Le Procès des Thugs (Pont-Jest)/III/8

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Lecomte (p. 448-459).


VIII

L’INFÂME.



On comprend ce que fut, à partir de ce jour, la vie de lady Maury.

Ne pouvant lui pardonner son refus, son mari mit même de côté cette espèce de décorum qu’il avait jusqu’alors conservé, et il ne lui épargna plus ni les humiliations ni les insultes.

Il avait supplié, juré et menacé inutilement.

Les domestiques eux-mêmes imitèrent leur maître, et il n’y eut plus pour la jeune femme un instant de repos dans cette maison où elle avait apporté la fortune.

Sir Arthur espérait la dompter par cette basse tyrannie ; mais il comptait sans l’amour maternel, qui avait subitement transformé la douce Betsy d’autrefois.

Le baronnet s’efforçait en vain de lui montrer son mépris et son aversion ; elle supportait tout, trouvant dans les caresses de son enfant une compensation à toutes ses douleurs, et décidée d’ailleurs à demander aussitôt que possible une séparation qu’elle ne pouvait manquer d’obtenir.

Lorsque sir Arthur apprit par son notaire les démarches que lady Maury faisait dans ce but, sa haine ne connut plus de bornes.

Il comprit que cette fortune, qui lui coûtait déjà tant de bassesses, allait lui échapper, et son esprit ne fut plus préoccupé que des moyens à trouver pour empêcher cette catastrophe.

Ses amis eux-mêmes, Albert Moore surtout, ne purent s’empêcher de remarquer ses inquiétudes.

On n’ignorait pas que le gentilhomme vivait au plus mal avec sa femme, mais on ne savait rien cependant de la scène violente qui avait eu lieu entre eux, ni de toutes celles qui avaient suivi.

Sir Arthur avait été vu si souvent aux prises avec les difficultés d’argent qu’on ne s’arrêta pas un instant à supposer qu’une nouvelle crise pécuniaire était la cause de son spleen.

Du reste, on ne pensait pas qu’en si peu de temps il eût déjà fait disparaître dans le gouffre de sa vie dissipée les trois millions que son mariage lui avait mis entre les mains.

Albert Moore seul connaissait à peu près sa situation pécuniaire ; mais, criblé de dettes lui-même, poursuivi à outrance par ses créanciers, qui menaçaient en même temps son honneur et sa liberté, abruti le plus souvent par l’ivresse et sentant sa haine pour sir Arthur augmenter chaque jour, il évitait, au contraire, de savoir ce qui se passait dans le ménage du baronnet.

En effet, le nom de lady Maury réveillait toute sa passion, et le misérable, chassé de cette seule partie de l’hôtel où il aurait voulu se glisser, errait parfois sous les fenêtres de la jeune femme, la tête en feu, l’esprit en délire, n’osant s’avouer à lui-même qu’il la voudrait posséder, fût-ce au prix d’un crime.

Après ces nuits fiévreuses, terribles, qu’il terminait le plus souvent dans quelque taverne, il restait parfois plusieurs jours dans un état de prostration dont rien ne pouvait le tirer.

Puis, ces moments d’anéantissement passés, il retournait à son cercle, où il retrouvait sir Arthur, avec qui il avait le triste courage de plaisanter et de boire.

Un soir, il n’y rencontra pas le baronnet qui y dînait cependant presque chaque jour ; et les convives ne manquèrent pas de s’entretenir longuement de l’absent.

Plusieurs fois même, le nom de lady Maury fut prononcé, et Albert, pour s’étourdir, but tant et si bien qu’il pouvait à peine se tenir sur ses jambes lorsqu’il sortit de table.

Instinctivement alors, plutôt que par réflexion, il se dirigea vers l’hôtel de sir Arthur.

Il ne se doutait pas qu’il allait trouver son ami plus exaspéré, plus furieux peut-être que jamais.

Le baronnet avait dîné seul, chez lui, en proie aux plus amères réflexions, et après son repas, il avait tenté de demander à sa femme quelques explications à l’égard de ses intentions. Mais il avait supplié, juré et menacé inutilement.

Lady Maury n’avait opposé à sa colère et à ses grossièretés que le calme et la dignité.

Son parti était pris irrévocablement ; elle était décidée à ne pas céder.

Sir Arthur était rentré chez lui dans un état de colère difficile à rendre, et c’est au moment où il venait de s’enfermer dans son appartement, profondément humilié de son impuissance, qu’Albert y entra bruyant, en simulant devant son ami, ainsi qu’il en avait l’habitude, l’indifférence complète en toutes choses et une gaieté exagérée.

La physionomie de sir Arthur était si sombre, que cette fois le visage épanoui d’Albert ne paraissait pas devoir le dérider.

Pressé d’en terminer avec cette lutte intérieure, décidé à employer tous les moyens pour se délivrer de lady Maury sans se compromettre, une pensée infâme venait subitement de lui traverser l’esprit, et l’enfer lui envoyait justement, en la personne de son ami, l’instrument aveugle qui allait peut-être lui permettre de réaliser son projet.

Si ce dernier avait pu se douter de ce qui se passait dans l’âme abjecte de cet homme, malgré son abaissement, il s’en serait éloigné avec dégoût.

Mais, nous l’avons dit, Albert Moore était à peu près ivre. Après avoir poussé devant lui la porte en chantant et en titubant, il s’en vint serrer la main de sir Arthur, qui était allé au-devant de lui avec un sourire sinistre sur les lèvres.

— Eh bien ! tu es fort heureux d’être ainsi en gaieté ; mon compliment sincère ! Où diable t’es-tu encore grisé de la sorte ? lui dit le gentilhomme en le jetant sur un divan et en envoyant d’un coup de pied rouler sous un meuble son lévrier danois ?

— Oh ! oh ! nous broyons du noir, à ce qu’il paraît, très-cher, répondit Albert. Tant pis ! moi, je ris encore des bonnes histoires que nous a racontées à table ce gros farceur de Brompton. C’est bien le plus amusant garçon du club. À propos du club, on t’a joliment étrillé, cette nuit, à ce qu’il paraît ?

— Si complètement que je ne sais comment payer. Il va me falloir engager encore une ou deux années de revenus, ou en finir une bonne fois avec quelques grammes de plomb.

— Ah bah ! tu es fou !

— Oui, fou de colère ; je comptais sur lady Maury et elle m’a refusé net.

— Tant pis, tant pis ! Moi qui, à mon tour, comptais sur toi !

— Si tu étais arrivé un quart d’heure plus tôt, tu aurais pu, en te présentant chez ma femme, assister à une jolie petite scène de famille. Je t’aurais même prié de lui faire toi-même ta demande.

— Avec ça qu’elle m’aime beaucoup, lady Maury ! dit Albert devenu sombre tout à coup au nom de la baroness.

Son ami ne le quittait pas du regard.

— Comment faire, alors ? reprit sir Arthur.

— Dame ! je n’en sais rien, et comme toi, vois-tu, je crois que le plus simple serait d’en terminer tout à coup à l’aide de quelque moyen expéditif. Ce que tu dis là me dégrise et me désole. J’ai perdu cent livres contre Gérard Stable et tu sais qu’il est loin d’être un créancier gracieux. Me voilà déshonoré.

Sir Arthur, à ce dernier mot, ne put s’empêcher de jeter à son ami un coup d’œil ironique ; mais Albert était trop absorbé et trop fait d’ailleurs aux façons hautaines et grossières du gentilhomme pour attacher jamais quelque importance que ce fût à ses impertinences.

— Oui, me voilà déshonoré ! répéta-t-il. Que vais-je devenir ? Je n’ai pas comme toi des revenus à engager, ni de femme à millions. Tiens, si je me mariais ! Oui, mais, pour se marier, il faut avoir des rentes, si on veut épouser des dots ; à moins que, comme toi, on soit baronnet et que l’on ne trouve un brave imbécile de marchand de chiffons qui ait une fille dont toute l’ambition soit de devenir une lady.

— Ça m’a avancé beaucoup ! Il y a deux ans que j’ai fait cette sottise et aujourd’hui je n’en suis pas plus riche. Si, j’ai de plus une femme et une fille, car je n’ai même pas eu le bonheur d’avoir un garçon.

— C’est que tu as joliment marché depuis deux ans. Tudieu ! quelles parties, cher ami ! Seulement, tu perdais toujours.

— Et toi, tu gagnais parfois.

— Il était préférable que ce fût moi qu’un autre. Du reste, ça ne m’a pas profité. La petite Katty de Drury-Lane m’a tout dévoré. Maintenant, plus un penny, mais deux ou trois mille livres de dettes, qui vont me forcer d’aller un de ces matins chercher fortune sur le continent.

— Adresse-toi à ma femme, elle avait en toi une confiance illimitée au commencement de notre mariage. Je crois même que tu lui faisais la cour.

— Oh ! peux-tu croire ? dit Albert en pâlissant ; des prévenances, des attentions comme on les doit à la femme d’un ami. Mais quant à m’adresser à elle, décidément tu te moques de moi.

— Sais-tu qui sort de chez moi ? reprit sir Arthur sans paraître attacher aucune importance aux excuses de son compagnon de plaisir.

— Non, tu m’as dit que tu quittais lady Maury depuis à peine un quart d’heure quand je suis entré.

— Eh bien, pendant ce quart d’heure d’intervalle, j’ai reçu quelqu’un.

— Qui ça, mon cher ?

— L’honorable Abraham, qui nous a, toi et moi, si souvent tirés d’affaire.

— Cette vieille canaille ?

— C’est un homme de bon conseil.

— Ah bah ! Quel moyen de sortir d’embarras t’a-t-il trouvé ?

— Tu sais que ma femme, la fille de Jonathan Katers, l’imbécile marchand de chiffons, comme tu l’appelles, a eu plus de trois millions de dot ?

— Oui, je sais cela. Tu en as mangé les deux tiers.

— À peu près !

— Parce que tu n’as pas pu dévorer tout.

— C’est possible ! mais il reste à lady Maury plus de quatre millions.

— Et elle te refuse dix ou quinze mille livres. Ah ! ce n’est pas bien !

— Ces quatre millions sont à elle, tout à fait à elle, à moins de certains événements.

— Dame ! si elle mourait, tu en hériterais ; mais tu ne peux cependant pas la tuer…

— Évidemment, qui te parle de cela ?

— Alors, je ne te comprends pas.

Sir Arthur qui s’était levé, parcourait à grands pas la pièce où il se trouvait avec Albert.

Il était évident pour celui-ci, que son ami avait quelque communication importante à lui faire, mais qu’il ne savait comment s’y prendre.

C’est que le misérable gentilhomme, au moment d’exécuter son projet infâme, hésitait ; non pas par remords, mais parce qu’il craignait qu’Albert lui refusât ses services. Il s’agissait donc de le rendre son complice malgré lui.

Par quel moyen, à l’aide de quelle machination ?

Tout à coup, il sembla qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait depuis si longtemps, l’esprit à la torture et la rage au cœur.

Il s’arrêta brusquement devant Moore, qui, redevenu gai et insouciant, s’était étendu sur un divan et fredonnait une niaiserie à la mode.

— Voyons, Albert, lui dit-il, combien dois-tu ?

— Je te l’ai déjà dit, répondit celui-ci assez étonné de cette question ; deux mille cinq cents à trois mille livres.

— Tu es poursuivi ?

— À outrance !

— Que ferais-tu pour gagner dix mille livres, plus de deux cent quarante mille francs ?

— Ce que je ferais ! j’essayerais de sauter à pieds joints par-dessus Saint-Paul.

Et, comme pour joindre la démonstration à la parole, le compagnon de débauche de sir Arthur s’élança du divan où il se trouvait et franchit un fauteuil d’un seul bond.

— Voyons, parlons sérieusement. Veux-tu deux cent quarante mille francs ?

— Si je veux deux cent quarante mille francs ? Mais, à tout prix.

— Eh bien ! fais la cour à lady Maury… et sois moins malheureux.

Et sir Arthur, pour cacher peut-être le rouge qui lui montait au front, reprit sa promenade pendant que son ami retombait sur son siège en éclatant de rire, malgré la douleur qui lui infligeait cette phrase qu’il ne pouvait prendre que comme un sarcasme.

Puis, il s’était fait un instant de silence entre les deux viveurs, silence terrible, car sir Arthur Maury se demandait si Albert l’avait compris, et Albert, après quelques secondes de réflexion, avait eu peur de trop bien comprendre.

Pendant ce temps-là, le baronnet avait sonné, et, sur son ordre, un domestique avait apporté une bouteille de brandy.

— Tiens, dit-il à Albert lorsqu’ils furent seuls de nouveau, buvons, il n’y a encore que cela de vrai. Que diable ! nous finirons bien par trouver une idée !

— Tu as raison, buvons ! fit le jeune homme en secouant la tête comme pour en chasser la pensée qui le tourmentait.

Et il avala d’un seul trait le verre d’eau-de-vie que lui tendait sir Arthur, qui trempa à peine ses lèvres dans le sien.

— Est-ce que tu crois vraiment que je suis jaloux ? continua le baronnet en riant et en remplissant de nouveau les verres. Il ne me manquerait plus que cela, et je prendrais bien mon temps pour me passer cette fantaisie bourgeoise ! Non-seulement lady Maury ne peut pas me voir en face, mais elle parle de se séparer de moi.

— Ah bah ! se séparer ? ne put s’empêcher de répéter Albert avec un éclair dans les yeux et en jetant sur la table son verre qu’il venait de vider une seconde fois. Se séparer !

— Mais oui. Cela ferait bien ton affaire, monsieur l’amoureux ?

— Tu es fou ! Lady Maury est une honnête femme.

— Parbleu, c’est bien ce dont j’enrage.

— Arthur !

— Eh ! sans doute, triple idiot ! si ma femme avait la moindre amourette à sa charge, vraie ou fausse, c’est moi qui demanderais la séparation, le divorce ; c’est alors moi qui aurais les quatre millions et toi tes deux cent mille francs.

— Sais-tu que c’est tout simplement horrible ce que tu rêves là, dit Albert qui s’était levé et dont l’œil était hagard. Ah ! ne compte pas sur moi. D’abord, lady Maury n’a pour moi que du mépris, et j’avoue que je le mérite bien.

— Ah ! mon cher, reprit sir Arthur, qui étudiait l’exaltation croissante de l’ivrogne, les femmes cachent si bien leur jeu, que si tu n’étais pas mon ami, il y a longtemps que je ne serais pas du tout tranquille. Tu comprends qu’elle habite un appartement complètement séparé, avec un escalier et une porte sur le jardin, et que ma foi, il ne lui serait pas difficile de faire de moi un mari comme bien d’autres. Imagine-toi que, comme par un fait exprès, il n’y a pas un domestique dans cette partie de l’hôtel, sauf la femme de chambre de lady Maury, qui la quitte tous les soirs à dix heures pour aller coucher au second étage, auprès de sa fille. Si j’avais été amoureux de ma femme, j’aurais certainement fait condamner la porte du jardin. Mais bast ! les amoureux sont si bêtes et si peu hardis qu’ils m’ont toujours inspiré plus de pitié que de peur.

Albert, qui se promenait à grands pas, la tête en feu, ne se rapprochait de la table que pour vider coup sur coup son verre, que sir Arthur avait bien soin de ne jamais laisser vide.

Il regardait parfois le gentilhomme d’un air hébété, comme pour s’assurer que c’était bien lui qu’il entendait.

— Sais-tu qu’elle est vraiment jolie, ma femme ? continua l’infâme. Imagine-toi qu’un jour j’ai failli, parole d’honneur, en devenir épris. J’étais entré chez elle, je ne sais pourquoi ; elle était déjà couchée et profondément endormie, grâce à la potion opiacée qu’elle se croit obligée de prendre chaque soir pour appeler le sommeil. Tiens ! c’était avant-hier, je crois bien. Je m’étais approché de son lit sans qu’elle m’eût entendu, quoique je n’eusse certainement pris aucune précaution ; elle y était étendue dans une pose pleine d’abandon, ses longs cheveux blonds flottant autour d’elle, son peignoir de dentelle ne voilant qu’à peine ses épaules. Je l’ai appelée en vain ; ce premier sommeil est toujours, chez elle, extrêmement profond, et j’ai été obligé de me sauver bien vite pour ne pas succomber à la tentation.

— Veux-tu bien te taire, Arthur ! lui dit soudain avec colère Albert Moore, qui s’était arrêté devant lui et dont la raison s’égarait à ce tableau que le misérable faisait, à dessein, séduisant et irrésistible.

— Comment, me taire ! Ah çà ! je ne puis pas, maintenant, parler de ma femme ! Tant pis pour toi, si tu en es amoureux !

— Assez ! te dis-je ; la tête me tourne, je n’y vois plus ; allons-nous-en, tu me rends fou !

— Soit ! un dernier coup et allons voir ce qui se passe au club. Permets-moi seulement d’écrire un mot.

Et pendant que le malheureux Albert cherchait à oublier tout à fait en buvant encore, sir Arthur, en contrefaisant son écriture, traça rapidement quelques lignes qu’il mit sous une enveloppe et glissa dans son carnet.

Son ami était retombé sur le divan. Sa tête dans les deux mains, il semblait vouloir rappeler à lui la raison qui lui échappait.

— Eh bien, viens-tu ? lui dit le baronnet en le prenant par le bras.

Albert se leva en trébuchant et le suivit.

Ils descendirent le grand escalier, et au lieu de se diriger vers la porte de la rue, sir Arthur fit glisser les verrous de celle du jardin, qui était déjà fermée, quoiqu’il fût à peine dix heures.

— Pourquoi passons-nous par là ? demanda son ami.

— Parce qu’il m’a l’air de faire un assez vilain temps, et que, comme je n’ai pas fait atteler, nous aurons plus court de prendre par le derrière de l’hôtel pour nous rendre au club.

Il faisait, en effet, un vent assez violent et le temps était à l’orage.

Albert sentit que le grand air allait l’achever et il pris le bras du baronnet.

— Tiens ! lui dit celui-ci, au moment où ils atteignaient la porte de sortie, voilà lady Maury qui s’endort. Sa femme de chambre vient de la quitter.

Albert, malgré lui et en tressaillant, leva les yeux vers les fenêtres de l’appartement de la jeune femme.

Elles étaient à peine éclairées, tandis qu’au second, dans la chambre de l’enfant, on apercevait, derrière les rideaux, l’ombre de la domestique qui venait de remonter.

Sir Arthur, pour ouvrir la porte, avait quitté le bras de son compagnon, et celui-ci allait le rejoindre lorsque tout à coup cette porte, que le gentilhomme tenait entr’ouverte pour livrer passage à Albert, se referma brusquement devant lui, comme poussée par le vent.

Le jeune homme resta stupéfait, surtout en entendant sir Arthur qui riait aux éclats et, de la rue, lui criait en jurant :

— Satané ivrogne ! cherche la clef, au moins ; je l’ai laissée tomber.

— Je ne la trouve pas, répondit Albert après quelques instants de recherches vaines.

— Alors, tant pis pour toi ! il fait froid de loup et je n’ai pas envie de t’attendre. Passe par la porte de devant et viens me rejoindre au club ; ou plutôt va te coucher, c’est encore ce que tu as de mieux à faire. Tu rêveras peut-être à tes dix mille livres.

Complètement abasourdi par cette aventure, Albert n’avait pas entendu son ami fermer la porte à double tour.

Il compris seulement, en revenant un peu à lui, qu’il s’éloignait en courant.

Cent pas plus loin, à l’angle de la ruelle sur laquelle ouvrait la porte du jardin de son hôtel, sir Arthur héla un cab qui passait et il y monta en donnant au cocher l’adresse de son cercle.

Le docteur Harris avait obtenu la promesse d’une grève.

Puis, quelques instants après, il l’arrêta tout à coup, descendit de voiture et dit à l’automédon :

— Portez cette lettre ; il n’y a pas de réponse. Si la personne n’est pas là, vous la laisserez néanmoins. Voici une couronne pour vous.

— Vous serez obéi, Votre Honneur, répondit le cocher.

Et pendant que le gentilhomme s’éloignait rapidement, il se pencha pour lire à sa lanterne la suscription du pli dont il était chargé.

Il était adressé à sir Arthur Maury, Sporting Club, Westminster-street.

Quant à Albert, une fois seul, il s’était appuyé contre un arbre sans se rendre bien compte de la situation dans laquelle il se trouvait.

Un cercle de feu serrait ses tempes. Malgré le froid, la sueur perlait sur son front. Il sentait l’ivresse le gagner de plus en plus.

Il fit un effort, leva les yeux, et ses regards s’arrêtèrent fixes et brillants comme ceux d’un fou sur les fenêtres de lady Maury.

Alors une pensée horrible s’empara de lui, et quelque effort qu’il fît pour en détourner son esprit, le tableau que sir Arthur lui-même avait tracé de sa femme l’y ramena impitoyablement, avec une ténacité fatale.

Il se disait qu’elle était là, seule, endormie, sans défense, cette femme qu’il aimait d’un amour insensé, cette épouse honnête qui n’avait eu pour lui que du mépris, et qu’il n’avait qu’à vouloir pour la posséder et se venger.

Et le malheureux s’avançait lentement, s’efforçant d’étouffer le bruit de ses pas, se glissant dans l’ombre comme un voleur, tremblant aux gémissements du vent dans les arbres, au craquement d’une branche morte sous ses pieds, obéissant, non plus à sa volonté, mais à l’ivresse, au désir, à la fatalité.

Ah ! sir Arthur avait bien fait de compter sur la passion et l’infamie de son compagnon de débauche.

Cependant, au moment où sa main fiévreuse rencontra la porte du vestibule, Albert eut comme une lueur de raison et fit un pas en arrière.

L’ange gardien de lady Maury put espérer un instant qu’elle était sauvée.

Mais, hélas ! cette hésitation ne devait être qu’un éclair dans cette nuit de honte et d’horreur ; car quelques secondes s’étaient à peine écoulées que le misérable, après avoir gravi l’escalier, se trouva sur le seuil de la chambre à coucher où reposait la jeune femme.

Il ne s’était même pas demandé comment il se faisait qu’aucune de ses portes ne fût fermée à l’intérieur.

La chambre n’était éclairée que par une petite lampe de cristal posée sur la cheminée ; ses rayons, tamisés par un globe de couleur, caressaient doucement le visage de lady Maury, dont la respiration lente et régulière indiquait le sommeil profond.

Elle reposait, la tête soutenue par un de ses bras de neige et les lèvres entr’ouvertes, peut-être dans le dernier sourire que la pensée de son enfant y avait fait naître.

Albert s’arrêta à quelques pas d’elle, émerveillé de sa beauté, la tête en feu, perdant l’ombre de raison qui lui restait, et n’ayant plus qu’une pensée, c’est que lady Maury pouvait s’éveiller, appeler à son aide et qu’elle serait perdue pour lui.

Il retrouva alors assez de calme pour aller fermer la porte qu’il avait laissée entr’ouverte ; puis il se rapprocha du lit et osa prendre la jeune femme dans ses bras.

À ce contact odieux, lady Maury s’éveilla et voulut jeter un cri ; mais il lui mit la main sur les lèvres, et ce fut alors, entre elle et lui, une lutte horrible, sans nom, que nous ne voulons pas décrire, dans laquelle la pauvre créature abandonnée devait rapidement succomber, malgré ses pleurs et les prières qu’elle adressait à son bourreau.

Mais Albert ne voyait pas ses larmes, il ne voyait que sa beauté ; il n’écoutait pas ses prières, il n’écoutait que ses désirs sauvages. Il était fou !

Cependant lady Maury parvint d’abord à lui échapper, et chaste dans sa nudité même, elle allait atteindre un cordon de sonnette et appeler à son secours, lorsqu’il l’arrêta au passage, la saisit de nouveau, et comme il l’eût fait d’un enfant, l’enleva dans ses bras vigoureux et la rejeta sur son lit, où la jeune femme tomba à demi-morte de terreur et de désespoir. Elle était tout entière à sa merci.

La lampe s’était éteinte comme si les ténèbres seuls dussent être témoins d’un aussi lâche attentat. On n’entendait que les plaintes étouffées de la victime, et à l’étage supérieur les gémissement de la petite Ada que le bruit avait réveillée et qui semblait répondre à sa mère.

Soudain la porte de la chambre vola en éclats, et un homme, accompagné de domestiques qui portaient des flambeaux, s’y précipita avec un élan furieux.

C’était sir Arthur !

Chacune de ses mains était armée d’un pistolet à deux coups, et avant que son ami eût eu le temps de le reconnaître, il avait fait feu deux fois.

Sa première balle avait frappé Albert à la tête ; l’autre avait traversé l’épaule droite de lady Maury.

— Misérable ! gémit le compagnon de débauche du baronnet en roulant sur le parquet baigné dans son sang.

Il comprenait enfin dans quel piège horrible il était tombé et dans quel abîme de honte il avait entraîné la femme honnête, la chaste épouse que sir Arthur Maury avait maintenant le droit de chasser et dont la fortune lui appartiendrait bientôt.

Dans une dernière lueur de raison, Albert vit le sourire de l’infâme assassin s’arrêter sur lui et il tenta de se soulever pour se venger au moins avant de mourir ; mais sir Arthur avait visé juste, et le malheureux retomba sur le sol en sentant que la vie l’abandonnait.

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Ces mots étaient les derniers du manuscrit du docteur Harris, dont la lecture avait arraché à plusieurs reprises au comte de Villaréal des mouvements de surprise et des éclairs de joie sinistre.