Le Règne de l’esprit malin (1941)/V

La bibliothèque libre.
◄   IV VI   ►




L’homme avait été se loger à l’auberge, que Simon, sa femme et toute la famille avaient quittée en grande hâte dès qu’ils l’avaient vu approcher.

L’auberge comprenait quatre chambres, outre la salle à boire, une grande cuisine et la cave, qui était pleine.

On comprenait assez Criblet. Le boire, maintenant, ne lui coûtait pas cher, le coucher guère plus, le manger pas davantage. Il avait à sa disposition deux ou trois caisses de macaronis, un sac de riz, un tonneau de harengs, des saucisses et des jambons en quantité dans la cheminée ; il avait été aussi faire le tour de la cave, et avait tapoté l’un après l’autre les tonneaux ; alors il avait paru rassuré.

Ils menaient joyeuse vie, ils n’étaient encore que les trois, l’Homme, Lhôte et lui. L’Homme paraissait tout content, Lhôte ne disait pas grand-chose ; Criblet, lui, s’occupait à sa façon. Il descendait avec son litre vide, il remontait avec son litre plein ; il allait s’installer près de la fenêtre : dix et douze verres ne nous font pas peur. Mais, de même que dans ces machines à musique où on n’a qu’à mettre deux sous, le dernier surcroît d’un verre vidé provoquait chez lui un décrochement ; et une chanson commençait, qui avait bien vingt-cinq couplets, qu’il chantait en branlant la tête. Des heures, il restait ainsi sans bouger (sauf le mouvement de sa tête, et celui de lever son verre, qui est un mouvement plaisant) ; c’était une bonne vie. L’arrivée de Clinche gâta un peu les choses.

Car Clinche fut le premier qui arriva d’entre les gens du village.

Il dit :

— Ma femme me rendait la vie intenable. J’ai bien essayé de la corriger ; rien n’y a fait, elle est barrée. Alors je lui ai dit que je foutais le camp.

Et, humant l’air avec satisfaction :

— Il fait meilleur chez vous tout de même. Si ces messieurs le permettaient…

L’Homme dit simplement :

— Il y a de la place.

Et Clinche s’était installé, qui fut le quatrième. Il n’eut pas à s’en repentir.

C’est qu’on sentait assez que l’Homme désormais ferait tout ce qu’il voudrait. L’apparence des rues frappait par leur complet abandon. On ne sortait plus de chez soi qu’on ne se fût assuré d’abord que l’Homme n’était pas en vue : l’apercevait-on par hasard, on rentrait vite dans son trou. Heureusement qu’il ne quittait guère l’auberge. Alors on avait tout de même le temps de se glisser jusqu’à l’écurie ou de pousser jusqu’à la fontaine, mais rien de plus ; et on revenait en courant, et les portes toute la journée restaient fermées, parce qu’on se disait : « Il pourrait venir s’installer chez nous, comme il a fait chez Simon. » Une étonnante existence commençait dont on n’a jamais vu d’exemple : une existence d’en dessous, une moitié d’existence. Même les fumées avaient l’air moins légères que d’habitude, traînant sur la pente des toits, comme si elles n’osaient plus s’envoler. Un ralentissement de vie s’était marqué en toute chose, et déjà s’annonçaient d’affreuses maladies, dont une s’abattit d’abord sur le bétail.

Il vint aux vaches un ramollissement de la tétine, qui faisait que leurs pis, quand on tirait dessus, vous restaient dans les doigts.

Comme elles continuaient à avoir du lait et qu’il n’était plus possible de les traire, elles souffraient terriblement, et ne cessaient pas de meugler, s’appelant d’étable en étable.

Mais ce qui surprenait le plus, c’est que tous n’étaient pas également frappés : il y avait comme une justice à rebours : mieux on s’était conduit auparavant, plus il semblait qu’on fût sévèrement puni. Et là où, au contraire, régnaient les mauvaises passions, l’envie, l’avarice, la paresse, l’ivrognerie, ces maisons étaient épargnées ; souvenez-vous quand l’Ange dans la Bible vient et certaines portes sont frottées de sang ; d’autres pas. Il y avait des étables où toutes les bêtes avaient crevé, il y en avait où pas une n’était atteinte.

La vieille Marguerite, elle, avait à présent perdu ses deux chèvres : elle n’avait plus rien à manger. Elle avait essayé d’aller trouver son fils : une nouvelle fois, il l’avait repoussée ; de nouveau il lui avait dit : « Allez-vous-en, je ne vous connais plus. » Et pareillement les gens du village, quand elle s’était adressée à eux, l’avaient repoussée, parce qu’ils disaient : « Pourquoi n’êtes-vous pas venue d’abord vers nous ? »

Elle revint s’asseoir devant son feu qui s’éteignait ; elle vit que tout était fini pour elle. Elle alla prendre un vieux châle dans l’armoire, elle s’en enveloppa la tête ; il neigeait.

Elle prit du côté du couchant, où il y a une carrière ; tout chemin battu cessait là. Elle ne sut plus bien que faire. On vit qu’elle balançait entre continuer et revenir sur ses pas ; elle s’était arrêtée, toute petite, toute mince, sous les gros flocons qui tombaient. Enfin elle se décida. Est-ce qu’il ne faut pas tout tenter, puisque j’ai mon fils et que peut-être une chance me reste ? Elle s’en retourna donc au village, le soir commençait à tomber. Elle écouta, on chantait dans l’auberge. Elle leva les yeux et regarda vers les fenêtres, elle vit que les contrevents étaient fermés. Elle s’approcha de la porte, la secoua des deux mains : la clef était tournée dans la serrure. Elle se dit : « Je vais l’appeler. » Elle appela, on ne répondit point. Elle appela une seconde fois, on ne répondait toujours pas. On n’avait plus besoin d’elle. Alors elle poussa encore plus loin dans le village, mais les gens étaient tous rentrés. Quelques-uns, qui passaient, elle voulut les aborder, ils se hâtèrent davantage. Là non plus, personne n’avait besoin d’elle. On entendit le grincement des derniers verrous qu’on tirait. Elle pensa à son foyer sans feu, à sa corbeille à pain qui était vide ; cette fois, elle n’hésitait plus. Elle se remit en chemin. Elle repassa sous la carrière. Et vint ensuite le bois de pins. Mais résolument, maintenant, elle s’avançait dans la neige. Elle pensait : « J’irai aussi longtemps que je pourrai ; quand je ne pourrai plus, c’est que ce sera là. » Il faisait tout à fait nuit, elle se cognait au tronc des arbres. Elle glissait, et bien des fois elle faillit tomber ; mais qu’importe que je tombe ou non, que j’aille droit ou non, que j’aille vite ou lentement ? Le lieu où je me rends, tous les chemins y mènent, tous les chemins qui y mènent sont bons. Une espèce de grande indifférence lui venait ; une seule chose la préoccupait encore : « Pourquoi m’a-t-il guérie, se disait-elle, puisqu’il devait en être ainsi ? » Et elle se répétait : « Mon Dieu, pourquoi m’a-t-il guérie ? » Et, longtemps encore, elle alla.

Mais la pente devenait de plus en plus escarpée, la neige de plus en plus épaisse, la nuit de plus en plus obscure, le froid de plus en plus vif ; ses jambes commencèrent à ne plus bien lui obéir, sa tête était tout engourdie ; il lui sembla être sortie du bois, mais elle ne savait plus bien où elle était ; elle fit un premier faux pas, un second : il y eut à ce moment un talus sur sa droite, elle se dit : « Autant là qu’ailleurs ! »

Elle n’eut qu’à se laisser aller de côté contre le talus, où elle se sentit entrer dans quelque chose de mou.

Elle releva ses genoux, ramena ses pieds et ses mains, enfonça sa tête entre ses épaules.

Il neigeait de plus en plus fort.



II[modifier]

Il était venu des maladies aussi chez les hommes : c’étaient des maladies de la peau. Ils commençaient à se gratter ; ils ne s’arrêtaient plus qu’ils ne se fussent mis en sang. Puis on voyait se former sur leur visage des ulcères noirs, qui peu à peu envahissaient le front, les joues, la bouche, le menton : ils semblaient avoir mis un masque, comme si on avait été en temps de carnaval.

Cette maladie-là s’attaquait surtout aux grandes personnes : ce qui arrivait aux enfants, c’est que leurs membres se nouaient. Même ceux qui avaient été les mieux portants jusqu’alors, les mieux nourris (particulièrement ceux-là), étaient pris de convulsions, et ils en sortaient tout tordus, le dos rond, les jambes en demi-cercle, la paume des mains tournée en dehors.

Ils ne cessaient plus de crier, et leurs cris se mêlaient aux meuglements qui sortaient des étables, aux gémissements des hommes, à des bêlements, à des grognements, tandis que les gens se fuyaient l’un l’autre, pris du même dégoût dont ils étaient l’objet.

Ils comprirent que la vie allait devenir impossible. Ils avaient été chercher du secours dans les villages voisins, mais le bruit qu’il régnait des mauvaises maladies chez eux s’était répandu dans tout le pays ; personne ne voulut venir ; personne ne voulut même les recevoir.

Il ne leur restait plus qu’un secours, comme ils virent : et c’était le secours d’en haut. Ils eurent une réunion pour discuter de la chose. Ils n’osaient plus se regarder. Plusieurs avaient la tête enveloppée de linges ; et, parce que le mal commençait d’envahir leurs mains, ils les tenaient rentrées dans les manches de leurs habits.

Ils décidèrent de retourner chez le curé, bien que personne ne l’eût vu depuis longtemps et qu’il n’eût guère paru se soucier de ce qui se passait au village.

Ils attendirent que le soir fût venu. Ils étaient cette fois cinq ou six, dont le grand Communier, et aussi le plus âgé des habitants de la commune, un petit vieux, nommé Jean-Pierre, qui était connu pour sa piété.

Ils firent un détour, de façon à ne pas passer devant l’auberge. Ils heurtèrent, on ne répondit pas, ils heurtèrent de nouveau. Alors un bruit se fit entendre, comme des meubles qu’on déplace, et d’une porte intérieure qui s’ouvrait et se refermait ; ce fut ensuite seulement que la porte de la chambre s’ouvrit.

— Eh bien, dit le curé, vous êtes nombreux aujourd’hui !…

Et, éclatant de son gros rire :

— Allez seulement, je sais bien ce qui vous amène, mais vous venez trop tard. Il faut laisser la punition se faire ; on ne va pas contre la punition…

Il se mit à rire de nouveau ; eux, ils entrèrent. Il faisait trop sombre dans la pièce pour qu’on y pût rien distinguer nettement. Pourtant un malaise leur était venu, et, un long moment, ils se turent.

Ce fut le grand Communier qui, en sa qualité de chef, prit la parole le premier :

— Monsieur le curé, dit-il, c’est nous. Nous venons de nouveau. Mais nous voilà dans une telle situation…

Il dit :

— Cet homme ne nous lâche plus…

Le curé demanda : « Quel homme ?… » Il n’alla pas plus loin, il se troublait.

Heureusement pour lui que déjà une troisième voix venait, une toute petite voix d’enfant, celle-là (seulement un peu tremblotée) ; c’était le vieux Jean-Pierre :

— Ah ! monsieur le curé, là est justement le malheur que personne ne sait qui il est ; ce ne serait rien, si on savait… Mais nous n’avons pas perdu confiance. Et c’est justement pourquoi on est venu, monsieur le curé, parce que, si vous le voulez bien, on irait prier le bon Dieu ; peut-être qu’il nous entendrait, si c’est ensemble qu’on le prie ; quand on est seul, il n’entend pas.

Tous se mirent à hocher la tête.

Le curé se promenait de long en large dans la chambre ; à cause de l’obscurité, sa figure restait cachée ; seule se distinguait encore sa haute silhouette noire qui tour à tour se rapprochait et s’éloignait.

Mais, brusquement, sa voix se fit entendre de nouveau :

— Corrigez-vous d’abord, je vous dis (il parlait d’une voix forte, il criait presque maintenant) ; ça ferait encore plus plaisir au bon Dieu, je crois. Et puis, voyez-vous, ce serait trop commode, si, après l’avoir offensé, il n’y avait qu’à sortir les bannières… Laissez-les où elles sont, je vous dis, et repentez-vous.

Était-ce à cause de la dureté de cette voix et de ce quelque chose de faux qu’il y avait en elle ? mais ils se sentaient toujours plus gênés. peut-être que le curé, malgré tout, avait raison. Pourtant, comme c’était là (pensaient-ils) la seule chance de salut qui leur restât, ils s’obstinaient à leur idée, ils s’y entêtaient, ils n’en bougeaient plus ; et ainsi, quand le vieux Jean-Pierre recommença : « S’il vous plaît, monsieur le curé, s’il vous plaît, on n’a plus que vous… » tous l’approuvèrent ; tous, sourdement :

— S’il vous plaît… s’il vous plaît !

Le curé avait été s’asseoir à sa table ; ils crurent le voir dans l’obscurité se prendre la tête dans les mains.

Et, d’une voix toute changée, d’une voix basse qui tremblait :

— Vous avez raison, c’est mon métier, il faut le faire jusqu’au bout…

Ce dimanche tarda terriblement à venir, tellement ils eurent à souffrir encore. Il semble que la longueur des journées soit triplée, quand chaque minute qui vient nous apporte un nouveau tourment. Ils regardaient passer les heures, ils auraient voulu les hâter, comme on fait d’un troupeau, quand les bêtes s’attardent, et une, tendant le cou, va boire dans une seille, l’autre arrache une touffe d’herbe, l’autre encore sans raison s’arrête, alors on lui donne un coup de bâton. Hélas ! le temps est une chose à quoi les coups ne peuvent rien.

Pourtant l’idée de cette procession leur avait redonné du courage : « peut-être, se disaient-ils, qui sait ? » Et tous y vinrent de ceux qui purent, en sorte que l’église se trouva pleine aux trois quarts. Isolément ou par petits groupes, ils se glissaient le long des ruelles pleines de nuit, et, tendant les mains devant eux, creusaient dans l’épaisseur de l’ombre comme dans un tas de suie. Heureusement que, par-dessus les toits, le haut clocher s’apercevait, élevant sa croix dans le ciel : une ombre de croix sur ce ciel opaque, assez nette néanmoins pour qu’on pût se diriger. Par-ci par-là, le souffle rauque d’une bête s’entendait derrière une porte, ou bien venaient des cris d’enfant malade, ou le râle d’un mourant : nulle part et en aucune heure du jour ou de la nuit, il ne nous est donné d’oublier ce qui nous arrive, et les circonstances où nous sommes. Ils s’acheminaient donc avec le plus de hâte qu’ils pouvaient et furent ainsi bientôt réunis dans l’église, tandis qu’un peu de gris, comme des toiles d’araignée, commençait à bouger derrière les hautes fenêtres à petits carreaux blancs. Il y eut d’abord une messe. Il y eut l’orgue, les chants, il y eut la sonnette aussi. Les hauts murs étaient autour d’eux une protection visible, à quoi s’en ajoutait une autre, plus efficace encore, bien qu’elle ne fût pas pour les yeux. Mais le cœur en est fortifié, qui retrouve de l’assurance, et, quand les dernières paroles eurent été prononcées, le dernier répons envoyé, quand le moment de sortir fut venu et qu’on commença de sortir, ils se sentaient tout à fait résolus.

Il avait été décidé qu’on sonnerait toutes les cloches. Etienne, fils d’Etienne, fils d’un troisième Étienne, était posté dans le clocher. Il n’était pas seul, ce jour-là. Car, outre le carillon dont il se chargeait d’ordinaire, la grosse Marie-Madeleine devait être de la partie, qui avait besoin de trois hommes, étant de taille, comme on voit, et une sorte de personne pas commode à contenter. Il vint premièrement une petite voix claire, une vive note d’argent, qui se trouva piquée en haut du ciel et y bougeait, comme l’alouette quand elle est montée ; on vit sortir la croix que portait un homme en surplis. C’est les hommes de « l’Habit blanc », ainsi qu’on les appelle ; puis il y aura les femmes et les filles de l’Habit blanc. La croix se montra un peu inclinée, vu le peu de hauteur du porche, elle se redressait déjà. À ce moment, la petite note tremblotant au ciel parut éclater comme une capsule, quand la graine est mûre : mille autres petites notes en jaillirent ; elles ruisselaient tout autour de vous, poudroyaient aux replis de l’air, étaient apportées, emportées ; et, outre le mouvement de haut en bas qu’elles avaient, elles cédaient à un mouvement de côté. La croix tourna l’angle du cimetière. Derrière, venaient les femmes de l’Habit blanc qu’on a vues. Derrière les femmes de l’Habit blanc, quatre jeunes filles en blanc, elles aussi, portaient une belle Vierge de cire en robe de soie ; derrière encore, commençaient maintenant d’apparaître les hommes. C’est alors que la Marie-Madeleine sortit à son tour du clocher. Et toutes les petites cloches semblèrent fuir, s’éparpiller, tandis que, planant au-dessus d’elles, avec de temps en temps seulement un coup d’aile, cette autre, qui était la grosse, faisait penser aux oiseaux tranquilles, aux grands oiseaux qui hantent les hauteurs.

Eux, cependant, venaient de s’engager sur la pente du calvaire. C’est, parmi des prés d’herbe pauvre, des petits étages rocheux. Le chemin va de l’un à l’autre, et les contourne. C’est gris et vert, dans la belle saison ; ce jour-là, c’était blanc et noir. Le noir était celui d’un petit bois de sapins, qui faisait tout le tour du cône, un peu au-dessous du sommet, puis venait le sommet lui-même, et là rien que la croix dressée, qui était le lieu qu’il fallait gagner. Et toujours venait la Marie-Madeleine ; et toujours la fine poussière des notes du carillon. Mais, ce qui à présent s’entendait aussi, c’était le chant, timide encore, mais qui croissait en assurance, de ceux qui montaient à la croix. Demandes, appels, supplications : ne sommes-nous pas trois cents ? Il faudra bien qu’on soit écouté. C’est ce qu’ils se disaient, ils montèrent encore. Le dais à présent se voyait, sous lequel marchait le curé, et le reste des Habits blancs suivait (c’étaient des hommes) ; puis venaient des femmes qui tenaient le livre et lisaient dedans, d’autres qui donnaient la main à des enfants, des très vieux aussi, des très vieilles, des infirmes, des malades, et ceux qui pouvaient à peine marcher et ceux qui avaient la tête bandée, et ceux qui se cachaient les mains. Tous ceux qui avaient pu venir étaient venus ; il n’y a plus à avoir honte devant Dieu, même de nos plaies. Cela se déroulait sur un très grand espace, de tournant en tournant, de lacet en lacet ; cela montait de plus en plus, le chant s’éloignait peu à peu ; par-ci par-là, la neige était glissante et la croix qui allait en tête semblait hésiter un instant. Mais, d’un mouvement brusque, elle se dégageait, reprenant sa marche en avant. Et tout le reste la suivait, comme entraîné. La force n’est point derrière nous, mais devant ; on a à lever les yeux, non à les tourner en arrière. C’est en avant et c’est plus haut que soi ; ainsi un pas après l’autre est franchi, un étage après un étage. Et voilà qu’à présent un grand soleil s’était mis à briller.

Ils n’eurent plus alors qu’à se laisser porter, ils allaient dans l’allégresse. Le dernier tournant du chemin fut rapidement franchi, le petit bois pris en travers ; la croix qu’ils tenaient droite au-dessus d’eux vint se ranger sous la croix déjà en place, au pied de laquelle vint également se ranger le dais, et, tous, ils firent cercle autour.

Ils étaient maintenant seuls devant Dieu. Ils s’étaient tellement élevés que les plus hautes cimes, en cercle à l’horizon, semblaient s’être abaissées ; le pays des alentours avait été comme englouti. À peine si on distinguait encore le village derrière soi, tellement ses pauvres petits toits étaient aplatis contre le sol. Et, en avant de soi, là où s’ouvrait la gorge, la profondeur demeurait seule, pleine d’une confuse nuit. Mais d’autant plus largement ouvert était l’immense ciel remplissant tout l’espace, en face de quoi ils étaient, et il n’y avait plus autre chose, sauf Dieu qui est dedans, et son Fils, et le Saint-Esprit, et les saints, qui ont été des hommes, et par là nous comprendront mieux.

Car il est vrai que nous avons péché, mais qui n’a pas péché, parmi les hommes ? Se souvenant de tout ce qu’ils avaient souffert, ils s’attendrissaient sur eux-mêmes. Ils s’étaient agenouillés ; il y avait au-dessus d’eux les deux croix, la Vierge, les bannières ; il y avait le ciel au-dessus et au-dessous d’eux. Longtemps, par la voix du prêtre et la leur, ou silencieusement dans leurs cœurs, les mains appliquées contre la poitrine, la tête penchée, les doigts joints, leurs genoux rapprochés sur le dur sol pierreux, longtemps ils prièrent ensemble. Sûrement qu’ils allaient être écoutés. Nous avons pu vous oublier, Seigneur, mais vous vous êtes rappelé à nous. Nous comprenons maintenant pourquoi votre main s’est si lourdement abattue sur nous, c’est que nous l’avions mérité. Et nous vous en remercions, Seigneur, si de cette façon-là nous sommes ramenés au respect de votre saint nom. Les cloches, au loin, sonnaient toujours, le chant reprit, ils se relevèrent, ils se mirent à descendre le chemin qu’ils avaient monté. Ils ne se reconnaissaient pas eux-mêmes. Ils regardaient sans crainte le village qui se relevait, comme si lui aussi se fût mis à genoux. Là-bas est notre ennemi commun ; il n’osera plus nous nuire. Et, à mesure qu’on se rapprochait du village, plus curieusement les yeux se tournaient vers l’auberge, qui se trouvait située de l’autre côté de la place qu’ils devaient traverser. Ils avaient auparavant à passer par le cimetière. Ils purent voir alors combien il y avait de tombes nouvellement creusées : elles se touchaient toutes et faisaient, sous la neige, comme une succession de petites vagues égales : hélas ! ils le savaient assez : autant de places prises ici, autant de places vides à la maison, devant le feu, dans les grands lits, autour de la table aux repas, d’autant moins de paires de bras quoiqu’ils fissent grandement besoin : mais qu’importe ? On domine cela aussi à présent. Ils s’avancèrent donc encore, ils sortirent du cimetière, ils se mirent à tourner l’église.

Et, une fois arrivés là, c’est à peine si, en effet, ils purent retenir un cri de joie, ou plutôt leur chant fut un cri de joie, tandis qu’ils s’avançaient toujours, et la croix allait devant, puis venait la Vierge portée, puis les bannières, puis le dais.

C’était comme ils avaient pensé. La place était déserte, l’auberge restait fermée. Les petits rideaux des fenêtres se rejoignaient derrière les carreaux ; la cheminée ne fumait pas ; on aurait dit une maison abandonnée depuis longtemps…

L’Homme pourtant n’eut qu’à ouvrir la porte.

Il n’eut qu’à peser, comme il fit, sur le loquet, et cette chair, luisant parmi de l’or sous la petite vitre ronde, tomba des mains qui n’en étaient plus dignes.

Aussitôt après, le dais fut lâché, la croix pareillement, les bannières, la belle Vierge à robe de soie.

Le ciel devint tout noir ; et les pigeons, se laissant tomber du haut du clocher, prirent tous à la fois leur vol vers la vallée.




◄   IV VI   ►