurs, il resterait environ 720,000 combattans, c’est-à-dire quatre ou cinq armées très respectables : tel est l’idéal du jour qu’on cherchera, je le répète, à réaliser dans quelque combinaison que ce soit. Pour arriver à ces fins, le Moniteur a proposé de classer les forces militaires de la France en trois catégories : armée active, réserve, garde nationale mobile. Le service serait de six ans dans chacune des deux premières catégories, plus trois ans dans la garde nationale mobile, neuf ans en tout. Un contingent de 80,000 hommes serait attribué à l’armée active ; mais en même temps la réserve serait divisée en deux bans, dont le premier, soit 40,000 hommes, serait constamment exposé à partir, sans autre formalité que le simple appel du ministre de la guerre pour combler les vides. Cette disposition est celle qui a le plus soulevé l’opinion publique contre le projet, parce qu’elle portait en réalité le contingent annuel à 120,000 hommes.

Ici doit prendre place une observation applicable non-seulement au défunt projet de la haute commission militaire, mais à presque toutes les combinaisons dont on a entretenu le public en ces derniers temps. On accepte comme irrécusables les données du Moniteur, on suppose que les 325,000 jeunes Français qui tous les ans atteignent l’âge de vingt ans fournissent 160,000 individus valides, et on classe ceux-ci sans plus d’examen dans l’armée de terre. Or nous avons vu précédemment que l’armée de terre, déduction faite de toutes les exemptions garanties actuellement par la loi, ne peut disposer annuellement que de 132,000 jeunes gens. On pourrait à la vérité se rapprocher du chiffre de 160,000 en revenant sur les dispositions tutélaires de 1832, et saisir un assez grand nombre de conscrits en abaissant encore le niveau de la taille ou en retirant les dispositions prises dans l’intérêt des familles. On commence à dire que des hommes très petits ont souvent plus de vigueur et de prestesse que de plus grands : cela est vrai ; on entend dire aussi que des conscrits fiévreux dans leurs villages ou goitreux dans les montagnes se guériraient dans les régimens. Suivant quelques personnes, les fils de veuves, les frères de militaires en service ou morts sous les drapeaux ne devraient pas être indistinctement exemptés : il y a encore du vrai dans tout cela ; mais il est prodigieusement difficile en ces matières de poser une limite certaine, et, si l’on doit faire erreur, il vaut mieux accorder plus que moins aux intérêts de famille. Chacun sentira d’ailleurs qu’on n’essaierait pas d’abolir les exemptions consacrées par une longue habitude, tenues pour un droit jusque dans les plus humbles chaumières, sans remuer profondément le pays : on ne pourra modifier à cet égard la loi de 1832 qu’en généralisant d’une manière absolue l’obligation de passer sous les drapeaux et en abrégeant de beaucoup la durée du service, conformément au système prussien.

En prenant pour base une disponibilité de 160,000 hommes, le Moniteur nous promettait, après une rotation de six années, une force militaire active dépassant 800,000 hommes, et une garde nationale mobilisable d’à peu près 400,000 hommes, — en tout 1,232,215 soldats. Tel est le chiffre opposé fièrement à la landwehr allemande[9]. Avec l’autre estimation, celle de 132,000 hommes, il nous semblerait assez difficile d’obtenir un effectif dépassant 1,179,000 soldats : c’est un chiffre déjà trouvé plus haut ; il est naturel qu’on arrive aux mêmes résultats avec les mêmes élémens.

Comment évaluer maintenant ce que coûteraient à la nation l’un et l’autre système d’armée ? On ne le peut faire que par analogie et par aperçu. Une armée devient coûteuse non-seulement par les dépenses qui sont mentionnées dans les budgets, mais par le préjudice qu’elle occasionne en détournant un grand nombre d’hommes des travaux producteurs. Dans l’état actuel, l’effectif budgétaire accordé pour 1867 est de 390,000 hommes, ce qui représente 142,350,000 journées de présence passées sous les drapeaux par les soldats de tout rang. La dépense a été réglée provisoirement à 352 millions de francs, et elle comprend, outre l’entretien des hommes, les déboursés de tout genre auxquels une armée donne lieu : achat et nourriture des chevaux, équipemens, arméniens, matériel, administration ; cela correspond à une dépense de 2 fr. 47 cent, par journée d’homme. Prenons ce dernier chiffre, non pas comme une mesure exacte, mais comme moyen d’évaluation approximative.

Dans les deux types d’armée entre lesquels les réformateurs balancent, le nombre des journées de présence sera déterminé par le rôle qu’on fera jouer à la réserve. Plus seront nombreux relativement les soldats de la réserve qui n’auront à passer que deux mois aux frais de l’état pendant la première moitié de leur service, et un mois seulement pendant la seconde moitié, et moins la dépense totale de l’armée sera lourde. Eh bien ! dans la combinaison proposée par le Moniteur, le nombre des jours de présence s’élèverait à 174,835,000, tandis que dans le système d’un armement national, tel que celui qui a été proposé plus haut, le nombre des journées serait de 144,445,000 : différence à l’avantagé de celui-ci, plus de 30 millions. Ce premier aperçu donne à penser déjà que les dépenses militaires supportées directement par le trésor seraient accrues d’environ 74 millions par les réformes qui tendent seulement à conserver l’armée actuelle en la fortifiant. Ce n’est pas tout. Les sommes qu’il faut demander directement aux contribuables pour les besoins des troupes ne sont qu’une faible partie des sacrifices qu’inflige aux peuples l’existence des grandes armées. La perte la plus forte, quoiqu’on n’ait pas coutume de s’en préoccuper, provient du temps dérobé aux travaux utiles par le service militaire et du déficit dans la production qui en résulte. Lorsqu’un ouvrier a reçu un salaire de 2 francs pour appliquer son industrie à un objet quelconque, évidemment cet objet aura acquis une valeur vénale bien supérieure à 2 francs : il vaudra 5 ou 6 fr., et peut-être plus. Or, qu’un recrutement exceptionnel stérilise ainsi 30 millions de journées, voilà un déficit dans le revenu national qui ne serait pas estimé trop haut sans doute à 150 millions. C’est ainsi que le militarisme ruine la vitalité des peuples : quand on a fait pendant une série d’années des excès de ce genre, on a recueilli de la gloire, on se croit fort ; on ne s’aperçoit pas qu’en amoindrissant la richesse sociale on a affaibli le nerf de la guerre, et quand viennent les grands ébranlemens politiques, on reconnaît, un peu tard parfois, ce que valent sur les champs de bataille les peuples qui ont entretenu plus d’ouvriers dans les usines, plus de laboureurs à la charrue et moins de soldats dans les casernes.

Les systèmes qui ont pour base la nation armée sont donc par nature les moins dispendieux. Je reconnais qu’il ne faudrait pas s’arrêter à de misérables calculs d’argent lorsqu’il s’agit de l’honneur, de l’existence politique d’un pays : la plus chère de toutes les armées serait celle qui laisserait ces grands intérêts en péril ; mais je ne ressens pas ces craintes, j’incline même à croire qu’entre les deux systèmes actuellement en cause devant l’opinion, celui qui est emprunté à la Prusse offrirait les garanties les plus solides. Le vice radical des combinaisons qui prolongent le séjour dans l’armée active au-delà de deux ou trois ans est de diviser forcément les enrôlés en deux classes, les uns destinés à devenir de vrais militaires, les autres restant des civils à qui on donnera quelques leçons pour la marche ou le maniement du fusil. Il y a" toujours entre ces deux classes la fatalité du tirage au sort, qui asservit les uns et favorise les autres. Il y a le dédain naïf du troupier pour le civil, et le secret malaise du civil dans le contact avec le troupier. Quand viennent les jours de péril, le mélange de ces élémens est imparfait, on n’obtient pas tout de suite cette cohésion qui fait la force et l’entrain d’une année. Dans le système prussien, c’est autre chose. Bourgeois et paysans, riches ou pauvres, viennent d’abord se confondre dans l’armée active, et c’est un excellent point de départ. Il faut avoir reçu pendant un an au moins et trois ans au plus l’éducation du régiment pour avoir le droit d’entrer dans la landwehr : on réclame là comme un droit ce que l’on considère comme, un honneur. Ceux qui sont admis dans cette milice vraiment nationale y arrivent brisés à la discipline ; ils ont puisé dans la vie commune le sentiment de l’ensemble et de la solidarité dans les efforts ; ils ont acquis ce quelque chose du soldat que rien ne supplée sur le champ de bataille, si ce n’est l’exaltation patriotique. Après cela commencent les exercices annuels, non par pelotons dans les cours d’une caserne, mais au grand air et par grandes masses, sous les yeux de concitoyens qui ont été ou seront exercés de la même manière. Cela suffit, on le sent bien, pour entretenir la trempe militaire des premières années. En somme, armée et landwehr ne font qu’un ; c’est l’évolution naturelle d’un même corps, et, lorsque vient la bataille, on a, non pas des élémens juxtaposés, mais une force homogène dans son tempérament et dans son esprit. Il y a d’ailleurs un argument auquel les partisans de l’ancien militarisme peuvent difficilement répondre. Si un court passage sous les drapeaux ne suffit pas pour former un soldat, si la landwehr est méprisable, d’où vient que tous les gouvernemens européens, notamment le gouvernement français, sont si fort préoccupés de fortifier leurs armées permanentes et d’emprunter le plus possible à l’institution de la landwehr ?

Malgré mon adhésion au régime prussien, je ne suis pas de ceux qui se sont laissé complètement fasciner par la rapidité foudroyante de la dernière guerre. Il est incontestable qu’au premier moment on s’est exagéré la puissance agressive de la Prusse nouvelle. Il se fait une réaction à cet égard. Les cercles où l’on agite les questions militaires inclinent volontiers vers ce point de vue nouveau. — La transformation de l’Allemagne, y dit-on, a été l’œuvre de la politique plus que des. armées. La préparation de ce mouvement date de soixante ans. Dès 1807, l’Allemagne, ruinée et humiliée par un conquérant, s’aperçoit que le morcellement de ses forces est la cause du malheur commun ; le salut est dans l’union. Partout où l’on ose penser, on recherche les moyens de constituer l’unité, et on s’accorde à reconnaître que la Prusse est par sa nature le centre d’attraction et comme le noyau du fruit à venir. Cette croyance est professée pendant quinze ans dans les sociétés secrètes ; les jeunes hommes sortant des universités en sont tout imprégnés. Enlacé dans la sainte-alliance, le gouvernement prussien trompe la confiance qu’on a mise en lui. Alors le patriotisme allemand rêve et conspire pour une unité démocratique et confédérative comme celle, de la Suisse. Avertie par la commotion de 1830, la cour de Berlin trouve bon de faire quelque chose pour, les idées du jour : elle entreprend l’unification par l’industrie et fonde le Zollverein création de génie. Le culte des intérêts matériels assoupit les passions politiques au profit de la Prusse. La confédération germanique est détraquée par le contre-coup de février 1848. Comment se manifestera révolution ? Par la fièvre de l’unité. Le parlement de Francfort, sorti des entrailles populaires, offre encore la couronne impériale au roi de Prusse, et sans un scrupule ou une crainte de celui-ci l’idéal de la Tugend-Bund serait réalisé. L’Autriche triomphe un moment par le rétablissement de l’ancienne diète germanique ; aussitôt la Prusse jalouse complote une union restreinte dont elle serait l’âme. Voilà l’Allemagne retombée sous la fatalité, du dualisme qui la paralyse. Quand la question d’Orient remue l’Europe en 1855, le peuple allemand est profondément humilié que la guerre et la paix se fassent sans lui. La volonté instinctive de l’unité s’affirme plus que jamais dans les lois communes à tous les états, dans les écrits, dans les relations de commerce. Par qui se fera la fusion ? Après Solferino la Prusse croit avoir enfin trouvé l’occasion d’enlever l’Allemagne son profit. Le traité de Zurich engourdit cet élan, mais l’idée (nationale trouve d’autres voies pour aller à son but. Le National-Verein organise son habile propagande au profit de la Prusse. Avec M. de Bismark, les préjugés, les passions de la cour de Berlin, l’outrecuidance de l’aristocratie prussienne, deviennent les ressorts du grand œuvre. Une campagne bien préparée et bien conduite abat l’Autriche. Le dualisme est enfin brisé : la vieille confédération tombe, et la nationalité surgit. A coup sûr, il eût mieux valu que la besogne se fit d’autre façon et par d’autres agens, mais il y a fait accompli. Aurait-on voulu que les peuples continuassent la guerre civile pour détruire ce qu’ils ont désiré et préparé depuis un demi-siècle ? Si le résultat n’avait pas été conforme au vœu national, est-ce qu’une seule bataille aurait anéanti toutes les résistances ? Encore une fois, le triomphe de la Prusse est plus politique que militaire, et cela est si vrai que M. de Bismark aura grand’peine à faire dans l’union restreinte une étape aussi prolongée qu’il le voudrait.

Les observateurs attentifs disent encore : La Prusse a trouvé devant elle sur les champs de bataille un grand corps dont on s’exagérait la force et qui était en réalité délabré. Le colonel Favre rapporte ce propos d’un officier autrichien : — Je ne sais comment cela se fait ; mais soit en 1848, soit en 1859, aussitôt qu’une guerre éclate, au lieu de se garnir de vieux Soldats, nos rangs se remplissent de recrues, tellement que dans la dernière guerre on était obligé de leur apprendre la charge dans les wagons. — Cela vient, pourrait-on répondre, de ce que les états qui n’ont pas de bonnes finances et qui craignent les véritables landwehrs soulagent leurs trésors en multipliant les congés dans leurs armées permanentes, et n’ont des effectifs nombreux que sur le papier. On assure qu’avant Sadowa les distributions de vivres ont manqué aux troupes autrichiennes, et on sait quelles fautes de tactique ont été commises. Pour la Prusse au contraire, la guerre était une conspiration longuement préparée. Chefs et soldats connaissaient le but et y tendaient franchement : l’idéal allemand était leur étoile. L’armement était supérieur ; le comfort ne manquait pas aux troupes. Voilà bien des élémens de succès, sans qu’il soit nécessaire d’exagérer le rôle de la landwehr et la vertu des fusils à aiguille. En somme, ajoute-t-on, les documens abondent aujourd’hui sur la campagne austro-prussienne, elle est connue jusque dans ses menus détails : eh bien ! les divers corps de l’armée active, forts de 394,000 hommes, ne comprenaient que 28,800 hommes de landwehr. Les troupes de cette catégorie étaient nombreuses dans les dépôts et les garnisons, mais celles-ci n’ont pas eu l’occasion de faire leurs preuves. Les fameux fusils à aiguille, qui pourraient user douze cartouches par minute, n’ont tiré en moyenne que sept coups pendant toute la campagne, et enfin, le sang a moins coulé de part et d’autre à Sadowa que devant Sébastopol, à Magenta ou à Solferino.

Ainsi parlent aujourd’hui ceux qui essaient de réagir contre l’impression qu’a laissée le triomphe des Prussiens. Je partage leur avis, s’ils veulent dire qu’à un jour donné, dans un de ces grands duels militaires dont l’histoire prend note, le succès ne serait pas indubitablement pour l’armée prussienne, et que, si la cour de Berlin se laissait aller à l’enivrement des conquêtes et se lançait dans des guerres agressives, elle pourrait bien être rappelée à la modération ; mais on jugerait fort mal la situation, si on se plaçait pour l’apprécier au point de vue exclusif de la stratégie. Les faits de guerre aujourd’hui sont dominés, et de très haut, par des considérations sociales. Ne nous y trompons pas ; notre temps, si fécond en phénomènes inattendus, verra une des plus grandes évolutions de la politique. Les armées permanentes, dans le sens historique de ce mot, s’en vont, et la tendance est d’y substituer des armées nationales, ou, pour mieux dire, l’armement civique des peuples. Lorsque le système monarchique s’est formé, et avec lui le dogme princier de l’équilibre européen, chaque souverain, ne comptant dans l’ensemble que suivant le poids de sa force militaire, s’appliquait à constituer une armée aussi nombreuse que possible, aussi obéissante à son vouloir que le bras à la pensée. Cette émulation entre les rois est devenue de plus en plus onéreuse aux peuples ; elle leur a donné à réfléchir avant même qu’ils eussent le droit de parler. Vinrent les applications de la science à la stratégie, qui tendent à développer l’outillage militaire d’une manière ruineuse. On a trouvé en tout pays des ressources prodigieuses pour l’emprunt ; mais le procédé devient dangereux, si on en abuse. Les hommes d’état, je parle de ceux qui observent et qui réfléchissent, sentent bien que l’échec d’un emprunt à la veille d’une campagne serait un coup plus rude qu’une bataille perdue. Il a donc fallu songer à restreindre la dépense. On a été conduit ainsi à imiter ce qu’a fait un gouvernement pauvre qui, obligé par sa situation précaire et le rang qu’il voulait garder, d’avoir plus de soldats qu’il n’en pouvait entretenir, imagina de donner l’éducation militaire à toute la nation. L’expérience du système vient d’être faite avec un bonheur inespéré ; mais voyez ce qui en découle dans la pratique. Les soldats citoyens, arrachés au métier qui les fait vivre, subissent dans leurs affaires un dommage incalculable ; la plupart laissent derrière eux des familles qui mourraient de faim, si on ne venait pas à leur secours. L’état ne pourrait pas en soutenir un si grand nombre ; c’est la commune qui doit payer environ 7 francs 50 centimes par semaine à la famille de tout homme mobilisé s charge énorme pour les localités, suspension du travail nourricier ; ce serait une perturbation effrayante, si elle se prolongeait !

La dernière campagne a été si rapide, les ressources ont été si bien préparées, l’idée motrice était si bien sentie, qu’on a pu enlever les populations. Serait-il aussi facile d’entraîner la landwehr mobilisée au-delà du Rhin ou du Danube pour quelque intrigue de cabinet, pour quelque fantaisie de politique transcendante ? Non assurément. Supposez au contraire l’Allemagne évidemment provoquée, mise en demeure de défendre son domaine. On verrait alors communes et particuliers courir au-devant des sacrifices et entraîner leur gouvernement, s’il faiblissait : l’intérêt personnel leur commanderait d’agir ainsi. Certes il se pourrait qu’une armée envahissante retrouvât au début des journées comme Iéna ou Wagram ; mais on sent bien qu’elle n’aurait pas dompté le pays pour cela, et qu’elle finirait par être noyée dans les flots des milices nationales. Malheur dans l’avenir aux chercheurs de querelles et aux envahisseurs ! les peuples bien préparés à la défense auront raison d’eux. Remarquons en effet qu’avec ces groupemens de populations qui mettent en présence ce qu’on appelle aujourd’hui des nationalités, la guerre se fera le plus souvent par grandes masses. Il ne sera plus possible d’entretenir constamment et en assez grand nombre pour les nouvelles éventualités des hommes faisant du combat leur profession exclusive. Voilà pourquoi on cherche à substituer aux anciennes institutions militaires l’armement des populations : c’est une tendance si généralement prononcée que depuis peu de mois les réformes dans cette direction ont été mises à l’étude non-seulement par la France, mais par neuf autres états de l’Europe.

Les observations qui précèdent peuvent être ramenées à peu de mots. Les armées permanentes, ruineuses pendant la paix, s’étant trouvées insuffisantes quand on a craint la guerre, on a reconnu la nécessité de les fortifier par des réserves. Or, si les citoyens appelés à faire partie de ces réserves n’ont pas vécu pendant quelque temps de la vie du soldat dans l’armée active, leur éducation militaire est insuffisante ; si on les fait tous passer sous les drapeaux, on est obligé d’abréger beaucoup le temps du service actif, et alors on entre dans les données du système prussien, système auquel nos états-majors opposent beaucoup d’objections techniques, et que nos divers gouvernemens depuis 1815 ont repoussé par crainte de laisser échapper quelque parcelle d’autorité. Tel est le problème qui est posé chez nous pour la cinquième fois depuis un demi-siècle. Sera-t-il résolu cette fois ? Il n’en faudrait pas jurer. Les institutions militaires se combinent tellement avec les arrangemens de la vie privée qu’elles deviennent une partie des mœurs. On n’y peut introduire aucun changement sans une sorte d’assentiment public. A moins de ces grandes explosions qui illuminent soudainement les esprits, il faut que les réformes de cet ordre soient préparées par de longues controverses, que la foule ait le temps de les comprendre et de les accepter. Heureusement que l’urgence d’une décision est moins grande qu’on ne l’a cru après Sadowa.


ANDRE COCHUT.

  1. Voici ce qu’aurait donné ce système :
    1° Armée permanente Les quatre premières classes 236,000
    « Hommes en dehors des appels 80,000 316,000
    2° Réserve du premier ban Soldats des trois dernières classes 147,000
    « Le premier ban de la garde nationale 375,000 522,000
    3° Réserve du second banc Tous les hommes valides sortis du premier ban de réserve à vingt-huit ans et classés dans le second ban de réserve jusqu’à trente-cinq (toutes pertes déduites) 677,000
    1,515,000
  2. Essai sur la Statistique de la population française, 1 vol. in-4o. Les calculs de M. D’Angeville ont porté sur un mélange, d’années bonnes et mauvaises de manière à dégager une moyenne ordinaire.
  3. M. D’Angeville ajoute en signalant cette proportion entre les valides et les infirmes : « Ce résultat serait alarmant, si on ne savait que les jeunes gens des classes qui ont servi de base à nos calculs étaient nés de 1805 à 1817, époque où les grandes guerres de l’empire entraînaient les populations hors du territoire. »
  4. Sous Louis XIV, on n’admettait dans les gardes-françaises que des hommes de 5 pieds 4 pouces ; pour le reste de l’armée, on se contentait de 5 pieds 3 pouces en temps de paix et 4 pieds 2 pouces en temps de guerre. En 1776, le minimum fut fixé à 5 pieds 1 pouce pour l’infanterie et 5 pieds 3 pouces pour la cavalerie. Sous le consulat, la taille réglementaire du fantassin fut fixée a 4 pieds 11 pouces ; mais quand les guerres de l’empire devinrent dévorantes, on prit indistinctement tous les jeunes gens suffisamment valides. Après quelques variations, le minimum est resté fixé par la loi de 1832 à la mesure actuelle, soit 1 mètre 560 millimètres, ce qui est inférieur de 20 millimètres au minimum de la Prusse et de l’Autriche. Les hommes de très petite taille sont souvent bien constitués et très robustes. L’obstacle à leur admission provient de ce que le fantassin doit être assez grand pour atteindre sans trop de difficulté le haut de son fusil lorsqu’il charge son arme. L’invention des fusils chargés par la culasse va peut-être faire disparaître cette objection.
  5. Je ne remonte pas plus haut, parce qu’on a commencé en 1830 seulement à compter à part les mort-nés. Voyez l’Annuaire des Longitudes, où je puise ces chiffres.
  6. Les progrès de l’hygiène, qui augmentent la durée de la vie humaine, sont constatés chez nous par les diminutions du nombre des décès. De 1839 à 1843, le nombre des décès masculins a été en France de 468,231, ce qui donne 13 6/10° pour 1,000 individus. — De 1844 à 1851, c’est-à-dire pendant les dernières années de la monarchie et la période républicaine, le nombre des décès masculins est tombé à 415,341, soit 11 7/10* pour 1,000 individus. — De 1852 à 1860 inclusivement, sous l’influence des deux grandes guerres, le chiffre des décès pour les hommes se sont relevés à 440,006 en moyenne, soit 12 2/10e pour 1,000 individus.
  7. Je prends les bases de cette évaluation comme de celles qui suivent dans la loi portant fixation des cadres de l’armée, et votée en 1840, sur la présentation du général d’Hautpoul, ministre de la guerre.
  8. Voyez notamment un Essai sur l’organisation du personnel de l’artillerie, par un ancien élève de l’École polytechnique, 1865, travail important auquel j’ai emprunté d’utiles indications.
  9. Le Moniteur, en proposant l’incorporation annuelle de 160,000 hommes, n’a donné aucune explication de ses chiffres, et il est difficile de s’en rendre compte. L’autre hypothèse, celle qui réduit le contingent à 132,000 hommes, suppose un effectif réel, un produit net à verser dans l’armée de terre. Voici au surplus la comparaison de cette dernière donnée avec les chiffres du Moniteur.
    Armée active. Réserve du premier ban. Réserve du second ban. . . . Garde nationale mobile Corps ne provenant pas des appels (états-majors, engagés volontaires, gendarmerie, ouvriers militaires).
    Incorporation de 160,000 hommes (suiv. le Moniteur) Incorporation de 132,000 hommes (effectif réel)
    Armée active 417,483 346,000
    Réserve du premier ban 212,373 191,000
    Réserve du second ban 212,373 191,000
    Garde nationale mobile 389,986 366,000
    Corps ne provenant pas des appels (états-majors, engagés volontaires, gendarmerie, ouvriers militaires) « 85,000
    1,232,215 1,179,000


    De part et d’autre, on a tenu compte de la probabilité des décès dans un roulement de neuf années, durée totale du service.