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Le Roman de Miraut/Partie 1/Chapitre 7

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6 Le Roman de Miraut 8






CHAPITRE VII


Sa femme était déjà debout quand Lisée sauta du lit, le lendemain matin.

Il s’habilla sommairement de son pantalon et d’un tricot, coiffa sa casquette, puis, dans l’intention de sortir pour aller faire un tour au verger ramasser les fruits et voir le temps, tira ses sabots qui dépassaient un peu de dessous le lit.

Il avait déjà chaussé son pied gauche et enfilait le pied droit sous la bride de cuir quand, d’un mouvement instinctif, il le retira vivement, sentant le mouillé et le froid.

Il se pencha : un liquide jaunâtre, verdâtre emplissait à demi sa chaussure. Intrigué, il regarda de plus près, flaira…

Sa femme, entrant juste à ce moment dans la pièce, l’interpella :

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? Tu as au moins cassé ton sabot ?

— Non, répondit Lisée, mais il y a de l’eau dedans. Comment que ça se fait ?

— De l’eau dedans ! Qu’est-ce que tu chantes ? Comment veux-tu qu’il y ait de l’eau dans tes sabots ? Il ne pleut pas ici ; tu es encore saoul !

Elle s’approcha, puis s’exclama :

— Ah, grand serin ! ah ! c’est au moins bien fait, mais ce n’est pas de l’eau, imbécile, c’est de la pisse ! C’est sûrement ton beau petit chienchien qui te les aura arrosés, tes sabots. C’est au moins une pièce bien mise et voilà la première fois qu’il me fait plaisir, l’animal. S’il pouvait seulement recommencer tous les jours !

Lisée, un peu penaud, son sabot à la main, continuait à examiner le liquide.

— Trempe ton doigt et tu goûteras, continua la Guélotte ricanante, peut-être que tu ne douteras plus, après.

— Savoir, reprit Lisée jouant l’incrédulité, si c’est le chien ou les chats ; un chien, ça pisse davantage.

— Si tu trouves qu’il ne t’en a pas mis assez, dis-lui de repiquer un coup. Et elle riait, riait à pleine gorge, promettant de raconter l’histoire à tout le village.

— Miraut ! appela Lisée, presque convaincu, viens ici !

Tout joyeux et sans méfiance, le chien accourut.

Fronçant les sourcils, le maître, assez rudement le saisissant par le collier, le contraignit, bien qu’il résistât et renâclât, à mettre son nez sur le sabot compissé et gronda, enflant la voix d’un air courroucé :

— Cochon, petit salaud, qu’est-ce que tu as fait là ! hein ! Que je t’y reprenne, acheva-t-il en levant la main et en le menaçant !

Le chien, ne comprenant que le geste de colère et de menace, balayait le plancher de sa queue, se rasait, craintif, se demandant pourquoi son maître, habituellement d’humeur si égale, le traitait comme la patronne.

Lisée ne frappa point, les grandes corrections n’étant pas réservées pour les peccadilles de cette sorte où l’ignorance avait certainement plus de part que la mauvaise volonté.

Libéré, le chien n’en marcha pas moins sur ses talons, apeuré, léchant les mains qui se balançaient, voulant à tout prix reconquérir une affection et une estime dont il avait besoin, bien qu’il n’eût, à son idée, rien fait pour les perdre.

— Faudra pas recommencer, hein ! demanda le maître, conciliant.

Miraut se fouetta les flancs avec frénésie, tortilla du derrière et le suivit au verger où, ses sabots dûment essuyés aux pieds, il se rendait, une vannette à la main.

— À ce prix-là, compte-z-y qu’il ne recommencera pas, ricana la femme en rangeant sa vaisselle et furieuse au fond de les voir si vite réconciliés.

Miraut suivit docilement Lisée, observant soigneusement ses gestes. Le patron faisait la tournée des pommiers et des poiriers, ramassant, sous les arbres les fruits tombés pendant la nuit pour les verser dans un tonneau où il les laisserait fermenter en attendant le moment de les distiller et d’en faire la goutte. L’ayant vu faire, lui aussi se précipita sur les pommes, les mordant et les faisant rouler, pour s’amuser, croyait-il, au même jeu que Lisée.

L’après-midi, il le suivit aux champs.

Il longea quelques murs aux pierres odorantes compissées par des confrères, quêta le long des sillons, mangea avec un plaisir évident une taupe crevée, se roula sur divers étrons plus ou moins secs qu’il découvrit au hasard des reniflées ou au petit bonheur des coups de vent. Il leva ensuite quelques alouettes et poursuivit jusqu’à la grande fatigue, et au grand amusement de son maître, une demi-douzaine de corbeaux qui pâturaient aux alentours.

C’étaient de vieux roublards qui ne le craignaient guère. Ils mettaient une pointe de malice et de coquetterie à le laisser venir à quatre pas à peine pour s’enlever légèrement à sa barbe en lui croassant de grasses injures auxquelles il répondait par des jappements furieux. Rasant le sol juste assez haut pour qu’il ne pût les atteindre en sautant en l’air, ils faisaient un détour et s’en allaient passer près d’un camarade au repos sur lequel le chien arrivait bientôt et qui recommençait le même manège.

Tout de même, lorsqu’ils furent las de cette tactique qui ne leur laissait pas la paix suffisante pour glaner des graines ou gratter des vermisseaux, ils partirent tous au signal de l’un d’entre eux et, s’élevant très haut, filèrent au loin vers les pâtures de la ferme des Planches où ils s’abattirent après de sages et prudents circuits investigateurs.

Miraut qui les suivait avec peine, le nez en l’air, les perdit bientôt de vue et revint près de Lisée, tirant une langue d’un demi-pied et soufflant comme un phoque.

— Tu es mieux, maintenant, ricana le braconnier ! Ça t’apprendra, mon ami, que les corbeaux ça n’est pas pour les chiens de chasse.

Comme on revenait à la maison, le soir, en traversant le village, Miraut rencontra Bellone qu’il salua en lui mordillant les pattes et les oreilles, et plus loin, Turc, du Vernois, qui suivait la voiture du meunier aux grelots tintinnabulants. Ils firent connaissance en se sentant au bon endroit, l’un raide et menaçant, l’autre modeste et conciliant, mais digne tout de même parce que Lisée était là.

Ils rencontrèrent encore Berger, qui ne s’arrêta qu’une demi-minute, car il repartait à sa pâture ; Tom, fut plus prolixe de démonstrations amicales et de jeux particuliers qui indiquaient soit une extrême perversité de civilité, soit une très grande innocence et qui amenèrent auprès d’eux Barbet, ainsi nommé à cause de son poil long et malpropre assez souvent ; du seuil de sa porte où il trônait, Souris aboya rageusement à leur passage. Lisée ne prêtait nulle attention à ces petits faits, mais pour Miraut cela comptait autant que la soupe et les raclées de la Guélotte.

Déjà familier avec les gens, un peu enfant gâté par les gosses pour sa jeunesse et son bon caractère, il ne voyait pas une porte ouverte sans jeter à l’intérieur des cuisines un coup d’œil d’inspection alimentaire : les assiettes des chats qu’on laisse d’ordinaire dans un coin étaient vigoureusement essuyées par ses soins, il buvait un coup dans le seau aux cochons, attrapait au vol un bout de pain qu’on lui jetait, léchait la main d’un moutard qui l’appelait et le caressait, puis repartait rapide au coup de sifflet de son maître.

L’ayant rejoint, il bondissait devant ses pas, se retournait, lui sautait à la barbe pour le lécher et lui dire : « Me voilà, je ne suis pas perdu, ne t’inquiète pas », puis repartait pour de nouvelles et fructueuses explorations.

Devant son seuil, gourmandant un peu, Lisée l’attendit.

— Eh bien ! petit rouleur, tu ne peux donc pas me suivre ? Tu sais, tu finiras sûrement, un jour ou l’autre, par te faire flanquer quelques coups de balai dans les côtes si tu continues à fouiner comme ça et à bouffer ce qui n’est pas pour toi.

Ce discours ne convainquit point Miraut et ils rentrèrent.

Une bonne odeur de poule fricassée s’exhalait d’un casserole, et Lisée qui se sentait une faim de loup se félicita intérieurement de ce que son petit camarade eût eu le bon esprit, pour faire l’affaire à une des pensionnaires emplumées de la basse-cour, de ne point prendre au préalable conseil de la patronne.

— On n’y goûterait jamais, sans des malheurs ( ?) comme ça, pensa-t-il. Et il s’enquit, par reconnaissance autant que par devoir, de la soupe de son chien, s’assura qu’elle n’était point trop chaude, recommandant en outre à sa femme de ne saler que très peu ou même pas du tout, parce que, disait-il, tous les piments, condiments et assaisonnements dont les hommes sont friands gâtent le nez des chiens de chasse.

Là-dessus, il s’attabla. Mis en gaieté, il hasarda après la soupe quelques plaisanteries sur les lapins et les poules, ce qui excita la colère et lui attira de vertes répliques de sa conjointe.

— À ta place, répliqua-t-il, toujours de bonne humeur, je n’en mangerais pas, je la pleurerais et je réciterais quelques De Profundis et deux ou trois chapelets pour le repos de son âme.

— Oui, moque-toi encore de la religion, vieux damné, tu grilleras en enfer et ce sera bien fait.

— Pourvu que tu n’y sois pas avec moi, c’est tout ce que je demande.

La conversation dévia parce que la Guélotte venait de jeter sur le plancher une poignée d’os de volaille qu’elle venait de dépiauter.

— Ne me jette pas ces os-là au chien, conseilla Lisée ; ils ne sont pas bons pour lui ; d’abord, il ne les mangera pas.

— Ce n’est pas pour lui, c’est pour les chats, mais il ne manquerait plus que ça, que ce monsieur ne daignât pas y toucher.

— Non, expliqua Lisée, parce qu’ils ne contiennent pas de moelle.

— Alors, c’est la viande qui est autour qu’il faudra servir à ce milord, et c’est moi qui les mangerai les os, pour lui faire plaisir et à toi aussi.

— On ne t’en demande pas tant, je te dis de ne pas les lui donner.

— Je voudrais bien voir ça, qu’il ne les mangeât pas, reprit la femme qui s’excitait ; eh bien ! s’il les laisse, il pourra se brosser pour avoir de la soupe demain matin.

Miraut, en entendant un choc sur le plancher, était accouru immédiatement et, ayant saisi un os voracement, s’apprêtait à le croquer, mais, comme dégoûté, il le laissa tomber presque aussitôt.

— L’avais-je pas prédit, cria Lisée triomphant.

— Je lui achèterai des gigots à ta charogne !

Cependant, Miraut, qui était toujours affamé, était revenu aux osselets, les flairait de nouveau, les léchait, puis se décidait à les ronger et à les avaler.

— Ah, ah ! ricana la femme à son tour, il ne voulait pas y toucher, qu’est-ce qu’il fait donc maintenant ?

— C’est drôle, s’étonna Lisée ; c’est bien la première fois que je vois un chien de chasse manger des os de volaille, un chien de race surtout, il doit y avoir quelque chose de plus.

» Ah ! s’exclama-t-il au bout d’un instant, j’y suis. Mais oui, c’est parce qu’il reste de la sauce blanche autour des os qu’il se décide à les lécher et à y mordre. C’est égal, j’aurais préféré qu’il n’y touchât pas.

— Ton chien de race ! une pure porcelaine ! donné de confiance. Belle race, ma foi ! Ça fera une jolie cagne : un sale bâtard de chien que tu t’es laissé enfiler par tes ivrognes d’amis. De propres amis que tu as !

— Assez, coupa Lisée, n’autorisant pas les calomnies. Tu gueules parce que ce chien t’a par malheur, tué une poule et tu l’habitues à en manger. C’est à moi que tu viendras te plaindre si jamais il tord le cou à une deuxième.

— Si jamais il ose recommencer, menaça la Guélotte, je te jure bien que je l’assommerai à coups de trique.

— Et moi je te promets que si la trique est encore là quand j’arriverai, je te la casserai sur l’échine.

— Grande brute, assassin ! hurla-t-elle, en se levant de table.

— Qui frappe par le bâton doit crever sous le bâton, a dit Jésus-Christ ! Je ne ferai que mon devoir de chrétien, sentencia Lisée, transformant pour les besoins de la cause les paroles du Sauveur.

— Il n’y a pas de danger qu’il avale une boulette ou qu’une voiture l’écrase, comme c’est arrivé à celui des Martin. Ah ! non je n’aurai pas cette veine : ce qui ne vaut rien ne risque rien !

— Tu ferais mieux de préparer mes souliers et mes habits pour demain matin. Tu sais que je dois partir pour Baume de bonne heure. La voiture de bois est chargée et j’ai le cheval de Philomen. Tu mettras de l’avoine dans un sac, je bottèlerai une dizaine de livres de foin : ce sera autant que je n’aurai pas à débourser à l’auberge.

— Tu te saouleras avec l’argent et tu tâcheras de ramener encore un chien au lieu d’un cochon.

— En tout cas, conclut Lisée, je ne ramènerai sûrement pas une autre femme, j’ai bien assez d’un chameau comme toi dans la canfouine.

» Et tu sais, ajouta-t-il, je ne veux pas qu’on enferme le chien pendant que je ne serai pas là ; je ne tiens pas à ce qu’il passe sa journée à gueuler jusqu’à ce qu’il en devienne enragé. Un jeune chien, ça a besoin d’air et de liberté ; il faut qu’il puisse courir à son aise : il y a de la place devant la maison et dans le verger.

— Il ira bien où il voudra. Je m’en moque pas mal ! S’il pouvait seulement se faire assommer, je serais assez heureuse !