Le Roman de la vie de province en Angleterre, Middlemarch, de George Eliot

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Le Roman de la vie de province en Angleterre, Middlemarch, de George Eliot
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 667-690).

LE ROMAN
DE LA VIE DE PROVINCE
EN ANGLETERRE

Middlemarch, a study of provincial life, by George Eliot, 8 vol. W. Blackwood. Edinburgh and London, 1872.

« Tous ceux qui se soucient de l’histoire de l’humanité, qui cherchent à comprendre les transformations que font subir à ce mélange mystérieux les expériences successives du temps, se sont arrêtés, avec un sourire attendu, à tel épisode de la vie de sainte Thérèse qui nous la montre petite fille, sortie un matin des murs d’Avila, tenant par la main son frère plus jeune qu’elle, pour aller chercher le martyre chez les Maures… Ce pèlerinage enfantin n’était qu’un prélude. La nature passionnée, idéale, de sainte Thérèse réclamait une carrière épique ; elle trouva son épopée dans la réforme d’un ordre religieux… Cette Espagnole d’il y a trois cents ans ne fut certes pas la dernière de sa race. Depuis, combien de Thérèses ignorées n’ont jamais réussi à dépenser fructueusement l’activité dévorante de leur imagination et de leur cœur, combien se sont égarées dans une suite de méprises, résultat de certaine grandeur d’esprit mal servie par la pauvreté de l’occasion, et ont disparu peut-être, abîmées dans quelque tragique désastre auquel manqua, pour ne point rester obscur, la consécration du génie ! En vain avaient-elles entrepris, à l’aide de faibles lumières, à travers des difficultés de toute sorte, de mettre leurs actes d’accord avec leurs rêves : ces tard-venues ne rencontrèrent d’appui dans aucune foi sociale qui pût éclairer leur bonne volonté ardente. Celle-ci, réduite à se concentrer tantôt sur un vague idéal, tantôt sur le but ordinaire des aspirations féminines, fut tour à tour désapprouvée comme une extravagance ou condamnée comme un égarement. Quelques-uns comprennent néanmoins que ces existences dévoyées ont leur source dans l’infinie, dans l’incommode variété des organisations féminines ici-bas. S’il était possible de dire au juste où s’arrête la compétence de leur sexe, le lot social des femmes pourrait être déterminé avec une exactitude scientifique ; mais les différences entre elles sont bien plus grandes qu’on ne pourrait le supposer d’après la similitude de leur coiffure et des historiettes d’amour à la mode en prose et en vers. Çà et là, il arrive qu’un cygne naisse et se développe péniblement, fourvoyé parmi les canetons de la mare boueuse, sans parvenir à regagner jamais les eaux vives et la compagnie de ses pareils. Çà et là languit une sainte Thérèse qui n’a rien fondé, dont les soupirs après le bien inaccessible se perdent aux vents, dont les efforts inconnus se brisent contre les obstacles au lieu de se concentrer dans une œuvre durable. »

Ces lignes, qui, placées en tête du dernier ouvrage de George Eliot, annonçaient l’étude d’une de ces âmes extrêmes que sa plume s’était jusqu’ici refusée à peindre, étaient pleines de promesses. Il semblait que le romancier féminin qui a déjà signé d’un pseudonyme célèbre plusieurs œuvres remarquables par la vigueur du style et l’observation profonde des caractères allait abjurer le système qu’on lui a si souvent reproché, système qui consiste à éviter obstinément l’exception, à chercher le vrai dans la foule, non pas seulement avec l’incessante préoccupation de faire ressortir la beauté des choses ordinaires de la vie, mais encore avec une hostilité déclarée contre ce qui peut ressembler à l’héroïsme, à l’idéal. Si l’homme de tous les jours, encadré dans toute sorte de misères et de vulgarités détaillées au microscope, s’était imposé à notre intérêt sous le nom d’Adam Bede, un chef-d’œuvre de réalisme sans grossièreté, il peut être dangereux d’exagérer certaines qualités. Dans les œuvres suivantes de l’auteur d’Adam Bede, l’étude de la vérité réaliste a plus d’une fois étouffé la passion ; l’analyse fine et consciencieuse est devenue fatigante et prolixe, l’impartialité toujours un peu hautaine avec laquelle étaient présentées les faiblesses comme les mérites de chacun a fini par rendre le lecteur indiffèrent au sort de personnages qu’on ne se mettait pas en peine de lui faire haïr ou aimer.

Enfin George Eliot faisait donc pressentir qu’il allait sortir des généralités avec un portrait de sainte Thérèse moderne et protestante, qui, dans la galerie que nous connaissions, devait produire l’effet d’une figure de Raphaël égarée parmi ces portraits flamands ou hollandais que recommande surtout la précision de la ressemblance et des détails. « Miss Brooke possède ce genre de beauté que met en relief l’absence absolue de parure. Sa main et son bras sont d’une forme si exquise qu’ils semblent faits pour les manches que portait la Vierge lorsqu’elle apparut aux grands peintres italiens ; par un heureux contraste avec l’élégance de province, toute sa personne a le caractère d’une belle citation de la Bible fourvoyée dans quelque paragraphe de la gazette du jour. » — Pourquoi ne pas l’avouer ? nous espérions secrètement trouver dans Middlemarch le reflet d’une âme et d’une vie qui se sont dérobées aux investigations de la curiosité publique, mais que l’on sait être exceptionnelles entre toutes. C’est avec cet espoir que nous avons ouvert le premier des huit volumes, daté du commencement de l’année dernière, car ils ont paru de mois en mois ou même avec de plus longs intervalles. Pour mieux faire concevoir notre déception, nous allons suivre ici la marche de cette triple intrigue qui se déroule au milieu d’une foule importune de personnages secondaires entassés parfois, on ne sait pour quelle raison, au premier rang.

Miss Dorothée Brooke a dans le pays qu’elle habite la réputation d’une femme supérieure, mais presque toujours on ajoute que sa sœur Célie a sur elle un avantage, le sens commun. Les observateurs attentifs remarquent aussi que Célie apporte dans la manière de s’habiller une ombre de coquetterie absolument étrangère à Dorothée, non qu’elle fasse en réalité plus de toilette. La famille Brooke, sans être précisément aristocratique, se pique d’être une bonne famille, elle compte parmi ses ancêtres un gentleman puritain qui, après avoir servi sous Cromwell, s’est rallié à la monarchie, et est sorti finalement des querelles politiques, propriétaire d’un domaine assez considérable. Il va donc sans dire que des filles aussi distinguées, vivant à la campagne et paroissiennes d’un petit village, affectent de laisser les colifichets aux filles de gros fermiers et de petits marchands ; mais le sentiment religieux suffirait à expliquer la simplicité de Dorothée. Elle sait par cœur les principaux passages des Pensées de Pascal, elle est éprise jusqu’à l’imprudence de toutes les exagérations du dévoûment et de la charité, elle considère sans cesse les destinées du genre humain à la lumière du christianisme, et ne pourrait concilier le sérieux d’une vie spirituelle avec le vif intérêt que certaines personnes prennent aux futilités de la mode. Célie, très douce, se soumet aux goûts de son aînée en ayant soin toutefois d’éviter l’excès.

Dès le premier chapitre, une de ces scènes où excelle George Eliot, et qui trahit tout à coup le sexe de l’écrivain, un petit tableau d’intérieur merveilleusement fin et délicat nous fait connaître à fond les caractères opposés des deux sœurs et leurs rapports réciproques, mélange d’amitié sincère et d’involontaire hostilité. « Dorothée était rentrée de bonne heure d’une visite à l’asile qu’elle avait fondé dans le village. Assise à sa place ordinaire du petit salon qui séparait les chambres des deux sœurs, elle travaillait à un plan de construction rustique (depuis peu, elle se livrait passionnément à ce genre d’architecture), lorsque Célie, qui l’observait avec le désir craintif de parler, dit enfin : — Dorothée, ma chère, si vous vouliez, — si vous m’étiez pas trop occupée, — ne pourrions-nous pas regarder aujourd’hui les bijoux de notre mère, vous savez ?… et nous les partager. Il y a six mois ce matin que mon oncle vous les a remis, et vous n’avez pas encore ouvert l’écrin.

« Sur les jolis traits de Célie passa l’ombre d’une expression boudeuse ; si elle ne boudait pas tout à fait, c’était par crainte habituelle de Dorothée et de ses principes… À son grand soulagement, les yeux de Dorothée souriaient lorsqu’elle les leva vers elle. — Quel merveilleux almanach vous faites ! Comptez-vous, s’il vous plaît, par lunes ou par calendes ?

— Je compte du premier jour d’avril au dernier de septembre,… et je suis sûre que, depuis qu’ils dorment dans ce secrétaire, vous n’y avez même pas pensé une fois !

— Puisque, bien entendu, nous ne les porterons jamais ! — Son crayon à la main, elle faisait de petits profils sur les marges de son papier.

« Sa sœur rougit, prit un air grave. — Il me semble que c’est manquer de respect à la mémoire de notre pauvre mère que de les mettre ainsi de côté. D’ailleurs, — et elle étouffa un soupir, — les colliers sont redevenus à la mode… On a beau être chrétienne, sûrement il doit y avoir au ciel des femmes qui ont en ce monde porté des diamans.

— Vous aimeriez à les porter ! s’écria Dorothée avec l’étonnement qu’on éprouve en faisant une curieuse découverte. Alors tirons-les bien vite de ce secrétaire. Pourquoi ne l’avoir pas demandé plus tôt ? Mais les clés,… où sont les clés ? — Elle se prit la tête dans les mains comme si elle eût désespéré de sa mémoire.

— Les voici, dit Célie, qui avait depuis longtemps préparé cette explication.

— Ouvrez donc le grand tiroir, la cassette est dedans.

« Les divers bijoux furent bientôt répandus sur la table en une nappe étincelante. Ce n’était pas un écrin considérable ; mais quelques-unes des parures étaient vraiment belles. Dorothée prit un collier d’améthystes pour l’attacher au cou de Célie, auquel il s’ajusta comme un bracelet ; ce cercle étroit s’harmonisait bien avec son port de tête, qui rappelait celui de la reine Henriette-Marie, et elle put s’en apercevoir dans la glace.

— Ce sera charmant avec votre mousseline des Indes ; la croix de perles conviendra pour les toilettes foncées.

« Célie faisait effort pour ne pas rire de joie. — Oh ! Dodo, la croix est à vous.

— Non, chérie, non ! dit Dorothée indifférente.

— Je le veux, j’y tiens beaucoup, insista Célie ; vous savez que même en noir vous pouvez porter cela.

— Une croix est la dernière chose dont je ferais un hochet.

— Alors, balbutia Célie interdite, vous me blâmez donc d’avoir moins de scrupule ?

— Nullement, dit Dorothée avec une petite tape condescendante sur la joue de sa sœur. Les âmes ont chacune leur physionomie comme les visages ; ce qui sied à celle-ci ne convient pas à celle-là.

— Mais vous pourriez désirer la garder en souvenir de maman.

— J’ai d’autres souvenirs. Tout cela est à vous, chère petite. Ne discutons pas davantage ; emportez votre bien.

« Célie fut blessée ; il y avait dans cette tolérance puritaine une nuance de hauteur qui équivalait à la persécution. — Comment puis-je porter des bijoux, si mon aînée n’en a jamais ? demanda-t-elle.

— Ma chère Célie, c’est être trop exigeante que de vouloir me forcer à me faire belle pour vous excuser de l’être. Si je mettais un collier pareil, mon Dieu ! il me semblerait faire une pirouette d’opéra,… le monde tournerait avec moi.

« Célie avait détaché le collier. — Il serait trop étroit pour vous, c’est vrai, dit-elle encore avec une secrète satisfaction ; les colliers ne sont pas ce qu’il vous faut.

« Comme elle ouvrait ensuite l’écrin d’une bague d’émeraude entourée de diamans, le soleil, voilé jusque-là par les nuages, darda un rayon éblouissant sur la table. — Que c’est beau ! s’écria Dorothée sous l’influence d’un sentiment nouveau, subit comme le rayon lui-même. N’est-il pas singulier que la couleur nous pénètre ainsi avec la violence du parfum ? Voici pourquoi sans doute, ajouta-t-elle aussitôt, les pierres précieuses servent d’emblèmes spirituels dans l’Apocalypse. On dirait, en vérité, des fragmens du ciel. Cette émeraude est la plus belle.

— Et voici le bracelet pareil, dit Célie.

« Dorothée fit glisser la bague à son doigt et le bracelet à son poignet, puis tourna sa main vers la fenêtre, en l’élevant à la hauteur de ses yeux. Elle cherchait à justifier le plaisir qu’elle éprouvait en lui prêtant un caractère mystique.

— Vous aimeriez ceci, Dorothée ? dit Célie, stupéfaite de voir sa sœur montrer quelque faiblesse ; elle songeait aussi que les émeraudes l’embelliraient elle-même plus encore que les améthystes peut-être… Mais, tenez, ces agates sont jolies et sérieuses.

— Oui, je garderai la bague et le bracelet, dit Dorothée, laissant tomber sa main sur la table. Quand on songe, ajouta-t-elle d’un autre ton, que ce sont de pauvres gens qui trouvent ces choses, qui les taillent !… — Elle se mit à réfléchir, et Célie à espérer que sa sœur serait conséquente avec elle-même en renonçant à de vains ornemens. — Je les garde, répéta Dorothée. Emportez le reste. — Elle reprit son crayon, mais sans écarter les joyaux, les regardant toujours, et se promettant de les avoir souvent auprès d’elle pour réjouir ses yeux.

— Les porterez-vous dans le monde ? demanda Célie curieuse.

« Dorothée lui jeta un regard rapide. — Peut-être, dit-elle avec hauteur ; on ne sait jamais jusqu’où l’on peut descendre.

« Célie redevint pourpre et se sentit triste. Elle comprenait que sa sœur était offensée, et n’osait même plus la remercier de ses dons, qu’elle remit dans la boîte. Dorothée, elle aussi, souffrait ; tout en dessinant, elle se reprochait certains sentimens et certaines paroles.

« La conscience de Célie lui disait qu’elle n’avait eu aucun tort. Dorothée aurait dû prendre sa part des bijoux ou bien renoncer à tous. — Quant à moi, pensait-elle, je ne crois pas que mes prières soient troublées par le plaisir que j’aurai à porter ce collier. Les opinions personnelles de Dorothée ne sauraient me lier après tout, bien que Dorothée doive être liée par elles ; mais Dorothée n’est pas toujours conséquente avec elle-même.

« Elle resta penchée sur sa tapisserie jusqu’à ce que sa sœur l’appelât. — Venez donc voir ! Je me croirai grand architecte, si l’on peut se servir sérieusement de mes cheminées et de mes escaliers.

« Comme Célie examinait le plan, Dorothée appuya sa joue sur son bras d’une façon caressante : elle s’accusait. Célie le comprit et pardonna. Depuis qu’elle pouvait se souvenir, il y avait eu dans la disposition de son esprit à l’égard de sa sœur une certaine dose de malice mêlée à beaucoup de crainte. »

Ces deux jeunes filles, orphelines de bonne heure, ont été élevées d’abord par une famille anglaise, puis par une famille suisse de Lausanne, à qui leur tuteur, un oncle célibataire, les confia, s’imaginant remédier ainsi à leur isolement. Depuis une année à peine, elles demeurent à Tipton-Grange auprès de cet oncle, âgé de soixante ans, d’un caractère facile, d’opinions flottantes, avant tout indécis et changeant. Chez lui, l’énergie puritaine héréditaire, qui se retrouve intacte dans tous les défauts comme dans toutes les vertus de sa nièce Dorothée, a évidemment dégénéré. L’indifférence avec laquelle il « laisse aller les choses » sur les propriétés de miss Brooke rend celle-ci fort impatiente d’atteindre l’âge où elle pourra disposer des sommes nécessaires aux projets de sa charité. Bien qu’on la considère comme une héritière dans ce pays, où les grandes fortunes sont rares, miss Brooke ne se mariera pas aisément. Il y a pour cela deux bonnes raisons : d’une part toutes les vanités la trouvent insensible, de l’autre elle inquiète par son goût des extrêmes et sa ferme volonté de tout régler autour d’elle d’après des principes très personnels. Une jeune fille du monde qui s’agenouille au chevet des paysans malades pour prier avec une ferveur digne du temps des apôtres, qui s’impose volontairement des jeûnes et passe la nuit à lire des livres de théologie, pourra bien, devenue femme, s’éveiller un beau matin possédée de quelque chimère nouvelle qui lui fasse appliquer ses revenus d’une façon admirable sans doute, mais contraire au goût du mari. Tout le monde craint Dorothée ; les paysans eux-mêmes, bien qu’elle soit leur providence, lui préfèrent Célie, dont le caractère aimable se laisse déchiffrer plus aisément que le sien. Cependant ceux qui l’approchent, fussent-ils prévenus, lui trouvent un charme qu’ils ne peuvent concilier avec sa réputation ; les hommes la proclament « ensorcelante à cheval, » et en effet, le teint et la physionomie animés par le grand air, par l’exercice, elle n’a rien d’une dévote. Pourtant Dorothée ne se doute pas de ses avantages extérieurs ; il est touchant de l’entendre exalter au contraire ceux de Célie. Chaque fois qu’un voisin devient assidu, elle décide qu’il est amoureux de Célie ; c’est ainsi qu’elle se méprend tout à fait sur le motif qui amène sans cesse sir James Chettam chez son oncle. Comment croire qu’il vienne pour elle ? et qu’aurait-elle à dire à un gentilhomme campagnard, grand chasseur, fût-il jeune, fût-il beau, fût-il aimable ? Le bonheur à ses yeux serait d’épouser un homme digne, par son âge et son mérite, d’être pour elle une sorte de père et capable de lui enseigner l’hébreu au besoin, — Milton aveugle ou le vertueux Hooker. Elle ne rencontre ni l’un ni l’autre, elle tombe sur le révérend Edouard Casaubon, propriétaire du manoir voisin de Lowick et cité par tout le comté comme un savant de premier ordre. Depuis bien des années, dit-on, il prépare les matériaux d’un grand ouvrage d’histoire religieuse dont la publication doit affirmer des points de vue nouveaux. L’éclat de sa fortune rejaillit sur sa piété ; son nom impose à tous sans qu’on sache bien pourquoi. Nous l’apercevons une première fois à dîner chez M. Brooke. Il a des cheveux gris de fer, des yeux caves, la taille grêle. Quelle différence avec le teint fleuri et les favoris opulens de sir James ! Sa manière de parler précise et dogmatique contraste avec les commérages sans consistance du bon M. Brooke, et cela suffit pour séduire Dorothée ; elle se laisse prendre à ses doctes discours accompagnés d’un mouvement régulier de la tête et d’un clignement de paupières. — Que M. Casaubon est donc laid ! dit Célie après le dîner.

— C’est, répond sa sœur, un des hommes les plus distingués que j’aie vus ; il ressemble aux portraits de Locke.

— Locke avait-il aussi les deux verrues ?

— Je suppose que oui… Aux yeux de certaines gens, il devait avoir des verrues.

— M. Casaubon est si jaune !

— Vous préférez peut-être qu’un homme ait le teint d’un cochon de lait ?

— Dodo !… je ne vous ai jamais entendue faire de comparaisons aussi risquées !

— C’est que je n’en ai pas encore eu l’occasion ; ma comparaison est juste.

— Savez-vous, Dodo, qu’on croirait presque que vous vous emportez ?

— Il est si douloureux de vous voir considérer un être humain comme s’il ne s’agissait que de l’animal et du vêtement, sans tenir compte de la grande âme que peut refléter un visage d’homme !

— M. Casaubon aurait une grande âme ?

— Je le crois, dit sincèrement Dorothée. Tout ce que je vois de lui est en harmonie avec sa remarquable brochure sur la Cosmologie biblique.

— Il parle si peu !

— Il n’a personne à qui parler.

Célie pensa : — Elle méprise donc bien sir James Chettam ? Alors elle ne voudra pas de lui. — Et Célie trouva que c’était dommage. Elle ne s’était jamais trompée sur les intentions de sir James ; parfois elle avait craint, il est vrai, que Dorothée ne rendît pas heureux un mari qui n’eût point sa manière de voir ; si elle eût osé se l’avouer, sa sœur lui paraissait trop religieuse pour la simple vie conjugale. Les principes et les scrupules lui faisaient l’effet d’autant d’aiguilles sur lesquelles on tremble de marcher ou de s’asseoir, et Célie avait bien raison ; mais il est évident que l’auteur lui trouve un jugement court et borné.

Au moment même où M. Casaubon pèse les considérations qui le décideront peut-être à demander la main de miss Brooke, miss Brooke énumère dans son esprit toutes celles qui doivent l’encourager à la lui accorder. Elle écoute avec respect ses vagues confidences sur la nature du grand ouvrage dans lequel il a entrepris de prouver que tous les mythes et toutes les superstitions du monde entier ne sont depuis les âges les plus reculés que des réminiscences corrompues d’une tradition originellement révélée ; elle est captivée par la grandeur apparente de ses conceptions, flattée qu’il lui parle comme à un collègue, car M. Casaubon n’a pas deux manières d’exprimer sa pensée : tout ce qu’il dit ressemble à ces inscriptions clouées à une porte de musée qui ouvre sur les trésors du passé ; à peine daigne-t-il, lorsqu’il lui arrive de citer une phrase grecque ou latine, la traduire ensuite. Pour Dorothée, il représente un Bossuet vivant, capable de réconcilier la science avec la dévotion et de réunir les gloires du saint et du docteur. — Mes idées, se dit-elle en causant avec lui, mes sentimens, le peu d’expérience que j’ai, tout ce qui chez moi forme un mince filet spirituel existe chez lui à l’état d’océan ; mais c’est la même eau, nous pensons de même. — De son côté, M. Casaubon s’attache à faire parler Dorothée ; en la regardant, son visage ridé s’éclaire d’un rayon pareil à ceux du soleil d’hiver. Il lui avoue un jour qu’il sent l’inconvénient de la solitude, et qu’il lui semble que la présence de la jeunesse doit donner du charme aux sérieux labeurs de l’âge mûr. C’est bien un prélude de déclaration, car jamais cet homme grave ne hasarde le moindre mot sans en avoir pesé les conséquences, pas plus qu’il ne revient sur aucune communication une fois faite. Pour affirmer des sentimens exprimés le 2 octobre par exemple, il se bornerait à mentionner la date, jugeant de la mémoire des autres d’après la sienne, qui est un dictionnaire. L’envoi de certaine brochure sur la primitive église, enrichie de notes marginales de la main de l’auteur, est promptement suivi d’une lettre dans laquelle M. Casaubon s’offre avec mille cérémonies et circonlocutions pédantesques à être le gardien terrestre de la félicité de cette femme belle et ardente, plus jeune que lui de près de trente ans. Son offre ridicule ouvre le ciel à la pauvre enthousiaste. Comme un néophyte prêt à franchir le suprême degré d’initiation, elle verse des larmes d’extase : enfin elle va donc pouvoir approfondir ce qui lui semble être le bien, échanger une sujétion puérile à sa propre ignorance contre la liberté de la soumission volontaire à un guide digne de la conduire sur les hauteurs, apprendre tout de lui ! . C’est décidément un directeur de conscience que cherche la sainte Thérèse de Middlemarch, mais jamais dévote jusque-là n’avait songé à faire de son confesseur un mari.

Cette aberration nous touche d’autant moins qu’elle pourrait, si bon lui semblait, mettre à exécution ses idées philanthropiques en épousant l’honnête et joyeux sir James : celui-ci, pour lui plaire, s’est associé à un rêve dont elle se berce, un rêve digne d’Oberlin : embellir la vie des pauvres. Il fait construire sur ses terres des chaumières modèles dont Dorothée a tracé le plan, et s’imagine, parce qu’elle lui en sait gré, s’assurer des droits sur son cœur ; mais cette espérance présomptueuse inspire à miss Brooke, lorsqu’elle s’en aperçoit, plus de mépris encore poux les sentimens mesquins, égoïstes et intéressés de la société qui l’entoure. Personne n’est donc capable de la comprendre, personne, sauf M. Casaubon ! Elle entre dans l’état de mariage comme elle entrerait au couvent, avec une religieuse exaltation pour les devoirs austères qu’il comporte ; en vain M. Brooke lui fait observer qu’elle épouse un homme déjà vieux, d’humeur taciturne et d’une faible santé, en vain Célie s’afflige, en vain le voisinage se montre scandalisé. Dorothée reste insensible à tout, même à la douleur de sir James, douleur mâle et contenue, tempérée par le dégoût que lui inspire la préférence d’une fille de vingt ans pour un rat de bibliothèque momifié. — L’ombre d’un homme ! regardez ses jambes ! dit-il à son amie Mme Cadwallader, type original de demoiselle noble descendue des splendeurs de son arbre généalogique dans la pauvreté d’un presbytère de campagne, où elle est restée grande dame, toujours armée de son franc-parler. Il n’a pas de sang dans les veines. — Non, quelqu’un en a examiné une goutte au microscope et n’a vu que virgules et parenthèses, dit la spirituelle femme du recteur. Puisse-t-elle ne pas se repentir de sa prise d’habit ! — Puis, finement elle insinue que la petite Célie vaut mille fois mieux que ces modèles de vertu qui en savent plus long que le recteur et le curé ensemble, et qu’en faisant la cour à l’aînée sir James a peut-être, sans le vouloir, séduit la cadette.

Or le digne jeune homme n’est point, Dieu merci ! de ces gens qui soupirent éternellement après l’impossible, pour qui la plus belle fleur est celle que la nature a placée hors de leur portée. On peut dès lors espérer qu’il se laissera consoler par les grâces modestes de Célie, et on en est bien aise, car ces deux personnages sont les seuls qui jusqu’ici ne déplaisent pas. Pourtant, et c’est en cela qu’éclate le talent d’analyse de George Eliot, malgré la sympathie absente, une sorte d’intérêt nous attache aux caractères principaux, creusés avec art dans leurs replis les plus désagréables. Certes nous n’aimons guère cette puritaine à passions latentes qu’on nous représente prosternée métaphoriquement aux pieds de son futur époux comme devant un pape protestant ; nous aimons moins encore ce faux savant, entêté de lui-même, qui a besoin de se rappeler tous les passages classiques qu’il a lus pour estimer ce que vaut l’amour d’une belle jeune fille à qui durant les courtes semaines des fiançailles il apprend à lire le grec ! Cette union contre nature révolte tous les sentimens ; mais enfin, puisqu’elle est consommée, nous avons hâte de connaître les déceptions qu’elle entraînera. George Eliot dédaigne de satisfaire notre impatience ; interrompant la dissection qui nous rendait attentifs, l’opérateur applique son scalpel à d’autres sujets absolument indifférens, tandis que le couple mal assorti voyage sur la route d’Italie.

Dans les réunions qui ont précédé ce mariage, le lecteur a fait connaissance avec une partie de la société de Middlemarch, la ville voisine. M. Lydgate entre autres, le nouveau médecin, a été présenté à miss Brooke, qu’il trouve, malgré son grand esprit et son indiscutable beauté, très différente de l’idéal qu’il s’est formé de la femme. Selon lui, la femme doit être tout simplement assez aimable pour produire sur les sens l’effet d’une musique exquise, et miss Rosamond Vincy, la fille du maire, dont il est amoureux sans bien le savoir encore, lui paraît posséder seule le vrai charme mélodique. Au fait, peu nous importent l’idéal de M. Lydgate et son opinion de miss Brooke, bien que le romancier ait soin de nous dire que « quiconque observe la convergence furtive des destinées humaines sait voir une lente préparation d’effets se produisant d’une vie à une autre et formant un contraste ironique avec le regard indifférent ou glacé que nous laissons tomber sur notre voisin inconnu. » Cela serait juste, si chacune des figures évoquées avec plus ou moins de relief devait concourir à l’effet général ; mais on pourrait sans inconvénient au contraire supprimer ce second roman qui vient se greffer sur le premier. Quelques lignes par exemple suffiraient à nous faire connaître le jeune docteur intelligent, pauvre et ambitieux, partagé entre l’amour de la science et l’amour plus noble encore des êtres souffrons, cet ardent pionnier des régions inexplorées (nous sommes en 1829) de la pathologie.

Guérir et trouver, faire à la fois son humble devoir à Middlemarch et quelque grande œuvre pour le monde, voilà le but de Lydgate, voilà tout ce qu’il est essentiel de savoir sur son compte ; mais George Eliot ne l’entend pas ainsi. Nous avons à subir un long chapitre de détails sur les préjugés de sa famille, le développement de sa vocation médicale, sa vie d’étudiant à Londres, à Edimbourg, à Paris enfin, où il rencontra une actrice de mélodrame qui fit de lui un homme désillusionné. Il est désormais incapable de considérer la femme autrement qu’au point de vue scientifique, comme un être gracieux, à peine responsable, dont le rôle est de nous égayer par ses gazouillemens et de nous réchauffera la douce flamme de son regard bleu, quelque chose de plus qu’un oiseau ou une fleur, tenant d’ailleurs de tous les deux ; en outre la beauté blonde paraît à Lydgate devoir être vertueuse par tempérament, n’étant évidemment moulée que pour des jouissances délicates. Si la science lui permettait de songer au mariage, il choisirait Rosamond.

De son côté, la coquette de Middlemarch, pénétrée de mépris pour les jeunes indigènes, tous amoureux d’elle, cela va sans dire, attend impatiemment l’heure où se déclarera cet homme qui a le mérite d’être étranger à sa province, bien né, bien apparenté, bien élevé, cet homme supérieur enfin dont il serait amusant de faire un esclave. Rosamond se sent de force à conquérir ; elle a, dans la meilleure pension du comté, appris tout ce qui compose l’éducation parachevée d’une demoiselle, y compris l’art de monter en voiture, et ses talens variés émerveillent jusqu’à l’éblouissement son père le manufacturier, sa mère surtout, fille d’un aubergiste, brave femme un peu folle, qui met son orgueil dans les allures de gentleman d’un fils élégant et paresseux, le jeune Fred.

Il faut dire que Fred Vincy compte sur l’héritage de l’oncle Featherstone, et nous voici bon gré mal gré initiés aux manies et aux boutades misanthropiques de ce vieux renard podagre presque mourant, autour duquel s’abattent, comme autant de bêtes de proie, les membres de sa nombreuse famille. Il fait retomber la mauvaise humeur qu’il en ressent sur une jeune fille pauvre, Mary Garth, la gardienne attentive et désintéressée de sa maison. Un penchant qui n’a pu naître que du contraste absolu de leurs caractères rapproche le prodigue Vincy de cette personne honnête, positive, intègre jusqu’au scrupule, franche jusqu’à la rudesse, sans fortune et sans beauté ; mais Mary se trouverait déshonorée d’épouser un oisif qui dépense aux courses et au billard plus qu’il ne possède. Par excès de probité, elle éloigne de lui l’héritage qu’il attend.

Leurs conversations, où la morale tient victorieusement tête à l’amour piqué, les querelles de famille entre le banquier Bulsirode, type de dévot hypocrite et dominateur, et son beau-frère, le vieux Vincy, les intrigues ourdies par ce banquier pharisien contre le vicaire de Saint-Botolph, Camden Farebrother, qui a le tort de s’occuper de métaphysique et d’histoire naturelle au lieu de s’en tenir à prêcher quelques vieilles vérités solides, ce qui lui fait perdre la place de chapelain de l’hôpital, — des questions de votes, de conseils d’administration, de rivalités électorales, des commérages de petite ville au milieu desquels Lydgate se trouve pris et comme étouffé malgré sa volonté énergique de n’y entrer pour rien, — des hors-d’œuvre en un mot remplissent la seconde partie de Middlemarck. On y rencontre de curieuses peintures de mœurs et de caractères, marquées au sceau de cette qualité si anglaise que le mot même ne peut se traduire, la quaintness, mélange d’esprit, de grâce et d’originalité ; cependant ces hors-d’œuvre font ressortir une fois de plus l’erreur d’un système qui consiste à reproduire chaque épisode qui survient, chaque figure qui passe, avec une précision photographique pour ainsi dire. Or la meilleure photographie, quelque nette, quelque lumineuse qu’elle soit, restera toujours inférieure au tableau composé avec le souci de l’ensemble, de l’unité.

Si l’auteur avait supprimé les personnages secondaires qui ne se rattachent pas à l’action principale, le roman serait réduit de moitié, car la plupart des citoyens de Middlemarch ne semblent intervenir que pour laisser au couple Casaubon le temps d’arriver à Rome, où nous le retrouvons en plein désenchantement, comme il était aisé de le prévoir.

La pauvre Dorothée s’obstine encore à croire que le sentiment de tristesse qui l’accable vient de sa propre pauvreté spirituelle, mais elle est malheureuse, et elle s’en rend compte trop clairement après quelques semaines de ce qu’on est convenu d’appeler la lune de miel, consacrées à visiter l’une des plus intéressantes villes du monde. L’enthousiasme qui l’avait jetée dans ce mariage absurde s’allumait à l’espérance de soulager en partie M. Casaubon du poids de son travail et de mêler quelques fils d’or à la trame sombre de sa vie ; or M. Casaubon est aussi tristement préoccupé pour le moins que par le passé. Rien de ce qui intéresse le commun des mortels n’arrive même à le distraire en passant. Lorsqu’il dit à sa femme devant un tableau : Tenez-vous à rester encore ? je resterai, si bon vous semble, — quand il lui explique froidement les beautés de la Farnésine en mêlant à un jugement banal sur Raphaël, qu’il ne voit que par les yeux des connaisseurs, sa dédaigneuse appréciation de la fable de Psyché, qui doit être l’invention romanesque d’une période littéraire plutôt qu’un mythe original, elle sent qu’il a hâte de retourner seul au Vatican poursuivre la stérile recherche de sa clé des mythologies. Seule, de son côté, escortée d’une femme de chambre et d’un courrier, elle erre mélancolique dans les églises, les musées, en songeant aux maussades soirées passées dans la société de son mari, et en s’attristant de la froideur mêlée de gêne avec laquelle il repousse l’aide qu’elle lui offre, comme si elle prétendait devenir, non pas son secrétaire dévoué, mais plutôt quelque espion malveillant. Le vieux Casaubon commence à se douter parfois en effet que l’objet de ses travaux soutiendrait difficilement la critique, et Dorothée dans ces momens-là est moins sa femme qu’une personnification importune du monde ennemi qui entoure tout auteur mal apprécié.

Un jour que le choc de cette méfiance d’une part et d’une bonne volonté apparemment indiscrète de l’autre a produit entre les deux époux une première discussion assez vive, Dorothée rencontre à l’improviste dans les galeries du Vatican, auprès de l’Ariane couchée, avec laquelle sa beauté spiritualisée forme une vivante antithèse, un parent pauvre de Casaubon dont elle a entrevu avant son mariage la jeune et sympathique figure. D’abord Will Ladislaw jugeait assez sévèrement Dorothée, n’admettant pas qu’une femme capable d’épouser Casaubon pût être rien de mieux qu’une pédante désagréable. Malgré les services signalés que lui a rendus son cousin, ou même à cause de ces services, car la hauteur et la sécheresse avec lesquelles on nous oblige peuvent rendre la reconnaissance un fardeau, Will Ladislaw déteste Casaubon, qui le tient aussi en profond dédain. Pour le faux savant, qui a usé sa vie au travail préparatoire d’une œuvre impossible, l’imagination poétique de Will, son esprit vif jusqu’à la turbulence, son tempérament avide d’aventures, doivent être autant de signes de frivolité. Le voyant rebelle au choix d’une carrière sous prétexte qu’il est apte à plusieurs et qu’il veut tout connaître avant de se fixer, Casaubon s’est résigné de mauvaise grâce à subvenir encore aux dépenses d’une année de voyages, il a mis ce Pégase en révolte contre son joug à l’épreuve de la liberté. Sa surprise lorsqu’il le retrouve en Italie, où il s’occupe provisoirement de peinture, est sans aucun mélange de plaisir ; quant à Will Ladislaw, il abjure vite d’injustes préventions contre Dorothée. Après une première conversation, il s’étonne, il est ému de sa simplicité presque enfantine sous certains rapports, des éclairs de sensibilité qui lui échappent, et il conclut qu’elle a dû faire de ce mariage odieux quelque étrange roman, qu’elle a été trompée par sa propre candeur. Ah ! si M. Casaubon n’était qu’un dragon qui eût emporté cet ange dans sa caverne par violence et sans formalités légales, quel devoir sacré ce serait d’arracher Dorothée à de pareilles griffes ! Par malheur, M. Casaubon est quelque chose de bien autrement intraitable qu’un dragon ; c’est un bienfaiteur appuyé sur les droits que lui donne la société. Will ne peut même insinuer ce qu’il pense de la vanité de son œuvre sans se montrer ingrat ; du moins se dédommage-t-il de tant de contrainte en faisant des visites fréquentes à Dorothée, toujours seule chez elle. L’abandon où elle vit indigne le jeune homme et l’enchante à la fois ; il en veut au mari de délaisser ainsi cette charmante créature pour s’en aller à la chasse de futilités vermoulues, et en même temps quel bonheur de pouvoir causer sans témoins ! — Souvent les questions d’art les amènent à traiter des questions de sentimens. — Je crains, dit Will, que vous ne jugiez l’art en hérétique. Comment cela se fait-il ? Je vous aurais crue sensible à la beauté partout où elle se trouve.

— Je suppose que je manque d’intelligence pour bien des choses, répondit simplement Dorothée ; j’aimerais rendre belle la vie de tout le monde, et cette immense dépense d’art qui semble faite pour ainsi dire en dehors de la vie, sans la rendre meilleure pour le grand nombre, m’afflige. Ma jouissance, de quelque nature qu’elle soit, est toujours gâtée quand je songe qu’elle est refusée à d’autres.

— J’appelle cela le fanatisme de la sympathie, répliqua impétueusement Will. Vous pourriez en dire autant de toute poésie, de toute délicatesse. Si vous poussiez jusqu’au bout ce raisonnement, vous devriez être malheureuse de votre propre bonté, devenir mauvaise afin de n’avoir d’avantages sur personne. La meilleure piété est de jouir quand on le peut ; on fait alors son possible pour assurer à ce bas monde la réputation d’être une planète agréable… Je vous soupçonne d’avoir une idée fausse des vertus de la misère et d’aspirer à faire de votre vie un martyre…

— Vous vous trompez. Je ne suis pas triste… Je ne suis jamais malheureuse longtemps de suite. Je suis violente et méchante, — pas comme Célie, — j’éclate, et puis tout redevient glorieux. Je ne puis m’empêcher de croire en aveugle au sublime. Ici je jouirais de l’art volontiers ; hélas ! il y a tant de beautés que je ne m’explique pas et qui me semblent être plutôt une consécration de la laideur ! Comme peinture, comme sculpture, c’est merveilleux peut-être ; mais le sentiment est souvent bas et brutal, parfois même ridicule. Çà et là je sens que quelque chose de vraiment noble s’empare de mon admiration, quelque chose que je pourrais comparer aux montagnes albaines ou au coucher du soleil sur le Pincio ; cela me fait regretter encore plus de trouver si peu de cette perfection dans les œuvres qui ont coûté aux hommes tant de travail.

— Bien entendu, il y a nombre de médiocrités ; les choses rares ont besoin de ce sol pour y croître.

— Oh Dieu ! dit Dorothée, reprenant le cours ordinaire de ses réflexions tristes, je vois qu’il doit être très difficile de faire rien de bon. J’ai souvent pensé, depuis que je suis à Rome, que la plupart de nos existences seraient plus laides et plus mauvaises que de laides et mauvaises peintures, si elles pouvaient s’accrocher aux murs…

— Vous êtes trop jeune,… c’est un anachronisme que de pareilles pensées, dit Will en secouant la tête par un mouvement rapide qui lui était familier. Vous parlez comme si vous ignoriez la jeunesse. C’est monstrueux… Vous avez été élevée dans ces principes atroces qui, pareils au Minotaure, choisissent les plus parfaites entre les femmes pour les dévorer, et maintenant vous irez vous enfermer dans cette prison de Lowick… Vous serez enterrée vive. Cela me rend fou d’y songer. J’aimerais mieux ne vous avoir jamais vue que de penser à vous avec cette perspective d’avenir.

Will craignit d’être allé trop loin ; mais le ton de regret irrité qu’il avait pris exprimait tant de bonté que Dorothée répondit en souriant avec une émotion inconnue de reconnaissance : — Vous n’aimiez pas Lowick, ayant attaché votre cœur à un genre de vie tout différent ; Lowick est la maison de mon choix.

Will ne sut que dire, car il ne pouvait répondre qu’il était prêt à mourir pour elle. Le respect l’arrête toujours avant la scène de passion que l’on attend inutilement d’un bout à l’autre de ce roman.

Sans se rendre compte de l’adoration qu’elle inspire, Dorothée prend plaisir à consulter sur toutes choses le goût de son nouvel ami, qui lui prouve que le sentiment de l’art peut s’acquérir en grande partie ; elle est touchée surtout de l’affection que Will lui témoigne, à elle qui avait jusque-là tant donné pour recevoir si peu. Elle s’intéresse à sa vocation indécise, l’aide à la chercher, l’encourage maternellement ; peut-être est-elle frappée à son insu du contraste de cette brillante, franche, et fougueuse jeunesse avec la caducité précoce de M. Casaubon. La première impression, en apercevant Will, est celle que fait éprouver un rayon de soleil ; ses traits mobiles semblent se transformer à tous momens sous le coup de baguette d’Ariel, et sa chevelure secouer une lumière que l’on peut prendre pour l’auréole même du génie. M. Casaubon ne se dissimule aucun des avantages de son petit cousin, et, tout en les jugeant frivoles, il en est jaloux, ce qui le rend plus maussade et plus sombre, car il a trop d’orgueil pour trahir autrement cette jalousie qu’il n’a pas épuisée tout entière en rivalités scientifiques, cette jalousie qui n’est au fond qu’une des formes de l’égoïsme souffrant. George Eliot en fait l’objet d’une curieuse étude psychologique, à laquelle nous sommes arrachés par le brusque changement de décor qui nous ramène à Middlemarch, au milieu de la famille Vincy.

Un critique des plus autorisés parmi ses compatriotes a complimenté l’auteur de Middlemarch d’avoir fait de chaque volume un ouvrage complet. Nous ne contredirons pas cette assertion, mais nous la tournerons en blâme : l’intérêt, divisé entre deux sujets étrangers l’un à l’autre, s’alanguit et finit par s’éteindre. Aussi est-on soulagé en apprenant que l’affection dont est atteint M. Casaubon a chance de se terminer par une mort prochaine. Sans cela, Dorothée succomberait elle-même de lassitude et de tristesse dans ce manoir de Lowick, où elle essaie de donner le change à son activité en copiant du latin sous l’œil inquiet et méfiant de son désagréable mari. Souvent, il est vrai, elle quitte la bibliothèque pour un petit boudoir fantastiquement meublé de tapisseries verdâtres où, parmi d’autres portraits, se trouve la miniature de la grand’mère de Will Ladislaw, femme résolue et passionnée qu’une mésalliance a brouillée avec les siens. Entre ce portrait et Dorothée s’établit une sorte d’intimité étrange : devant lui, elle rêve, elle parle comme s’il pouvait l’entendre, et les contours, prenant plus de fermeté, le regard plus de feu, lui rappellent l’aimable visage de Will. Un matin tombent dans cet intérieur glacé deux lettres du jeune homme. L’une est adressée à Dorothée, l’autre annonce à M. Casaubon l’honnête intention de vivre désormais de son travail en Angleterre, où il va revenir. De ces nouvelles, Dorothée ressent une joie secrète, aussitôt troublée par le refus formel du mari de recevoir la visite que promet Will, et surtout par le ton d’humeur, d’autorité, avec lequel il signifie sa volonté de se tenir désormais à l’abri des fâcheux. Quelques minutes plus tard, M. Casaubon est frappé d’une attaque d’apoplexie. Alors la pauvre femme est réellement touchante par l’abnégation et l’oubli d’elle-même ; elle se consacre tout entière à des soins incessans, que ne récompense ni gratitude ni tendresse. M. Casaubon n’ignore pas qu’il est condamné par la science, et la crainte de n’avoir pas le temps d’achever la tâche qu’il s’est imposée se mêle à une amère méfiance de l’affection de sa femme. Par une bizarrerie nouvelle, c’est sur lui que l’auteur prétend concentrer l’intérêt ; il proteste contre la disposition générale à plaindre d’abord les jeunes gens. Malgré les paupières clignotantes et les verrues qui choquent Célie, malgré la faiblesse musculaire que méprise sir James, Casaubon est affamé de bonheur comme le reste des hommes, et le bonheur le fuit. Il a cru le saisir le jour où la Providence lui a donné une compagne vertueuse, modeste, bien élevée, — jeune et belle par surcroît ; mais à défaut d’un corps robuste une âme enthousiaste nous est nécessaire pour connaître la joie intense. Outre les déceptions, il a des scrupules de plus d’une sorte, lui qui tient avant tout à passer pour irréprochable : les brochures qu’il a détachées de l’ensemble de son œuvre, toujours à l’état de projet, ont eu un succès médiocre ; il soupçonne l’archidiacre de ne pas les avoir lues, il reste dans un doute pénible sur ce qu’en pensent les grands esprits qui font loi, et garde la conviction qu’un de ses anciens amis a écrit tel compte-rendu dénigrant qui demeure enfermé dans un tiroir secret de son bureau et dans un coin sombre de sa mémoire. Avec la foi dans ses propres œuvres, la foi religieuse de Casaubon s’affaiblit, comme si l’espérance chrétienne en l’immortalité de l’âme dépendait de l’immortalité de la Clé des mythologies. Le mariage, de même que la religion et la science, est, hélas ! pour lui une obligation extérieure qui ne le satisfait ni ne le console ; plus il avance dans la vie conjugale, plus l’idée fixe de remplir ses devoirs domine tout le reste. En vain George Eliot fait dépense de logique et, au besoin, de paradoxe pour nous attendrir sur l’angoisse d’un homme qui demeure toujours ambitieux et timide, consciencieux et myope, qui ne sent jamais naître de ses aspirations une pensée, une passion, un acte énergiques, — malheur d’autant plus complet qu’il se dérobe à la pitié et qu’il craint par-dessus tout d’être deviné ; — nous n’avons point de sympathie pour cette personnalité mesquine, irritable, impuissante, qui envie la gloire et la félicité sans mériter l’une et sans être capable de goûter l’autre. Cependant le désespoir qu’après de longs mois d’abnégation et de lutte sa mort inspire à Dorothée s’explique à la rigueur, car il est causé par le remords, — le remords d’avoir éludé une promesse solennelle qu’il exigeait d’elle.

— Promettez-moi, a-t-il dit une nuit, promettez-moi d’obéir, si vous devenez veuve, à ce qui est mon désir formel. — Et Dorothée a demandé jusqu’au lendemain pour réfléchir, tremblant sans doute qu’il ne lui imposât de rassembler et de publier les élémens épars qui forment la prétendue clé des mythologies, car elle ne doit rien entrevoir de pis que de continuer à vivre parmi ces ruines et ces ténèbres inextricables. Le lendemain, lorsqu’elle s’est résignée à engager son avenir malgré tout, M. Casaubon n’est plus, et, loin d’éprouver quelque soulagement d’être délivrée du fardeau de ce serment mystérieux, elle se reproche de lui avoir refusé une dernière satisfaction. Il ne faut rien moins que l’ouverture du testament pour arrêter ses larmes : Casaubon, par un codicille imprévu, retire tous ses biens à sa veuve dans le cas où elle épouserait Will Ladislaw !

Cette clause, expression d’un soupçon injurieux, révolte tout le monde et en particulier sir James, qui a eu le bon sens de devenir l’heureux époux de Célie, mais sans abjurer pour sa belle-sœur une admiration chevaleresque. Que Dorothée ait jamais songé au jeune Ladislaw, sir James rougirait de l’admettre ; mais que Ladislaw soit amoureux en effet, c’est autre chose. Il faut, selon lui, que M. Brooke, qui, dans l’intérêt des élections qu’il brigue, s’est attaché ce jeune homme, retire de ses mains un journal libéral qu’il dirige à merveille, se prive de l’appui de son double talent d’écrivain et d’orateur, l’éloigné enfin sans tarder, quitte à ne jamais parvenir au parlement. La réputation de Mme Casaubon l’exige. Tandis que M. Brooke hésite, Dorothée cherche à se ressaisir dans le chaos où flotte son âme effrayée ; la révélation qui est venue la frapper à l’improviste a eu pour résultat immédiat de changer l’aspect de toutes choses, elle ne voit, ne sent plus rien de la même façon ; elle se défend à la fois contre la violente aversion que lui inspire celui qui a eu des secrets pour elle, des secrets aussi amers, aussi offensans, et contre l’attrait non moins violent qui la rapproche tout à coup de Will Ladislaw. Jamais elle n’avait admis auparavant qu’ils pussent un jour être l’un à l’autre ; mais l’idée que son mari a pu redouter une pareille union la trouble étrangement. Le mari, triste et souffrant, n’est plus là pour solliciter sa pitié ; son orgueil se révolte, et son cœur parle plus haut qu’elle ne le voudrait, il est même oppressé d’une singulière angoisse lorsqu’on lui apprend que Will est devenu l’hôte assidu de Lydgate, qui dans l’intervalle a épousé Rosamond et qui a déjà lieu de s’en repentir.

Plus coquette, plus égoïste, plus éprise d’elle-même que jamais, Rosamond blâme son mari de passer à l’hôpital le temps qu’il ne consacre pas à des expériences au microscope ; elle lui reproche sans cesse, dans son langage puéril et enfantin, d’aimer ces vilaines choses plus qu’elle. Son goût effréné pour la toilette et le luxe est cause que le pauvre savant succombe sous le poids de ces tracas d’argent, qui finissent par étouffer toute préoccupation plus noble ; mais peu importe à Rosamond : elle ne songe qu’à faire des conquêtes du haut de ce trône du mariage, au pied duquel le mari lui-même n’est qu’un sujet soumis. Son adorateur préféré est pour le moment Will Ladislaw ; elle prend sa galanterie hyperbolique et à demi moqueuse pour le langage de la passion, et lui s’efforce d’oublier, en badinant avec cette femme légère, l’amour sans espoir qui remplit son cœur. Il sait trop qu’il doit fuir Dorothée ; la précaution prise par M. Casaubon est faite pour les séparer plus que jamais. Leurs adieux, au moment où il souffre de s’éloigner, où elle brûle de le retenir, forment une des meilleures scènes de ce roman, qui abonde en beautés noyées dans des torrens d’ennui.

— J’avais écrit… pour demander la permission de vous voir, dit Will, s’asseyant en face d’elle. Je pars, et je ne pouvais le faire sans vous parler encore une fois.

— Je croyais que nous nous étions dit adieu quand vous êtes venu à Lowick, il y a déjà bien des semaines. Vous pensiez partir alors, répliqua Dorothée, dont la voix tremblait un peu.

— Oui, mais j’ignorais alors bien des choses que je sais maintenant, des choses qui ont changé mes pensées d’avenir. Quand-je vous ai vue, mon rêve était de pouvoir revenir un jour ou l’autre. Je ne crois pas maintenant revenir jamais. — Il se tut un instant.

— Et vous désiriez m’en confier les raisons ? demanda timidement Dorothée.

— Oui, dit Will avec impétuosité, secouant la tête et détournant d’elle son regard plein de colère ; je dois le désirer, cela va sans dire. J’ai été grossièrement insulté à vos yeux, aux yeux de tous. Je veux que vous sachiez bien qu’en aucune circonstance je ne me serais abaissé,… qu’en aucune circonstance je n’aurais donné au monde le droit de dire que je recherchais de l’argent, sous prétexte de rechercher autre chose ; nulle autre sauvegarde n’était nécessaire contre moi, la sauvegarde de la richesse suffisait !

En prononçant ces mots, Will se leva pour s’en aller, il ne savait ou, mais ce fut vers la fenêtre la plus proche, qui se trouvait ouverte, — un jour de l’année précédente, lui et Dorothée s’y étaient appuyés pour causer. — Tout le cœur de la jeune femme sympathisait avec l’indignation de Will, et, tandis qu’elle souhaitait le plus de lui persuader qu’elle ne l’avait jamais méconnu, il se détournait d’elle comme si elle eût fait partie du monde injuste et hostile.

— Il serait bien mal à vous de supposer que je vous eusse jamais cru capable de bassesse, dit-elle. Imaginez-vous donc que j’aie douté de vous ? — Ils perdirent les dernières minutes qu’ils avaient à passer ensemble dans un silence douloureux. Que pouvait-il dire, puisque ce qui dominait tout en lui était cet amour opiniâtre, insensé, dont il s’interdisait de parler ? Que pouvait-elle dire, puisqu’elle n’avait le droit de lui offrir aucun secours, puisqu’elle se voyait forcée de garder l’argent qui eût dû être à lui, puisque aujourd’hui il ne semblait plus lui témoigner la confiance ni l’affection d’autrefois ?

Will se rapprocha. — Il faut que je parte.

— Que ferez-vous dans la vie ? Vos intentions sont-elles restées ce qu’elles étaient quand nous nous sommes dit adieu une première fois ?

— Oui, répondit Will d’un ton qui semblait écarter le sujet. Je travaillerai à la première chose qui s’offrira. On doit prendre, je suppose, l’habitude d’agir sans bonheur ni espérance.

— Oh ! quelles tristes paroles ! dit Dorothée avec une dangereuse disposition à sangloter ; mais, s’efforçant de sourire, elle reprit : — Nous reconnaissions dans le temps que nous avions l’un et l’autre l’habitude d’employer des expressions trop fortes.

— Ce n’est pas le cas pour moi en ce moment, dit Will, s’adossant à l’angle du mur. Il y a certaines émotions qu’un homme ne peut éprouver qu’une fois, et il sent après que ce qu’il y a de meilleur dans la vie est passé. Cette expérience, je l’ai subie bien jeune, voilà tout. Ce que je désire plus que je ne pourrai jamais désirer rien au monde m’est absolument défendu, non pas seulement parce que c’est hors de ma portée, mais défendu par mon propre orgueil, par l’honneur, par tout ce qui fait que j’ai quelque respect pour moi-même. Désormais il me faudra continuer de vivre comme un homme qui dans l’extase a entrevu le ciel.

Will se sentait en contradiction (avec lui-même et se blâmait de parler si clairement. Est-ce donc parler d’amour à une femme que de lui déclarer qu’on ne lui en parlera jamais ? — L’esprit de Dorothée cependant remontait dans le passé à la poursuite d’une autre vision que la sienne. La pensée qu’elle pouvait être ce que Will désirait le plus palpita en elle l’espace d’une seconde, puis le doute vint, le souvenir du peu de temps qu’ils avaient vécu ensemble s’effaça devant la pensée de l’intimité bien autrement longue et complète qui avait dû exister entre Will et Rosamond : tout ce qu’il avait dit se rapportait probablement à cette femme. Elle restait rêveuse, tandis que sous ses yeux baissés se succédaient des images innombrables dont chacune lui apportait la pénible certitude que Will avait fait allusion à Mme Lydgate. Will ne s’étonnait pas du silence ; son esprit était tumultueusement occupé d’autre part ; il comptait follement que quelque chose surviendrait pour empêcher leur séparation, quelque miracle… Enfin Dorothée levait les yeux et allait parler quand un valet de pied annonça que les chevaux étaient prêts. Aussitôt que la porte fut refermée, — Après-demain, dit Will, j’aurai quitté Middlemarch.

— Vous avez bien agi en tout, répliqua Dorothée à voix basse, car son cœur était si serré qu’elle parlait avec peine. Elle lui tendit la main, qu’il tint un instant sans répondre ; puis, réprimant un soupir : — Je n’ai jamais été injuste envers vous ; ne m’oubliez pas, murmura-t-elle.

— Pourquoi me dites-vous cela ? s’écria le jeune homme avec emportement. N’y a-t-il pas à craindre plutôt que je n’oublie tout le reste ?

Il était réellement indigné, ce qui lui donna le courage de partir sans tarder davantage.

Ce cri d’amour méconnu a retenti au plus profond de l’âme de Dorothée ; certes elle ne songe pas encore à défier l’obstacle que la dernière volonté de son mari a élevé entre eux, mais elle a pour Will une estime sans bornes, elle croit en lui ; c’est déjà le bonheur. Quel désespoir doit donc éprouver cette femme confiante et sincère, quand à quelques mois de là, et alors qu’elle le supposait bien loin, elle surprend Will Ladislaw auprès de Rosamond, lui parlant à voix basse avec ferveur et tenant ses mains pressées. entre les siennes, tandis que se lève tout éperdu vers lui un visage embelli encore par les pleurs ! — Le mépris sans mélange de fiel, tel qu’il peut exister dans une âme fière, la passion si longtemps refoulée débordant soudain, une première larme versée sur soi-même et aussitôt essuyée, la résignation de l’ange qui plaint des êgaremens que sa pureté ne peut comprendre, tout cela est rendu avec une puissance qui rappelle certaines pages d’Adam Bede, Elle se dit : — Que ferais-je, comment agirais-je, si je pouvais réduire au silence ma propre peine et ne penser qu’à ces trois êtres ? — car elle a pitié de Lydgate surtout, de Lydgate, qu’elle a converti au culte respectueux de la femme et forcé d’accepter d’elle comme il l’eût accepté d’un ami tel service qui lui sauve l’honneur. Dorothée veut maintenant ramener au bien cette fragile créature qu’il a eu le tort d’associer à une existence dont elle ne sait comprendre ni les soucis ni les travaux. La scène dans laquelle Rosamond, vaincue par la générosité de sa rivale, élevée un instant au-dessus d’elle-même, déclare, quoi qu’il lui en coûte, que Will, lorsque Dorothée l’a cru coupable, lui confiait le secret de son amour pour une autre femme, afin qu’elle comprît bien qu’il ne pouvait l’aimer, est le triomphe de cette plume éloquente et pathétique qui nous avait montré déjà, dans une scène que l’on croyait incomparable, la criminelle Hetty se confessant à Dinah Morris, l’inspirée ; mais ce n’est pas Mme Lydgate qui se convertit à la vertu, — aucune impression ne peut être chez elle profonde ni durable, — c’est Dorothée qui abjure ses principes.

Rien de plus beau que l’explosion de la joie et de l’amour dans cette âme cuirassée jusque-là, que cette victorieuse revanche de la nature qui l’amène à s’offrir elle-même au pauvre Will ébloui. Elle ne consacrera pas sa fortune à fonder le village modèle qui devait être une école d’industrie, non, elle renoncera sans hésiter à cette fortune ; elle ne réalisera aucun des rêves qui ont bercé sa première jeunesse ; ses facultés et ses aspirations se renfermeront désormais dans le cercle étroit prescrit à l’épouse, à la mère. Certes nous ne partageons pas l’opinion de sa famille, qui lui tient longtemps rigueur d’avoir épousé un homme sans naissance et sans position sociale ; on ne saurait être aussi sévère que le monde qui qualifie d’extravagante cette belle personne capable d’épouser d’abord un ecclésiastique cacochyme et assez vieux pour être son père, puis, le deuil à peine terminé, un petit cousin sans le sou, assez jeune pour être le fils du défunt ; nous jugeons, comme l’auteur, que ces actes assez déraisonnables en eux-mêmes ne sont que le résultat de généreuses impulsions en lutte contre des circonstances difficiles et prosaïques. Il serait possible que sainte Thérèse elle-même ne réussît point à trouver sa voie aujourd’hui dans un monde où l’instruction des femmes n’est qu’un autre nom de l’ignorance, où la règle de conduite qu’on leur impose est en contradiction avec les croyances générales ; tout cela est bien dit et bien pensé. D’où vient donc que l’on n’est jamais satisfait, qu’on ne peut jamais l’être après la lecture d’un roman de George Eliot ? — La critique anglaise nous répond que le propre du talent de cet auteur n’est pas de satisfaire, qu’il ne veut qu’attacher, et que ce n’est pas la faute de son œuvre si elle nous laisse, comme la vie elle-même, tristes et affamés. Fort bien ! mais nous en reviendrons toujours à ceci : l’art doit-il donc être la reproduction exacte et servile de la vie ?

Trois romans sont réunis dans Middlemarch, et un seul nous présente des gens heureux, ceux qui ont attendu le moins de la destinée, Fred Vincy et Mary Garth. Tout petits, ils se sont fiancés, un vieil anneau de parapluie leur tenant lieu de bague nuptiale ; ils ont grandi sans aucune illusion sur le mérite l’un de l’autre, unis par une tendresse clairvoyante et solide, presque maternelle chez Mary, et que les épreuves ont fortifiée. Fred et Mary sont des amans de l’école de Philémon et Baucis. Ils ne sont pas partis avec un brillant bagage d’espérances et d’enthousiasmes, quitte à tomber au milieu du chemin, faute de patience l’un envers l’autre et envers le monde ; ils ont compris que le mariage est un grave commencement, — que, si Adam et Eve passèrent leur lune de miel dans le paradis, ils eurent leur premier-né parmi les épines et l’aridité du désert. La main de Mary a été le prix de la conversion de Fred ; cet étourdi, dont sa famille prétendait faire un prêtre et qui avait les goûts d’un gentleman, bien que faute de vertu et faute d’argent il fût impropre aux deux rôles, devient, sagement gouverné par sa ménagère, un cultivateur modèle, un excellent père de famille. Quand, un peu plus tard, il remercie Mary de l’avoir préféré au vicaire Farebrother, en ajoutant que ce dernier eût été dix fois plus digne d’elle : — C’est vrai, répond la jeune femme, et c’est pourquoi il pouvait mieux se passer de moi. — Elle ne cesse jamais de surveiller Fred comme le plus cher de ses enfans, témoin un joli mot à son père, qui se défend d’être pour elle le meilleur des hommes, voulant laisser ce titre à son mari : — Non pas, les maris sont une classe d’hommes inférieure ; ils ont besoin d’être tenus.

Leur humble bonheur sans exaltation, sans aveuglement, sans ivresse est le seul apparemment qui soit accessible, le seul qu’il faille désirer ; il fait ressortir par l’opposition la destinée manquée des âmes plus exigeantes. Dorothée, après une première et cruelle méprise, ne laisse-t-elle pas absorber dans la vie d’un autre sa vie qui devait être consacrée à l’humanité tout entière ? Lydgate, qui, comme elle, voulait concentrer ses forces dans quelque vaste entreprise utile à ses semblables, ne devient-il pas le jouet et la victime d’une femme sans cœur et sans cervelle, ignorante du mal qu’elle fait, qui brise sa carrière, lui ôte la confiance en lui-même et mérite qu’il l’appelle son basilic, du nom de cette plante des Indes, belle et funeste, qui passe pour s’épanouir merveilleusement sur la cervelle des hommes assassinés ? Elle a tué en effet tout ce qu’il y avait de bon et de grand en lui. Ce joli monstre aux mains blanches, au sourire doux, blond comme un chérubin, innocemment odieux, est peint de main de maître. Certes ce n’est pas le talent qui fait défaut à George Eliot, ce n’est pas la science non plus ; ce n’est ni l’esprit, — peu d’écrivains anglais en ont eu davantage, — ni le style, bien qu’il faille signaler çà et là quelques taches, l’abus des expressions médicales et physiologiques par exemple, ni la fécondité d’invention, — il y a de tout dans cet interminable roman, depuis les tableaux de genre dignes d’être regardés à la loupe jusqu’aux scènes les plus dramatiques. À peine oserait-on critiquer les récits trop longs de brigues électorales, tant ils se recommandent par l’étude fine et mordante des ambitions et des faiblesses humaines, par un mélange surtout de judicieuse philanthropie et de prudentes réserves lorsqu’il s’agit de réformes politiques et de perfectionnement social ; mais ces qualités nobles et solides, viriles et délicates, ne suffisent pas à racheter le mépris flagrant des règles essentielles de l’art. Middlemarch se compose de chapitres décousus, qui se suivent au hasard, avec une incohérence que rien ne saurait justifier. On doit en accuser peut-être un mode de publication interrompu, dont le moindre inconvénient est de lasser le lecteur. Il eût fallu d’ailleurs pour nous réconcilier avec la vie de province, particulièrement terne et fastidieuse en Angleterre, que cette étude ne fût que le fond d’un tableau intéressant et d’autant plus chaud, d’autant plus vif par le contraste. Pour mériter le titre de grand romancier, il reste à George Eliot à reconnaître que la première condition du beau est d’édifier la charpente de l’ensemble avant de s’occuper de l’ornement, et que la perfection des détails ne suppléera jamais à l’absence de plan déterminé, pas plus que le réel ne pourra se passer, quoi qu’on fasse, de l’alliance de l’idéal. On l’a dit souvent, et on ne saurait assez le répéter : l’idéal n’est pas au-dessus de la nature, il fait partie du vrai, il est indispensable à toute œuvre élevée. C’est pour avoir méconnu ce précepte immortel, pour avoir de parti-pris donné le pas à l’observation sur l’imagination, à l’analyse impitoyable sur tout ce qui est sensibilité, passion ou fantaisie, que George Eliot ne saurait être classé parmi les romanciers de premier ordre.


Th. Bentzon.