Le Rhône (Eugène-Melchior de Vogüé)

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Le Rhône (Eugène-Melchior de Vogüé)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 126 (p. 194-210).
LE RHONE

Le Rhône, histoire d’un fleuve, par Charles Lenthéric. 2 vol. in-8o. 1892. — Les Fleuves de France, le Rhône, par Louis Barron. 1 vol. in-8o, avec gravures.

M. Metchnikoff nous conduisait naguère le long des fleuves historiques ; j’exposais les théories de ce philosophe aventureux, et je m’étonnais qu’il eût négligé le plus décisif témoignage à l’appui de sa thèse, cette grande voix du Rhône qui accompagne et domine l’histoire de notre civilisation occidentale. Le savant russe ne l’a pas entendue ; mais avait-il nos raisons de l’aimer ? On n’entend bien qu’avec le cœur. A nous, qui devons au pater Rhodanus une partie de ce que nous sommes, il n’est pas permis d’ignorer l’admirable vie de ce grand travailleur ; et M. Lenthéric a fait œuvre de fils pieux en nous la racontant.

Nul n’était mieux qualifié pour s’emparer de ce sujet, pour réduire à l’unité les diverses faces qu’il présente. Il y fallait le savoir technique de l’ingénieur, les lectures variées et les généralisations de l’historien, la sensibilité de l’artiste et du lettré. Il y fallait surtout cet art un peu oublié depuis les causeurs scientifiques du dernier siècle, l’art d’élucider les problèmes de géologie ou d’hydraulique sous une forme attachante et accessible à tous. Ce n’est pas la vulgarisation, trop semblable à une aumône de la science ; c’est l’aisance du savant qui offre dans son domaine une hospitalité facile aux étrangers. M. Lenthéric avait préludé à ce grand ouvrage, il l’avait même un peu défloré par ses études sur les Villes mortes du golfe de Lyon, sur la Grèce et l’Orient en Provence. Il n’a eu qu’à étendre son thème habituel et à conserver sa méthode pour nous raconter l’histoire de la vallée du Rhône. Ce livre prêterait à quelques critiques : la composition en est un peu lâche, des répétitions fréquentes y ramènent les choses déjà dites ; on le réduirait d’un tiers sans y rien enlever d’essentiel. — Oui, mais il perdrait à ces corrections une harmonie secrète, un peu de sa ressemblance avec le fleuve dont il est l’image. Les volumes de M. Lenthéric sont les meilleurs compagnons d’un voyage sur le Rhône, et à les lire on a l’illusion de ce voyage : même profusion d’idées et de souvenirs, suggérés par le tableau changeant des rives, mêmes points de vue quittés et retrouvés, même longue promenade à travers les débris confondus de plusieurs âges historiques. C’est le bateau qui s’attarde et permet à toutes les curiosités de se satisfaire. Pour les voyageurs pressés du chemin de fer, M. Louis Barron a crayonné des croquis alertes et pittoresques ; visions plus rapides, où l’on retrouve en raccourci les traits fortement accusés dans la biographie de M. Lenthéric.

Je dis biographie. Je voudrais prouver la justesse du terme en montrant ici combien ce fleuve est un être vivant. Considéré dans l’espace ou dans le temps, dans le développement géographique de son cours ou dans l’accomplissement de sa tache historique, il reproduit toutes les vicissitudes, tous les caractères d’une vie humaine, il en simule l’intelligence et la volonté. Nos pères païens étaient déjà ingrats et légers, puisqu’ils n’ont pas fait au Rhône la situation de dieu national que les Egyptiens faisaient au Nil. Il la méritait aux mêmes titres. Sur les deux versans de cette Mer intérieure d’où la civilisation est sortie, les deux seigneurs bienfaisans offrent de frappantes correspondances. Ouvrier aussi laborieux que le Nil, comme lui constructeur d’une terre d’élection, comme lui propagateur d’idées et rassembleur de races, le fleuve gallo-romain a recueilli la succession du fleuve gréco-égyptien ; il a commencé sa vie active de personnage historique au moment précis où l’autre achevait la sienne, il a continué le service du progrès.

Suivons avec notre guide érudit les principales phases de cette existence si remplie.


I

Au temps de sa première enfance, le Rhône, qui court aujourd’hui des Alpes à la mer sur une longueur de 720 kilomètres, n’était qu’un filet d’eau étranglé dans un fit de 150 à 200 kilomètres au maximum. De nombreux, indices ont permis aux géologues de refaire avec certitude la carte de la période glaciaire. L’immense glacier alpestre emplissait toutes les failles des monts de la Savoie et du Dauphiné, il descendait jusqu’à l’emplacement actuel de Vienne, sinon jusqu’à Valence. La Méditerranée poussait son golfe jusqu’au territoire d’Avignon. La création future du fleuve, la pensée de sa jeunesse réalisée par son âge mûr, notre Provence, n’était encore qu’une perle en formation sous les eaux.

L’enfant fit son travail de croissance, grandissant de tout ce qu’il rongeait de glace au nord, de tout ce qu’il comblait de mer au sud. Après le grand hiver, pendant des milliers de siècles, les glaciers se retirèrent par étapes dans les cirques supérieurs où nous les voyons aujourd’hui captifs, laissant sur les vallées nues un chaos de moraines, de cailloux, de roches désagrégées. Le Rhône fut l’agent de transport qui charria ces détritus des Alpes au fond du golfe qu’ils exhaussaient. Qui ne verrait du travail fluvial que sa première opération, l’émiettement du berceau, croirait que le Rhône a le génie de la destruction. Il corrode ses rives, entraîne les vallées supérieures, sape des pans de montagne. Par les éboulemens du Grammont dans le Valais en 563 de notre ère, de la Dent du Midi en 1855, du Credo dans la gorge de l’Ecluse en 1883, on peut imaginer ce que furent les jeux de ce terrible mineur durant les premiers Ages géologiques. Mais le sage torrent ne détruit que pour reconstruire. Regardez à son autre extrémité : il recrée de la terre, il allonge un continent avec les déblais qu’il a dérobés. Pierre à pierre, il évacue la montagne brisée dans la mer comblée. Ainsi naquit la Provence, sous la forme de ces lits de cailloux roulés, de ces craus dont le type primitif subsiste dans la Crau d’Arles. Quand il eut accumulé ces solides assises, l’habile artisan compléta son travail : il pulvérisa plus menu les roches suisses, il tamisa les sables qu’il charriait pour colmater ses empierremens ; enfin il vola sur ses rives supérieures les meilleures terres, pour pétrir le limon qui achevait la Provence, pour composer avec amour le sol qui devait être le jardin de la France.

Le Rhône est donc bien le fils de ses œuvres et le créateur de son royaume. Par ce travail incessant de décomposition et de recomposition, qui est proprement le travail de la vie, il a fait et accru lentement son lit. Tout ce qu’il contemple sur la route entre la mer de glace et la mer de cailloux, champs, moissons, prairies, forêts, c’est le fruit de ses peines. Les monumens fameux reflétés dans ses eaux, théâtre d’Orange, arènes et tombeaux d’Arles, églises et palais d’Avignon, ce sont les parcelles de roche brute jadis arrachées par lui, roulées aux pays du soleil, associées à la vie de l’humanité, devenues des pierres animées qui ont emmagasiné de l’histoire et gardé quelque chose de l’âme des peuples. Il aurait le droit de se reposer, le vieux terrassier ; et pourtant il continue sa tâche. Le glacier de la Furka recule de treize mètres par an. Les atterrissemens des embouchures du Delta gagnent en moyenne de trente à quarante mètres sur la mer. Le fleuve y jette 21 millions de mètres cubes de limon. On sait que le cordon littoral a notablement avancé, pendant une période historique de quelques siècles ; Arles, Saint-Gilles, Aigues-Mortes, étaient des ports sur les lagunes.

Le travail de conquête est aujourd’hui moins rapide et moins bien fait ; la courte sagesse de l’homme s’est substituée à l’intelligence du fleuve. Pour protéger la Camargue contre les inondations, c’est-à-dire contre les présens du Rhône, nos ingénieurs ont imaginé un système de digues insubmersibles, condamné par l’expérience. Ces digues empochent l’épandage naturel des eaux, la fertilisation du sol par le limon d’apport ; elles chassent cet apport vers les passes, où il obstrue une navigation déjà très difficile. Si le Nil était contrarié de la sorte, son fructueux delta ne serait bientôt qu’une sablonnière ; le fellah livre joyeusement son village à la crue qui déposera de l’or sur ses champs ; moins patient que le cultivateur français, il se révolterait contre les ingénieurs qui détourneraient volontairement cette richesse. Les vases que le Rhône jette annuellement à la mer représentent une surface de 60 hectares, sur une épaisseur moyenne de 25 centimètres. Laissé à son inspiration, le fleuve nourricier ajouterait cette plus-value au sol national. M. Lenthéric a raison de le dire, « il faut regretter que l’homme, se substituant à la nature, ait appauvri son propre territoire ». Bénissons le ciel de ce qu’il n’y ait pas eu de ponts et chaussées, aux époques où le Rhône créait la Provence.

Nous venons de voir comment fut remplie la vie de ce bon serviteur, alors qu’il travaillait librement pour l’humanité, avant que l’homme ne l’eût domestiqué. Regardons-le maintenant sous un autre aspect, dans le développement actuel de son cours ; ici encore, nous retrouverons les caractères et la progression d’un organisme supérieur : arrivé au littoral, chaque flot parti de la Furka a vécu une vie complète.

Il semble que la nature prémédite les grandes destinées du Rhône, tant elle met de soins à assurer la naissance et l’alimentation du prince des fleuves. Emissaire du massif central des Alpes, il sort du berceau de glace le plus vaste, le plus opulent que l’on connaisse. C’est une erreur de croire qu’il a sa maîtresse source dans le glacier d’où il s’échappe d’abord et qui porte son nom. Ce réservoir n’est que le premier anneau d’une couronne d’autres glaciers, beaucoup plus considérables, qui lui envoient leurs eaux de fusion. On en compte 257, formant ensemble une superficie de 1 037 kilomètres carrés, environ 10 000 hectares de neiges éternelles. Un seul d’entre eux, celui d’Alelsch, suspendu aux flancs de la Yungfrau, couvre 150 kilomètres carrés et cube 22 milliards de mètres. Ces inépuisables dépôts, échelonnés sur un développement de quarante lieues, le long du sillon valaisan où se forme le fleuve, s’égouttent dans le thalweg par de nombreux torrens : il en absorbe près de quatre-vingts avant d’arriver au Léman, et il reçoit en outre les infiltrations de trente petits lacs, enchâssés dans les cirques de rocher.

Cette mer d’eaux congelées et d’eaux vives emplit toutes les gorges dès deux hautes murailles latérales, les Alpes Bernoises, les Alpes Pennines. La Yungfrau, le Finster-Aarhorn, le Simplon, la Gemmi, le Mont-Rose, le Cervin dominent la forêt d’aiguilles qui fait au jeune Rhône une avenue triomphale d’obélisques de glace. Quelle entrée dans le monde ! Incomparablement plus belle et plus grandiose que celle des autres enfans du Gothard, le Rhin, l’Aar, le Tessin. La superficie de l’ensemble des glaciers qui alimentent le Rhin est de 265 kilomètres carrés, le quart du chiffre que j’ai donné plus haut pour le réservoir glaciaire du Rhône. Je ne voudrais pas contrister les humbles ; mais, à côté du fils des Alpes naissant dans cette gloire, ce sont de pauvres filles que la Seine sortant de sa taupinière, la Loire suintant de son petit pain de sucre. Pour calculer exactement les réserves alimentaires du Rhône, il faut y joindre le Mont-Blanc : le géant cuirassé de glaciers s’écoule dans l’Arve, rivière d’un débit égal à celui du fleuve auquel elle apporte de bonne heure son magnifique tribut. Néanmoins, en dépit de cette profusion de ressources, le Rhône risquerait de descendre au-dessous de l’étiage durant les hivers prolongés, s’il n’avait pour nourrices que les montagnes de neige. La nature a paré à ce danger par une combinaison ingénieuse. La Saône, principal affluent du fleuve, est soumise au régime inverse ; née au seuil de Lorraine, sous les forêts des Vosges, elle grossit aux pluies de la mauvaise saison ; elle tarit par les sécheresses des étés brûlans, alors que la fonte des neiges enfle le Rhône dans des proportions menaçantes. Grâce à ces origines contraires des deux conjoints, le débit au-dessous de Lyon est égalisé en tout temps, réglé avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie. — Regimbe qui voudra, c’est une fière intelligence qui a fait tous ces arrangemens ; je la prête à ce cours d’eau pour la commodité du discours, comme on dit un crayon habile ou une plume spirituelle ; et, ce disant, on rapporte l’honneur du chef-d’œuvre à la main qui emploie ces instrumens.

Dans le couloir du Valais où il précipite sa course, le fleuve n’est encore qu’un torrent. Il joue autour des roches, bondit en cascades, s’endort aux creux des ravins ; il a les bouillonnemens, les caprices, les gaîtés et la charmante inutilité de l’enfance. Le voici disparu : il a plongé dans les profondeurs du Léman, l’énorme lambeau du glacier primitif, oublié là quand les vagues déglace firent retraite, fondu dans la vallée réchauffée dont ce lac est aujourd’hui la parure, dont il sera un jour la richesse, quand le torrent qu’il engloutit l’aura comblé, quand des terres émergeront de ces eaux pour porter des vignobles et des moissons. Heureusement l’échéance fatale est lointaine ; il faudra bien des milliers d’années pour dissoudre et utiliser le joyau, le pâle croissant de turquoise pailleté d’or. Genève attend le Rhône à l’extrémité de son lac ; phare qui projette sur cette petite mer sa froide clarté calviniste, et, par intervalles, les vifs éclats d’un puissant foyer intellectuel. Avec un système compliqué d’écluses et de barrages, la cité industrielle essaye de retenir, pour l’employer à des métiers servîtes, le torrent apaisé qui sort si beau du, bain où il s’est purifié, qui fuit sous les ponts, radieux et limpide comme le bleu d’un regard d’enfant. Pareil à Rousseau, le fugitif ne veut pas être horloger, il veut courir le monde ; il est si jeune encore ! Cette ville est austère, et la douce France l’appelle. L’Arve vient se jeter dans son fit : leurs flots se côtoient longtemps sans se mêler ; l’âme claire se défend contre cette fange trouble ; l’union se fait, symbole de l’éternel combat et de l’éternelle défaite où la pureté de l’homme est vaincue par l’impureté de la femme. Dans les défilés de la Savoie et du Bugey, le Rhône garde son allure capricieuse d’adolescent indiscipliné. Tantôt il se fait petit, jusqu’à n’avoir, au-dessous de l’Ecluse, que quinze pieds de largeur ; tantôt il se cache dans un boyau d’argile, grosse niche d’écolier ; à Bellegarde, il se rue d’une vitesse furieuse dans un gouffre béant, disparaît complètement sous le toit de roche, et ne reparaît au jour que pour recevoir la cascade de la Valserine. Incertain dans sa marche, ignorant de sa destinée, il change sans cesse de direction. Il pointe au sud, comme tenté de, plonger à nouveau dans un lac, la vasque poétique du Bourget ; il y touche, s’en détourne, remonte au nord, court à l’ouest. Vagabond inutile, sa force se dépense sans profit ; encore impropre à la navigation, il supporte à peine quelques services de batellerie légère.

A Lyon, brusque changement de vie, de physionomie, d’orientation : l’enfant se fait homme, le torrent devient fleuve. Il semble que cette ville pensive et appliquée, conseillère de foi et de travail, ait révélé au Rhône sa vraie vocation. La Saône vient au-devant de lui, elle arrête et rectifie cette course sans but. Union sérieuse, féconde ; ce n’est plus une folle dangereuse, comme l’Arve, c’est une personne sage, qui instruit le fleuve de leurs intérêts communs. Elle a déjà creusé la moitié du canal qu’ils doivent achever ensemble, pour amener les richesses de la mer au cœur de la France, pour tracer en ligne directe ce « chemin du pain », comme l’appelaient nos pères, qui fut longtemps la grande artère commerciale de notre pays. A Lyon, le Rhône tourne droit au sud, au soleil, à la mer ; il suivra désormais sa route, large, franche, sans un retard ni un détour. La vie de travail commence pour le fleuve assagi ; il se couvre de grands bateaux, il prend part à l’activité industrielle des villes qu’il côtoie, il s’emploie surtout à sa tâche agricole, l’entretien des champs qu’il a créés jadis de toutes pièces dans le pays d’aval. Jetez les yeux sur une carte, vous aurez l’impression d’une existence qui a longtemps cherché sa voie, qui l’a enfin trouvée et ne s’en écarte plus.

Dès qu’un être se développe librement dans le travail approprié à sa nature, il acquiert et manifeste toute sa beauté. Ainsi du Rhône : à partir de Lyon, c’est le plus beau fleuve de France. Calme, épanoui dans sa majesté, il n’a gardé de son âme de torrent que la rapidité du cours, la sourde énergie qu’on sent dans cette masse liquide. Tantôt ralenti, pâle à l’ombre des îles, entourant de ses bras endormis les forêts de trembles et d’oseraies qui lui barrent la route, tantôt accéléré dans le chenal libre, ramassé en une seule coulée de saphir, absorbant toute la clarté des matins dans ces eaux radieuses qui semblent rouler du soleil en dissolution, sa fuite vers l’horizon méridional est un perpétuel délice pour les yeux. Ils embrassent une grande partie de son cours. Du haut des montagnes voisines, ils ne peuvent se détacher du ruban magique, déroulé à l’infini dans le sillon de lumière, toujours plus éblouissant, là-bas, à mesure qu’il avance sous des cieux toujours plus doux. Et quelle variété dans le cadre grandiose et charmant de la vallée ! Bientôt élargie, après les coteaux tempérés du Viennois et du Forez, elle se creuse entre deux murailles dignes du Rhône, les Alpes, les Cévennes. A sa gauche, au-delà des plaines luxuriantes du Dauphiné, il revoit les Mères, deæ Matronæ, comme les appelait l’antiquité ; leurs crêtes blanches, frappées de rose aux rayons du couchant, accompagnent le fleuve sans interruption : par les beaux jours, on en suit le dessin du Mont-Blanc à la Dent de Crest ; elles surveillent de loin l’enfant qu’elles ont nourri, elles lui envoient encore les neiges recueillies pour son service, apportées par de puissans affluens, l’Isère, la Drôme, la Durance. A droite, les monts du Vivarais dévalent en désordre du Mézenc jusqu’à la rive qu’ils surplombent ; rudes côtes de granit, cheminées de lave des volcans éteints, longues tables calcaires striées par les anciennes eaux. Les gorges cévenoles jettent au fleuve leurs torrens, le Doux, l’Eyrieux, l’Ardèche, l’Ouvèze.

Au défilé de Donzère, les montagnes se resserrent, interceptant l’horizon. C’est le point climatérique de la vie du Rhône. Il rencontra là une barrière de roches qui arrêtait son essor vers le Midi, vers plus de lumière, qui lui défendait l’entrée dans la terre promise. Il la brisa lentement, elle est ouverte, il l’a franchie, sa peine est récompensée. Il s’étale désormais en Provence, véritable Italie, « préférable à toutes les provinces, en un mot l’Italie plus vraiment que la Province, » disait Pline. Jusqu’au défilé de Donzère, il y a des nuages au ciel, et, dans la vallée, une végétation intermédiaire entre le Nord et le Sud, mûriers et vignobles au-dessous des chênes. Là mûrissent les crus généreux des côtes du Rhône, recherchés naguère dans le monde entier, ravagés aujourd’hui par les fléaux, démodés et oubliés par des têtes légères, par des têtes trop affaiblies peut-être pour les supporter, ces vins de soleil qui versaient la joie à nos aïeux plus robustes. — Sur l’autre versant des roches de Donzère, le ciel est bleu, de ce bleu sans fin qui va jusqu’au trône de Dieu ; l’air, vapeur de flamme, tremble sur les terres rouges ; l’olivier apparaît, il moutonne avec le chêne-vert au cailloutis des collines, le grenadier fleurit, les mas de la plaine d’alluvion dorment sous les pesans platanes, derrière les sombres rideaux de cyprès. Les hautes chaînes côtières s’éloignent ou s’abaissent, les plateaux du Gard succèdent aux Cévennes, les Alpes deviennent les Alpilles, — par corruption de langage, les Alpines ; lointaines silhouettes d’outremer après les crêtes blanches, montagnes plus sveltes, si vaporeuses, presque diaphanes. Plus près surgit de la plaine un géant isolé, cet énorme brûle-parfums du Ventoux, autel où fument dans la chaleur les romarins et les lavandes, l’Hybla des abeilles de Provence.

Sur les rives, entre les grandes lignes de ce cadre, mille tableaux diversifiés pour varier l’intérêt se reflètent dans le fleuve : paysages toujours changeans, accidens singuliers de la nature et de l’histoire, souvenirs de grandeur, créations de beauté ; villes blanches étendues dans la vallée dauphinoise, âpres bourgades noires accrochées aux pentes des Cévennes, encore meurtries des guerres de religion ; monumens romains, théâtres, arènes, tombeaux ; donjons du moyen âge branlans sur chaque arête de roc, tel ce prodigieux Crussol, et Soyons, Rochemaure, Montfaucon, Saint-Paul-Trois-Châteaux, la tour d’Albon, la tour de Villeneuve, la tour de Tarascon, les Baux, Montmajour, cent autres reliques pareilles ; enfin les cathédrales romanes ou gothiques, juchées sur les escarpemens, bénissant les eaux à leur passage, comme la nef épiscopale de Viviers ou la basilique pontificale de Notre-Dame-des-Doms. Le flot qui va de Genève en Avignon, de la Rome protestante à la Rome papale, a vu des échantillons choisis de tous les arts, de toutes les idées, de toute la geste latine et française ; il vient mourir sous Arles, la belle grecque déchue, qui faillit un instant balancer Byzance et devenir la capitale du monde constantinien.

Arrivé là, le Rhône a rempli sa destinée, il a épuisé sa force de travail. N’est-ce pas de lui qu’émane la vie accumulée sur ses bords, le long de cette vallée façonnée, parée, enrichie par ses bienfaits, saturée d’histoire par son initiative ? Entre Lyon et Arles, le tronc central du fleuve est comme l’arbre de couche qui a mis en branle toutes les activités de la région. Au-dessus de Lyon, il n’était qu’un personnage de second plan ; depuis Lyon, il est tout. On vieillit vite à être tout. Il traîne sous les ponts d’Arles des eaux lasses. L’ingratitude humaine commence pour lui. Marseille détourne sur son port le mouvement de la basse Provence ; les voies ferrées s’écartent, rayonnent vers ce nouveau centre. On connaît mal, mais on connaît le parcours du Rhône entre Lyon et Arles, pour avoir côtoyé le fleuve en chemin de fer. Au-dessous d’Arles, c’est l’inconnu : vieillesse, déclin, oubli. Qui s’inquiète de la vie finissante du Rhône, ou plutôt des Rhônes, des Rhônes morts, ainsi qu’on les appelle si justement ?

Il mérite pourtant d’être visité, ce delta de la Camargue : terres vaines et vagues, comme dit la langue du droit, où le mirage promène ses prestiges, où la solitude paludéenne semble un morceau d’Afrique, sous le vol des flamans, des grands échassiers qui passent indifféremment du Valcarès au Ménzaleh. Pays de patres errans et de troupeaux.sauvages, pays hors de France, du moins hors de la France moderne. Le temps y est arrêté. Abandonnées par la mer, les petites villes jadis vivantes et florissantes, Saint-Gilles, Aigues-Mortes, ne sont plus que des pièces de musée. Cette exquise Aigues-Mortes, enchantée depuis six cents ans derrière ses remparts intacts, est telle que saint Louis la laissa en montant sur ses galères ; elle attend le retour du pieux roi. A la vérité, j’y vis sur un cabaret cette désolante enseigne : Buvette fin de siècle ; mais je veux croire qu’il s’agissait de la fin du treizième. Du haut de la tour Constance, sous « les fers Charlemagne », on voit se développer au loin le domaine amphibie du Rhône agonisant. Le fleuve qui a nourri tant de forêts magnifiques meurt sur un maigre grabat végétal, amères prairies de joncs, de soudes, de salicornes et d’arroches. Le tamaris, l’arbuste fantôme, mot seul sur cette pauvreté un tremblement de fleurs pâles, si pâles qu’on dirait la poussière du sel marin, déposée sur les frêles ramilles de la sensitive des grèves. Partout des terres imprécises, mal émergées des étangs, des lagunes ; celles-ci peu distinctes de la mer, des graus où abordent lentement les voiles des barques embarrassées dans les passes. Les eaux lourdes de ces flaques ont des reflets atones, de plomb sous le soleil, et, le soir, du rose triste des couchans d’octobre. Pas d’autre mouvement sur cette étendue plate que les ombres glissantes des nuages ; pas d’autre bruit dans le grand silence qu’une rafale de vent de mer, ou la cloche des Saintes-Maries qui tinte à l’horizon, sonnant le glas du Rhône. Pourtant, ce paysage n’est pas désolé ; trop irréel pour être lugubre, il pénètre l’âme d’une douceur recueillie. On y sent la paix d’une belle mort, la mort du vieux travailleur qui va rendre aux élémens les forces qu’il leur emprunta pour un temps.

Lou Rose, emè sis oundo lasso,
..........
Coume un grand vièi qu’es à l’angoni,
Eu pareissiè tout malanconi
D’ana perdre à la mar e sis aigo e soun noum.[1]

J’ai rappelé quelques particularités de la vie physique du Rhône, dans ses métamorphoses des âges primitifs et dans son état présent. Pour retracer sa vie historique, en tant qu’associé de la civilisation, il faudrait récrire toute la suite de nos annales. Je renvoie le lecteur à l’ouvrage de M. Lenthéric ; il montre comment le fleuve fut l’instigateur, le véhicule et le lien des diverses sociétés qui se sont succédé sur ses bords ; elles revivent tour à tour devant nous, au cours des intéressantes excursions que l’auteur entreprend parmi leurs vestiges.

Les Phocéens, qui eurent toujours une très haute opinion d’eux-mêmes, voudraient faire croire que leur admirable port attira seul sur notre pays l’attention des navigateurs méditerranéens. Il faut rabattre de leurs dires. La route naturelle, la cheminée d’appel, si je puis ainsi parler, qui introduisit les premiers explorateurs dans l’obscure Celtique, ce fut le grand fleuve tributaire de la Mer Intérieure. Les marchands hellènes et phéniciens, les fondateurs des villes grecques d’Arles, de Vaison, débarquèrent sur notre littoral ; on y retrouve les autels de l’Hercule tyrien, le devancier fabuleux qui symbolisait leurs découvertes. Comment n’auraient-ils pas reconnu les traces du dieu dans la pluie de cailloux tombée sur la Crau ? Il semblerait, en effet, qu’Eschyle désigne clairement la Crau et le mistral qui la balaye, quand il fait décrire par son Prométhée le lieu où Hercule sera défendu contre ses ennemis par une grêle de pierres rondes : « Tu arriveras dans un lieu battu par Borée ; prends garde que la violence de ce vent froid ne t’enlève de terre… » — Les hardis négocians remontèrent peu à peu, invités par la large fente que le Rhône et la Saône ouvraient devant eux "en ligne droite, jusqu’au fond des forêts de la Gaule chevelue. C’était le chemin des échanges, le « chemin du pain, » et plus particulièrement la route de l’étain, grand objet de commerce qu’on alla chercher de bonne heure aux îles Cassitérides. L’envahisseur commercial appelle l’envahisseur militaire. Il est infiniment probable que les colons orientaux procédèrent sur le Rhône comme nous procédons aujourd’hui aux embouchures des fleuves africains : un comptoir maritime, des reconnaissances poussées plus haut, des établissemens dans l’intérieur, des traités avec les tribus : enfin le protectorat et l’annexion par des forces militaires. Sur notre territoire, ce dernier rôle échut aux Romains : alliés aux Massaliotes et aux autres marchands de la côte, ils prirent à leur compte les envois de troupes.

Du jour où le légionnaire romain mit le pied sur le sol gaulois, le sort de toute la contrée fut fixé. Les noms de Marius et de César demeurent étroitement attachés au Rhône ; celui de César surtout, l’homme qui a le plus fortement pesé sur notre histoire, qui en a décidé tout le cours ultérieur. Quand il entreprit de réduire nos ancêtres, c’était une question de savoir si la Gaule tomberait dans le monde latin ou dans le monde germanique. Ce dernier débordait sur l’Occident ; les Teutons avaient plusieurs fois franchi le Rhin, ils trouvaient déjà sur la rive gauche une proie facile, parce que les Gaulois étaient déjà déchirés par les discordes intestines. Déjà les Belges s’étaient donnés à ces redoutables voisins. Latins ou Germains ? les chances paraissaient égales pour l’une ou l’autre solution. La victoire de César nous a fait Latins de langue et de culture ; sans lui, nous eussions sans doute été germanisés ; qui sait ? nous serions peut-être devenus des Belges ! Avec son rare esprit politique. César ne négligea rien pour hâter l’assimilation de cette vallée du Rhône, qui devait être le foyer du rayonnement latin sur toute la Gaule. Il organisa la province Narbonnaise, — plus tard la Province tout court, — il jeta par-dessus les Alpes le réseau de routes militaires qui la reliait à l’Italie. Les cités gallo-romaines se développèrent rapidement, enrichies par le trafic du Rhône ; elles luttaient entre elles de magnificence, d’empressement provincial à singer la capitale du monde. Vienne, Lyon, Orange, Nîmes, Arles, eurent tour à tour la prééminence.

La présence vivante île l’antiquité est l’un des grands attraits de la Provence. Lors même qu’un cataclysme ferait disparaître aujourd’hui l’Italie, l’historien pourrait reconstituer, sans sortir de la vallée du Rhône, la civilisation, les arts, les mœurs de Rome. N’étions-nous pas reportés aux jours de Marc-Aurèle, naguère devant l’inoubliable mur du théâtre d’Orange, durant les heures où ce mur rapprenait l’écho des lamentations d’Œdipe, des soupirs d’Antigone, aux applaudissemens d’une foule qui avait retrouvé l’âme grecque des aïeux ? Et ce cirque romain, dont on peut dire qu’il devint le cœur de l’empire après la destruction du Forum, n’en revoyons-nous pas les jeux, le public, la physionomie totale, quand les populations d’Arles et de Nîmes se pressent dans leurs arènes récidivistes, quand elles s’assoient sur les degrés de marbre où les ancêtres trépignaient des mêmes émotions ? Peut-être est-ce le moment de rappeler aux Parisiens, scandalisés à la pensée que la province ose se permettre un plaisir qu’ils n’ont pas collectionné, combien la tradition de ce plaisir est ancienne. Les médailles, les bronzes grecs de la vallée du Rhône représentent fréquemment un taureau procumbens, fléchissant sur ses jambes de devant, le genou ployé, la tête courbée devant son vainqueur : dans la pose exacte où le roman de Théagène et Chariclée décrit l’animal, quand le jeune Théagène l’abat pour le sacrifice ; dans la pose où ce même animal continue de recevoir, après deux mille ans, les coups que lui assènent les Théagènes de la Camargue.

Les morts sont parfois bavards, les morts racontent la vie. Les inscriptions funéraires des bords du Rhône nous rendent le bruit de villes de plaisir, riches, gaies, dissolues. On ne s’ennuyait pas sous les Antonins, dans les petites sous-préfectures aujourd’hui si tranquilles. Vienne entre autres, embellie de palais et de thermes par les Lyonnais opulens, était un rendez-vous de joyeux vivans. L’un d’eux s’est fait graver cette épitaphe :

Aux Dieux Mânes. — M. M. Sotericus, surnommé facétieusement l’Amoureux, s’est élevé à lui-même île son vivant ce tombeau, afin que sa mémoire fit bon voyage aux cris répétés de : Féliciter. On trouve également une dédicace « aux Dieux Mânes de Valeria Attica, surnommée l’Amoureuse. » C’est son mari qui lui rend ce témoignage. Un second mari va plus loin : il qualifie son épouse défunte de « Lupa…, la très douce Lupa. » Deux affranchis se cotisent pour élever un tombeau à leur « amie » Valeria Cupita. Un autre épicurien, Mercasto, nous signifie du fond de la tombe qu’il a vécu soixante ans en parfaite santé, qu’il a durant tout ce temps mené joyeuse vie, et qu’il va reposer en paix. Nombreuses sont les épitaphes de mimes, de comédiens. Une dame, Julia, offre une sépulture à son citharède Nicias. Martial nous dit que les dames de Vienne aimaient à lire ses œuvres. Telle autre inscription fait penser au fameux enfant de Michelet, l’enfant d’Antibes qui « dansa et plut. » Par exemple, le tombeau spécial dédié au petit Hellas : — « Ci-gît Hellas, pantomime, mort à quatorze ans. » — Une seule voix détonne dans cette fête d’outre-tombe : le testament stoïque de quelque lecteur de Lucrèce : — « Ætherius mourant a dit : Déposez ici mon corps. Que la terre, mère des choses, recouvre elle-même ce qu’elle a donné. »

La mort est plus sérieuse, plus touchante aux Alyscamps d’Arles. Cette allée de tombeaux, ombragée de peupliers, écartée dans les prairies paisibles, était la voie Appia de la petite Rome des Gaules, Gallula Roma Arelas. Arles, la ville patricienne où Fausta venait donner un héritier à l’empire, avait alors tous les avantages d’une Venise reliée à la mer par ses lagunes. L’édit d’HIonorius la désigne comme capitale des sept provinces gauloises, parce que « l’on y peut arriver facilement de toutes les parties du monde. » La mode s’établit de se faire enterrer dans Arles, surtout chez les chrétiens, attirés par leur vénération pour saint Trophime. De très haut, en amont du Rhône, les familles pieuses et riches envoyaient leurs défunts aux Alyscamps. Les cercueils étaient confiés au courant, avec l’indication de la sépulture que l’on désirait et du prix qu’on y voulait mettre. La croyance populaire tenait que les morts s’arrêtaient d’eux-mêmes au port d’Arles. Le bon fleuve charriait les funèbres voyageurs, comme il a tout porté. Quelques-uns s’échouaient aux berges, de bonnes gens les remettaient en route. À quelles aventures posthumes, à quels naufrages d’ombres cette singulière coutume fait songer ! beaucoup durent aller se perdre à la mer. Que leur importe aujourd’hui ? Dans les sarcophages vides des Alyscamps, devenus d’excellentes auges, les bouviers de la Crau font boire leurs bœufs.

Sur l’indélébile couche romaine est venue se superposer la couche d’histoire du moyen âge. Nulle part le moyen âge n’est plus varié, plus pittoresque et plus instructif qu’aux bords du Rhône. Les châteaux, les cathédrales, dont je parlais plus haut, font au fleuve une ceinture ininterrompue. Il séparait le patrimoine de France du royaume d’Arles, passé à l’Empire ; le langage des bateliers en témoigne encore : Terre de France, terre d’Empire, selon qu’ils veulent désigner l’une ou l’autre rive. Avant la cour du roi René, dans Tarascon, Avignon fut avec ses papes le centre de la vie féodale pour cette région. Froissart estimait que le palais d’Avignon était « la plus forte et l’a plus belle maison de France. » S’il faut en croire Pétrarque et les chroniqueurs, la cité pontificale ne le cédait en rien à ses aînées gallo-romaines, elle les surpassait même, pour la magnificence et la licence des mœurs. Mais allez donc demander de l’austérité à cette perle de beauté, à cette chrétienne d’aventure, plus semblable à une moresque emprisonnée dans ses jardins ! Le Rhône vit alors de merveilleux cortèges : entre autres celui de la reine Jeanne de Naples, remontant le fleuve en galant équipage, pour venir plaider devant Clément VI une affaire qu’elle avait. Son cousin et favori, Louis de Tarente, l’avait débarrassée d’André de Hongrie, un époux dont elle était lasse. Huit cardinaux la reçurent au port sous un dais de drap d’or ; elle plaida éloquemment sa cause en latin fleuri, devant tout le Sacré-Collège, céda ses droits sur la ville pour 80 000 florins, et repartit avec une absolution en bonne et due forme.

Du premier regard, on saisit sur le Rhône le caractère essentiel qui différencie le moyen âge de la civilisation romaine ; celle-ci administrative, unitaire, réunissant les peuples par la facilité des communications, ayant au suprême degré le sens de la centralisation ; le moyen âge, au contraire, local, fiscal, oppressif, rompant les routes, élevant des barrières. Autant de donjons penchés sur le fleuve, autant d’entraves, de péages, de chaînes. La grande voie commerciale, « chemin du pain », est coupée, le trafic rendu difficile, sinon impossible, le lien des populations brisé en mille morceaux. Pourtant, la viabilité du Rhône fit un progrès à cette époque. Les Romains étaient médiocres constructeurs de ponts, ils se servaient de chaînes de bateaux. Le moyen âge vit naître dans la vallée provençale la belle confrérie des Frères pontifes. Leur patron, saint Bénezet, était un petit pâtre du diocèse de Viviers, quand il reçut de Dieu l’ordre d’aller bâtir un pont sur le grand fleuve, en Avignon. L’enfant vint déclarer sa mission au pape ; on rit de lui, il donna des signes de son élection en portant au chantier des moellons que nul ne pouvait mouvoir ; et il réunit les deux rives par ces arches élégantes, dont une seule a péri après tant de siècles. La plus grande entreprise des Frères pontifes fut le Pont Saint-Esprit. Ils rassemblèrent durant de longues années les aumônes de la chrétienté, car c’est une bonne œuvre, et qui tient du miracle, que de dompter le Rhône sous un pont. On mit quarante-trois ans à l’achever, avec ses annexes, l’asile des pauvres, l’hospice des malades. En 1307, son inauguration fut une fête nationale : l’Eglise et la couronne le prirent sous leur protection.

La science est devenue plus expéditive. Un compatriote de Bénezet, l’illustre Marc Séguin, inventa dans notre siècle les ponts suspendus. En quelques années, il couvrit le Rhône de ces légères passerelles, qui s’harmonisent si bien avec le caractère du paysage ; elles y mettent une grâce de plus, les sveltes réseaux de dentelle échelonnés à l’horizon. Mais le même savant qui rendait ce service au fleuve lui portait un coup terrible, en perfectionnant la locomotive du chemin de fer. Le nouveau moyen de transport a tué le Rhône. Pour la première fois depuis l’origine de l’histoire, celui qui était tout n’est presque plus rien ; la vie et le mouvement ont abandonné la grande route naturelle ; on la côtoie, on ne l’emprunte plus. Le tonnage diminue graduellement. L’an dernier, à pareille époque, il était de 339 000 tonnes pour l’exercice en cours : cette année, il fléchit pour le même temps à 303 000. On ne voit pas de remède à cette déchéance. Il est difficile de partager la confiance d’une bonne vieille que je rencontrai sur un bateau du Rhône, il y a quelque quinze ans. Sur la rive, un train nous dépassait à toute vapeur. Elle hocha sentencieusement la tête : « Vous verrez qu’on s’en dégoûtera : on reviendra au bateau. » C’est peu probable. Mais à défaut du grand mouvement d’affaires, ne pourrait-on pas ramener au bateau les gens de loisir et de curiosité flâneuse ?

Que cette route fluviale ne soit pas plus connue et parcourue, cela passe la compréhension. Le touriste de profession rougirait d’avouer qu’il n’a pas tourné autour du lac des Quatre-Cantons et descendu le Rhin de Coblentz à Mayence ; il se résigne à ignorer une promenade incomparablement plus séduisante, la descente du Rhône entre Lyon et Arles. Quel meilleur emploi d’une journée de loisir ? C’est à peine si le Nil offre plus d’enchantemens au regard, plus de pâture à la curiosité, plus de thèmes à la rêverie. Encore l’histoire qui se lève sur les berges du Nil ne nous tient-elle pas aux entrailles, comme celle qui ressuscite sous nos yeux de chaque pierre de la vallée du Rhône. Je sais bien que la paresse méridionale, greffée sur la routine française, ne fait rien pour faciliter cette promenade. Des bateaux rares, aux installations primitives, une navigation incertaine, la chance d’une nuitée à mi-chemin, dans quelque auberge de hasard, quand les basses eaux ralentissent la marche, tout cela n’est pas pour attirer les sybarites, habitués aux commodités et aux certitudes du voyage moderne. Comment un industriel entreprenant n’essaie-t-il pas de « lancer » le Rhône, en y lançant des bâtimens coquets, bien ravitaillés, qui amèneraient à ces merveilles une multitude d’errans, blasés sur les vieilles tournées de vacances ?

Quoi qu’il en soit, et si même cet hommage platonique, devait être refusé au Rhône, on peut prévoir un temps où la science réparera le mal qu’elle lui a fait. Ce temps viendra dès qu’elle aura complètement résolu le problème qui passionne actuellement les savans, le transport à distance et la distribution pratique de la force. Le Rhône, de sa naissance à ses embouchures, tient en réserve la plus puissante source de force qui existe sur notre territoire. Déjà l’industrie genevoise lui prend au passage 6 000 chevaux, alimentant 20 turbines, et il s’aperçoit à peine de cette saignée. Un peu plus loin, à la perle du fleuve, point où il est susceptible de donner 25 000 chevaux, il en cède 8 000 aux turbines de Bellegarde. Un câble télédynamique transporte cette force au groupe d’usines rassemblé sur le plateau. La petite ville de Bellegarde, éclairée à la lumière électrique, employant pour ses industries l’énergie qu’elle va puiser au fond d’un gouffre inaccessible, est très certainement le type de la cité de l’avenir. Il n’y a rien de chimérique à prévoir le jour où toutes les villes des bords du Rhône seront transformées sur ce type. — Ce jour-là, le vieux fleuve redeviendra le Seigneur de la vallée, en même temps que le bon serviteur prêt à toutes les taches, ce qui est le rôle d’un seigneur. Plus que jamais, et cette fois au sens scientifique du mot, il sera le moteur central dont j’ai parlé par métaphore, l’arbre de couche et le dispensateur de vie pour toute la région qu’il arrose. Plus vraiment et plus complètement que jamais, il en sera l’âme ; âme deux fois bienfaisante, si l’on découvre, comme il faut l’espérer, le secret de distribuer son énergie aux petits métiers, aux humbles foyers, aux faibles créatures qui adresseront alors au Rhône l’action de grâces que l’Egyptien rendait à son fleuve : « Repos des doigts est ton travail pour des millions de malheureux… Tu bois les pleurs de tous les yeux. »

Nous qui ne verrons peut-être pas ces métamorphoses, nous continuerons d’aimer dans le Rhône son histoire et sa beauté. Avec un sentiment plus profond chez ceux qui naquirent sur ses bords. Tout ce qu’ils ont de chansons intérieures, ce perpétuel passant les leur a chantées. Il apportait des rêves à leur enfance, il en emportait. Il était le chemin de tout, celui qui emmenait ; pour les jeunes âmes impatientes, celui qui emmène n’est-il pas toujours l’espoir, l’ami ? Et il emmenait aux régions où l’imagination vole d’un élan naturel. Courant au soleil, il allait toujours s’évanouir, le voyageur bleu, dans le rayon d’or qui tremble sur lui au bout de la route, à l’horizon où les yeux le perdent dans un éblouissement. Sur chacun de ces Ilots fuyans vers le Sud, vers la nier tentatrice, vers l’Orient fascinateur, le désir s’embarquait. Désirs, espoirs, pensées, tout ce que la jeune songerie jette instinctivement aux eaux qui passent, comme le petit enfant y jetait des pierres, pour faire des ricochets, les pierres vont au fond ; le reste aussi. Le temps vient où l’on aime le fleuve, non plus pour ce qu’il promet, connue jadis, mais pour ce qu’il rapporte et rappelle ; où l’on regarde vers sa source, et non plus vers sa fuite. On l’aime alors parce qu’il a porté nos morts aux Alyscamps. Désirs, espoirs, pensées sont devenues des flottilles d’ombres, parties à la dérive, comme ces anciens riverains qui descendaient le Rhône à la recherche d’une tombe. — Ainsi le cher fleuve s’est associé aux mutations de nos petites vies, comme il s’était mêlé à la grande vie de l’humanité ; il semble qu’il ait passé à travers notre être, et que, nous aussi, nous soyons pétris de son limon, participais de son âme. Ce nous est un devoir filial de rapporter à ce premier maître, comme je le fais ici, les idées qu’il a semées dans notre esprit, les images qu’il a gravées dans nos yeux.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Le Rhône, avec ses ondes fatiguées… comme un grand vieillard qui agonise, il semblait tout mélancolique d’aller perdre à la mer et ses eaux et son nom. (Mireille, chant X.)