Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/L’ex-élève oublie son latin

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C. Darveau (IIp. 255-270).

XXV

L’EX-ÉLÈVE OUBLIE SON LATIN.


Le lendemain de l’arrivée des orphelins à Lotbinière était un dimanche. Chacun s’achemina vers l’église, qui à pied, qui en voiture, en parlant de la récolte et du beau temps, des pupilles d’Asselin et du miracle de Sainte Anne. À la maison, pour prendre soin des enfants et faire le ménage, n’était restée que la gardienne indispensable. Ceux qui n’avaient pas encore appris la grande nouvelle du retour inespéré de la petite fille égarée dans les bois et du jeune gars disparu depuis neuf ans, l’entendirent raconter cent fois. Et les deux orphelins furent l’objet de la curiosité et de l’admiration de tout le peuple. Et voilà pourquoi il y eut tant de groupes de jaseurs à la porte de l’église. Après les vêpres, les parents et les amis se rendirent chez le tuteur. La maison s’emplit : elle regorgeait de curieux. Madame Asselin paraissait mal à l’aise. Eusèbe dissimulait-il son dépit ? je l’ignore : mais sa grosse face rousselée souriait, et lui, d’ordinaire morose, il se montrait affable et causeur. Le subrogé tuteur, Gabriel Laliberté, n’avait pas été le dernier rendu.

Cependant les pupilles n’arrivent pas encore. À tout moment quelqu’un sort pour interroger, du regard, le chemin ; et c’est à qui le premier apercevra la voiture du curé qui doit amener le pèlerin. Tous les hommes peuvent reconnaître, à une demi-lieue de distance, le grand cheval noir du curé. Tout à coup un gars se jette triomphant dans la maison : Les voilà ! les voilà ! je reconnais le train long du cheval ! Ils passent devant chez France Gagné.

Tout le monde se précipite. La voiture prenait la route de Saint Eustache, la concession où demeurait Asselin. Il est impossible de la reconnaître d’abord. On attend avec patience, et quand elle est sur le petit coteau, vers le milieu de la route, chacun peut admirer l’ardeur de la bête qu’une main habile conduit. Les maquignons, attirés les uns vers les autres par l’instinct ou l’unité de goût, se trouvent réunis en un peloton bavard et tapageur. Ils étudient l’allure aisée du grand cheval, font le dénombrement de ses qualités, parlent de ses écarts guéris et de sa corne dure. Ils reconnaissent que nul d’entre les plus beaux de la gent chevaline ne se porte mieux la tête. Ils restent bien penauds quand arrive la voiture. Ce sont les orphelins attendus, mais ce n’est point le cheval du curé. Le prêtre, appelé auprès d’un malade, avait prié Amable Simon de mener Joseph et Marie-Louise chez leur oncle. Amable Simon s’était rendu avec plaisir au désir du curé.

Eusèbe se tient à la porte avec les autres hommes. Il prie tout le monde d’entrer. Les pupilles entrent les premiers, suivis de M. Lepage. Les femmes s’écrient en apercevant l’enfant : Cette chère petite ! voyez donc comme elle est belle ! Elle a grandi !… C’est un miracle aussi qu’elle soit revenue !

Toutes l’embrassèrent avec une véritable émotion, et plusieurs en pleurant. La femme d’Eusèbe n’eut pas l’énergie de dompter sa haine, et, la dernière, elle s’approche de l’enfant pour l’embrasser. Eusèbe qui l’épie, rougit d’indignation. En apercevant sa tante, Marie-Louise va vers elle et lui tend les bras : Tante, dit-elle, pourquoi donc ne m’attendais-tu pas ? pourquoi te sauvais-tu toujours ?

Cette parole que la naïve enfant dit en souriant, est comme un coup de poignard dans le cœur de la femme méchante. Madame Eusèbe pâlit, balbutie quelque chose comme : Tais-toi donc, petite folle ! puis effleure de sa bouche dédaigneuse le front radieux de la jeune orpheline. La parole de l’enfant surprend tout le monde, et l’on entend un chuchotement pareil au premier bruissement du feuillage quand la brise se réveille. Marie-Louise, heureuse de se retrouver dans cette maison où pourtant elle a bien souffert, ressemble à l’oiseau que l’on élève prisonnier dans une cage. Il sort, ouvre gauchement ses ailes qui n’ont jamais nagé dans les flots de lumière, s’effraie de l’immensité qui l’environne et de cette liberté qui l’étourdit, ne comprend pas les appels voluptueux des compagnons qui l’invitent sur les cimes en fleurs, et revient se poser sur les humbles juchoirs de sa prison. Marie-Louise demande ses petites cousines. Les enfants ne dissimulent point : ils n’ont point de rancune et ne se souviennent pas des chagrins de la veille. Ils sont impressionnables, mais leurs émotions sont courtes : ils passent sans cesse du plaisir aux larmes et des chagrins à la joie. Les petites cousines de Marie-Louise se sont ennuyées tout un jour de leur compagne de jeu. Depuis longtemps elles n’y pensent plus qu’avec indifférence, mais en la revoyant elles sentent renaître dans leur jeunes cœurs l’amitié endormie, et, joyeuses, elles lui sautent au cou pour l’embrasser.

Le pèlerin rappelle, pour que l’on ne puisse mettre en doute son identité, des faits dont il a été témoin dans son enfance, et il répond avec une surprenante exactitude aux questions qu’on lui fait. Il a tant songé, pendant les six mois de mutisme dont la colère de Dieu l’avait frappé, il a tant songé à tout : à son enfance, à ses parents, à ses amis, aux agissements et aux paroles de chacun, que les moindres choses sont gravées à jamais dans sa mémoire. Il y a déjà plus d’un quart d’heure que l’on cause ainsi quand le maître d’école arrive. Longtemps il a réfléchi avant de se décider à paraître devant le pèlerin. Mais sachant qu’il a prévenu les gens en sa faveur, et que le pèlerin ne peut lui reprocher autre chose que l’enlèvement de l’enfant, il paie d’audace et brave le ressentiment de son jeune ennemi. À sa vue Joseph se lève :

— Comment, vous ici ? dit-il, vous ?…

— Et pourquoi pas ? repart le maître d’école en souriant.

— Je ne sais ce qui me retient !… continue le pèlerin qui prend feu, j’ai envie de vous !…

Il oubliait qu’il n’était pas chez lui et que le maître d’école était dans la maison de son beau-frère. L’on fut étonné de ce mouvement de colère du jeune garçon.

Racette, habile à dissimuler, reprend, toujours souriant : Tu m’as cru méchant… tu pensais que je voulais perdre ta petite sœur, et je voulais la sauver !… Je n’étais animé que de bons sentiments… Et puis je ne te reconnaissais pas. Si je t’eusse connu, cher enfant, j’aurais été content de laisser ta sœur bien-aimée sous ta protection… Je croyais que tu l’avais enlevée à ses parents, à ses tuteurs, et je voulais la leur rendre. Voilà tout mon crime.

L’orphelin remarque, tout étonné, que le maître d’école reçoit des marques d’approbation de plusieurs.

— Pourquoi l’avez-vous enlevée de nuit et avec l’aide d’une bande de voleurs et de brigands ? Est-ce là le fait d’un honnête homme ? Quand on agit dans les ténèbres, c’est que l’on a peur de l’éclat du jour ; et quand on a peur de la lumière, c’est que l’on fait le mal.

Le maître d’école ne dit rien. Le pèlerin, enhardi, continue en lui lançant des regards foudroyants : — Vous vous associez à des voleurs, donc vous ne valez pas mieux qu’eux ! L’un de ceux qui sont venus avec vous au Château-Richer, Clodomir Ferron, que Dieu me pardonne si je médis, était l’un des voleurs qui se sont introduits ici l’été dernier ; je l’ai vu. C’est lui qui a demandé du lait à Noémie Bélanger, et qui l’a insultée en l’embrassant. Ils étaient trois ; ils m’ont lié, garrotté et traîné derrière la grosse roche, au milieu du champ de Beaudet. Ils m’ont ensuite mis dans une charrette et conduit à la grève, comme vous le savez. Clodomir est peut-être mort à l’heure qu’il est. Il porte la peine de sa faute. Voilà vos amis, vos compagnons, et vous voulez que je ne me défie point de votre amitié, de vos paroles ?…

Cette révélation jette l’émoi dans la maison. La surprise se peint sur toutes les figures et le maître d’école, foudroyé par l’audace du jeune homme, perd la sympathie des gens. Mais bientôt son hypocrisie raffinée prend le dessus ; il retrouve son sourire d’occasion.

— Il n’est pas encore prouvé que Clodomir Ferron soit un voleur, repart-il, et tu devrais songer qu’il a des parents et des amis ici, qui n’entendent pas sans regret et sans peine une pareille accusation.

— C’est vrai ! répondent deux ou trois voix.

Le maître d’école reprenait la position d’où le pèlerin l’avait délogé. Le pèlerin perdait du terrain. Cependant il réplique : S’il n’y a rien de prouvé maintenant, dans quelques jours il n’y aura plus rien de caché, ni d’incertain. La justice informe, et mon témoignage en vaut bien un autre, je suppose !…

— Sainte mère de Dieu ! repart la mère Lozet, un jeune homme qui vient d’être guéri par un miracle de la bonne Sainte Anne peut-il mentir ?

Cette réflexion opportune rendit à l’orphelin la confiance de tous.

À ce moment une exclamation enfantine et joyeuse s’éleva :

— Mon petit panier ! mon petit panier !

C’était Marie Louise qui venait d’apercevoir, sur une armoire, le petit panier de frêne dont elle s’était servie pour aller cueillir des framboises avec sa tante, au mois d’août dernier. Elle monta sur le dossier d’une chaise et fit tomber, à l’aide d’une aune, le petit panier qui roula dans la place. Elle le ramassa, l’examina avec curiosité : Je le garde, dit-elle ; ce sera un souvenir !…

Les framboises avaient rougi le fond du panier, comme la honte ou le dépit rougissait en ce moment les joues de la femme coupable.

— Il était à moitié de framboises, reprit l’enfant, s’adressant à sa tante, quand vous m’avez appelée au fond du bois… Si vous aviez voulu rester dans l’abatis avec moi !… il y en avait des framboises !… Dieu qu’il y en avait !… Dans le bois, elles étaient rares… J’irai encore aux framboises, mais quand même vous me diriez de vous suivre au fond de la forêt, je ne vous écouterai plus.

M. Lepage, comme tous les autres et mieux que les autres peut-être, voyait bien les tortures que ces innocentes paroles faisaient endurer à la femme d’Asselin, et, soupçonnant le crime dont cette méchante s’était rendue coupable, il dit à l’orpheline qu’elle retournerait avec lui au Château Richer dès le lendemain, si ses parents voulaient bien le permettre, et que là elle ne s’égarerait point dans les forêts. Le subrogé tuteur témoigna le désir de la recueillir chez lui. Lepage insista, promettant de l’entourer plus que jamais de tous les soins que demandait son jeune âge, et s’engageant à la placer dans un couvent pour la faire instruire. Il eût été injuste de refuser à cet homme charitable une si bonne occasion de pratiquer la plus belle des vertus, et à cette orpheline les biens précieux dont on voulait la combler.

Pendant que l’on décide de laisser l’enfant à son nouveau protecteur, deux jeunes gens entrent : ce sont Picounoc et l’ex-élève. Bien qu’il y eût du froid entre eux, ils étaient venus ensemble, voir leur camarade et s’assurer de sa guérison miraculeuse. L’ex-élève porte un visage radieux. Les chagrins ne laissent pas de longues traces sur cette nature folâtre et gaie. L’amour, comme un vin généreux, l’enivre. Picounoc n’a plus son air gouailleur de coutume, ni son rire sceptique, ni sa voix nasillarde, car il ne parle plus, pour ainsi dire. En revanche, dans sa pâleur il paraît plus long que la veille. Tous les regards se fixent sur eux. Ils ne s’en émeuvent point : la timidité n’est pas le défaut d’habitude des gens de cage. À la vue de ses compagnons, le pèlerin s’écrie : Paul ! Picounoc ! et il s’avance au devant d’eux en leur tendant la main. L’ex-élève, surpris d’entendre parler son ami, bien qu’il s’attende à ce prodige, oublie son latin :

— C’est donc vrai ? dit-il… C’est donc vrai ?

— Et oui ! repart le pèlerin, seulement, je ne parle pas latin comme toi.

L’ex-élève sourit. Picounoc prenant la parole :

— Tu n’étais pas muet ; c’est un tour que tu nous as joué.

Le pèlerin jette au garçon nasillard un regard de reproche :

— N’ai-je pas été assez méchant dans les chantiers pour mériter le châtiment que tu sais ?

Picounoc penche la tête. Le pèlerin ajoute :

— Si Dieu, dans sa justice, a jugé nécessaire de faire un miracle pour me punir, ne peut-il pas, dans sa miséricorde, faire un autre miracle pour m’annoncer le pardon ?

— Je t’avoue bien, reprit le grand gars, que je suis dur de croyance ; et les discours d’un autre qui parlerait ainsi, m’entreraient par une oreille pour sortir par l’autre. Mais toi…

— Crois-en ce que tu voudras ; moi je sais ce que je sais. Dieu te préserve de ses châtiments !

Les deux jeunes étrangers s’assirent auprès du pèlerin et se mirent à rappeler des souvenirs du chantier. Madame Bélanger passa devant la porte avec sa fille Noémie. Elles revenaient de vêpres, à pied toutes deux.

— Vous n’entrez pas voir Joseph ? demanda Eusèbe qui sortait pour reconduire Amable Simon.

— Est-il ici ? fit madame Bélanger.

Noémie tressaillit comme la corde d’une lyre ; un doux serrement de cœur la fit soupirer ; ses joues s’empourprèrent comme la fleur de trèfle au soleil de juillet.

— Nous entrerons bien un instant, dit madame Bélanger en s’avançant vers le perron.

Amable Simon, fier de son cheval, partit au grand trot, dans sa calèche verte.

— Voilà madame Bélanger et sa fille, murmurèrent plusieurs femmes.

Tous les yeux se braquèrent sur le pèlerin. On savait qu’il éprouvait de l’amitié pour la brune Noémie. Le pèlerin ne put supporter sans rougir cet assaut de la curiosité. Noémie suivait sa mère et paraissait vouloir se dérober aux regards indiscrets. Le pèlerin voulut dompter sur le champ sa folle timidité. Il souhaita le bonjour à madame Bélanger, et dit à la jeune fille qu’il était heureux de la revoir, surtout heureux de pouvoir lui parler comme aux jours déjà loin de son enfance, alors qu’ils allaient ensemble à l’école. Les souvenirs de l’enfance !… voilà le thème facile, abondant, délicieux, sur lequel brode éternellement l’imagination vive de la jeunesse et la conception lente du vieil âge ! Voilà l’objet des plus charmantes causeries, et des retours les plus touchants ! C’est une oasis où l’on se repose en traversant les steppes arides de la vie… Ceux qui ont été amis dans l’enfance ne peuvent plus jamais devenir étrangers les uns aux autres. Le pèlerin et Noémie parlèrent de mille incidents qui les avaient alors bien intéressés. Ceux qui les écoutaient ne pouvaient pas deviner tout le charme de cet entretien.

— Te souviens-tu, dit Noémie, de cette fois où Clodomir Ferron te jeta dans la vase, en allant à l’école ?

— Je ne l’oublierai jamais, Noémie, car tu me révélas alors ton bon cœur et ta sensibilité…

Noémie rougit. Elle continua :… Le maître injuste, au lieu de punir Clodomir, te donna des coups de règle…

— Et tu pleuras, acheva le pèlerin, avec un sourire un peu triste…

La jeune fille avait encore envie de pleurer.

— Il était bien injuste, ce maître, dit-elle, après un moment de silence.

— Il est ici, observa le jeune homme à voix basse.

Noémie jeta un coup d’œil dans la salle et reconnut le maître d’école, assis auprès de son beau-frère. Elle devint rouge de honte, et pencha la tête comme si elle eût été coupable d’une grande faute.

— Mon Dieu ! dit-elle, qu’ai-je fait ?

— Tu n’as dit, tu n’as fait rien de trop, reprit le pèlerin à haute voix. Ce maître était injuste et cruel… et je le soutiens à sa face…

Le maître d’école, plus confus que Noémie, surtout plus coupable, dévora cet affront en silence.