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Les Rustiques/Le Retour

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Les RustiquesMercure de France. (p. 1-12).


LE RETOUR


Il y avait trois jours que Le Mousse, flanqué de Finaud, était parti, le fusil à l’épaule, pour la foire de Rocfontaine.

Le chien, qui faisait vieux et n’aimait point à découcher, était, comme d’habitude, rentré dès le premier soir et gardait le coin du feu, car on était en hiver.

La Moussotte n’avait pas été le moins du monde émue de l’absence prolongée de « son homme » ; il y avait beau temps qu’elle était habituée à ces bordées si régulières qu’elles en étaient presque devenues réglementaires, et comme c’était une paysanne au cœur fruste, dépourvue de toute sentimentalité, sinon de sentiment, elle attendait, avec la confiance des simples, mêlée à je ne sais quelle sorte de joie perverse, le soir de ce troisième jour pour accueillir le retour présumé de son époux de la rafale de reproches et du torrent d’injures par lesquels elle soulageait son cœur de ménagère et se vengeait un peu, elle et son sexe, de la tenue ou de la retenue, injuste à son sens, que son costume de femme l’obligeait à garder.

L’hiver était rude. Sur les routes que le court dégel de midi amollissait vaguement, la boue se ridait, se hérissait en lilliputiennes murailles et les sillons durcis qui bordaient les ornières ne s’affaissaient point. Malgré les soleillées qui précisaient les dessins délicats des ramilles s’enchevêtrant, la forêt de la Côte, dominant le village, restait maussade et grise.

La Moussotte allait de temps à autre jusqu’au seuil de la porte, interrogeant le coin du bois d’où la route s’échappait de la forêt, la main en abat-jour sur les yeux, le poing sur la hanche et, quand elle rentrait dans la chambre surchauffée du poêle où se mariaient des odeurs complexes de tourteaux broyés et de racines cuites pour le lécher des vaches, Finaud la regardait d’un œil mi-interrogateur, mi-narquois, s’étirant successivement du devant et du derrière dans l’attente, lui aussi, du retour de son maître.

Cependant Le Mousse n’arrivait pas.

Adolphe-Virgile Mourot, dit le Mousse, était un paysan aisé, presque riche pour la campagne, qui faisait de la culture en dilettante, chassait par fantaisie et « buvait par tempérament ».

C’était le meilleur homme du monde. Il n’était pas dans le canton, disait-on, un cochon auquel il n’eût rendu un service ou payé un verre ; aussi malgré qu’il fût républicain, républicain comme l’étaient les quarante-huitards, dans un pays confit en religion, il avait été durant douze ans maire de son village et l’aurait été sans doute plus longtemps encore si une douce philosophie acquise avec les années et un scepticisme non dépourvu certes de quelque élégance ne lui eussent fait résigner ces honorifiques fonctions.

Mais il se flattait, avec une discrétion de bon goût, d’arriver toujours bon premier, sans jamais poser sa candidature, sur la liste quadriennale des conseillers municipaux et il était connu à cinq lieues à la ronde pour sa bonté naturelle et aussi (chacun a ses petits défauts) pour son insolence rare et d’ailleurs sans malice quand les libations trop prolongées l’avaient mis hors de ce qu’on est convenu d’appeler l’état normal.

Car quand le Mousse avait bu un verre de trop, il sortait aussitôt de son naturel paisible et conciliant et devenait agaçant, « rogneur », plus malembouché qu’un toucheur de bestiaux et invectivant sans nul prétexte le premier quidam venu en une série de vocables aussi énergiques qu’invariables dont on riait toujours, car on connaissait ce brave homme.

Le temps avait passé. Dix heures venaient de sonner à la vieille horloge comtoise dont le nombril de verre laissait voir la lentille de cuivre du balancier passer et repasser impitoyablement.

Le Mousse n’était pas rentré.

La Moussotte devenait rageuse. Après avoir fermé la porte à double tour pour le faire poser, histoire de lui apprendre à respecter les usages et les conventions, elle était allée la rouvrir et passait du poêle à la cuisine et de la cuisine au poêle avec l’affairement inquiet d’un fauve qui n’a pas encore mangé.

Elle mouchait la chandelle qui clairait sur le bord de l’évier quand la porte s’ouvrit.

Ses petits cheveux filasse, frisottants, hérissés autour du front lui donnaient un aspect farouche de méduse domestique tel qu’il fit reculer Théodule et Julot, venant, à la fin de la veillée, prendre des nouvelles de leur ami le Mousse.

Ils écopèrent pour le patron et, bien qu’ils fussent de sang-froid, elle les qualifia de soulauds, d’ivrognes, de sacs à vin, de « gouillands » et autres compliments du même genre, comme s’ils eussent été responsables de la fugue prolongée de leur ami.

Ils la laissèrent dire, puis, ayant appris que le maître n’était pas là, se retirèrent en se prouvant mutuellement que le Mousse avait de très bons et justes motifs pour déserter un intérieur où il n’avait pour société, en dehors de sa bonne bête de chien, qu’une brute sans égards et sans raisonnement.

Le lendemain, il n’y avait toujours pas de Mousse.

La Moussotte ne se connaissait plus ; elle en oublia de se peigner, cassa de la vaisselle et se répandit par tout le village en imprécations dont l’énergie ne le cédait en rien à celle des prophètes de la Bible.

Mais le Mousse ne rentra pas de la journée ; le Mousse ne rentra pas de la nuit.

Alors ce fut de la rage. Finaud, prudemment, se retira à l’écurie pendant que sa maîtresse repartait par le village interroger ceux qui étaient allés avec son mari à la foire de Rocfontaine.

Elle n’apprit rien de particulier.

Ils avaient laissé le Mousse au « Café Terminus » en train de discuter avec un jeune et farouche « libéral » des environs des opinions respectives de Moïse et de Darwin sur le système du monde. Il faut dire ici que le Mousse croyait ces deux grands hommes contemporains l’un de l’autre depuis qu’il avait lu dans son journal le Brandon un article du député Bonquiet sur cette importante question, et comme l’autre s’en tenait absolument aux sept jours de la Genèse, le Mousse assommait son contradicteur sous des arguments fantastiques tout en le traitant d’imbécile, d’idiot, de jésuite et de calotin.

La matinée se traîna lentement. La question n’avançait pas, le village tout entier commençait à s’émouvoir.

Vers midi, le facteur Blénoir déboula de la Côte, son sac au flanc et un fusil à l’épaule.

C’était le fusil du Mousse.

Le facteur Blénoir descendit directement chez la Moussotte auprès de qui s’entassaient les commères et où son entrée fit sensation.

Il parla :

En traversant « le Blue », immense marais semé de flaques stagnantes, de champs de roseaux, de trous sans fond, sillonné la nuit par les fanaux mystérieux des feux follets, voilé le jour d’une éternelle brume et nimbé d’une auréole macabre de légendes, il avait, lui, Blénoir, au bord de la chaussée en remblai, consolidée de cailloux, qui menait au chef-lieu de canton, aperçu, le long d’une marnière, ce fusil qu’il avait aussitôt reconnu pour celui du Mousse.

Un doute terrible avait assailli l’esprit du facteur Blénoir. Il regarda le flingot, un Lefaucheux à deux coups, et constata, circonstance aggravante, que le coup de gauche avait été tiré.

Il avait hésité. Devait-il laisser là ce fusil et aller prévenir les autorités qui mèneraient l’enquête et procéderaient aux constatations d’usage ? Mais… sa tournée ?

Problème complexe où deux impératifs catégoriques se disputaient sa conscience honnête et droite.

Le facteur Blénoir avait réfléchi !…

Quelqu’un pouvait passer après lui et enlever cette arme. N’était-il pas agent assermenté ?

Et Blénoir avait su heureusement trouver une solution élégante qui conciliait les obligations de son métier avec son devoir de citoyen.

Après avoir minutieusement relevé l’état des lieux, il avait ramassé le fusil et marché vers le village pour y faire sa distribution et avertir les intéressés.

On offrit un verre de vin au facteur Blénoir, qui accepta, repartit et, tout en faisant sa tournée, colporta l’événement en le commentant et but naturellement à peu près autant de verres qu’il distribua de lettres.

Au récit qu’il avait fait, la Moussotte avait pâli, chancelé et toute sa colère amassée s’effondra dans un déluge de larmes.

Elle restait là où elle était, immobile, inconsolable et comme une chiffe aux mains des bonnes femmes qui s’efforçaient à la réconforter.

— Mon pauvre Mousse !

Toutes les consolations étaient inutiles. Elle pleurait, sanglotait, se mouchait, se tordait, hurlait, criait, se roulait à terre, parlant de son homme en phrases entrecoupées :

— Dire qu’il n’avait pas même fait son testament !…

On ne pouvait rester ainsi. Les gens s’étaient réunis autour de la maison. Les hommes tenaient conseil.

— Fallait-il prévenir les gendarmes ? C’était grave !

Julot et Théodule, en qualité d’amis, navrés de la tournure sinistre, des événements, décidèrent ce qu’il convenait de faire.

Les jeunes gens de bonne volonté (ils l’étaient tous) et, parmi les intimes, les hommes valides résolurent, séance tenante, de partir battre le Blue en tous sens et tenir les métairies pour tâcher d’avoir quelques renseignements sur le disparu.

Au nombre d’une trentaine ils gravirent le chemin de la Côte et se partagèrent les recherches après avoir convenu de se retrouver tous pour quatre heures au « bouchon » de Rondot où convergeaient les sentiers et décider en commun, selon les renseignements recueillis, de ce qu’il faudrait faire.

Ils se séparèrent.

La Moussotte, au village, était dans une situation lamentable. La maison du Mousse semblait mise au pillage.

Sous prétexte de nouvelles, de condoléances ou de consolations, toutes les commères du village étaient là comme dans la maison d’un mort à qui les voisins et les amis viennent jeter l’eau bénite et dire le dernier adieu.

On parlait bas avec des mines contristées, apitoyées, des yeux mi-clos et alanguis, mais par contre on buvait sec, car, en ces douloureuses circonstances, il convenait de se soutenir, de ne point se laisser aller, et les tasses de café et les « larmes » de prune, et les verres de vin sucré s’engloutissaient silencieusement.

La tête de la cafetière poussait sans cesse le couvercle instable d’une marmite d’eau bouillante et la sœur de la Moussotte, consciente de ses devoirs, veillait à ce que tous ceux qui étaient venus ne manquassent de rien.

L’anxiété était à son comble… On l’entretenait.

— Pas de nouvelles ! Doux Jésus, que va-t-on apprendre ?

Le soleil baissait rouge sur le moulin du Vernois ; le chien du père Bréda aboya longuement !

— C’est mauvais signe, prédit la vieille Griotte à la grande Phémie. L’autre se signa gravement.

Le chien aboya plus fort.

— On dirait qu’il hurle à la mort.

Les larmes montèrent aux yeux des deux femmes, quand, tout à coup, comme si le son s’évadait brusquement du tournant de la montagne, on entendit des voix hurlantes, beuglant de tous leurs poumons aussi faux que possible :

En m’en r’venant des noces
            Vive l’amour

bis

J’étais bien fatigué
Vive, ô gué, les lauriers

bis

Du coup toutes les femmes bondirent à la porte, agitées de sentiments complexes, l’air ahuri, se regardant comme des poules qui craignent un danger ou qui attendent du grain.

Les voix, enflant de volume, rugissaient, toujours aussi fausses et sans nul souci de la syntaxe :

Auprès d’une fontaine,
            Vive l’amour !

bis

Je me suis reposé
Vive, ô gué, les lauriers !

bis

L’énigme allait se dénouer. Et, tout d’un coup, jaillissant hors du bois, l’on vit…

Bras dessus, bras dessous, sur quatre rangs, Le Mousse en tête encadré de Julot et de Théodule, tous les chercheurs marchant au pas cadencé, le chapeau sur l’oreille, les joues enluminées, les gueules largement ouvertes, beuglant de tous leurs poumons, contents, heureux, jubilant, suant le vin et la joie par tous les pores et fiers comme s’ils eussent conduit au Capitole un général victorieux.

Le Mousse n’était pas foutu ! C’était un événement communal.

La bande joyeuse descendait, le ramenant dans ses foyers, tandis que La Moussotte, au milieu des femmes, passait par toutes les couleurs.

Les autres approchaient, goguenards, hurlant toujours, et bientôt les deux groupes s’affrontèrent, l’un joyeux et narquois, l’autre ahuri et digne.

Alors La Moussotte se détacha des femmes et, oubliant ses larmes et ses rudes émotions, se remémorant seulement sa livre de café filée, son kilo de sucre fondu, sa bouteille de goutte disparue, ses litres de vin liquidés, elle se campa devant son homme et lui rugit à la face :

— Brigand, canaille, gouillaud, voleur, soulaud ! Tout le répertoire y passa, glissant d’ailleurs sur la sérénité imperturbable, et le calme sourire du brave homme.

Quand sa digne conjointe se fut un peu calmée, toute la bande, invitée par le patron, entra dans la cuisine où Finaud, qui n’avait jamais été inquiet au sujet de son maître, vint avec joie lui lécher les mains.

Le Mousse en fut ému : il l’embrassa sur le crâne, se laissa lécher le nez et allait entamer l’éloge de cette bonne bête quand son épouse le relança.

Mais Julot lui coupa sans façon la parole :

— C’était bien la peine de pleurnicher comme tu faisais à midi pour le recevoir comme ça quand on te le ramène !

— C’est vrai ! fit Le Mousse, épris de justice.

— Où était-il donc ce sac à vin ? interrogea enfin la Moussotte, chez qui renaissait la curiosité.

— À la ferme du Rondfou, en train de boire !

Car, insoucieux en effet du temps, ivre de vin et de discussions métaphysiques, Le Mousse avait visité une à une toutes les fermes du plateau, traversé le marais du Blue avec une sûreté de primitif livré à son instinct, semé son fusil sans s’en apercevoir pour venir échouer dans cette dernière métairie où Théodule et Julot l’avaient enfin déniché, discutant avec le fermier des systèmes philosophiques de Moïse et de Darwin, tout en buvant des litres et en cassant des noix.

Alors la certitude qu’il était en noce et les pattes au chaud tandis qu’elle se lamentait de sa perte remit La Moussotte dans un bel état de fureur.

Puis, comme Julot racontait à son ami les divers événements qui s’étaient déroulés depuis quelques jours, les inquiétudes que son absence prolongée avait suscitées, les transes par lesquelles eux, les vrais copains, avaient passé, Le Mousse, comprenant les dangers dont il aurait pu être menacé, se mit à pleurer à chaudes larmes sur le sort qu’il aurait pu courir.