Le Rig-Véda et les origines de la mythologie indo-européenne (conférence)

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Conférence prononcée au Musée Guimet, le 20 mai 1889[1].

I


En prenant la parole dans ce bel édifice où se trouvent réunis tant d’objets qui intéressent la science à laquelle mes conférences seront consacrées, je dois avant tout adresser des remerciements à l’amateur généreux et éclairé dont je suis l’hôte. Je n’ai pas à rappeler les lointains voyages de M. Guimet, ses goûts d’artiste, ses curiosités intellectuelles, toutes les initiatives hardies et toutes les dispositions heureuses qui l’ont si bien engagé, dirigé et secondé dans le dessein formé de bonne heure par lui de consacrer la meilleure partie de son temps et de sa fortune à créer en France un Musée des religions de l’Orient. Mais comment ne pas célébrer au moment où je vais en profiter et où j’en sens particulièrement tout le prix, le couronnement qu’il a mis, pour ainsi dire, à son œuvre en gratifiant l’État et la ville de Paris de la collection magnifique et unique dans son genre qu’il a réunie dans ce palais ? En présence de tant de générosité jointe à tant de zèle scientifique, il n’y a que justice à le proclamer le Mécène de nos études : c’est un titre auquel il a d’autant plus de droit que, meilleur appréciateur de tous ces trésors, il aurait pu davantage être jaloux d’en réserver pour lui seul, au lieu de nous y faire participer tous, la pleine et entière jouissance.

J’aurai garde d’oublier dans l’expression de ma gratitude M. de Milloué, l’excellent collaborateur de M. Guimet. Depuis dix ans je suis le témoin et le bénéficiaire de son amabilité, de son ardeur, de son savoir. Il a apporté autant d’intelligence et de talent à organiser et à administrer le Musée que M. Guimet lui-même a mis de persévérance et de goût à le composer. Pourrait-on taire cet éloge en ayant sous les yeux un spectacle qui le sollicite si vivement ?


Ici, hommes et choses me convient donc à la tâche que j’entreprends devant vous, et pour laquelle je sollicite toute votre indulgence, celle de débrouiller, autant que le permet l’état actuel de la science, les origines de la mythologie indo-européenne d’après le Rig-Véda.

Je ne dois pas me dissimuler toutefois que les termes mêmes dont je viens de me servir pour résumer mon programme, peuvent provoquer de prime abord des questions qui ressemblent beaucoup à des objections. Le moment est-il venu de se livrer à l’étude d’un groupe mythologique spécial avec quelque chance d’en comprendre les causes premières ? Une pareille tentative faite en vue d’un pareil but ne doit-elle pas être précédée et préparée par la possession d’une science encore dans l’enfance et qui en est la préface nécessaire, celle de la mythologie générale, tronc primitif et fécond d’où dérive à titre de rameaux chaque groupe mythologique particulier ? En un mot, la mythologie indo-européenne, même sous sa forme la plus ancienne, n’est-elle pas le stage secondaire d’un développement antérieur qui en contient à la fois le germe et l’explication ? Enfin et subsidiairement, y a-t-il réellement lieu de parler d’un groupe mythologique indo-européen et est-on bien sûr qu’ici, comme pour les langues qui portent le même nom, on se trouve en présence des différents membres d’une famille dont la ressemblance mutuelle suppose un auteur commun représenté surtout par l’ensemble des mythes védiques ?

Des doutes de ce genre sont exprimés surtout, soit par les folkloristes qui voient dans la littérature des illettrés sous la forme populaire de contes, légendes, dictons, proverbes, devinettes, chansons, etc., une sorte de matière cosmique d’où procède et où se dissout tout organisme mythique ; soit par les mythologues qui se rattachent à l’école positiviste et aux yeux desquels le fétichisme aurait été l’antécédent constant de l’astrolâtrie et des autres formes plus ou moins grossières des religions anciennes.

En ce qui regarde les premiers, nul plus que moi n’est disposé à apprécier les efforts qu’ils font pour sauver d’un prochain et éternel oubli les traditions populaires encore existantes. Ce sont des documents psychologiques d’autant plus précieux qu’ils sont plus près de disparaître avec les patois au sort duquel le leur est lié, et les derniers témoignages oraux d’un état d’esprit qui, à bien des égards, est le même que celui d’où procède la mythologie écrite. Mais il ne faut pas s’exagérer les secours que celle-ci peut en attendre ; ces secours sont acquis déjà ou bien près de l’être. On peut augmenter et l’on augmentera sans doute les collections de folklore, mais sans en accroître sensiblement, à mon avis, la valeur mythologique qui, d’ailleurs, n’a jamais été aussi grande qu’on a paru le croire. À quoi peuvent servir, en effet, au point de vue qui nous occupe, de nouvelles variantes du Petit Poucet, par exemple, ajoutées au grand nombre de celles que nous possédons déjà ? Serons-nous vraiment mieux renseignés sur l’origine, la nature et les effets de la faculté mythique quand nous saurons que telle légende sur la grande-ourse ou sur l’arc-en-ciel a fait le tour du monde, étant donnée surtout la difficulté de déterminer s’il s’agît de conceptions spontanément écloses dans des milieux différents, ou de créations uniques, mais disséminées de toute part par voie de transmissions orales ? Je ne veux pas dire que le fait n’ait pas son intérêt, mais je maintiens qu’il n’apprend peu de chose à qui étudie l’état mental d’où sort le mythe et les circonstances par lesquelles son développement est favorisé.

De même, la comparaison qu’on peut faire entre elles des données du folk-lore me paraît bien stérile, surtout eu égard au parti qu’il est permis de tirer de l’application d’une semblable méthode aux éléments de la mythologie des Védas et de l’Iliade. À moins de s’abandonner à tous les écarts d’imagination qui ont jeté tant de discrédit sur l’école purement météorologiste, il faut bien reconnaître qu’il est impossible d’établir, d’après les règles de la logique, des rapports quelque peu sûrs entre les sens mythiques de l’ogre, du prince charmant, de la belle aux cheveux d’or et les autres héros et héroïnes des contes populaires. Il est également bien difficile d’apporter dans ces matières un ordre chronologique même relatif et de décider, par conséquent, si l’on a affaire à quelque chose d’antérieur, de parallèle ou de postérieur à la mythologie systématique des peuples d’origine aryenne.

Il en est tout autrement des mythes du Rig-Véda ou des épopées homériques. Alors que l’isolement et le cosmopolitisme de tel type légendaire du folk-lore me laissent aussi indécis sur sa provenance et sa signification que si j’en étais encore à n’en avoir entendu parler que par ma nourrice ; non seulement la parenté évidente d’Indra et de Zeus, d’Ushas et de Héra, de Varuna et d’Ouranos, etc., me renseigne sur leur patrie et sur la légitimité de l’expression collective de mythes indo-européens que je leur applique, — non seulement la parenté mutuelle tout aussi sûre au sein même de la mythologie védique, d’Agni, d’Indra, de Varuna, des Açvins, des Ribhus, etc., me fournit une indication des plus importantes sur le système auquel ils appartiennent, — mais les traits qui distinguent Zeus d’Indra, auprès de ceux qui leur sont communs, me font voir le progrès du mythe grec et me permettent d’affirmer qu’il est moins ancien que le mythe védique.

Je n’ai donc dans le folk-lore ni les éléments d’un système, ni ceux d’une histoire ; je suis bien obligé bon gré mal gré de m’en passer et d’arriver tout droit où je les trouve d’abord, c’est-à-dire au Rig-Véda.

Je ne crois pas, en effet, avoir à me laisser arrêter longtemps en route par le fétichisme. Je ne contesterai pas la vraisemblance de l’hypothèse que notre race l’a connu et pratiqué aux époques lointaines où son développement intellectuel et moral correspondait à celui des différents peuples sauvages chez lesquels on le rencontre encore. Mais cette induction n’implique nullement que la conception obscure à tout égard représentée par le fétiche ait toujours précédé les mythes généralement lumineux du naturalisme. Rien ne s’oppose, ce me semble, à ce que l’on admette une origine distincte et un développement parallèle pour ces deux ordres d’idées, auprès desquelles je rangerais volontiers sur le même pied celles dont dépend le culte des ancêtres. Dans tous les cas, les rapports de filiation qui les rattacheraient les unes aux autres, avec priorité pour le fétichisme, ont un caractère des plus hypothétiques. Toute trace de fétiche proprement dit est absente du Rig-Véda et la mythologie cosmologique, météorologique ou lumineuse, dont les hymnes qui le composent sont empreints, s’explique par elle-même et d’une manière indépendante de conceptions antérieures d’aucune sorte ; du moins c’est ce que j’essaierai de démontrer tout à l’heure.


II


Le Rig-Véda est le plus ancien document de provenance indo-européenne qui nous présente un système mythologique et religieux. — Soit, me dira-t-on ; mais ne résulte-il pas de ce dernier point, d’abord qu’il n’est pas très ancien, ensuite qu’il ne saurait jeter beaucoup de lumière sur les origines, toujours fort éloignées, comme on sait, d’une systématisation quelconque ?

Je suis d’autant plus disposé à répondre de mon mieux aux questions de ce genre qu’ayant déjà parlé autrefois de l’importance que j’attache à l’archaïsme du Rig-Véda, j’ai été taxé à ce propos d’exagération par un rédacteur du Literarisches Centralblatt. Mon critique jouit, à ce qu’il paraît, d’une telle autorité en Allemagne qu’il a pu se dispenser de donner les raisons de sa censure. Je dois reconnaître humblement que je ne suis pas dans la même situation, et je suis heureux que l’occasion se présente pour moi de réitérer celles que j’ai pour persister dans mon sentiment.

Oui, et malgré tout, les idées védiques sont très anciennes ; non pas par suite d’une antiquité qui se mesure au nombre des siècles écoulés, car, à ce compte-là, elles le céderaient sans doute à certaines parties du Vieux-Testament et surtout à la plupart de celles qu’expriment les textes religieux de l’Égypte et de l’Assyrie. Mais si les hymnes du Rig-Véda ne remontent guère, d’après l’appréciation ordinaire (probablement trop faible, il est vrai), qu’à mille ou douze cents ans avant notre ère, combien est primitif, comparativement à celui des auteurs bibliques ou des rapsodes du temps d’Homère, l’état d’esprit des poètes à demi-mythiques auxquels on les attribue ! Il suffit, pour s’en convaincre, de mettre en parallèle leurs divinités réciproques. J’ai déjà parlé de la distance qui sépare Indra de Zeus, malgré la certitude de leur identité originelle : non seulement le premier est sauvage d’allures, auprès de la majestueuse attitude du maître du tonnerre ; mais au point de vue purement plastique il est informe. On dirait, à le voir se dessiner vaguement au sein du nuage qu’il entr’ouvre avec le vajra, la grossière ébauche d’un sculpteur préhistorique, tandis que le père des dieux et des hommes du chantre de l’Iliade semble déjà tracé d’après la statue de Phidias. Pour ce qui est des dieux sémites dont il est question dans la Bible, je comprends parfaitement l’anathème porté naguère par un critique[2] contre quiconque tenterait de les expliquer par des hypothèses météorologiques. Depuis trop longtemps l’anthropomorphisme les a dépouillés de leurs attributs lumineux pour qu’on puisse reconnaître en eux, comme chez les devas védiques, la radieuse progéniture du soleil et de l’aurore.

Maintenant, comment concilier l’aspect rudimentaire des peintures védiques avec l’agencement déjà compliqué et régulier des rites religieux qui les encadrent, surtout si l’on se place au point de vue inauguré par les travaux de mon malheureux maître et ami, Bergaigne ? On sait que, d’après lui, toute l’ancienne optique du Rig-Véda est illusoire. Là où ses premiers exégètes européens s’accordaient à voir des effusions lyriques provoquées chez les Linus et les Orphées de l’Indo aryenne par le spectacle des grands phénomènes de la nature, il ne voulait retrouver qu’un recueil de formules religieuses ou de prières dans un style bizarre, à l’usage d’un culte déjà tout organisé, — une sorte de missel ou d’antiphonaire servant à des rites déterminés et dont l’ensemble constituait dès lors une religion.

En les résumant de cette façon, j’accuse peut-être le relief des idées de Bergaigne avec un peu plus de saillie qu’il ne l’a fait lui-même ; mais c’est généralement ainsi que ses vues ont été interprétées, et je me hâte de dire qu’il me semble difficile qu’elles n’entraînent pas l’adhésion de tous, du moins en ce qui concerne l’objet prochain des hymnes et leur emploi. Il est évident qu’ils étaient destinés au sacrifice, qu’ils ont été composés pour lui et qu’il n’y a rien de spontané dans le sentiment qui les a dictés, ni rien de vague dans le but que poursuivaient leurs auteurs.

Mais avant d’en venir à un examen plus intime de ce qu’on peut appeler la matière première des hymnes védiques, je voudrais protester contre la tendance qui s’est manifestée à la suite des travaux de Bergaigne, de les rajeunir d’autant plus qu’ils contiennent moins de lyrisme naturaliste. Pour ma part, je ne saurais voir là un indice de moindre antiquité ; bien au contraire. Je considère comme essentiellement complexe et, par conséquent, comme essentiellement moderne, l’enthousiasme poétique et religieux d’un Lamartine en présence des magnificences de l’aurore, de la gloire radieuse du soleil triomphant des vapeurs matinales, ou de sa lutte grandiose cootre le nuage au milieu de la tempête et des éclairs. Rien de plus ancien que l’intérêt pris par l’homme à ces spectacles, et les raisons en sont si visibles qu’il est inutile de les rappeler ; mais tout récent est le sentiment qu’ils provoquent en nous.

Je ne crains pas de dire que dans cet intérêt est le principe de toute religion. Cœli enarrant gloriam Dei ; c’est-à-dire, le mouvement et l’éclat des astres révèlent le dieu qui les dirige et les éclaire. Changeons un mot, disons le dieu dont ils sont la figure et l’essence, et nous aurons la formule exacte du sabéisme védique. Mais trente ou quarante siècles s’écouleront avant que l’impression devienne entièrement consciente et porte tous ses fruits, avant que l’esthétique du ciel nous pénètre et nous émeuve, avant que nous trouvions beau et troublant ce que nos ancêtres trouvaient surtout curieux ou terrible, et qu’au lieu de voir avec eux dans les différents aspects de l’éclat d’en haut les manifestations directes de puissances physiques maîtresses d’elles et de nous-mêmes, nous y admirions avant tout les plus sublimes phénomènes de la vie universelle.

Confondre des états de conscience aussi différents est un anachronisme que Bergaigue a eu le grand mérite de dénoncer ; mais loin d’avoir par là rapproché de nous le Rig-Véda, il l’en a bien plutôt éloigné de toute la distance qui sépare le panthéisme moderne, avec toutes les émotions qui lui sont propres, du déisme naïf des anciens jours, alors que le soleil surtout semblait le roi de l’univers.

Néanmoins, une contradiction apparaît entre cette conclusion, — surtout si nous allons jusqu’à nous appuyer sur elle pour attribuer aux hymnes védiques une valeur exceptionnelle pour l’explication de la genèse de la mythologie solaire, — et le principal argument qui sert de base au système de Bergaigne. Pour lui, nous le savons déjà, les hymnes védiques ont été composés en vue de la religion védique ; donc ils lui sont postérieurs ; donc aussi les idées qu’ils contiennent ne sauraient rendre compte des origines de cette religion, qui en est la mère et non la fille.

Malgré l’exemple des psaumes de David qui ont trouvé leur emploi dans la liturgie chrétienne, bien qu’évidemment ils n’aient pas été destinés par leurs auteurs à un semblable usage, je pense avec Bergaigne, je l’ai déjà dit et je le répète, que les hymnes du Rig-Véda ont été rédigés pour accompagner le sacrifice ou, plus précisément encore, en vue d’un emploi déterminé dans le rituel brahmanique. Mais la question est-elle là tout entière ? Il me semble que la véritable manière dont il convient de la poser au point de vue qui nous occupe est de demander, non pas la date relative des hymnes en tant que compositions littéraires et essentiellement artificielles, comme leur ordonnance métrique suffit à le prouver, mais celle de la matière, c’est-à-dire des idées, dont les hymnes sont faits.

Or, ainsi considérées, les choses prennent un aspect tout différent. La ressemblance du fond, en dépit de la diversité de la forme et de la certitude que le recueil des hymnes contient les œuvres de différents poètes et de différentes époques, montre avec évidence, selon moi, que ce fond provient de traditions communes, sinon à la race aryenne tout entière, du moins à la caste sacerdotale dont l’origine se confond sans doute avec les origines mêmes de la famille. On peut se le représenter comme une collection de formules anonymes, relatives aux rapports de l’homme avec les êtres supérieurs dont il croyait dépendre, qui allèrent flottant et s’accroissant dans l’imagination et la mémoire des prêtres (si on peut les appeler ainsi) de l’époque pastorale, à partir d’un temps antérieur à toute synthèse religieuse, jusqu’à celui où les diasceuastes ou les rishis les réunirent et les arrangèrent. Bien des circonstances ne sauraient s’expliquer sans une hypothèse de ce genre. Si le contenu des hymnes était aussi personnel que leur forme, s’il s’agissait de conceptions propres à leurs auteurs, créées par eux de toutes pièces, comment rendre compte des analogies si nombreuses qui existent entre la mythologie des Védas et celle, soit de l’Avesta, soit d’Homère et d’Hésiode ?

Ce procédé de formation des hymnes donne également la clé de l’incohérence fréquente, et qui scandalise si fort certains indianistes, que l’on constate entre les différents versets d’un même hymne ; souvent le ciment fait défaut et les matériaux rassemblés un peu au hasard ne sont pas fortement et harmonieusement scellés entre eux. Je comparerais volontiers, en effet, les rishis ou les poètes védiques, à des architectes inexpérimentés et peu jaloux de faire œuvre nouvelle dans les détails ; et les hymnes dont ils sont les auteurs à ces murs du moyen-âge construits avec les restes épars des monuments de l’antiquité, dans lesquels se rapprochent pèle-mêle fûts de colonnes, architraves, pierres tombales, stèles, fragments de statues, ustensiles mêmes, — tout excepté des moellons taillés à dessein de donner de la cohésion et de l’originalité au nouvel édifice.

À envisager ainsi la structure de l’œuvre védique, on voit comment l’hypothèse d’un arrangement qui ne serait pas très ancien peu se concilier avec celle de la haute antiquité de la matière arrangée. L’ordonnance seule des hymnes suppose le culte préétabli, tandis que l’étoffe hymnique a dû prendre naissance et se développer avec lui. De cette façon, les idées védiques procédant de la mythologie indo-européenne instinctive et populaire, et elles sont comme le trait d’union qui la rattache à la forme hiérarchique et systématique dont l’ont immédiatement revêtue les premiers organisateurs de la caste et de la religion des brahmanes.

Ai-je réussi à justifier l’opinion que j’ai de la haute importance du Rig-Véda au double point de vue des origines de la mythologie et de la religion et de la transition de celle-là à celle-ci ? Dans tous les cas, pour l’étude de ces grands phénomènes intellectuels dans notre race, nul document ne saurait l’égaler en importance, ni même en approcher : aucun désaccord, je le crois, ne saurait exister sur ce point.


III


J’arrive aux différentes méthodes applicables à l’interprétation des textes védiques dont tout ce qui vient d’être dit laisse entrevoir la difficulté. Je ne suis pas absolument sûr, pour mon compte, que les diasceuastes du Rig aient toujours bien compris le sens des formules, déjà vieilles sans doute pour la plupart, dont ils se sont servis pour rédiger les hymnes. À combien plus forte raison ces mêmes formules doivent-elles être énigmatiques pour les commentateurs ! Aussi les travaux qu’ils ont accumulés, soit dans l’Inde même, soit en Occident, depuis que les études védiques y ont pris rang dans la science, ne suffisent pas pour que nous puissions nous flatter à l’heure qu’il est de posséder, à beaucoup près, la solution de tous les problèmes que ces textes nous présentent en détail ou dans leur ensemble. Un coup d’œil jeté sur l’œuvre des principaux interprètes du Rig-Véda nous permettra de nous rendre compte des desiderata qu’elle comporte.

Tout d’abord, les monuments de l’exégèse brahmanique, à commencer par l’ancien recueil lexicographique du Nirukta pour arriver jusqu’au plus récent, le commentaire perpétuel de Çayana, sont suspects à juste titre d’expliquer souvent les idées du passé par celles de l’époque qui les a vus naître. Quelque part qui ait été faite à la tradition dans ces ouvrages, il est hors de doute qu’elle est insuffisante pour assurer l’intelligence exacte et complète des conceptions sur lesquelles reposent les hymnes védiques. Et pourtant la méthode qui consistait à employer d’une manière presque exclusive ces instruments d’interprétation, surtout le dernier, bien qu’il ne remonte qu’au xive siècle de notre ère, est celle qui prévalut tout naturellement d’abord parmi les indianistes européens qui s’attaquèrent les premiers au Rig-Véda. Il en fut ainsi pour la traduction française de Langlois (1840-1852, réimprimée en 1872). Bergaigne était donc tout à fait autorisé à penser que la valeur scientifique en était à peu près nulle et que cette traduction était à refaire de fond en comble.

Dans les travaux d’interprétation générale ou partielle qui ont été entrepris, soit en Angleterre, par MM. Muir et Max Müller, soit en Allemagne, par MM. Kuhn, Roth, Grassmann et Ludwig, plus d’auxiliaires ont contribué à l’accomplissement d’une tâche plus largement comprise, plus d’efforts ont été consacrés à arracher le mot de ses énigmes au Sphynx védique. Non seulement tous les documents grammaticaux, lexicographiques et exégétiques indigènes relatifs au Rig-Véda, ont été consultés par ces savants, non seulement ils ont tenu compte des indications parfois si précieuses fournies par le Nirukta, les Prâtiçâkhyas, Pânini et ses commentateurs, sans oublier l’étude de la langue et des idées des ouvrages qui, comme les Brâhmanas, et les anciennes Upanishads, se rapprochent le plus ou, pour mieux dire, s’éloignent le moins pour le fond et la forme des mantras védiques, mais la phraséologie et le contexte des hymnes furent l’objet de leur part d’une attention particulière. En un mot, joignirent à l’entremise brahmanique et à l’emploi des auxiliaires extérieurs l’examen personnel et interne des Védas. De plus, certains d’entre eux ébauchèrent une explication générale, une sorte d’hypothèse synthétique, qui dominait les détails et permettait de les rattacher tous à un centre commun.

C’est ainsi que Kuhn, dans son mémoire célèbre sur la descente du feu, s’efforça de faire dépendre toute la mythologie védique de l’impression causée par les phénomènes de l’orage et la lutte de la lumière contre les ténèbres, tandis que M. Max Müller y vit plutôt le résultat des spectacles lumineux comme celui de l’aurore, des deux crépuscules et du soleil s’élevant radieux au-dessus de l’horizon ou planant dans tout son éclat centre de la voûte céleste. L’un et l’autre s’accordèrent d’ailleurs pour reconnaître dans les grandes forces de la nature, — qu’elles apparussent plutôt unies à l’obscurité du ciel brumeux ou aux ténèbres nocturnes sous la forme de la tempête, de la pluie d’orage, du nuage grondant et sillonné d’éclairs et des hôtes mystérieux et terribles de la nuit, ou qu’elles se manifestassent plus particulièrement sous l’aspect du feu terrestre et de lumière sidérale et solaire, — comme le principe et la source des sentiments qui animaient les chantres védiques et des conceptions bizarres ou grandioses qui constituent la partie mythique de leurs œuvres.

Les choses en étaient là quand Bergaigne essaya de montrer tout ce que ces hypothèses avaient de vague et d’incertain et proposa de les laisser au moins provisoirement de côté, pour asseoir d’abord l’interprétation védique sur la base plus solide et plus précise qu’offrait à son avis le rapport des textes avec leur objet prochain, à savoir le sacrifice et les rites de ce qu’il appela la religion védique.

J’ai déjà dit pourquoi ce point de vue me semble trop étroit, et je n’y reviendrai pas. Les idées de Bergaigne sont justes et fécondes, mais à la condition qu’elles n’excluent pas ce qu’il y avait également de juste et de fécond dans celles de ses devanciers : à mon avis, elles sont destinées à se compléter et à s’éclairer les unes par les autres.

Novateur en matière d’exégèse générale du Rig-Véda, Bergaigne ne l’a pas été moins d’ailleurs en ce qui concerne l’interprétation de détail qui reçut de lui une impulsion aussi vigoureuse que hardie. D’une part, il tira d’une étude pénétrante et assidue du contexte, éclairé à la lumière de sa méthode, des données nouvelles et intéressantes sur les variations significatives de la langue védique qu’il a mises au jour surtout dans son Mémoire sur les Figures de rhétorique dans le Rig-Véda et dans le Lexique védique, dont il n’acheva malheureusement que la partie consacrée aux mots commençant par la lettre a.

D’un autre côté, l’examen minutieux et ingénieux auquel il se livra pour découvrir le principe de l’arrangement des hymnes d’après le nombre et la nature des vers qu’ils contiennent au sein des différentes subdivisions de la samhitâ du Rig-Véda, fut pour lui le point de départ de conclusions sur l’état primitif de ces compositions considérées isolément et sur les interpolations postérieures qu’elles avaient pu subir, dont il espérait les résultats les plus neufs et les plus féconds. Il ne faut pourtant pas se dissimuler que, dans cet ordre de recherches où il avait pour émule M. Oldenberg, en Allemagne, il devait plutôt aboutir à une histoire de la formation des hymnes et du recueil dans lequel ils sont réunis, qu’à de nouveaux moyens de les interpréter. En effet, si les hymnes proviennent, comme je l’expliquais plus haut, d’un fond légendaire exploité à partir d’un moment donné par les rishis, qui étaient des arrangeurs ou des metteurs en œuvre, plutôt que des inventeurs ou des poètes au sens propre du mot, la chronologie relative des différentes parties d’un même hymne ou des différents hymnes comparés les uns aux autres à cet égard, est d’une importance médiocre pour déterminer le progrès des idées du recueil. Je sais bien que là précisément est le point en question : les différences chronologiques des textes établies d’après le criterium imaginé par Bergaigne correspondent-elles à des différences de sentiments ou de doctrine ? Nul ne saurait mettre en doute l’intérêt qui s’attache au problème. On peut prévoir toutefois, en présence de l’uniformité générale, au moins apparente, des conceptions et de la phraséologie védiques, que, les hymnes philosophiques étant mis à part, le résultat de l’enquête serait plutôt négatif.

Parmi les innovations que l’initiative heureuse de Bergaigne a introduites dans la méthode d’explication en détail des textes védiques figurent en première ligne ses efforts, dont j’ai déjà parlé, pour rattacher à un sens unique les différentes acceptations d’un même mot considérées généralement comme tout à fait distinctes les unes des autres par les savants qui l’ont précédé. Là où ses devanciers avaient cru pouvoir changer arbitrairement la signification étymologique et habituelle des vocables, il prit à tâche de plier le contexte aux possibilités de leur emploi métaphorique. Non seulement je crois à la légitimité de cette seconde méthode, mais elle me semble la seule qu’une saine logique autorise. Seulement, Bergaigne l’a-t-il assez généralisée et systématisée ? A-t-il suffisamment tenu compte, par exemple, des rapports essentiels qui existent entre le sens figuré des mots et la filiation en vertu de laquelle, le sens primitif étant donné, tel ou tel sens secondaire en dérive avec une rigueur en quelque sorte mathématique ? Accaparé par d’autres côtés de sa tâche, dont on ne saurait trop célébrer la valeur, il a négligé un peu trop, à mon sens, un genre d’études védiques que l’excellent Grassmann, dans son Lexique du Rig-Véda, avait supérieurement ébauché. En un mot, il s’est contenté de faire de la sémantique empirique, tandis que la sémantique raisonnée et régularisée paraît requise pour résoudre les difficultés réfractaires à toute autre méthode que présente le sens des textes védiques.

J’arrive par là au procédé d’investigation que je voudrais ajouter à ceux dont on s’est servi jusqu’ici pour aboutir à élucider complètement les hymnes. Ceux de vous qui ont eu l’occasion de prendre connaissance, soit des articles que j’ai consacrés dans la Revue de linguistique, la Revue philosophique et la Revue de l’histoire des religions, à l’évolution du sens des mots dans les langues indo-européennes, et plus spécialement à l’explication de certaines expressions védiques, soit des considérations plus générales sur les principes de la sémantique que j’ai présentées dans mon livre sur l’Origine et la philosophie du langage, se rendront facilement compte de ce que j’entends. Je résumerai d’ailleurs mes idées sur la question de la manière suivante. Les textes védiques, du moins considérés dans leurs éléments, sont très primitifs ; toutes les explications qui en ont été données dans l’Inde même par tes brahmanes sont fondées, soit sur des idées différentes de celles qui ont présidé à leur production, soit sur un état significatif de la langue sanscrite fort distant des conditions analogues de l’idiome du Rig-Véda. En Occident, le secours apporté par les méthodes supérieures de la science moderne n’a pas empêché les incertitudes et les erreurs dont cet écart a été, en beaucoup de cas, la cause inévitable. Or, le seul remède à un mal qui consiste en dernière analyse à ignorer la valeur essentielle et première de certains mots, est de remonter la filière des sens en partant des acceptions fixées par l’usage postérieur de la langue pour atteindre celle qu’on peut assigner aux vocables soumis à cette recherche en se fondant sur les règles bien constatées de la sémantique. Ce n’est plus, comme on le voit, procéder par voie de simple comparaison entre les nuances significatives d’un même mot au sein des différentes phrases où il se trouve employé, méthode habituelle et la seule à suivre quand il s’agit d’un état du langage dont on connaît les antécédents et la suite. Tel n’est pas le cas pour la langue védique, qui nous apparaît comme un commencement, et qu’une large solution de continuité sépare du sanscrit proprement dit. Ici, la détermination significative ne peut souvent s’effectuer que par un passage du connu à l’inconnu dont je crois avoir indiqué l’unique moyen.

Il me suffira, pour achever de donner l’idée des lumières qu’on peut jeter en procédant ainsi sur la valeur originelle et le développement des conceptions védiques, de rappeler l’exemple du mot hotar, qui repose sur deux racines, identiques à l’origine pour le sens et la forme, signifiant : brûler, briller, manifester, faire entendre, et verser, répandre, etc. Le hotar, comme le rishi d’ailleurs, et probablement aussi comme le brahmane, a été tout à la fois d’abord le sacrificateur des victimes sur le feu de l’autel, l’agent des libations qui les accompagnent et le héraut des hommes auprès des dieux ; d’où un entrecroisement d’épithètes qui montre sur ce point particulier l’origine toute verbale des obscurités et des étrangetés de la phraséologie védique.

Je n’ignore pas tout ce qu’une semblable méthode est appelée à susciter d’hésitations, d’objections ou de protestations, même parmi les savants les plus autorisés en pareille matière[3]. Plus on se sent fort, plus on est en garde contre les idées d’autrui, n’eussent-elles pour tout défaut que d’émaner d’autrui. Nous sommes d’ailleurs tous plus portés à nous en tenir à nos habitudes d’esprit, même quand elles laissent à désirer, qu’à les changer, même quand les raisons de le faire sont dignes de considération. Puis n’oublions pas que, passé la cinquantaine, c’est-à-dire à l’âge où le savant est en pleine possession de ses moyens, peu d’hommes conservent la faculté de renouveler leurs idées. Toutes ces raisons sont-elles suffisantes pour que nous devions taire ce que nous croyons juste ? Je ne le pense pas. Sans l’initiative de Galilée (si parva licet componere magnis), on aurait pu croire longtemps encore que la terre était immobile au centre du système solaire ; sans celle de Newton, la loi de la gravitation universelle resterait peut-être à découvrir.


IV


Jusqu’ici je me suis surtout attaché à établir la valeur du Rig-Véda au point de vue de l’étude des origines de la mythologie indo-européenne, et à rechercher les meilleurs moyens de l’interpréter d’une manière sûre et complète. Il me reste à examiner sommairement la nature même de cette mythologie ; c’est-à-dire à voir d’où elle tire sa source et comment se sont effectués ses premiers développements.

Tout d’abord je donnerai les raisons qui m’empêchent de m’en tenir à la formule célèbre de M. Max Müller : la mythologie est le résultat d’une maladie du langage. Que faut-il entendre par là ? Un exemple trivial, mais bien topique, nous le fera voir. Certaines personnes peu instruites appellent le produit pharmaceutique connu sous le nom d’huile de ricin, huile d’Henri cinq ; d’où l’idée fausse que cette huile a été inventée ou particulièrement employée par le personnage historique dont il s’agit. Dans ce cas, l’homonymie approximative des mots ricin et Henri cinq, jointe à l’ignorance du sens du premier de ces mots chez ceux qui lui substituent le second, a eu pour conséquence de greffer une erreur de fait sur une erreur verbale. De même, la mythologie dans son ensemble serait un réseau très complexe d’erreurs analogues, entrecroisées de cent façons, solidaires entre elles et ayant toutes pour point de départ la substitution inconsciente d’un mot à un autre mot, et par suite d’une idée à une autre idée.

Je ne m’attacherai pas à montrer tout ce que cette hypothèse a d’inconciliable avec la plupart des faits, tout ce qu’elle laisse d’inexpliqué dans l’histoire des mythes, tout ce qu’elle suppose de distance entre le sentiment religieux et l’enveloppe qu’il revêt. Il me suffira de constater que les exemples de confusions du genre de celles sur lesquelles on appuie la théorie appartiennent, tous ou à peu près, aux temps modernes ou au moyen âge, et qu’on n’en cite pour ainsi dire point qui se rapporte à l’antiquité et particulièrement aux époques où la mythologie était dans toute sa vigueur. Mais une objection qui ne paraît surtout décisive est celle-ci : aux temps que j’appellerai essentiellement mythologiques et qui correspondent à un état très rudimentaire de la civilisation, le langage était, selon toute vraisemblance, parfaitement adéquat aux connaissances générales des hommes qui s’en servaient, ce qui exclut la possibilité des ignorances et des erreurs sur lesquelles nous raisonnons. Si dans les milieux où est née la fausse expression « huile d’Henri cinq », la valeur du mot ricin n’avait pas été entièrement ignorée et la personne de Henri cinq insuffisamment connue, jamais l’erreur qu’elle comporte n’aurait pu éclore ni surtout se propager. Les conditions dans lesquelles les erreurs semblables peuvent se produire expliquent l’absence de faits analogues dans la haute antiquité et leur apparition de plus en plus fréquente à mesure que, dans la suite des temps, une civilisation supérieure et une langue littéraire se sont superposées davantage aux mœurs et au parler populaires. Bref, si le coq-à-l’âne vulgaire résultant de l’usage de termes mal compris a pu, dans quelques circonstances, et à de basses époques, amorcer certaines légendes assez semblables à celles dont l’ancienne mythologie est composée, on ne saurait aucunement lui attribuer l’état d’esprit général auquel se rattache le développement primitif des mythes.

Il n’en est pas moins vrai que les relations de la mythologie et du langage sont des plus étroites. Je suis tout à fait d’accord avec M. Max Müller sur la nécessité absolue d’étudier l’une par l’autre. C’est sur la manière dont je comprends ces rapports qu’il me reste à m’expliquer.

Le mythe même en tant que personnification par le sujet pensant d’un objet dont il suppose instinctivement l’automatisme intellectuel et physique est, disons-le tout de suite, un phénomène psychologique indépendant du langage. Du moins tout indique que le soleil, par exemple, — l’objet visible entre tous et aux effets particulièrement puissants et sensibles, — fut considéré, par suite de l’analogie qu’on crut constater entre lui et des objets plus voisins doués manifestement d’une vie propre, comme pourvu d’une énergie, d’une volonté et d’une activité qui lui étaient inhérentes. Il n’y avait qu’un pas à faire pour passer de là à l’idée d’un être plus ou moins anthropomorphe et exerçant sur l’univers la puissance immense qu’il semblait posséder. Là se trouvent ce que j’appellerai les origines psychologiques du mythe, lequel ne consiste jusqu’alors que dans l’attribution à un objet de qualités occultes qui accompagnent généralement, dans d’autres cas, les qualités apparentes dont il est doué. Telle est la manière selon laquelle l’idée mythique s’établit dans l’esprit. Mais comment s’y développera-t-elle ? C’est maintenant qu’intervient le rôle du langage. Le soleil a un nom qui était d’abord une épithète ; il faut ajouter que, susceptible de recevoir différentes épithètes, il a eu de très bonne heure différents noms. Ce fait est déjà la source de ce qu’on peut appeler la multiplication synonymique du mythe-soleil : il sera tout à la fois le lumineux, l’ardent, le brûlant, l’échauffant, l’éblouissant personnifié. De cette façon, un seul mythe psychologique se présente sous les traits de plusieurs mythes nominaux qui revêtent pour l’imagination, à l’aide de leurs noms mêmes, une physionomie personnelle et distincte et assument un commencement de caractère : sur l’écran du vocable, le brûlant prend un autre aspect que le brillant, bien que l’un et l’autre apparaissent sous la figure à la fois dévorante et resplendissante du soleil quand on écarte le voile de l’appellatif qui la recouvre.

Mais la cause qui multiplie les faces de l’illusion mythique initiale ne borne pas là ses effets. Nous avons déjà vu que le sens des mots est soumis à des changements réguliers. En vertu de ce phénomène, les mêmes mots peuvent représenter, à différentes époques, des idées différentes. C’est ainsi, du reste, que les sens métaphoriques apparaissent auprès des sens propres et souvent s’y substituent. Les exemples de ces transitions significatives sont innombrables ; je me bornerai à en citer deux, ce sont celles qui ont fait passer dans une infinité de cas, et sous le couvert du même mot, l’idée de brillant à l’idée d’éclairé, lucide, voyant, intelligent, et l’idée de brûlant à l’idée d’ardent, échauffé, excité, impétueux, actif, énergique, puissant. Il est facile de se rendre compte de l’effet de ce phénomène sur le développement mythique. Après que les épithètes ont eu, pour ainsi dire, tiré le mythe primitif à plusieurs exemplaires, chacun de ceux-ci s’est nuancé de teintes diverses par l’effet des métaphores et a pris ainsi, eu égard aux autres, un relief plus accusé et des traits plus personnels. C’est ainsi qu’Indra le brûlant, l’ardent (racine nd, brûler), devient le vaillant.

En même temps, le caractère des mythes verbaux s’enrichissait de tous les détails qu’impliquait l’épithète à laquelle ils devaient le jour, étant donnée l’extension métaphorique dont elle était susceptible. Par là, Agni, le brillant, a acquis ses qualités morales de savoir, de prévoyance et de sagesse.

L’histoire des mythes est l’amplification de leur nom ; c’est en ce sens qu’il faut interpréter la formule numina nomina. Personnifiez le feu céleste ou le soleil sous le nom de « l’ardent » et vous aboutirez fatalement à la légende d’Indra, le héros aux gestes rapides, aux mouvements violents qui lutte dans le nuage, la foudre à la main, contre le serpent, dont les replis cherchent à l’étreindre. Voyez un être animé dans le feu terrestre, il suffira de l’appeler le brillant (Agni) pour que son image évoque avec le temps l’idée du discernement et de la prudence, et qu’il devienne le confident et l’interprète des divinités supérieures.

La maladie, si maladie il y a, d’où procède la mythologie est donc dans l’imagination de l’homme et non pas dans son langage ; ou plutôt l’imagination et le langage s’égarent de concert dans les labyrinthes de la mythologie, en suivant la pente où les entraînent les conditions nécessaires de l’entendement humain à une certaine période de son développement. Bref, s’il me fallait conclure par une définition de la mythologie substituée à celle de M. Max Müller, je dirais que c’est un ensemble d’erreurs ayant, comme toutes les erreurs, l’ignorance pour cause première et le langage pour promoteur et pour aliment. En d’autres termes, les figures mythiques, nées d’une illusion que favorisait un certain état de conscience, ont vu leurs traits, si confus d’abord, se développer et s’accuser d’une manière en étroit rapport avec le développement de la signification primitive du nom qu’elles portaient.


J’ai exposé, en les discutant, les principes qui me guideront dans l’explication des mythes du Rig-Véda. Il ne me reste plus, messieurs, qu’à vous remercier de l’attention que vous avez bien voulu m’accorder et à vous demander la même faveur pour les conférences qui suivront.

Paul Regnaud. xxxxxxx
  1. M. Paul Regnaud a inauguré, le lundi 20 mai, les cours et conférences que la direction du Musée Guimet se propose d’organiser pour compléter l’œuvre d’instruction et de vulgarisation à laquelle est destinée la fondation de M. Guimet. Le directeur, M. de Milloué, a ouvert la séance en prononçant les paroles suivantes :

    « Le Musée Guimet est, comme vous le savez, destiné à l’étude des religions des civilisations de l’antiquité et de l’Orient. Mais, malheureusement, ses dieux sont muets, et pour les faire parler, pour leur arracher le secret des antiques civilisations auxquelles ils ont présidé, nous avons besoin du concours de leurs éloquents interprètes, les savants qui ont voué leur vie à l’étude de l’histoire, de la langue et des dogmes des peuples qui nous ont précédés. Tel est le but des conférences que nous inaugurons aujourd’hui. M. Regnaud a bien voulu répondre à notre appel. Nous lui en sommes profondément reconnaissants. »

  2. Voir Revue critique, no du 22 avril 1889, p. 303.
  3. Voir le précédent no de la Revue, p. 127, n. 5.