Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/II/8

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Lecomte (p. 284-290).


VIII

SOUS L’AUTEL DE WISCHNOU.



Miss Ada Maury n’avait pu rapporter à Nadir que très-imparfaitement les causes de l’arrestation du brahmine et de ses amis, ainsi que le procès et la condamnation qui avaient suivi, car elle ne savait, de tous ces événements, que ce qui se disait dans le monde, et il s’y disait des choses tellement contradictoires qu’il était difficile d’y découvrir la vérité.

L’affaire était restée entourée de ténèbres, et l’autorité anglaise semblait tenir beaucoup à ce que la presse locale s’en occupât fort peu et surtout n’exagérât pas son importance.

Les magistrats d’Hyderabad affirmaient qu’il n’y avait réellement dans le procès que les faits qu’ils avaient jugés, et que le tribunal n’avait condamné les accusés à mort que parce qu’il avait été prouvé qu’ils étaient en correspondance avec les Sicks révoltés, et préparaient eux-mêmes un soulèvement des régiments cipayes dans la province d’Hyderabad et dans celle de Madras.

Le public avait alors suivi les débats avec une complète indifférence. C’est à peine si quelques centaines de curieux étaient allés assister au supplice des conspirateurs à la porte de Golconde. Puis on s’était dit que bonne justice avait été faite, et quinze jours après, tout était oublié.

Il n’y avait là, cependant, de la part du gouverneur d’Hyderabad, qu’une manœuvre adroite pour ne pas effrayer la population européenne.

La vérité était que ni Romanshee ni ses complices n’avaient trempé dans aucune conspiration militaire, et que ce qu’ils semblaient avoir projeté, — car l’instruction n’avait rien prouvé et les accusés étaient restés muets, — c’était un soulèvement religieux, et la réorganisation, après plus d’un quart de siècle de disparition qui avait paru complète, de la sinistre association des Thugs.

Vingt-cinq ans avant le drame que nous racontons, le Thugisme avait reçu un coup terrible.

Nous avons vu que, trahis par leur chef suprême, Feringhea, plus de trois mille affiliés avaient été arrêtés, jugés, condamnés à mort et exécutés.

Après cette expiation, la secte s’était dispersée et n’avait plus donné signe d’existence, sauf peut-être pendant la révolte des cipayes de Cawnpore, où elle parut renaître un instant pour livrer les prisonniers anglais et musulmans aux plus horribles supplices.

Après une admirable campagne, qui restera l’honneur de l’armée anglaise et pacifia l’Inde entière en moins de trois mois, le vice-roi fit aux Hindous des concessions de nature à ne plus leur permettre de prendre le prétexte religieux le plus futile pour se révolter.

Le soulèvement des cipayes n’avait eu d’autre cause apparente que l’obligation où étaient ces soldats indigènes de graisser leurs fusils avec de la graisse de porc.

On leur laissa fourbir leurs armes avec ce qui leur convint, et on autorisa les sectateurs de Kâly à se faire martyriser en son honneur.

On exigeait seulement qu’ils vinssent déclarer leurs intentions devant le magistrat du lieu, et on crut alors qu’on en avait fini pour toujours avec les adorateurs de la grande déesse.

En effet, durant de longues années, on n’entendit plus parler des Thugs, sauf de temps en temps, à des intervalles irréguliers, et seulement comme des voleurs de grands chemins qui détroussaient les voyageurs, aussi bien les Hindous et les Musulmans que les Européens.

Cela était l’affaire de la police et de la justice, mais non plus celle du gouvernement ni de l’autorité militaire.

On regardait le Thugisme comme tout à fait disparu, et cependant, par une espèce de respect pour la tradition, on continuait à surveiller certains personnages que les fonctionnaires, qui se succédaient dans les commandements des places fortes ou dans le gouvernement des villes, ne manquaient jamais de se recommander mutuellement.

Il y avait au parquet de chaque résidence une liste de suspects, une sorte de dossier judiciaire qu’on consultait de temps en temps.

Or, Romanshee était sur la liste des suspects d’Hyderabad depuis plus de vingt ans. On ne s’expliquait pas que, compromis jadis dans le procès de Feringhea, il eût été mis en liberté et n’eût jamais été inquiété par la suite.

Ce résultat heureux pour le vieux précepteur de Moura-Sing et de Nadir était dû à une des plus ingénieuses combinaisons de l’organisation du Thugisme.

Indépendamment des maîtres, qui étaient souvent les brahmines les plus respectés et les plus grands propriétaires indigènes du pays, initiés ceux-là à tout ce qui intéressait la secte ; indépendamment des instruments aveugles choisis dans les basses castes, l’association avait des affiliés qui ne savaient rien de ses crimes et qui peut-être même n’y croyaient pas.

C’étaient des prêtres irréprochables, des négociants honorables, des gens ne respirant que le respect des lois et l’amour de la patrie, et ne voyant dans cette conspiration permanente dont ils faisaient partie, que le droit indéniable à tout être humain de défendre le sol où il est né et d’en repousser l’étranger.

Ces membres du Thugisme, véritables pavillons d’honneur destinés à être déployés dans des moments propices, étaient mis soigneusement, par les frères eux-mêmes, à l’abri de tout soupçon.

Leurs noms ne figuraient pas sur les listes des conspirateurs et ils ne jouaient jamais que des rôles purement platoniques.

Convaincus de la sainteté et de l’honnêteté de l’œuvre, ils étaient les dépositaires fidèles des secrets les plus importants de l’association.

Nous ne voudrions pas affirmer cependant que tous les affiliés qui appartenaient à cette dernière catégorie fussent dans l’ignorance absolue de ce qu’ordonnaient les maîtres et de ce qu’exécutaient les esclaves ; il en était aussi parmi eux qui savaient, mais qui feignaient d’ignorer, cela pour leur sûreté personnelle et leur plus grand intérêt.

Ceux-là, c’étaient les plus ardents à maudire les crimes des Thugs et à demander contre eux la répression la plus sévère, si disposés qu’ils fussent à profiter de leurs sinistres exploits en cas de succès.

Nous pensons que les associations européennes, dites sociales et politiques, ont souvent emprunté à l’extrême Orient ce type odieux de lâches conspirateurs, qu’on ne voit debout que la veille et le lendemain du combat, et qui savent, aidés de leur double trahison et sauvés par leur double masque, revenir à flot après la tempête, pour faire croire aux niais qu’ils en ont été victimes.

Romanshee n’était pas de ces misérables. Pendant de longues années il n’avait vu réellement dans le Thugisme que la secte religieuse née d’une fausse interprétation du verset du Védas qui recommande les sacrifices humains et dit que la nature vit de destruction, secte devenue politique à l’époque de la première invasion musulmane ; et il avait blâmé ses excès, tout en restant son partisan fidèle et le brahmine le plus respecté de la province.

Plus tard, lorsque le célèbre chef de la franc-maçonnerie hindoue avait été emprisonné, il avait obtenu facilement l’autorisation de le visiter, et nous avons vu dans la première partie de ce récit, le Procès des Thugs, que Romanshee était devenu le confident des plus secrètes pensées de Feringhea. Il avait passé avec lui de longues heures, et on l’avait entendu bien souvent tenter de réhabiliter dans l’esprit de ses coreligionnaires celui qu’on accusait de trahison et qui était resté maudit.

C’était peu de temps après la mort de Feringhea qu’il était venu habiter la pagode d’Hyderabad, et qu’il s’était chargé de l’éducation du fils de Moura-Sing, ainsi que de celle de l’enfant que le vieux radjah avait recueilli dans son palais.

Mais, de ses deux élèves, il était évident que Nadir était celui que Romanshee préférait.

On eût dit parfois même qu’il ne lui parlait qu’avec un respect mêlé de terreur.

Vingt années se passèrent ainsi, pendant lesquelles le brahmine vécut entouré de l’estime générale et dans le calme le plus parfait, partageant son temps entre ses fonctions à la pagode et l’instruction de son disciple bien-aimé.

Soudain il changea d’existence et d’habitudes. On le vit recevoir des hommes inconnus, conférer de longues heures avec eux dans une salle basse qui s’étendait dans le sous-sol du temple, en-dessous de la statue de Vischnou, et entretenir avec le Nord de l’Inde une correspondance fréquente.

Tous les six mois, lui qui n’avait jamais quitté Hyderabad, il s’absentait, sous le prétexte de faire un pèlerinage à Jaggernaut ou à Salcette.

Peu de temps avant l’époque où nous plaçons ce récit, son voyage avait duré quatre mois entiers.

À son retour, il avait dit à tout le monde qu’il était allé jusqu’à Badrinath, au milieu des monts Himalaya, mais sir William Dudley avait appris, par hasard, qu’après être, en effet, remonté vers les sources du Gange, Romanshee s’était dirigé vers l’Ouest, c’est-à-dire chez les Sicks, dont un nouveau soulèvement était imminent.

À partir de ce moment-là, le père de Sita fut surveillé ; on consulta les livres de la résidence où on trouva son nom sur la liste des suspects ; on fouilla son passé, ce qui apprit les rapports qu’il avait eus avec Feringhea ; on intercepta plusieurs courriers qui lui étaient adressés, et comme ces hommes refusèrent de parler, même sous le fouet, l’arrestation du brahmine fut décidée.

Ce même soir où Moura-Sing faisait ses adieux à Nadir, Romanshee était rentré au temple avant la fin du jour. Un pèlerin l’attendait, dévotement agenouillé devant la statue de Vischnou que Sita ornait de fleurs.

Le brahmine laissa sa fille à sa pieuse occupation et conduisit l’inconnu dans la maison qu’il habitait, entre la première et la seconde enceinte de la pagode.

Là, il apprit que cet homme qu’il ne précédait que de quelques heures deux courriers qui lui étaient envoyés du Nord et qui avaient les communications les plus importantes à lui faire.

Au même instant, on frappa à la porte d’une façon évidemment convenue, car il s’empressa d’ouvrir.

C’était Schubea. Le nouveau serviteur de Moura-Sing venait l’informer que le départ de son maître était fixé au lendemain.

Peu d’instants après, les voyageurs qui étaient annoncés au brahmine arrivèrent à leur tour.

Il les entraîna aussitôt par un passage secret dans l’intérieur du temple.

L’immense nef était dans une obscurité profonde, sauf dans la partie où s’élevait la statue du dieu vénéré, dont des torches odorantes éclairaient le doux visage et celles de ses mains protectrices — on sait qu’il en a quatre — qu’il étendait comme pour bénir.

Romanshee conduisit ses deux visiteurs au pied de l’autel, écarta l’amas de fleurs qui en masquait les gradins, ouvrit une porte adroitement dissimulée dans le piédestal de la statue, et les précéda dans la crypte qui, s’étendant sous le temple, indiquait que sa construction remontait aux premiers âges de l’Inde.

Un grand nombre des édifices religieux du Sud de la presqu’île présentent cette double construction.

Lorsque l’invasion musulmane, venant par le Nord, repoussa devant elle le brahmanisme, les prêtres de cette religion se réfugièrent, ainsi que les premiers chrétiens, dans les entrailles de la terre.

Ce fut seulement plus tard qu’ils édifièrent sur leurs pagodes souterraines ces monuments gigantesques du Dekkan et de Candy qui ont résisté jusqu’ici aux injures du temps.

Dès que les deux inconnus l’eurent rejoint dans la crypte, Romanshee se retourna vers eux et leur dit :

— Maintenant que nous sommes seuls, qui êtes-vous ?

— Nous sommes les envoyés du Nord, répondit un de ces hommes ; voici le signe de ralliement.

Le vieux brahmine s’inclina ; l’Hindou qui avait pris la parole venait de lui mettre sous les yeux un large anneau d’or, sur lequel était profondément gravé ce même signe hiéroglyphique et mystérieux que Nadir portait sur son bras gauche.

— Et que voulez-vous ? leur demanda-t-il, je suis prêt à obéir.

— Nous sommes chargés, poursuivit le messager, de t’apporter les paroles du conseil suprême : Romanshee, le moment est venu, l’heure de la délivrance a sonné, l’enfant s’est fait homme. Au moment où se lèvera pour la première fois la prochaine lune, nous serons tous dans les cavernes de Carly ; c’est des entrailles de la terre que sortira le cri de guerre et de vengeance, au nom sacré de Kâly !

— J’y serai, répondit le brahmine ; demain l’enfant se réveillera le maître !

Ces mots étaient à peine prononcés que la voûte de la crypte sembla s’ébranler sous les pas d’une troupe nombreuse qui venait de pénétrer dans la pagode.

Nadir

Les conspirateurs distinguaient les bruits d’armes au-dessus de leurs têtes, et ils écoutaient épouvantés.

Soudain, avant qu’il aient pu se rendre compte de ce qui se passait, Romanshee et les deux inconnus étaient entourés par une compagnie de soldats anglais commandés par George Wesley et faits prisonniers.

Sir William Dudley avait bien prit toutes ses mesures, et il avait indiqué si exactement à son aide de camp la route qu’il aurait à suivre pour rejoindre le brahmine dans le cas où il ne le trouverait pas chez lui, que l’officier, sans perdre son temps à fouiller les mille couloirs du temple, s’était dirigé aussitôt vers la partie souterraine dont l’existence lui était connue.

Il n’avait pas même eu la peine d’en forcer la porte, Romanshee ne l’avait pas refermée ; et il avait pu mener sa mission à bonne fin sans donner l’éveil au dehors, ce qui lui avait permis d’arrêter d’un seul coup de filet tous les serviteurs de la pagode.

Sita seule était parvenue à échapper à ses recherches, grâce à ce que les soldats avaient négligé de fouiller le monceau de roses sous lequel elle s’était blottie dès leur entrée dans le temple.

La pauvre enfant avait vu partir son père enchaîné, mais sachant que son intervention serait inutile, elle n’avait plus songé qu’à s’enfuir pour prévenir Nadir.

Nous savons que, réfugiée dans la maison de son fiancé, elle en avait été bientôt chassée par l’incendie, et que depuis elle avait disparu.