Le Péché de Monsieur Antoine/Chapitre XXV

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Calman-Lévy (2p. 17-30).


XXV.

L’EXPLOSION.


— Eh bien, qu’y a-t-il donc ? dit Janille, qui vint les rejoindre dans une tonnelle à l’endroit du verger, où ils s’étaient assis tous trois ; pourquoi Gilberte est-elle toute défaite, et pourquoi vous taisez-vous tous quand j’approche, comme si vous méditiez quelque complot ? »

Gilberte se jeta dans le sein de sa gouvernante et fondit en larmes.

« Eh bien, eh bien, reprit la petite bonne femme, en voici bien d’une autre ! Ma fille a de la peine, et je ne sais point de quoi il s’agit ! Parlerez-vous, monsieur Antoine ?

— Est-ce que ce jeune homme est parti ? dit M. Antoine en regardant autour de lui avec inquiétude.

— Sans doute, car il m’a fait ses adieux, et je l’ai reconduit jusqu’à la porte, dit Janille. J’ai eu quelque peine à m’en débarrasser. Il est un peu lourd à s’expliquer, celui-là ! Il aurait souhaité rester, je l’ai bien vu ; mais je lui ai fait comprendre que de telles affaires ne se terminaient pas si vite, qu’il me fallait en conférer avec vous, et qu’on lui écrirait, si on voulait le revoir pour un motif ou pour un autre. Mais, avant, qu’a donc ma fille ? qui lui a fait du chagrin ici ? Ah ! mais, voici ma mie Janille pour la défendre et la consoler.

— Oh oui ! toi, tu me comprendras, s’écria Gilberte, et tu m’aideras à repousser l’injure, car je me trouve offensée, et j’ai besoin de toi pour la faire comprendre à mon père ! Sache donc qu’il se fait presque l’avocat de M. Galuchet !

— Ah ! tu es déjà au courant de ce qui se passe ? En ce cas, ce sont donc des affaires de famille ! Et moi aussi, j’en ai à vous conter ; mais tout cela va ennuyer monsieur Émile ?

— Je vous entends, ma chère mademoiselle Janille, répondit le jeune homme, et je sais que les convenances ordinaires me commanderaient de me retirer ; mais je suis trop intéressé à ce qui se passe ici pour m’astreindre à de vulgaires usages : vous pouvez parler devant moi, puisque maintenant je sais tout.

— Eh bien, monsieur, si vous savez de quoi il s’agit, et si M. Antoine a trouvé bon de s’expliquer devant vous, ce qui, entre nous soit dit, était assez inutile, je parlerai donc comme si vous n’étiez pas là. Et d’abord, Gilberte, il ne faut pas pleurer : de quoi t’affliges-tu, ma fille ? De ce qu’un malotru s’imagine être digne de toi ? Eh ! mon Dieu, ce n’est pas la dernière fois que tu seras exposée, mariée ou non, à voir des gens avantageux te donner à rire ; car il faut rire de cela, mon enfant, et ne point t’en fâcher. Ce garçon croit te faire honneur et te donner une preuve d’estime ; reçois-la de même, et dis-lui, ou fais-lui dire très sérieusement que tu le remercies, mais que tu ne veux point de lui. Je ne vois point du tout pourquoi tu t’inquiètes : est-ce que tu t’imagines, par hasard, que je suis d’humeur à l’encourager ? Ah ! bien, oui, il aurait cent mille francs, cent millions d’écus, que je ne le trouverais pas fait pour ma fille ! Le vilain, avec ses gros yeux et son air content d’être au monde, qu’il aille plus loin ! nous n’avons point ici de fille à lui donner ! Ah ! mais, ma mie Janille s’y connaît, et sait qu’on ne met point, dans un bouquet, le chardon à côté de la rose.

— C’est bien parler, bonne Janille ! s’écria Émile, et vous êtes digne d’être appelée sa mère !

— Et qu’est-ce que cela vous fait, à vous, Monsieur ! dit Janille, animée et montée par sa propre éloquence ; qu’avez-vous à voir dans nos petites affaires ? Savez-vous du mal de ce prétendant ? c’est fort inutile de nous le dire : nous n’avons pas besoin de vous pour nous en débarrasser.

— Laisse, Janille, ne le gronde pas, dit Gilberte en caressant sa vieille amie. Cela me fait du bien d’entendre dire que les prétentions de cet homme-là sont un outrage pour moi, car je me sens humiliée d’y songer. J’en ai froid, j’en suis malade. Et mon père ne comprend pas cela, pourtant ! Mon père se trouve honoré par sa demande et ne saura rien lui dire pour me préserver de sa vue !

— Ah ! ah ! reprit Janille en riant, c’est lui qui a tort comme à l’ordinaire, le méchant homme ! c’est lui qui fait pleurer sa fille ! Ah mais ! Monsieur, voulez-vous par hasard faire le tyran ici ? Ne comptez pas là-dessus, car ma mie Janille n’est pas morte et n’a pas envie de mourir.

— C’est cela, dit M. Antoine ; c’est moi qui suis un despote, un père dénaturé ! Bien, bien ! tombez sur moi, si cela vous soulage. Ensuite, ma fille voudra peut-être bien me dire à qui elle en a, et ce que j’ai fait de si criminel.

— Mon bon père, dit Gilberte, en se jetant dans ses bras, laissons ces tristes plaisanteries, et dépêche-toi de renvoyer d’ici, pour toujours, M. Galuchet, afin que je respire, et que j’oublie ce mauvais rêve.

— Ah ! voilà le hic, répondit M. Antoine, il s’agit de savoir ce que je vais lui écrire, et c’est pour cela qu’il est bon de tenir conseil.

— Entends-tu, mère ! dit Gilberte à Janille, il ne sait que lui répondre ? apparemment il n’a pas su refuser.

— Eh bien, mon enfant, ton père n’a pas tant de tort, répondit Janille, car, moi aussi, j’ai reçu la demande de ton beau soupirant, je l’ai écouté sans m’émouvoir, et je ne lui ai dit ni oui, ni non. Allons ! allons ! ne te fâche pas. C’est comme cela qu’il faut agir, et consultons-nous tranquillement. On ne peut pas dire à ce garçon : « Vous me déplaisez », cela ne se dit pas. On ne peut pas lui dire non plus : « Nous sommes de bonne maison, et vous vous appelez Galuchet ; » car cela serait dur et mortifiant.

— Et ce ne serait pas là une raison, dit Gilberte. Que nous importe la noblesse à présent ? La vraie noblesse est dans le cœur, et non dans de vains titres. Ce n’est pas le nom de Galuchet qui me répugne, ce sont les manières et les sentiments de l’homme qui le porte.

— Ma fille a raison : le nom, la profession et la fortune n’y font rien, dit M. Antoine. Ce n’est donc pas de cela que nous pouvons nous servir. On ne peut pas reprocher non plus à un homme les défauts de sa personne. Ce que nous avons de mieux à dire, c’est que Gilberte ne veut pas se marier.

— Ah mais ! Monsieur, un petit moment, dit Janille, je n’entends pas qu’on dise cela, moi ; car si ce jeune homme allait le répéter (comme cela ne peut manquer), il ne se présenterait plus personne, et je ne suis pas d’avis que ma fille se fasse religieuse.

— Il faut pourtant alléguer quelque chose, reprit M. Antoine. Disons, en ce cas, qu’elle ne veut pas se marier encore, et que nous la trouvons trop jeune.

— Oui, oui, c’est cela, mon père ! vous avez trouvé la meilleure raison, et c’est la vraie ; je ne veux pas me marier encore, je suis trop jeune.

— Ce n’est pas vrai ! s’écria Janille. Vous êtes en âge, et je prétends qu’avant peu vous trouviez un beau et bon mari qui vous plaise et qui nous plaise à tous.

— Ne pense pas à cela, ma mère, reprit Gilberte avec feu. Je te fais le serment devant Dieu que mon père a dit la vérité. Je ne veux pas encore me marier, et je désire que tout le monde le sache, afin que tous les prétendants soient écartés. Ah ! si vous voulez m’entourer d’importunités pareilles, vous m’ôterez tout le bonheur dont je jouis auprès de vous et vous me ferez une triste jeunesse ! mais ce sera me rendre malheureuse en pure perte, car je ne changerai pas de résolution, et je mourrai plutôt que de me séparer de vous.

— Et qui te parle de nous séparer ? dit Janille. L’homme qui t’aimera ne voudra pas te faire de peine ; et toi, d’ailleurs, tu ne sais pas ce que tu penseras quand tu aimeras quelqu’un. Ah ! ma pauvre enfant ! ce sera peut-être alors notre tour de pleurer, car il est écrit que la femme quittera son père et sa mère pour suivre son mari, et celui qui a dit cela connaissait le cœur des femmes.

— Oh ! s’écria Émile, c’est là une loi d’obéissance, et non une loi d’amour. L’homme qui aimera véritablement Gilberte aimera ses parents et ses amis comme les siens propres, et ne voudra pas plus l’en séparer qu’il ne voudra s’en éloigner lui-même. »

Ici Janille rencontra les regards passionnés des deux amants qui se cherchaient, et toute sa prudence lui revint.

« Pardine, Monsieur ! dit-elle d’un ton un peu sec, vous vous mêlez de choses qui ne vous regardent guère, et m’est avis que toutes mes explications sont bien déplacées devant vous ; mais puisque vous vous êtes obstiné à les entendre, et que M. Antoine trouve cela fort sage, je vous dirai, moi, que je vous défends de répéter, et surtout de croire ce que ma fille vient de dire dans un beau mouvement de dépit contre votre Galuchet. Car enfin tous les hommes ne sont pas taillés, Dieu merci, sur ce patron-là, et nous n’avons pas besoin que le monde la condamne à rester fille, parce qu’elle veut un mari plus agréable. Nous le lui trouverons fort bien, soyez tranquille ; et ne vous imaginez pas que, parce qu’elle n’est pas riche comme vous, elle séchera sur pied.

— Allons, allons, Janille ! dit M. Antoine, en prenant la main d’Émile, c’est vous qui dites des choses déplacées. Il semblerait que vous voulez faire de la peine à notre ami… Vous hochez trop de la tête : je vous dis que c’est notre meilleur ami après Jean, qui a le droit d’ancienneté ; et je déclare que personne, depuis vingt ans que je suis, par ma pauvreté, à même d’apprécier les sentiments désintéressés, ne m’a montré et inspiré autant d’affection qu’Émile. C’est pourquoi je dis qu’il ne sera jamais de trop dans nos petits secrets de famille. Il est, par sa raison, la noblesse de ses idées et son instruction, fort au-dessus de son âge et du nôtre. C’est pourquoi nous ne pourrions prendre un meilleur conseil. Je le regarde comme le frère de Gilberte, et je vous réponds que s’il se présentait pour elle un parti sortable, il nous éclairerait sur les convenances de caractère, qu’il s’emploierait pour faire réussir un mariage qui la rendrait heureuse, et pour empêcher le contraire. Vos taquineries n’ont donc pas le sens commun, Janille ; si je l’ai mis dans ma confidence, j’ai su ce que je faisais : vous me traitez aussi par trop comme un petit enfant !

— Ah bien ! monsieur, vous cherchez noise à votre tour ? dit Janille très animée. Eh bien, soit ! c’est le jour des vérités, et je parlerai, puisqu’on me pousse à bout. Je vous dis, moi, et je dis à M.Émile, parlant à sa personne, qu’il est beaucoup trop jeune pour ce rôle d’ami de la maison, et que cela doit se refroidir un peu, ou vous en sentirez les inconvénients. Par exemple, aujourd’hui même, l’occasion s’en montre, et vous vous en apercevrez. Voilà un jeune homme qui se présente pour épouser Gilberte, nous n’en voulons point, c’est fort bien, c’est entendu ; mais qui empêchera ce prétendant éconduit de croire et de dire, ne fût-ce que pour se venger un peu, que c’est à cause de M. Émile, et de l’ambition qu’on a, dans la maison, de faire un riche mariage, qu’on n’écoute personne autre ? Je ne dis pas que M. Émile soit capable d’avoir de pareilles idées, je suis sûre du contraire. Il nous connaît assez pour savoir qui nous sommes. Mais de sottes gens le penseront, et cela nous fera passer pour des sots. Comment ! nous allons mettre M. Galuchet à la porte, parce que notre fille est trop jeune, soi-disant, et M. Cardonnet fils viendra toutes les semaines, comme s’il était seul excepté ? Ça ne se peut pas, monsieur Antoine ! Et vous, vous avez beau me regarder avec des yeux tendres, monsieur Émile, vous avez beau vous mettre à genoux auprès de moi, et me prendre les mains comme si vous vouliez me faire une déclaration… je vous aime, oui, j’en conviens, et je vous regretterai même beaucoup ; mais je n’en ferai pas moins mon devoir, puisque moi seule ai de la tête, de la prévoyance et de la volonté, ici ! Ah mais ! vous partirez aussi, mon garçon, car ma mie Janille ne radote pas encore. »

Gilberte était redevenue pâle comme un lis, et M. Antoine avait de l’humeur, peut-être pour la première fois de sa vie. Il trouvait Janille déraisonnable, et n’osant entrer en révolte, il tirait l’oreille de Sacripant, qui, lui voyant un air fâché, l’accablait de caresses et se laissait martyriser par sa main distraite. Émile était à genoux entre Janille et Gilberte ; son cœur débordait, et il ne pouvait plus se taire.

— « Ma chère Janille, s’écria-t-il enfin avec une émotion impétueuse, et vous, digne et généreux Antoine, écoutez-moi, et apprenez enfin mon secret. J’aime votre fille, je l’aime avec passion depuis le premier jour où je l’ai vue, et, si elle daigne agréer mes sentiments, je vous la demande en mariage, non pour M. Galuchet, non pour aucun protégé de mon père, ni pour aucun de mes amis, mais pour moi-même, qui ne puis vivre séparé d’elle, et qui ne me relèverai qu’avec son consentement et le vôtre.

— Viens sur mon cœur, s’écria M. Antoine transporté de joie et d’enthousiasme ; car tu es un noble enfant, et je savais bien qu’il n’y avait rien de plus grand et de plus loyal que ton âme ! »

Et il serrait dans ses bras le svelte jeune homme comme s’il eût voulu l’étouffer. Janille, attendrie, couvrit ses yeux de son mouchoir ; mais tout à coup, renfonçant ses larmes :

« Voilà des folies, monsieur Antoine, dit-elle, de vraies folies ! Observez-vous et ne laissez pas aller votre cœur si vite. Certes, celui-là est un brave garçon, et, si nous étions riches, ou s’il était pauvre, nous ne pourrions jamais mieux choisir ; mais n’oublions pas que ce qu’il propose est impossible, que sa famille n’y consentira jamais, et qu’il vient de faire un roman dans sa petite cervelle. Si je ne vous aimais pas tant, Émile, je vous gronderais de monter ainsi l’imagination de M. Antoine, qui est encore plus jeune que la vôtre, et qui est capable de prendre vos rêves au sérieux. Heureusement sa fille est plus raisonnable que lui et que moi. Elle n’est pas du tout troublée de vos douces paroles. Elle vous en sait gré, et vous remercie de vos bonnes intentions ; mais elle sait bien que vous ne vous appartenez pas, que vous ne pouvez pas encore vous passer du consentement de votre père, et que, quand même vous seriez en âge de lui faire des sommations respectueuses, elle est trop bien née pour vouloir entrer de force dans une famille qui la repousserait.

— C’est vrai, cela ! dit M. Antoine, sortant comme d’un rêve : nous divaguons, mes pauvres enfants ! jamais M. Cardonnet ne voudra de nous, car nous n’avons à lui offrir qu’un nom qu’il doit traiter de chimère, dont nous faisons d’ailleurs assez bon marché nous-mêmes, et qui ne nous ouvre aucun chemin vers la fortune. Émile, Émile ! ne parlons plus de cela, car cela deviendrait une source de regrets. Soyons amis, toujours amis ! soyez le frère de mon enfant, son protecteur et son défenseur dans l’occasion ; mais ne parlons pas de mariage ni d’amour, puisque, dans le temps où nous vivons, l’amour est un songe, et le mariage une affaire !

— Vous ne me connaissez pas, s’écria Émile, si vous croyez que j’accepte, et que je veuille accepter jamais les lois du monde et les calculs de l’intérêt ! Je ne vous tromperai pas ; je répondrais de ma mère si elle était libre, mais mon père ne sera pas favorable à cette union. Cependant mon père m’aime, et quand il aura essayé la puissance et la durée de ma volonté, il reconnaîtra que la sienne ne peut l’emporter en ceci. Il aura peut-être un moyen pour tenter de me réduire. Ce sera de me priver pendant quelque temps des jouissances de sa richesse. Oh ! alors, avec quel bonheur je travaillerai pour mériter la main de Gilberte, pour arriver jusqu’à elle, digne de l’estime qu’on n’accorde point aux oisifs, et que méritent ceux qui ont passé comme vous, monsieur Antoine, par d’honorables épreuves ? Mon père se laissera fléchir un jour, je n’en doute pas ; je puis en faire le serment devant Dieu et devant vous, parce que je sens en moi toutes les forces d’un amour invincible. Et quand il aura constaté la puissance d’une passion comme la mienne, lui qui est souverainement sage et intelligent, lui qui m’aime plus que tout au monde, et certes plus que l’ambition et la fortune, il ouvrira, sans arrière-pensée, ses bras et son cœur à ma fiancée. Car je connais assez mon père pour savoir que lorsqu’il cède à l’empire de la destinée, c’est sans retour vers le passé, sans mesquine rancune, sans lâche regret. Croyez donc, ô mes amis, en mon amour, et comptez comme moi sur l’aide de Dieu. Il n’y a rien d’humiliant pour vous dans les préjugés que j’aurais à combattre, et la tendresse de ma mère, qui ne vit que pour moi et par moi, dédommagera Gilberte en secret des passagères préventions de mon père. Oh ! ne doutez pas, ne doutez pas, je vous en supplie ! La foi peut tout, et, si vous m’aidez dans cette lutte, je serai encore le plus heureux mortel qui ait combattu pour la plus sainte de toutes les causes, pour un noble amour, et pour une femme digne du dévouement de toute ma vie !

— Allons, ta, ta, ta ! dit Janille éperdue ; le voilà qui parle comme un livre et qui va essayer, à présent, de monter la tête de ma fille ! Voulez-vous bien vous taire, langue dorée ! on ne veut point vous écouter et on ne vous croira point. Je vous le défends, monsieur Antoine ! Vous ne savez pas tous les malheurs que cela peut attirer sur vous, et le moindre serait d’empêcher Gilberte de faire un mariage possible et raisonnable. »

Le pauvre Antoine ne savait plus à qui entendre. Lorsque Émile parlait, il s’exaltait au souvenir de ses jeunes années ; et se souvenait d’avoir aimé ; rien ne lui paraissait plus saint et plus noble que de défendre la cause de l’amour, et d’encourager une si belle entreprise. Mais, lorsque Janille venait jeter de l’eau sur le feu, il reconnaissait la sagesse et la prudence de son mentor, et tantôt il parlait avec elle contre Émile, tantôt avec Émile contre elle.

« En voilà assez, dit enfin Janille, toute fâchée de ne voir aucun terme à ces irrésolutions ; et tout cela ne devait pas être dit devant ma fille. Qu’en résulterait-il, si c’était une tête faible ou légère ? Heureusement elle ne mord point à vos contes, et, comme elle fait fort peu de cas de vos écus, elle aura bien trop de dignité pour attendre que vous soyez le maître de disposer de votre cœur. Elle disposera du sien comme elle l’entendra, et, tout en vous gardant son estime et son amitié, elle vous priera de ne point la compromettre par vos visites. Allons, Gilberte, un mot de raison et de courage, pour faire finir toutes ces folles histoires ! »

Jusque-là Gilberte n’avait rien dit. Émue et pensive, elle regardait, tantôt son père, tantôt Janille, et plus souvent Émile, dont l’ardeur et la conviction exaltaient son âme. Elle se leva tout à coup, et s’agenouillant devant son père et sa gouvernante, dont elle baisa les mains avec effusion : « Il est trop tard pour me demander une froide prudence et me rappeler aux calculs de l’égoïsme, dit-elle : j’aime Émile, je l’aime autant qu’il m’aime, et, avant de songer que je pusse jamais lui appartenir, j’avais juré dans mon cœur de n’être jamais à aucun autre. Recevez ma confession, ô mon père et ma mère devant Dieu ! Depuis deux mois je dissimule avec vous, et, depuis deux semaines, je vous cache un secret qui me pèse et qui sera le dernier de ma vie comme il est le premier. J’ai donné mon cœur à Émile, je lui ai juré d’être sa femme le jour où mes parents et les siens y consentiraient. Jusque-là j’ai juré de l’aimer avec courage et calme, je le lui jure encore, et je prends Dieu et vous à témoin de mon serment. J’ai juré encore, et je jure toujours, que si la volonté de son père est inflexible, nous nous aimerons comme frère et sœur, sans qu’il me soit possible d’en aimer jamais un autre, et sans que je me porte à aucun acte de folie et de désespoir. Ayez confiance en moi. Voyez, je suis forte et je me trouve plus heureuse que jamais, depuis que j’ai mis Émile entre vous deux, et avec vous deux, dans mon cœur. Ne craignez de moi ni plainte, ni tristesse, ni langueur, ni maladie. Je serai dans dix ans telle que vous me voyez aujourd’hui, trouvant dans votre amour des consolations toutes puissantes, et, dans le mien, un courage à toute épreuve.

— Merci de Dieu ! s’écria Janille désespérée, nous voilà tous maudits. Il ne manquait plus que cela ! Voilà ma fille qui l’aime et qui le lui a dit, et qui le lui dit encore devant nous ! Ah ! malheur ! malheur sur nous, le jour où ce jeune homme est entré dans notre maison !… »

Antoine, accablé, ne sut que fondre en larmes, pressant sa fille contre son sein. Mais Émile, ranimé par la vaillance de Gilberte, sut dire tant de choses, qu’il réussit à s’emparer de cette âme incapable de se défendre. Janille elle-même fut ébranlée, et on finit par adopter le plan que les deux amants avaient conçu eux-mêmes, à Crozant, à savoir, d’attendre, ce qui ne résolvait pas grand’chose, au gré de Janille ; et de ne se pas voir trop souvent, ce qui la rassurait du moins un peu sur les dangers de la situation extérieure.

On quitta le verger, et quelques moments après, Galuchet en sortit aussi, mais furtivement, et, sans avoir été vu, il s’enfonça dans les haies pour gagner à couvert la route de Gargilesse.

Émile resta à dîner, car ni Antoine ni Janille n’eurent le courage de lui faire abréger une visite qui ne devait plus se renouveler avant la semaine suivante.

Le cœur affectueux et naïf du bon campagnard ne savait pas résister aux caresses et aux tendres discours de ses deux enfants, et, lorsque Janille avait le dos tourné, il se laissait aller à partager leurs espérances et à bénir leur amour. Janille essayait de leur tenir rigueur, et sa tristesse était réelle et profonde ; mais il n’y a pas de plan de séduction mieux organisé que celui de deux amants qui veulent gagner un ami à leur cause. Ils étaient si bons tous deux, si dévoués, si tendres, si ingénieux dans leurs douces flatteries, et si beaux surtout, l’œil et le front éclairés du rayon de l’enthousiasme, qu’un tigre n’y eût pas résisté. Janille pleurait de dépit d’abord, puis de chagrin, et puis de tendresse ; et quand le soir vint, et qu’on alla s’asseoir au bord de la rivière, sous le doux regard de la lune, ces quatre personnes, unies par une invincible affection, ne formèrent plus qu’un groupe de bras entrelacés et de cœurs battant à l’unisson.

Gilberte surtout était radieuse, son cœur était plus léger et plus pur que le parfum des plantes qui s’exhale au lever des étoiles et remonte vers elles. Quelque enivré que fût Émile, il ne pouvait oublier entièrement la difficulté des devoirs qu’il avait à remplir pour concilier la religion de son amour avec la piété filiale. Mais Gilberte croyait qu’on pouvait toujours attendre, et que, pourvu qu’elle aimât, le miracle se ferait de lui-même, sans que personne fût forcé d’agir. Lorsque Émile, après avoir osé baiser sa main, sous les yeux de ses parents, se fut éloigné, Janille lui dit en soupirant :

« Eh bien, à présent, tu vas être triste pendant huit jours ! je te verrai les yeux rouges comme je te les voyais souvent avant ce maudit voyage de Crozant ! Il n’y aura plus ni paix, ni bonheur ici !

— Si tu me vois triste, ma mère chérie, répondit Gilberte, je te permets de l’empêcher de revenir ; et si j’ai les yeux rouges, je me les arracherai pour ne plus le voir. Mais que diras-tu, si je suis plus gaie et plus heureuse que jamais ? Est-ce que tu ne sens pas comme mon cœur est calmé ? Tiens, mets-y ta main, pendant qu’on entend encore les pas de ce cheval qui s’éloigne ! Est-ce que je suis agitée ? Allume la lampe et regarde-moi bien. Est-ce toujours ta Gilberte, ta fille, qui ne respire que pour toi et son père, et qui ne peut s’ennuyer une minute avec eux ? Ah ! quand j’ai souffert, quand j’ai pleuré, c’est que j’avais un secret pour vous, et que j’étouffais de ne pouvoir vous le dire. À présent que je peux parler et penser tout haut, je respire et ne sens plus que la joie d’exister pour vous et avec vous. Et n’as-tu pas vu ce soir, comme nous étions tous heureux de pouvoir nous aimer tous, sans crainte et sans honte ? Crois-tu donc qu’il en sera jamais autrement, et que nous serions heureux ensemble, Émile et moi, si vous n’étiez pas toujours et à toute heure entre nous deux ?

— Hélas ! pensa Janille en soupirant, nous ne sommes encore qu’au premier jour de ce bel arrangement-là ! »