Le Rhin français/22

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Attinger Frères (p. 71-77).

XXII

Avant l’annexion, le protectorat.

Tout le monde comprend fort bien que l’annexion des pays cisrhénans ne sera pas le coup de massue, le déclic de la guillotine.

Elle commencera tout naturellement par le protectorat et par l’union douanière.

Ce protectorat sera quelque chose comme la tunisification que les Allemands nous interdisaient avec tant d’arrogance au Maroc.

Occupation militaire solide, avec têtes de pont sur le fleuve ; respect absolu des biens, des idées, des coutumes, des dialectes, des églises. Comme au Maroc, nous conquerrons par des bienfaits, non par des sévices. Notre guerre, à nous, épargne autant de vies innocentes qu’elle en peut épargner.

La patience, la douceur, au lieu de l’irritabilité, de la brutalité, de la cruauté mêlée de goinfrerie et d’ivresse.

N’est-ce pas une gloire de faire le contraire des Allemands, de ne jamais oublier que pour être grand, juste et fort, il faut toujours agir comme n’a jamais agi Bismarck.

On attendra dans le silence, la paix, la bienveillance avec une sainte horreur de la morgue, de la méchanceté, de la stupidité des Teutons en Alsace-Lorraine.

On se fiera bravement à la bonté, disons à la bonhomie de notre domination comparée à la rudesse policière des Prussiens appuyée sur l’espionnage, la délation, la prison, le tranchant du sabre.

On ne négligera pas l’école, comme on le fit trop en Alsace-Lorraine ; d’autant que c’est l’école qui a fait des Allemands une troupe de fauves. On leur apprendra le français.

Entendons-nous : on l’enseignera à qui voudra bien l’apprendre. Restera dans la prison de son « deutsch » qui voudra bien y rester. Le père de famille choisira entre l’école allemande et l’école française de son village, et il se décidera de plus en plus pour le français, notre langue devenant de plus en plus utile et l’autre de moins en moins.

Sur les bancs de nos écoles, les enfants apprendront que la force n’est pas le droit, que l’homme libre vaut mieux que l’encaserné, que pas un peuple n’est au-dessus des autres. Le Deutschland über Alles in der Welt les fera sourire de pitié.

On aura confiance dans ce qui dort d’inconnu, d’ineffable dans la fibre[1] des Cisrhénans, dans l’atavisme déposé chez eux par trois ou quatre siècles de commandement romain. Le pays de la « Rome de l’Extrême Nord », de la grande ville des Trévires, se pénétra longtemps de la civilisation méditerranéenne. On ne lui fera pas l’affront d’assimiler ses urbains et ses terriens aux Prussiens : ils ont plus d’origines ligures, celtes, gauloises, moins d’ancêtres lithuaniens, Slaves, Finnois, Mongols.

On se rappellera le vote de 1797, presque unanime pour la France, avec la certitude que celui de 1950, ou, si l’on préfère, celui de 1997, se conformera au vœu d’il y aura deux cents ans alors. Lentement, si l’on veut, mais toujours un peu plus, s’étendra jusqu’au fleuve l’appel de la France, le doux et gai pays de la vigne, le cri de Paris agrandi dans une patrie plus vaste, dans un empire plus puissant.

On ne croira plus à ce vain racontar étalé dans les livres, les brochures, les journaux, les conférences, que les Allemands sont inassimilables.

C’est tout au contraire, celui de tous les peuples qui se confond le plus vite avec les citoyens de son pays d’émigration. Personne ne dit mieux que lui : La patrie, c’est où l’on est bien ! La patrie n’est pas où je naquis, mais où je mange[2]. Ils disent, en leur langue : Je chante la chanson de celui dont je mange le pain[3].

Ils n’ont de force, de vitalité, de durée qu’en masse, et, comme on sait, c’est ainsi qu’ils vont à l’assaut. Partout, en France, en Italie, en Algérie, aux États-Unis, en Canada, en Argentine, en Chili, leur disparition ne demande qu’une ou deux générations.

Il a fallu 1870-1871, et la poussée d’orgueil, et les vaticinateurs têtus qui leur promettaient le monde, pour les tenir debout depuis bientôt cinquante années. 1914-1915 leur enlèvera cette raideur passagère.

Ils sont inassimilables, juste autant que sages, doux, modestes, inoffensifs, ainsi que leurs écrits et beaucoup des nôtres les avaient sacrés à nos yeux.

Ne regardons pas les Cisrhénans comme des Allemands purs, dans le sens de Prussiens, mais comme des demi-Français, des demi-frères qui vont rentrer dans la famille.

Il n’y a rien d’absolu dans le monde sublunaire.

Le principe des nationalités ne l’est pas plus qu’autre chose.

Comment le respecter chez ceux qui n’admettent qu’une seule nation, la leur, et qui ont méconnu, honni, agacé, conspué, attaqué toutes les autres ?

Que le destin nous préserve d’une pareille folie !

Ce serait une félonie que de ne pas murer le cambrioleur dans son bouge.



  1. Quod latet arcanà non enarrabile fibra (Perse).
  2. Ubi bene ibi patria.
    Patria est non ubi nascor, sed ubi Vescor.

  3. Wessen Brod Ich esse.
    Dessen Liede Ich singe.