Le Roman de la vie des noirs en Amérique

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Le Roman de la vie des noirs en Amérique
Revue des Deux Mondes, 2e période2e période, tome 6 (p. 162-187).
LE ROMAN


DE LA VIE DES NOIRS


EN AMÉRIQUE





DRED, by Mrs HARRIET BEECHER STOWE.





Les peuples, comme les individus, subissent la loi de l’expiation, et portent la peine des crimes qu’ils commettent ou qu’ils permettent. Ce que l’Irlande a si longtemps été pour l’Angleterre, l’esclavage l’est aujourd’hui pour l’Amérique ; c’est le mal qui porte avec lui-même son châtiment. La question de l’esclavage est maintenant devenue pour les États-Unis un élément incessant de guerre civile, en attendant la guerre servile. De même que l’homme est venu au monde avec la tache du péché originel, ainsi la république américaine est née avec le cancer de l’esclavage, qui n’a fait que se développer et menace d’envahir le corps entier. Les plus grands hommes, les plus grands citoyens de l’Union, comprenant bien qu’ils ne pouvaient guérir cette plaie, ont cherché à la restreindre, à la cerner, à la parquer dans la partie malade. Vains efforts ! la gangrène ne peut pas s’arrêter ; il est de sa nature de s’étendre, c’est la tache d’huile. La question de l’esclavage, longtemps étouffée sous la patriotique conspiration du silence, se fait jour maintenant par toutes les voies de la presse, de la tribune et de la chaire. Il fut un temps où la seule menace d’une rupture possible de l’Union aurait suffi pour faire taire toute discussion ; ce temps n’est plus, et les états libres, qui depuis cinquante ans se sont laissé mener eux-mêmes comme des esclaves avec cette terreur superstitieuse, commencent à se lasser de leur servitude.

Pour la première fois, l’élection présidentielle va être débattue sur le terrain de l’abolitionisme. Cette lutte fatale, dans le sens ancien du mot, que les premiers citoyens de l’Union avaient toujours voulu éviter, devant laquelle ils avaient toujours reculé et qu’ils avaient réussi à ajourner de transaction en transaction, devra finir par éclater. Magna est veritas, et prœvalebit. Il lui faudra du temps néanmoins ; ce n’est pas aujourd’hui, ce n’est pas demain que la justice prévaudra. Selon toute apparence, il y aura encore des transactions, ce qu’on appelle dans la langue du pays des compromis. Les états du sud, c’est-à-dire les états à esclaves, ne sont rien par le nombre ; il y a aux États-Unis vingt-six millions d’habitans, et quelque chose comme un demi-million de propriétaires d’esclaves. Leur force n’est donc pas là ; elle est dans la terreur qu’inspire à tout patriote américain l’idée d’une séparation de la république en deux. Les hommes du sud savent cela ; ils exercent sur la majorité l’empire que peut exercer sur tout l’équipage d’un vaisseau un seul homme assis sur la soute aux poudres avec une allumette. Il est bien vrai que si l’Union se coupait en deux, et si les cinq cent mille blancs qui règnent sur plus de trois millions d’esclaves étaient réduits à leurs seules forces, le sud serait la première victime immolée sur l’autel de la vengeance ; mais le nord en éprouverait aussi une secousse terrible. À part même la question patriotique et politique, la question d’intérêt y est aussi pour beaucoup. L’industrie du nord est alimentée par le coton du sud, et en même temps toutes les industries du sud, les chemins de fer, les navires, les améliorations des terres, tout est fait avec le capital des hommes du nord, qui seuls sont laborieux et producteurs. Le sud joue donc une partie de lansquenet dans laquelle est engagée non-seulement sa propre fortune, mais aussi la moitié de celle de ses voisins, et il a l’avantage qu’ont dans une société régulière les individus toujours prêts à se casser le cou.

Jusqu’à présent, tous les compromis ont été faits par les états libres. Les états à esclaves ne veulent jamais transiger, et ils ont raison au point de vue de la logique et de l’intérêt. Il n’y a pas de réforme possible dans l’esclavage ; la seule, c’est la fin, c’est la mort ; il n’y a pas de milieu entre l’esclavage tel qu’il est et l’abolition complète. Il en est des états à esclaves comme de certains états d’Europe, d’Italie, par exemple ; leur demander de se réformer, c’est leur demander de se tuer. Sans doute, les choses humaines ne se gouvernent pas avec l’absolu, mais aussi il y a des vérités absolues avec lesquelles il n’y a point de transaction imaginable. L’esclavage est en lui-même un crime ; il ne peut pas être corrigé, il ne peut et ne doit être que détruit. Les maîtres le savent bien, et ils sont dans la logique quand ils rejettent tout compromis, toute réforme. L’esclave ne doit être qu’une brute, une chose, un meuble ; le jour où il saurait lire, écrire, penser, parler, le jour où la société lui reconnaîtrait une âme comme aux blancs, ce serait la fin de l’esclavage.

Mais c’est aussi pourquoi l’absolu est vrai et nécessaire du côté des abolitionistes comme du côté des propriétaires d’esclaves. On accuse souvent les abolitionistes de compromettre leur cause par l’exagération de leurs doctrines ; on a dit cela, dans tous les temps, de tous ceux qui ont défendu la justice et haï l’iniquité. On a dit cela du premier roman de Mme Stowe, l’Oncle Tom, on le dira peut-être aussi du second : c’est à nos yeux un de ses plus beaux titres.

On se souvient de l’émotion profonde, mêlée de surprise, que causa l’apparition de l’Oncle Tom. L’auteur avait cette fois à lutter contre une grande difficulté, un premier et immense succès ; nous doutons que Dred soit appelé à la réception triomphale qui fut faite à son prédécesseur. Il est toujours périlleux d’avoir à traiter deux fois le même sujet ; mais Mme Stowe n’avait pas le choix. Ses livres ne sont pas seulement des livres, ce sont des actes. L’Oncle Tom a plus fait pour la cause de la liberté des noirs que n’auraient pu faire des centaines de volumes ou de sermons ; ce roman biblique a été populaire même en France, où l’on ne connaît pas la Bible. Dred est un second coup de marteau frappé sur la même cloche, rendant un peu le même son, mais un son qui fait encore vibrer tous les cœurs libres.

On voit que dans la composition et la conclusion de son livre, Mme Stowe a été pressée par le temps. Dred est une brochure politique à l’adresse de la prochaine élection présidentielle, et par conséquent l’auteur n’avait pas un moment à perdre. Du reste, cette précipitation, qui aurait pu nuire à un roman reposant sur une intrigue bien nouée, avait de moins graves conséquences pour celui de Mme Stowe, qui, comme le premier, est une série de tableaux vivans plutôt qu’un drame régulier et suivi. Enfin il y a dans ce livre une création qui suffirait à elle seule pour mettre Mme Stowe au rang des écrivains du premier ordre ; c’est celle du vieux nègre Tiff, qui, s’il n’a point la grandeur un peu trop idéale de l’oncle Tom, est plus vrai, plus humain, et au moins aussi touchant. Nous ne connaissons d’égal au nègre Tiff que le Caleb de Walter Scott.

Notre principal objet sera de reproduire ici les traits généraux des personnages que Mme Stowe met en scène, et dont l’histoire porte avec elle sa propre morale.

Les Gordon sont d’une des vieilles familles de la Virginie, de cette race des premiers colons qui va s’éteignant de jour en jour. Après avoir, pendant plusieurs générations, vécu dans l’opulence, ils ont vu leur fortune se fondre progressivement par l’oisiveté et l’incurie, et le dernier, le colonel Gordon, ne laisse à sa fille qu’une propriété encore considérable, mais obérée. La jeune fille, qui jamais n’eut un caprice qui ne fût pas satisfait, et qui ignore absolument la valeur et la nature de l’argent, continue de vivre sans souci du lendemain. Son père, avec sa plantation, lui a légué une propriété aussi précieuse, un esclave dans lequel il avait une entière confiance, et qu’il savait dévoué aux intérêts de sa jeune maîtresse : c’est le mulâtre Harry, un des principaux personnages de cette histoire. Comme la précédence doit appartenir au blanc, disons d’abord que le colonel a aussi laissé un fils, Tom Gordon, auquel il a eu soin de soustraire la tutelle de sa sœur. Tom Gordon est le pendant du planteur Legree de l’Oncle Tom ; c’est lui qui est chargé de personnifier tous les vices du propriétaire d’esclaves ; il est le personnage odieux du roman. Intelligent, audacieux, entreprenant, avec des qualités naturelles perverties par la licence effrénée laissée à ses passions, il est perdu par la double ivresse de la toute-puissance et des liqueurs fortes. Jaloux de sa sœur, il l’est plus encore du mulâtre Harry, auquel il a voué une inimitié mortelle.

L’auteur a voulu faire de Harry un nouvel exemple des monstrueux désordres que l’esclavage introduit dans les familles. Harry est le fils du colonel Gordon par une mulâtresse, mais naturellement il n’a aucune existence légale. Le secret de sa naissance n’est connu que de lui, bien qu’il soit soupçonné par plusieurs, surtout par Tom, dont la haine en redouble. Laissons l’auteur introduire ce troisième membre de la famille.


« Harry était le fils de son maître, et avait hérité en grande partie du caractère et de la constitution de son père, adoucis par la bonne et tendre nature de la belle mulâtresse qui était sa mère. C’est à cette circonstance qu’il avait dû de recevoir une éducation très supérieure à celle des gens de sa classe. Il avait aussi accompagné son maître comme domestique pendant un voyage en Europe, ce qui avait beaucoup étendu son cercle d’observation, et ce tact qui paraît rendre particulièrement les sangs mêlés si aptes à saisir les plus beaux côtés de la vie de convention avait été si bien exercé et développé chez lui, qu’il eût été difficile de rencontrer dans aucune société un homme plus agréable et plus comme il faut. En laissant cet homme, qui était son propre fils, dans les liens de l’esclavage, le colonel Gordon avait obéi à sa tendresse passionnée pour sa fille. « Devenu libre, se disait-il, Il trouverait beaucoup d’issues ouvertes devant lui, et alors il pourrait être tenté de laisser la plantation en d’autres mains et d’aller chercher fortune pour lui-même. » C’est pourquoi il avait résolu de le laisser lié indissolublement pour un certain nombre d’années, comptant que son attachement pour Nina lui rendrait cette servitude supportable. Doué de beaucoup de jugement, de fermeté et de connaissance de la nature humaine, Harry avait trouvé le moyen d’acquérir un grand ascendant sur tous les esclaves de la plantation, et soit la crainte, soit l’amitié lui avait assuré une obéissance générale… S’il n’avait pas eu une forte dose de cette prévoyance réfléchie qu’il tenait de sa filiation écossaise, il aurait pu être complètement heureux, et oublier jusqu’à l’existence des chaînes dont il ne sentait jamais le poids. C’était seulement en présence de Tom Gordon, le fils légal du colonel, qu’il retrouvait la réalité de son état d’esclave. Dès l’enfance, il y avait eu entre les deux frères une profonde inimitié, qui n’avait fait qu’augmenter avec les années, et comme à chaque fois que le jeune homme revenait à la maison Harry se trouvait exposé à des insultes et à de mauvais traitemens, auxquels sa condition sans défense l’empêchait de répondre, il avait résolu de ne jamais se marier et de ne jamais se donner une famille jusqu’à ce qu’il fût devenu le maître de sa destinée ; mais les charmes d’une jolie quarteronne française avaient triomphé des lois de la prudence. »

Cette jolie quarteronne s’appelait Lisette. Elle était l’esclave d’une créole française des environs et demeurait sur la limite des deux plantations. Les esclaves ont, comme on sait, la faculté de joindre à leur travail obligatoire un travail volontaire dont le produit leur appartient, et c’est ainsi que quelques-uns parviennent à se racheter. Harry était charpentier de son état : il avait déjà plusieurs fois amassé quelques centaines de dollars, précieuse réserve pour l’avenir ; mais plusieurs fois aussi il les avait sacrifiés pour payer les dettes que faisaient sa maîtresse et sa sœur. C’est ce qu’il venait encore de faire le jour où nous le trouvons racontant ses chagrins à sa femme. Sa maîtresse est la meilleure créature du monde, mais elle n’entend rien à l’argent ; elle revient de New-York avec une masse de mémoires à payer, et Harry ne sait comment y faire face. La terre se détériore d’année en année, et ne rend plus comme autrefois ; les esclaves suivent l’exemple de leur maîtresse, et la maison marche à l’envers. Et pourtant il faut que miss Nina mène toujours le même train, parce que l’honneur de la famille l’exige, et qu’il faut bien que les Gordon vivent comme des Gordon. C’est l’histoire de beaucoup de vieilles familles. Harry se consolerait des sacrifices qu’il fait, si sa sœur devait toujours rester sa maîtresse ; mais elle se mariera, et alors son mari devient le maître, il peut vendre Harry ou refuser de le laisser se racheter ; il n’y a point de contrat valable entre le maître et l’esclave ; l’esclave est une chose et non une personne, il n’a point d’existence civile. Quand Lisette demande à son mari pourquoi il est si dévoué à sa maîtresse, Harry lui dit :

« Lisette, je vais te dire un secret, que tu ne diras à personne. Nina Gordon est ma sœur… Oui, tu as beau ouvrir de grands yeux, dit-il en se levant involontairement, je suis le premier fils du colonel Gordon ! Je veux me donner le plaisir de le dire une fois, si ce doit être la dernière.

« — Harry, qui te l’a dit ?

« — Lui-même me l’a dit ; il me l’a dit quand il était mourant, et il m’a chargé de veiller sur elle, et je l’ai fait. Je ne l’ai jamais dit à miss Nina ; je ne le lui dirais pour rien au monde. Cela ne la ferait pas m’aimer, et cela pourrait tourner contre moi. J’ai vu plus d’un homme vendu pour la seule raison qu’il ressemblait trop à son père, ou à ses frères et sœurs… »

Harry n’est pas le seul enfant d’esclave du colonel Gordon ; il a une sœur, qui a été donnée avec sa mère à une tante de Nina. Elle était jeune, belle, bien élevée aussi ; le fils de sa maîtresse l’a voulue et l’a prise. George Stuart, son maître, soigné par elle pendant la peste, se prend de reconnaissance pour la jeune esclave, et s’en va l’épouser dans un état libre, ne pouvant l’affranchir dans le sien sans violer les lois. Il meurt et lui laisse ses biens dans le Mississipi, mais les lois ne reconnaissent point non plus ce testament. Cette sœur de Harry se retrouvera plus tard.

Cette fausse et horrible position des esclaves fils de leurs maîtres ne recevant les dons de l’éducation que pour en être les victimes, et à qui on ouvre cruellement les portes de la vie sociale sans jamais les y laisser pénétrer, est très bien rendue dans ce que dit l’esclave Harry :

« — Mon orgueil, dit-il, sera de donner la plantation en bon état au mari de miss Nina ; mais si tu savais, Lisette, ce que cela me coûte de peine ! le mal que j’ai à tirer quelque travail de ces êtres ! les détours que je suis obligé de prendre pour obtenir d’eux quelque chose, pour les faire travailler ! Ils me détestent, ils sont jaloux de moi. Je suis comme la chauve-souris de la fable, ni oiseau ni quadrupède. Que de fois j’ai souhaité de n’être qu’un bon et honnête nègre noir ! Alors je saurais ce que je suis ; mais je ne suis ni une chose ni une autre. Je suis tout juste assez près de la condition du blanc pour y jeter un regard, pour en jouir, et pour désirer tout ce que je vois… Puis, la manière dont j’ai été élevé ne fait que rendre les choses pires. Vois-tu, quand les pères de gens comme nous ont quelque peu d’amour pour nous, ce n’est pas le même amour qu’ils ont pour leurs enfans blancs. Ils sont à moitié honteux de nous, ils sont honteux de montrer leur amour, s’ils en ont ; puis il leur prend une espèce de remords et de pitié dont ils croient s’acquitter en nous gâtant. Et alors ils nous accablent de cadeaux et de gâteries ; ils s’amusent avec nous tant que nous sommes enfans, et jouent de toutes nos passions comme sur des instrumens. Si nous montrons du talent ou de l’intelligence, on dit à côté de nous : « Quel dommage, n’est-ce pas ? » ou bien : « Il a trop d’esprit pour sa position. » Et avec cela nous avons tout le sang de la famille, tout l’orgueil de la famille, et qu’en pouvons-nous faire ? Ainsi je sens que je suis un Gordon, je sens au fond du cœur que je ressemble au colonel Gordon, je le sais, et c’est encore une des raisons pour lesquelles Tom Gordon me hait. Mais ce qu’il y a de plus dur que tout, c’est d’avoir une sœur comme miss Nina, savoir qu’elle est ma sœur, et n’oser jamais lui en dire un mot. Quand elle joue ou plaisante avec moi, elle ne sait pas quelquefois ce que je souffre, car j’ai des yeux, j’ai une intelligence ; je puis me comparer avec Tom Gordon. Je sais qu’il n’a jamais voulu rien apprendre à aucune école, et je sais que quand ses maîtres voulaient m’apprendre quel- que chose, j’allais plus vite que lui. Et il faut qu’il ait tout le respect, toute la position sociale ! Et combien de fois miss Nina ne me dit-elle pas, pour justifier son indulgence envers lui : « Oh ! vous savez, Harry, c’est le seul frère que j’aie en ce monde ! » C’est trop… »


On n’a pas encore fait connaissance avec cette Nina qui pourtant ouvre le premier chapitre. Nina Gordon a dix-huit ans ; orpheline de bonne heure, elle a été élevée en enfant gâté et en maîtresse absolue au milieu des esclaves, puis son oncle l’a envoyée passer quelque temps à New-York pour y voir le monde. C’est à son retour de New-York que nous la trouvons causant avec Harry à qui elle rapporte beaucoup de mémoires à payer, et à qui elle raconte qu’elle est, selon l’expression anglaise et américaine, engagée à trois amoureux à la fois. Nous avons dit les liens secrets qui unissent Harry à Nina, et cet avertissement n’était peut-être pas inutile pour faire admettre la familiarité des deux personnages. La jeune fille est occupée à déballer ses caisses, à chercher ses notes, à essayer tous ses chapeaux, et elle dit à Harry :

« — Tiens, c’est le jour que j’avais ce chapeau-là, à l’opéra, que je me suis engagée.

« — Engagée, miss Nina ?

« — Mais certainement, pourquoi pas ?

« — Cela me paraît si sérieux, miss Nina !

« — Sérieux, ha ! ha ! ha ! dit la jolie créature en s’asseyant sur un des bras du canapé et faisant voltiger son chapeau. Après cela, c’était sérieux pour lui ; je l’ai rendu sérieux, je vous assure.

« — Mais est-ce bien vrai, miss Nina ? Êtes-vous réellement engagée ?

« — Mais je vous dis que oui, à trois à la fois, et je veux rester comme cela jusqu’à ce qu’un des trois me convienne le mieux ; encore il est bien possible que je n’en prenne aucun des trois… Je les ai pris à l’essai, vous savez… Il y a M. Carson, un vieux garçon riche, d’une politesse désespérante, un de ces petits hommes tirés à quatre épingles qui ont toujours des cols si éclatans, des bottes si luisantes et des sous-pieds si tendus ! Il est riche, et je lui ai absolument tourné la tête. Il n’a pas voulu m’entendre lui dire non, alors je lui ai dit oui pour avoir la paix ; puis il est très commode pour l’opéra, pour les concerts, et tout cela…

« Le second, c’est George Emmons. C’est un de ces hommes à l’eau de rose, vous savez, qui ressemblent à du sucre candi et qui ont l’air bons à manger. C’est un avocat de bonne famille ; on en dit beaucoup de bien, et ainsi de suite. On dit qu’il a des moyens ; je n’en suis pas juge. Tout ce que je sais, c’est qu’il m’ennuie à mort ; il me demande toujours si j’ai lu ceci ou cela ; il me marque des pages dans des livres que je ne lis jamais. Il est du genre sentimental, écrit des lettres romanesques sur du papier rose, et toute sorte de choses comme cela.

« — Et le troisième ?

« — Le troisième, eh bien ! voyez-vous, je ne l’aime pas, mais pas du tout. C’est un être insupportable ; il n’est pas beau, il est fier comme Lucifer, et je ne sais réellement pas comment il s’y est pris pour me faire m’engager. Ç’a été par accident. Il est véritablement bon cependant, trop bon pour moi, voilà le fait ; mais j’ai un peu peur de lui.

« — Et son nom ?

« — Il s’appelle Clayton, Edward Clayton pour vous servir. C’est du genre fier, avec des yeux profonds, qui ont l’air d’être dans une cave, et des cheveux d’un noir ! et un regard triste, tout à fait byronien. Il est grand, un peu dégingandé ; il a des dents superbes ; sa bouche, ma foi, sa bouche, quand il sourit, est tout à fait séduisante ; puis il ne ressemble pas à tout le monde. Il est excellent, mais il ne sait pas s’habiller, il porte d’affreuses chaussures ; puis il n’est pas poli, il ne se précipite pas pour ramasser votre fil ou vos ciseaux….. Ce n’est pas du tout un homme à femmes. Il en résulte que, comme monsieur ne veut pas faire la cour aux filles, ce sont les filles qui font la cour à monsieur ; c’est toujours comme cela… C’est pourquoi, voyez-vous, j’ai voulu voir ce que j’en ferais. Je n’ai pas voulu lui faire la cour, je l’ai fait enrager, je me suis moquée de lui, je l’ai mis dans de magnifiques rages ; il s’est mis à dire des impertinences de moi, et moi de lui encore plus ; nous nous sommes querellés dans les règles. Alors j’ai pris un air contrit, et je suis gracieusement descendue dans la vallée de la pénitence, comme nous autres sorcières savons le faire ; la chose a très bien pris, et a mis monsieur sur ses deux genoux avant qu’il sût bien au juste ce qu’il faisait. Eh bien ! je ne sais pas trop ce que c’était, mais il s’est mis à parler si sérieusement et si vivement, qu’il m’a positivement fait pleurer, l’affreux être, et je lui ai fait toute sorte de promesses, certainement beaucoup plus que je ne m’en rappelle.

« — Est-ce que vous êtes en correspondance avec tous ces amoureux, miss Nina ?

« — Certainement. N’est-ce pas que c’est drôle ? Leurs lettres ne peuvent pas parler. Autrement, quand elles viendraient toutes ensemble dans la malle, c’est cela qui ferait un gribouillage !

« — Miss Nina, je crois que vous avez donné votre cœur au troisième.

« — Quelle bêtise, Harry ! Je n’ai pas de cœur. Je me moque d’eux tous comme de ça. Tout ce que je veux, c’est m’amuser. Quant à l’amour et tout ce qui s’ensuit, je crois que je n’en suis pas capable. Je serais horriblement fatiguée d’eux au bout de six semaines ; je n’ai jamais aimé ce qui dure. »

« ….. Là-dessus, elle mit sa malle sens dessus dessous et en fit jaillir un flot de bracelets, de billets doux, de grammaires françaises, de crayons, le tout mêlé à des bonbons de toute espèce et à tous les colifichets d’une pensionnaire. — Tenez, sur mon âme, dit-elle, voilà les mémoires que vous demandez. Tenez, attrapez. — Et elle lui jeta un paquet de papiers.

« — Mais, miss Nina, cela n’a pas l’air de mémoires,

« — Ah ! miséricorde ! ce sont des lettres d’amour alors. Il faut pourtant que ces mémoires soient quelque part… Ah ! dans cette boite à bonbons… Gare votre tête, Harry. — Et elle lui jeta une boîte d’où sortit une profusion de papiers chiffonnés. — Les voilà tous, excepté un, que j’ai pris hier pour mes papillottes. Voyons, n’ayez pas l’air si sinistre, j’ai gardé les morceaux, les voilà »


Puisque nous en sommes à Nina, donnons son portrait, tracé par son amoureux, son véritable et seul amoureux sérieux. Voici comme il la décrit à un de ses amis :

« Nina Gordon est une coquette, c’est vrai, un enfant gâté si vous voulez. Ce n’est pas du tout le genre de personne qui m’aurait semblé devoir prendre de l’empire sur moi. Elle n’a ni éducation, ni lecture, ni habitude de réfléchir ; mais après tout elle a en elle un certain ton, un certain timbre, comme on dit en français, qui me va. Il y a en elle un mélange d’énergie, d’individualité, de finesse, qui la rend, tout inculte qu’elle est, plus piquante et plus attrayante qu’aucune femme que j’aie jamais rencontrée. Elle ne lit jamais ; il n’y a presque pas moyen de la faire lire ; mais tâchez de la tenir seulement cinq minutes, et elle vous étonnera par la fraîcheur et la vérité de ses jugemens littéraires. Et ainsi de son jugement sur toutes choses, si elle peut s’arrêter assez longtemps pour en dire son opinion. Quant à son cœur, je crois qu’il n’est pas encore éveillé. Elle n’a vécu que dans le monde de la sensation, qui a tant d’abondance et de vie chez elle, que le reste dort. Ce n’est que deux ou trois fois que j’ai vu un éclair de la nature intérieure jaillir par ses yeux et par l’intonation de sa voix. Et je crois, je suis sûr, que je suis la seule personne de ce monde qui l’ait jamais fait vibrer. Je ne suis pas sûr qu’elle m’aime maintenant, mais je suis sûr qu’elle m’aimera un jour… »


Edward Clayton, le jeune premier du livre, est un héros un peu trop vertueux et un raisonneur un peu trop protestant pour pouvoir être bien passionné. Il y a en lui trop de Grandison. La seule chose qui rachète la monotonie de sa sagesse, c’est sa faiblesse pour la petite Nina. En général, il n’y a rien de tel que ces jeunes gens bien rangés et bien réfléchis pour se laisser prendre au miroir à alouettes de la coquetterie. Aussi ce pauvre Clayton a-t-il beaucoup de peine à justifier son choix auprès de lui-même, comme auprès de sa famille et de ses amis. Après beaucoup de raisonnemens, il trouve le meilleur de tous, qui est de confesser qu’il est amoureux, et qu’il n’y peut rien. C’est avec sa sœur qu’il a le plus de mal. Anne Clayton est une fille d’un grand sens et de beaucoup de jugement ; elle a autant d’admiration que de vénération pour son frère, qui est pour elle l’idéal que lui-même poursuit : aussi Clayton éprouve-t-il un certain embarras à lui apprendre son attachement pour Nina. Il sait que toutes les apparences sont contre lui, et, selon la remarque très fine et très juste de l’auteur, « les personnes d’une nature délicate et impressionnable n’aiment point la fatigue d’avoir à expliquer ce qui est instinctif. » Le grave Clayton en est donc réduit à faire l’apologie de la coquetterie, cette arme défensive des femmes, à dire qu’il ne veut pas prendre une femme, comme une feuille de papier buvard, pour absorber et reproduire toutes ses paroles et toutes ses idées, et il termine en disant à sa sœur : « Nina a juste ce qui me manque… Je vis en dedans, je théorise, je suis hypocondriaque, souvent maladif. La vivacité et le trait de sa nature me donneront ce que je n’ai pas. Elle me réveille, elle m’échauffe, et la rapidité de son instinct vaut souvent mieux que ma raison. En somme, je révère cette enfant malgré toutes ses fautes. »

Clayton est un de ces jeunes gens comme on en rencontre dans le monde quelques-uns, pas beaucoup, à qui l’habitude de l’idéal rend la vie réelle très difficile. C’est ainsi que le type imaginaire qu’il s’est formé de l’homme religieux ou de l’homme politique le rend également impropre à la pratique d’aucune profession ou d’aucun ministère. Lisez ces fragmens d’une conversation qu’il a avec un de ses amis d’enfance :


« — Et que vas-tu faire de toi, Russell ?

« — Je vais me mettre à plaider, me faire ma place, et puis alors en avant pour Washington. Je veux être président, comme tout autre aventurier des États-Unis. Pourquoi pas aussi bien qu’un autre ?

« — Pourquoi pas en effet, si tu en as envie, si tu veux travailler dur et le payer son prix ? Quant à moi, j’aimerais autant passer ma vie à me promener sur le tranchant du sabre qui, dit-on, sert de pont au paradis de Mahomet… Je sais que je ne serai jamais un homme à réussite. De la manière dont vont les choses dans notre pays, il faut ou que j’abaisse le niveau de mes idées de droit et d’honneur, ou que je renonce au succès. Je ne connais pas une carrière où la fraude, la tromperie et le charlatanisme ne soient pas essentiels au succès, pas une où un homme puisse avoir pour premier but la vertu. Satan est à toutes les entrées, et dit : « Je te donnerai toutes ces choses, si tu veux m’adorer. »

« — Alors, pourquoi n’entres-tu pas dans le clergé tout de suite, pour mettre la chaire et une grosse bible entre toi et le diable ?

« — J’ai peur de le retrouver là encore. Je ne pourrais pas acquérir le droit de prêcher dans aucune chaire sans prendre des engagemens qui seraient tôt ou tard une insulte à ma conscience. À la porte de chaque chaire, il me faudra jurer de renfermer la vérité dans une certaine formule, et ma vie, mon succès, mon bonheur, ma réputation, tout reposera là-dessus. Je suis sûr que si je prêchais selon ma conscience, je me ferais chasser de la chaire encore plus vite que du barreau. »


On connaît les principaux personnages blancs de cette histoire, sauf quelques grands parens qui n’appellent pas une mention particulière. Il faut maintenant passer aux noirs. L’auteur les voit naturellement en rose, et, comme c’est le but de son livre, il ne faut pas lui en faire une chicane. Mme Stowe excelle dans la peinture des mœurs domestiques des noirs ; on voit qu’elle en a fait une étude familière et attentive. Elle rend à merveille cette espèce de dépendance dans laquelle les maîtres sont de leurs esclaves dans toutes les occasions de la vie commune. Ainsi qu’il arrive toutes les fois qu’on abdique l’usage de ses propres facultés pour ne se servir que celles des autres, ce sont les instrumens qui deviennent les moteurs et les maîtres. La maison de Nina est tenue principalement par une vieille négresse, tante Katy, qui tous les matins, ornée de son turban rose et de son trousseau de clés, vient demander à sa maîtresse ses ordres pour la journée ; mais il est bien entendu que la chose est déjà réglée par tante Katy, et que Nina n’a pas plus d’objections à y faire qu’une reine constitutionnelle à une proposition de son ministère. « C’est, dit Nina, mon premier ministre en jupons, et elle ressemble beaucoup à des premiers ministres, dont j’ai entendu parler dans l’histoire, qui arrivent toujours, n’importe comment, à faire à leur tête. Voilà, par exemple, tante Katy qui vient demander de l’air le plus respectueux « ce que miss Nina veut avoir à dîner : » est-ce que vous croyez qu’elle s’attend le moins du monde à recevoir un ordre ? Elle a toujours cinquante objections à faire à ce que je lui propose… Et quand elle m’a prouvé que tout ce que je demande est le comble de l’absurdité, et qu’il n’y a absolument rien à manger dans les environs, me voilà parfaitement remise à ma place. Et quand je me hasarde à dire humblement : « Mais, tante Katy, qu’est-ce que nous allons faire ? » c’est alors qu’elle se met à tousser un peu, et qu’elle me déroule tout un programme arrangé par elle dès la veille. Et c’est toujours à recommencer… »

Un meuble non moins curieux de la maison, c’est le cocher ; celui-là représente le triomphe de la résistance passive. On l’a surnommé Old Hundred à cause de la lenteur de tous ses mouvemens, et il donne une idée si originale et, selon toute apparence, si exacte de son espèce, que nous devons encore ici laisser la parole à Mme Stowe.


« Il avait l’air de considérer la voiture et les chevaux comme une sorte d’arche dont il était le grand-prêtre, et que son devoir était de sauver de toute profanation. Selon lui, toute la plantation et en général le monde entier étaient en état de conspiration permanente contre la voiture et les chevaux de la famille, et lui seul les défendait au péril de sa vie. Son premier objet, le but principal de sa charge, c’était de prouver qu’on ne pouvait pas se servir de la voiture….. Ce genre d’objections avait été la grande étude de sa vie ; il en avait toujours une provision. Ou bien la voiture était crottée et il était en train de la laver, ou bien il venait de la laver et ne voulait pas la salir, ou bien il avait ôté la capote pour y faire un point, ou bien il y avait quelque chose aux ressorts, ils avaient été un peu forcés, il demanderait un carrossier un de ces jours. Quant aux chevaux, il avait à leur endroit un trésor de bonnes raisons : les efforts, les foulures, les déferremens, les cailloux dans les sabots, une quantité de maladies pour lesquelles il avait tout un vocabulaire à lui, de sorte qu’il était impossible, d’après toutes les règles connues de l’arithmétique, que la voiture et les chevaux pussent être prêts à servir en même temps.

« Ne soupçonnant pas la grandeur de son entreprise et forte de son autorité, Nina s’avançait en chantant ; elle trouva Old Hundred assis tranquillement à la porte de sa case, les yeux à demi ouverts et regardant le soleil à travers la fumée d’une vieille pipe qu’il avait entre les dents. Un grand corbeau, tout noir et borgne, était perché sur son genou avec l’air le plus narquois, et quand il entendit le pas de Nina, il la lorgna avec son œil unique d’un air interrogateur, comme s’il eût été là pour recevoir les visites pendant que son maître faisait la sieste. Entre ce corbeau, qui avait reçu le sobriquet d’oncle Jeff, et son maître, il y avait une liaison des plus étroites, resserrée encore par leur commune impopularité… Dans ses nombreuses disputes, Jeff avait perdu un œil, et il était complètement plumé d’un côté de la tête… Une fois, il avait eu le cou tordu, et il était resté comme cela, ce qui lui donnait toujours l’air de regarder par-dessus son épaule, et ajoutait à la singularité de sa physionomie. Oncle Jeff volait avec un zèle et une adresse dignes d’une meilleure cause, et il était d’un prix inestimable pour son maître, parce qu’il était toujours responsable de tout ce qu’on trouvait chez lui qui n’aurait pas dû y être. Quoi qu’on découvrit, des cuillères, des boutons de chemise, des mouchoirs, ou des pipes de voisins, c’était toujours Jeff qui avait à en répondre. Dans ces cas-là, Old Hundred ne manquait jamais de le gronder, et de déclarer « qu’il était capable de ruiner la réputation de toute une maison. » Alors Jeff le regardait par-dessus son épaule en clignant de son œil, comme pour lui dire qu’il savait bien à quoi s’en tenir, et qu’il ne prendrait pas la chose en mauvaise part.

« — Oncle John, dit Nina, faites atteler tout de suite ; je veux sortir.

« — Dieu vous bénisse, enfant ! Il n’y a pas moyen.

« — Et pourquoi cela ?

« — Oh ! pas moyen, enfant. Il n’y a ni chevaux ni voiture possibles cette après-midi.

« — Mais je vous dis que je veux sortir tout de suite.

« — Mais, enfant, ce n’est pas possible. Vous ne pouvez pas aller à pied, et quant à aller en voiture, encore moins. Peut-être demain, ou la semaine prochaine…

« — Oncle John, vous faites des contes ; je veux la voiture tout de suite.

« — Ce n’est pas possible, bijou, dit Old Hundred avec un accent paternel et compatissant, comme s’il eût parlé à un petit enfant ; je vous dis qu’il n’y a pas moyen… Il y a un des chevaux malades ; j’ai passé toute la nuit…

« Et pendant que Old Hundred lançait ce petit accident de son invention, le corbeau regardait drôlement Nina comme pour lui dire : — Vous entendez bien ce qu’il vous dit, hein ?

« Nina ne savait que faire et se mordait les lèvres, et Old Hundred eut l’air de retomber dans un profond sommeil.

« — Je suis sûre, dit Nina, que les chevaux peuvent sortir ; j’y vais voir.

« — Mais, mon enfant, mon bijou, vous ne pouvez pas. Les portes sont fermées, et j’ai les clés dans ma poche ; sans cela, ces pauvres bêtes seraient déjà mortes quarante fois pour une. En vérité, je crois que tout le monde est après elles… Voyez-vous, miss Nina, votre papa me disait toujours : « Oncle John, vous savez mieux que moi ce qu’il faut à ces bêtes ; je vous les recommande, oncle John ; prenez-en soin, ne les laissez pas tuer. » Or, miss Nina, je suis toujours les instructions du colonel. Oh ! quand il fait beau et que les routes sont bonnes, j’aime à faire trotter mes bêtes ; cela, c’est raisonnable. Mais voyez un peu les routes aujourd’hui ; il y a deux pieds de boue, puis il y a un pont défoncé ; il y a un homme qui s’y est noyé l’autre jour, c’est un fait… D’ailleurs il va pleuvoir, j’ai senti cela à mes cors toute la matinée ; puis Jeff est comme un beau diable, et il est toujours comme cela quand il va pleuvoir. Jamais cela ne m’a trompé… »

Nina a beau faire et se mettre en colère, elle parle à visage de bois ; Old Hundred ne répond plus, se remet à fumer, et paraît plongé dans une profonde rêverie ; de guerre lasse, sa maîtresse s’en va.

Comme échantillon plus noble de l’espèce, Mme Stowe présente Milly, une négresse qui appartient à la tante de Nina. C’est elle qui personnifie la beauté, la bonté, la grandeur d’âme de sa race ; c’est elle qui souffre, saigne et pardonne en invoquant l’Évangile. Elle est d’une famille de rois d’Afrique, d’une race qui n’avait pas encore été abâtardie par l’esclavage ; il ne lui manque pour cadre que la magnifique et brûlante nature de sa patrie. Les passions bouillonnent dans son sein avec une ardeur tropicale ; mais ce qui domine en elle, c’est le courage et la générosité, et un respect natif d’elle-même qui la rend incorruptible et fait de sa parole un serment sacré.

Ce n’est point sans une intention morale que Mme Stowe place ainsi cette esclave sur un piédestal et fait d’elle une héroïne, car de ses vertus mêmes découleront ses plus grands maux, et sa valeur divine ne fera qu’ajouter à sa valeur vénale. Les maîtres se disputeront ce meuble précieux, et son âme sera mise aux enchères comme son corps. Non-seulement elle portera elle-même la peine de sa vertu, mais, chose plus horrible, elle en sera encore punie dans ses enfans, et leur transmettra comme une malédiction ce crime d’un nouveau genre. Une pareille mère aura des enfans qui lui ressembleront, qui seront des articles cotés très haut sur les marchés. Milly, comme Harry, avait d’abord juré de ne pas se marier ; puis comme lui bientôt elle avait cédé. Quatorze enfans étaient nés de son mariage ; elle les avait tous élevés, et tous, l’un après l’autre, lui avaient été arrachés pour être vendus à de nouveaux maîtres. « La première fois, dit l’auteur, elle avait montré la férocité d’une lionne ; mais, frappée coup sur coup, elle avait fini par acquérir une sorte de sombre insensibilité ; puis l’esprit chrétien était entré, comme cela arrive souvent pour l’esclave, par les fentes d’un cœur brisé. Ces exemples de piété que l’on rencontre quelquefois chez les esclaves, et qui dépassent la mesure ordinaire des esprits les plus cultivés, sont en général le résultat de malheurs et de douleurs si absolument accablans, qu’ils ne laissent d’autre ressource que Dieu. Pour une âme qui est ainsi ravie jusqu’aux régions supérieures de la piété, combien de milliers sont rejetées et anéanties dans un abrutissement mortel ! »

Telle était Milly, que nous retrouverons plus tard. Nous voudrions arriver au personnage principal de toute cette galerie blanche et noire, au vieux nègre Tiff. Quelques mots suffiront pour mettre au courant de l’histoire et de la position du vieux Tiff. Il était esclave dans une des familles les plus anciennes et les plus considérables de la Virginie, qui avait fini par tomber presque dans la pauvreté. La fille de la maison s’était, à l’âge de quinze ans, laissé enlever par un aventurier ; ses parens l’avaient reniée, et elle n’avait emporté avec elle de la maison de ses ancêtres qu’un vieux nègre qui déplorait sa mésalliance autant qu’eût pu le faire le chef de la famille, mais qui était fanatiquement et religieusement dévoué à la fille des Peyton. La jeune femme avait parcouru rapidement toute l’échelle de la misère et de l’abandon ; son mari la quittait pendant des mois entiers pour aller courir les grands chemins et les tavernes, et c’étaient peut-être les intervalles les moins malheureux de sa vie. Au milieu de toutes ses épreuves, elle n’avait été soutenue, consolée, nourrie, que par son vieil esclave. Tiff avait été sa providence et celle de ses petits enfans.


« Tiff s’était même humilié au point de reconnaître pour son maître un homme qu’il regardait comme d’une position très inférieure à la sienne, car, tout nègre et tout biscornu qu’il fût, il était profondément convaincu que le sang des Peyton coulait dans ses veines, et que l’honneur des Peyton était confié à sa garde. Sa maîtresse était une Peyton, ses enfans étaient des Peyton, et même le petit paquet enveloppé de flanelle qui dormait dans le berceau était un Peyton ; quant à lui, il était Tiff Peyton… Le mari, il le regardait avec une sorte de mépris poli et protecteur. Il lui voulait du bien, il se croyait obligé de pallier sa conduite autant que possible ; mais il y avait des momens d’abandon où Tiff, levant solennellement ses lunettes, se prenait à dire que, dans son opinion personnelle, « il n’y avait rien à attendre de gens de cette classe… »

« Tiff était un de ces bons vieux êtres qui restent en si bonne intelligence avec la nature entière, que jamais ils ne manquent de la nourriture première. Le poisson allait toujours au-devant de l’hameçon de Tiff, quand il ne mordait jamais aux autres ; les poules pondaient toujours exprès pour lui, et lui caquetaient à l’oreille l’endroit où elles avaient mis leurs œufs. Pour lui, les dindons glougoutaient et se pavanaient, et pour lui ils produisaient des couvées de poussins dodus. Toutes les espèces de gibier, depuis l’écureuil jusqu’au lapin, avaient l’air de venir avec un vrai plaisir se jeter dans ses pièges, de sorte que là où tout autre serait mort de faim, Tiff jetait les yeux autour de lui avec une calme satisfaction, regardant la nature entière comme son garde-manger, dans lequel ses provisions n’avaient des habits de fourrure et ne marchaient sur quatre pattes que pour l’unique fin de se conserver jusqu’à ce qu’il fût prêt à les consommer. Aussi Cripps (le mari de sa maîtresse) ne revenait-il jamais à la maison sans s’attendre à y trouver quelque bon morceau, même lorsqu’il venait de boire son dernier dollar à la taverne. Cela arrangeait Cripps. Il trouvait que Tiff faisait son devoir, et de temps en temps il lui apportait quelque misérable objet de pacotille en témoignage de son estime. Les lunettes qui faisaient le principal ornement de Tiff lui étaient venues de cette façon ; les verres étaient tout simplement du verre à vitre, mais heureusement Tiff ne doutait pas qu’ils ne fussent du plus fort numéro, et plus heureusement encore ses excellens yeux les lui rendaient parfaitement inutiles. C’était seulement chez Tiff une faiblesse aristocratique. Des lunettes lui paraissaient être, n’importe comment, l’apanage d’un gentleman, et convenir particulièrement à quelqu’un qui avait été « élevé dans une des premières familles de la Virginie. » Elles lui paraissaient d’autant plus indispensables, qu’il joignait à sa besogne habituelle une quantité de petits talens de femme. Tiff savait tricoter un bas comme personne, tailler des habits d’enfant et des tabliers ; il savait coudre, il savait raccommoder, et faisait tout cela de l’air du monde le plus heureux.

« Malgré les nombreuses tribulations qui lui étaient échues en partage, Tiff était en somme un joyeux être. Il avait en lui une onctueuse, une élastique abondance de nature, une exubérante plénitude de vie, que l’adversité la plus constante ne faisait que ramener à une température modérée. Il était dans les meilleurs termes avec lui-même ; il avait de l’affection pour lui, de la confiance en lui, et quand personne ne s’en chargeait, il se tapait lui-même sur l’épaule, se disant : « Tiff, tu es un bon diable, un brave garçon, et je t’aime bien. » Presque toujours il était en cours de monologue avec lui-même, tantôt se mettant à chanter joyeusement, tantôt à rire silencieusement. Dans ses bons jours, Tiff riait beaucoup. Il riait quand ses pois poussaient, il riait quand le soleil luisait après la pluie, il riait de cinquante choses dont on n’aurait jamais eu l’idée de rire ; cela lui allait. Dans les mauvais jours, Tiff se parlait à lui-même, et trouvait là un conseiller qui gardait profondément ses secrets. »

C’est dans une cabane misérable que nous trouvons la fille des Peyton ; elle est malade, mourante ; elle n’a auprès d’elle que son vieux nègre, qui la soigne, qui nourrit et berce les enfans, fait la cuisine, fait le ménage, raccommode les bardes.

« Tiff commençait à grisonner. Sa figure présentait un des plus laids échantillons de l’espèce nègre, et eût été décidément hideuse, si elle n’avait été rachetée par l’expression de bonté et de bonne humeur qui la faisait rayonner. Il était d’un noir d’ébène, avec un large nez retroussé, une bouche énorme bordée de lèvres épaisses, et étalant des dents qu’un requin aurait enviées. La seule chose qu’il eût de bien était de grands yeux noirs, qui pour le moment étaient cachés par une énorme paire de lunettes d’argent, placées très bas sur son nez, et à travers lesquelles il regardait un bas d’enfant qu’il tricotait. À ses pieds était un petit berceau fait dans un bloc d’acacia, garni de morceaux de flanelle, et dans lequel dormait un petit enfant. Un autre enfant, d’environ trois ans, était assis sur son genou. La taille du vieux nègre était courbée, et il portait sur ses épaules une espèce de châle de flanelle rouge, arrangé comme l’aurait fait une vieille femme. Deux ou trois aiguilles avec du gros fil noir étaient piquées sur son épaule, et, pendant qu’il tricotait, il chantait et parlait tour à tour avec le petit enfant qui était sur son genou : « Voyons, Tedd, mon petit homme, tiens-toi tranquille ; maman est malade, sœur est allée chercher de la médecine. Voyons, Tiff va chanter pour son petit homme :

Christ est né à Bethléem,
Christ est né à Bethléem
Et a été mis dans une étable. »

La scène qui se passe dans cette cabane est des plus touchantes. Tiff fait le feu, fait manger l’enfant, arrange le lit, donne à boire à la malade, qu’il soutient sur son bras, et quand celle-ci s’écrie : « ô mon brave Tiff ! mon vieux fidèle Tiff ! que deviendrais-je sans toi ? » le vieux nègre éclate en sanglots et noie ses grandes lunettes dans des flots de larmes. Alors arrive le mari, de retour d’une de ses courses à travers le pays. Il entre dans la chambre en tapageur et respirant l’alcool ; il ne se doute pas des regards furibonds que le vieux Tiff lui jette à travers ses lunettes ; il mange tout le souper que Tiff avait préparé pour sa maîtresse, veut faire prendre du whiskey au petit garçon et de l’élixir à la mourante, puis finit par se jeter sur le lit et s’endormir d’un sommeil bruyant.

« Tiff, qui promenait le petit enfant dans ses bras, vint alors près du lit et s’assit. « Miss Suzanne, dit-il, cela ne sert à rien de vouloir lui parler. Je ne veux rien dire d’irrespectueux, miss Sue, mais voyez-vous, ceux qui ne sont pas nés comme il faut, on ne peut pas leur demander les mêmes sentimens qu’à nous autres qui sommes des vieilles familles. Ne vous tourmentez pas, laissez faire le vieux Tiff. Il vient toujours à bout de tout ce qu’il veut, le vieux Tiff. Ha ! ha ! ha ! miss Fanny fait déjà ses lettres, et je dirai à monsieur de lui acheter des livres. Et puis il y a une demoiselle qui vient d’arriver à la Grande-Plantation, et qui a fait son éducation à New-York ; j’irai la voir pour la consulter et pour faire aller les enfans à l’église, et toutes ces choses-là… Voyez-vous, miss Sue, moi aussi je suis en route pour la terre de Canaan, et certainement je n’irai pas sans emmener les enfans avec moi. Les enfans avec Tiff, et Tiff avec les enfans, je ne sors pas de là… »

Cependant cette nuit est la dernière de la malheureuse femme. Le vieux Tiff ne tient plus dans ses larges mains que les mains froides d’une morte ; il pousse des cris déchirans qui éveillent son maître, et, voyant qu’il n’y a rien à faire de lui, il se prépare à aller à la Grande-Plantation, chez Nina Gordon, afin de faire ensevelir décemment sa maîtresse.

« Tiff passa par-dessus ce qu’il avait de vêtemens une grande redingote de laine avec de longues basques et d’énormes boutons qu’il ne revêtait que dans les occasions solennelles. S’arrêtant sur la porte avant de sortir, il regarda Cripps du haut en bas, avec un air de mépris mêlé de pitié, et lui dit : « Je m’en vais, monsieur, et je reviendrai le plus tôt possible. Faites-moi le plaisir de vous conduire décemment, tâchez de renoncer au whiskey une fois dans votre vie, pensez à la mort, au jugement dernier, à l’éternité… Faites une fois comme si vous aviez un peu de ça en vous, comme devrait faire un homme qui a épousé une fille de la meilleure famille de la Virginie. Pensez à votre fin dernière ; votre pauvre vieille âme ne s’en trouvera pas plus mal. N’éveillez pas les enfans avant que je revienne, ils auront toujours le temps d’apprendre la souffrance. »

« Cripps écoutait cette allocution d’un air stupide et abasourdi, regardant tantôt le lit, tantôt le vieillard… »

Tiff s’en alla donc à la Grande-Plantation, chez Nina, qui, en voyant arriver cette singulière figure, eut peine à ne pas rire ; mais Tiff lui dit : « Il y a eu un deuil dans notre maison ; pauvre miss Sue, ma jeune maîtresse, elle est retournée chez elle… C’était une Peyton de Virginie ! Grande famille, ces Peyton ! Elle a fait un mariage malheureux, comme font quelquefois les filles, ajouta Tiff d’un air mystérieux. Un homme de rien ; la pauvre créature a bien souffert. Moi, je suis Tiff, Tiff Peyton, pour vous servir. J’ai été élevé en Virginie, dans la grande maison Peyton. et quand miss Sue a épousé cet homme, sa famille n’a plus voulu la voir… Mais moi j’ai dit que je la suivrais jusqu’à la mort, et c’est ce que j’ai fait… »

Nina envoya Milly rendre les derniers devoirs à la morte, et elle-même alla visiter les enfans ; elle promit à Tiff de venir à l’enterrement, et le vieux Tiff lui dit :

« Dieu vous bénisse ! miss Gordon. Vous êtes trop bonne. Mon cœur se brisait en pensant que personne ne s’inquiétait de ma jeune maîtresse. Puis voyez-vous, miss Nina, continua-t-il à voix basse à propos du deuil, il ne s’agit pas de cet homme, il ne compte pas ; mais ma maîtresse était une Peyton, et je suis un Peyton aussi, et j’ai naturellement une responsabilité qu’on ne peut pas attendre de lui. J’ai ôté les rubans du chapeau de mis Fanny, et j’y ai mis du crêpe noir que Milly m’a donné ; puis j’ai mis un crêpe sur le chapeau de master Teddy ; je voulais en mettre sur le mien, mais il n’y en avait pas assez. Vous savez, miss Nina, les vieux serviteurs dans toutes les familles portent des crêpes. Si vous vouliez seulement jeter un coup d’œil sur mon ouvrage ? Tenez, voilà le chapeau de miss Fanny. Après cela, nous ne sommes pas une modiste… »


Cependant Clayton et Carson, l’autre prétendu de Nina, arrivent tous les deux à la fois pour lui faire visite. Il s’ensuit une série de petites scènes comme on en rencontre dans tous les romans de l’ancien monde, et par-dessus lesquelles nous passons. M. Carson reçoit un congé gracieux et le prend très gracieusement ; il n’en continue pas moins à être un aimable vieux garçon. Malheureusement la paix de la plantation va être troublée par un nouvel arrivant ; c’est Tom Gordon, le frère de Nina, qui vient s’y installer en maître, remet à leur place les esclaves trop émancipés, épouvante sa sœur et menace de loger une balle dans la tête de Harry. Nina, pour éviter le sang, veut éloigner son esclave, son frère naturel, et l’envoyer en campagne. Au moment où elle lui donne ses instructions, survient Lisette, la femme de Harry. Tom Gordon la voit, la trouve jolie, et prend avec elle les privautés du maître, et alors Harry dit à Nina :

« — Regardez, miss Nina ; voyez-vous ma femme et votre frère ?…

« — Sur mon âme, monsieur, dit Tom en s’adressant à Harry de l’air le plus insultant, nous vous devons beaucoup de reconnaissance pour avoir amené ici ce joli petit article de fantaisie.

« — Ma femme n’appartient pas à cette maison, dit Harry en tâchant de rester calme ; elle est à la maîtresse d’une plantation voisine.

« — Ah ! merci du renseignement. Il peut me prendre la fantaisie de l’acheter, et je suis bien aise de savoir à qui elle est. J’avais besoin d’un joli petit objet de ce genre. Elle tient bien une maison, n’est-ce pas, Harry ? Elle fait bien les chemises ? Combien croyez-vous qu’on me la ferait payer ? Je vais aller voir sa maîtresse.

« Pendant cette cruelle harangue, les mains de Harry tremblaient et se tordaient, et il regardait tantôt Nina, tantôt son bourreau. Il était d’une pâleur mortelle, ses lèvres même étaient blanches ; il ne répondait pas, restait les bras croisés et fixait ses grands yeux bleus sur Tom. Comme il arrive quelquefois dans les momens de grand emportement, les traits rigides de son visage reproduisirent une si vive ressemblance du colonel Gordon, que Nina en fut frappée. Tom Gordon le fut aussi, cela ne fit qu’augmenter sa rage, et il jaillit de ses yeux un éclair de haine épouvantable. Les deux frères ressemblaient à deux nuages chargés de foudre et prêts à se jeter l’un sur l’autre… »

Voilà la morale de la famille telle que la fait l’esclavage. Tom Gordon, poursuivant son idée, demande son cheval pour aller chez la maîtresse de Lisette et acheter la femme de son frère. Nina cherche à calmer Harry, et il lui répond d’une voix qui la fait trembler :

« — Je pourrai vous servir, vous, jusqu’à la dernière goutte de mon sang, mais je hais tous les autres. Je hais votre pays, je hais vos lois… Je m’oublie, dites-vous ? Ah ! oui, je suis de la race qui n’a jamais le droit de faire le mal. On peut nous enfoncer des épingles et des couteaux dans la chair, essuyer ses bottes sur nous, nous cracher au visage ; il faut que nous soyons aimables, il faut que nous soyons des modèles de patience chrétienne. Je vous dis que votre père aurait mieux fait de m’envoyer aux champs avec les derniers des nègres que de me donner de l’éducation et de me laisser sous le talon de tout homme blanc qui voudra marcher sur moi.

« Nina se souvint d’avoir vu son père dans des transports de colère, et fut encore frappée de sa ressemblance avec la figure bouleversée qui était devant elle.

« — Harry, dit-elle, songez à ce que vous dites. Si vous m’aimez, tenez-vous tranquille.

« — Si je vous aime !… Mais vous avez toujours tenu mon cœur dans votre main. Sans vous, il y a longtemps que je me serais frayé mon chemin jusqu’au nord, ou bien j’aurais trouvé mon tombeau sur la route.

« — Eh bien ! Harry, aussi vrai qu’il y a un Dieu au ciel, je vous donnerai la liberté. Allez maintenant.

« Harry porta la main de sa maîtresse à ses lèvres, et il disparut. »


Nina devance son frère, et va elle-même acheter Lisette à sa maîtresse ; mais c’est Clayton qui lui prête l’argent nécessaire, car sa propre fortune est très aventurée, et celle de sa tante, qui demeure chez elle, vient d’être tout à fait perdue. On sait que cette tante est la propriétaire de la négresse Milly, et pour tirer meilleur parti de sa chose, elle va la louer à des étrangers. C’est alors que Milly, avant de quitter Nina, lui raconte son histoire, et comment de douleur en douleur, de sacrifice en sacrifice, elle est arrivée à devenir chrétienne et à s’anéantir en Dieu. L’histoire est longue, navrante, déchirante. Milly a été élevée avec la mère de Nina et ses tantes, et dans l’intimité de la famille, comme le sont souvent les esclaves. Un jour elle entend qu’on parle d’elle, de son âge, de sa tournure, de sa santé, comme on l’aurait fait d’une bête amenée sur le marché. On dit à sa maîtresse : « Pourquoi ne mariez-vous pas Milly ? Il faut lui donner un mari, les enfans de cette fille-là vaudront leur pesant d’or. Il y a de ces femmes-là qui en ont jusqu’à une vingtaine ; c’est une fortune. Les enfans de Milly, vous pourriez les vendre l’un après l’autre, selon le besoin, aussi sûrement que vous feriez une traite sur votre banquier, » Voilà ce que Milly entend sans le vouloir, et ce jour-là elle se jure à elle-même de ne jamais se marier ; mais comme elle est toujours bien traitée dans la maison, et comme sa maîtresse lui promet de ne point la séparer d’elle, elle se laisse persuader, et d’année en année la voilà entourée d’enfans. Sa maîtresse n’a point le cœur mauvais, elle est aussi bonne qu’on peut l’être dans son espèce ; seulement de temps à autre elle a besoin d’argent, et elle vend un des enfans de Milly sans penser faire grand mal. La première fois l’esclave entre dans une telle exaltation et un tel désespoir, que sa maîtresse, étonnée elle-même du mal qu’elle a fait, lui promet de ne plus vendre de ses enfans ; mais ne faut-il pas payer les frais de la maison ? Treize des enfans de Milly sont ainsi arrachés successivement à leur mère : ils vont Dieu seul sait où, et on n’en entendra plus parler. Il en restait un quatorzième, un petit garçon que la maîtresse de Milly lui laisse pour la faire vivre. L’enfant croît en force et en beauté, il reçoit une éducation au-dessus de son état d’esclave, fatal présent dont il sera puni. Un jour Milly, en rentrant, trouve sa maîtresse comptant des rouleaux de dollars ; l’enfant a été vendu. C’est Milly qui parle.


« Je sentis quelque chose qui me prenait au gosier, j’allai à ma maîtresse, je lui mis les mains sur les épaules, et je lui dis : « Miss Harriet, vous avez vendu treize de mes enfans, et vous m’aviez promis de me laisser celui-là.. Est-ce là ce que vous appelez être une chrétienne ?… Voilà comme vous me traitez après avoir vendu tous mes enfans pour élever les vôtres !… »

« Milly court donc après son fils, mais en route elle apprend qu’il vient d’être tué. Son nouveau maître l’a frappé, il s’est révolté, et une halle dans le cœur a fait justice de l’esclave.

« On avait creusé un trou dans la terre et on l’avait mis là. Rien sur lui, rien autour, pas de cercueil, enterré comme un chien. On m’apporta sa veste ; j’y vis un trou, marqué comme avec un emporte-pièce, et duquel coulait encore son sang. Je ne dis pas une parole ; je pris la veste, et je retournai droit à la maison. Je montai à la chambre de ma maîtresse, elle était habillée pour aller à l’église et était là assise à lire la Bible. Je la lui mis sous la figure, cette veste. « Regardez bien ce trou ! lui dis-je, regardez bien ce sang ! Mon garçon est tué ; c’est vous qui l’avez tué ! Que son sang retombe sur vous et sur vos enfans ! O Seigneur, qui êtes dans les deux, entendez-moi, et rendez-lui le double ! »

« Nina tira un souffle profond de sa poitrine, comme si elle étouffait. Milly, dans l’entraînement de sa narration, s’était redressée, ses grands yeux noirs tout ouverts, ses bras robustes étendus en avant, et sa puissante poitrine bondissant sous la violence de son émotion. Elle ressemblait à une statue en marbre noir de Némésis dans un transport de fureur. Elle resta ainsi quelques minutes, puis ses muscles se détendirent, ses yeux s’adoucirent peu à peu, et elle regarda tendrement, mais gravement Nina.

« C’étaient d’affreuses paroles, enfant ; mais dans ce temps-là j’étais en Égypte, j’étais dans le désert de Sinaï. J’avais entendu le son de la trompette et le bruit des voix, mais je n’avais pas vu le Seigneur….. Je cherchais le Seigneur, je voulais lui dire : « Voyez ce que cette femme a fait… » Et le monde allait toujours de même, et ces chrétiens qui disaient tous qu’ils allaient au ciel se conduisaient toujours de même. Oh ! comme j’ai cherché le Seigneur ! que de nuits j’ai passées dans les bois, la face contre terre, à l’appeler, et il ne venait pas. »

Et Milly raconte qu’un jour elle va à une de ces réunions appelées camps meetings, où des missionnaires font des prédications en plein air. La nuit vient, on allume les feux, et elle entend un missionnaire raconter la passion, le chemin de la croix, le couronnement d’épines, la mort de Jésus-Christ, et elle se sent frappée par la grâce :

« C’est ainsi, dit-elle, que je fus vaincue par l’agneau, car si ç’avait été un lion, j’aurais résisté ; mais l’agneau fut le plus fort. Quand je revins à moi, j’étais comme un enfant. Je n’avais pas parlé à ma maîtresse depuis la mort d’Alfred. Elle était malade, dans sa chambre, et dépérissant, parce que son fils s’était enivré et l’avait maltraitée. Je lui dis : Miss Harriet, j’ai vu le Seigneur ; je vous pardonne, je vous aime de tout mon cœur, comme fait le Seigneur. — Oh ! mon bijou, il fallait voir cette femme pleurer… Après cela, il n’y eut plus rien de mauvais entre nous ; nous fûmes deux sœurs en Jésus-Christ. Elle portait mes peines, je portais les siennes. Et ces peines étaient lourdes, car un jour on lui rapporta le cadavre de son fils… Je me rappelai que j’avais autrefois demandé au Seigneur de lui rendre le double ; mais je ne pensais plus comme cela maintenant, et si j’avais pu rendre la vie au pauvre jeune homme, je l’aurais fait. Elle en mourut… Elle lutta encore longtemps, et toutes les nuits elle criait : Milly ! Milly ! reste avec moi. Je l’aimais comme mon âme ; enfin le Seigneur la délivra, et je couchai son corps comme si c’eût été celui d’un de mes enfans. Je pris sa pauvre main, elle était encore chaude, mais elle était sans vie, et je me dis : Est-il possible, pauvre être, que j’aie eu tant de haine contre toi ! « Ah ! mon enfant, il ne faut haïr personne ; Dieu nous aime tous ! »


Milly tient le même langage à Harry, qui est tourmenté du besoin de la vengeance. Tom Gordon, par un simple caprice, et comme exercice de son pouvoir absolu, vient de lui couper la figure à coups de cravache. En passant dans les bois, Harry a rencontré l’homme qui donne son nom à ce livre, le nègre proscrit, Dred. Milly l’engage à ne pas écouter le tentateur et à ne pas entretenir des projets de révolte. « Vois-tu, mon enfant, lui dit-elle, il faudrait traverser une mer de sang. Tu ne voudrais pas perdre miss Nina. Si cela commence, ils n’épargneront personne ; ne lâchez point le tigre, car rien ne pourra plus l’arrêter ! »

C’est la première fois que Dred est en scène, et que nous le voyons sortir de sa retraite, les dismat swamps, ou les marais maudits, ce qui est la meilleure traduction qui ait été faite du mot. Les swamps sont des marécages qui bornent à l’est les états du sud. La nature y est dans un désordre si exubérant, que les hommes ont renoncé à la dompter, et ces espaces abandonnés sont le refuge et l’antre des nègres fugitifs. C’est la difficulté de les y poursuivre qui a donné naissance à une industrie toute particulière aux États-Unis, celle des chiens dressés à la chasse du nègre. Cette chasse est une profession, tout comme le barreau, le clergé et autres carrières libérales.

Dred, qui donne son nom au livre, est un nègre de proportions surnaturelles. Il est destiné à représenter le type idéal de la race ; il est d’un noir d’ébène et poli comme le marbre, de formes herculéennes, et habitué à vivre de sauterelles, comme saint Jean dans le désert. Saint Jean, le précurseur, est en effet le modèle dont il se rapproche le plus ; il en a la grandeur sauvage et l’enthousiasme exalté. L’auteur a rattaché son héros à un épisode de l’histoire des États-Unis, à la conspiration des esclaves de la Caroline du sud. Cette conspiration était menée par un homme de couleur appelé Vesey, qui, ayant gagné 7 ou 8,000 francs dans une loterie, avait acheté sa liberté. Cinq des principaux conjurés furent découverts, jugés et exécutés ; ils moururent en silence et emportèrent avec eux les noms de leurs complices ; mais cet éclair jeté dans les profondeurs et dans les souterrains de l’esclavage porta une telle terreur parmi les maîtres, qu’il fut un instant question de proclamer l’émancipation des noirs.

L’auteur a fait de Dred le fils de Vesey. Le jeune esclave avait assisté à l’exécution de son père, et, dit le récit, « ce souvenir était tombé dans les profondeurs de son âme comme une pierre tombe dans le fond d’un sombre lac des montagnes. » Dred, après avoir passé pendant quelques années de maître en maître, brisa sa chaîne et se réfugia dans les swamps, n’emportant avec lui qu’une Bible, héritage de son père. Ce livre fut son seul trésor, presque sa seule nourriture ; il y puisa l’esprit surnaturel et divinatoire et l’ivresse apocalyptique.

Dred était donc devenu pour les noirs une espèce de prophète et de libérateur. Il s’était créé dans les marécages des asiles impénétrables où il recueillait les fugitifs ; il avait des intelligences secrètes avec toutes les plantations de la frontière, et il était le chef tacitement reconnu de tous les proscrits.

Tout à l’heure il vient de se placer sur le passage de Harry et lui a soufflé à l’oreille l’esprit de sang et de vengeance. On le retrouve au camp meeting, dont l’auteur fait une description qui est un tableau de mœurs des plus originaux. Il n’y a que les grandes prédications du moyen âge, celles par exemple qui précédaient les croisades, qui puissent donner une idée de ces assemblages tumultueux. C’est une grande fête pour les noirs, qui s’y rendent dans toutes leurs toilettes et dans tous leurs atours. On y voit venir tous les personnages de notre histoire, et, le premier de tous, le vieux Tiff avec ses enfans.


« La voiture de Tiff était un article des plus complexes, et en grande partie construite par lui. Le coffre était une longue boîte d’emballage ; les roues juraient les unes avec les autres, ayant toutes été rapportées en différens voyages par Cripps ; des cercles de tonneau, couverts par du calicot, formaient les rideaux, et il y avait un peu de paille pour tout siège. L’unique cheval, maigre et borgne, était attelé avec de vieilles cordes, et cependant pas un millionnaire au monde n’aurait été heureux de son moelleux carrosse comme Tiff l’était de son équipage. C’était l’œuvre de ses mains, le chéri de son cœur, les délices de ses yeux. Sans doute il avait ses faiblesses comme toutes les choses préférées de ce monde. Les roues se détachaient de temps en temps, et les traits cassaient ; mais en pareil cas Tiff était toujours prêt : il sautait hors du chariot et se mettait à l’ouvrage avec un tel entrain, qu’on aurait dit que les accidens le lui rendaient encore plus cher. Le voilà devant la porte de la case, et Tiff, et Fanny, et Teddy, tout affairés, y mettent leurs paquets… Tiff, malgré la chaleur du jour, avait mis sa grande redingote, ses autres vêtemens étant dans un état de trop grande détérioration pour être compatibles avec l’honneur de la famille ; son chapeau blanc portait encore la bande de crêpe… Son département des vivres était fait pour provoquer les appétits les plus blasés : poulets, lapins, laitues, oignons, radis, petits pois. « Voyez-vous, enfans, disait-il, vous allez vivre comme des princes. Et à propos, ayez soin de me donner des ordres carrément ; ayez soin qu’on vous entende, car enfin à quoi cela vous sert-il d’avoir un nègre, si personne ne s’en aperçoit ? »

« Au tournant de la route, Tiff aperçut la voiture des Gordon, conduite par Old Hundred dans son plus beau costume, avec des gants blancs et du galon doré à son chapeau. Si jamais l’aiguillon de l’amertume fut près de toucher le cœur de Tiff, ce fut à ce moment ; mais il se consola fièrement en se disant qu’en dépit des apparences sa famille n’en était pas moins ancienne et honorable. C’est pourquoi, prenant son plus grand air, il appliqua un coup de fouet supplémentaire à sa bête, comme pour dire : Je m’en moque ; mais comme si le malheur s’en mêlait, le cheval, donnant une secousse, cassa un des brancards, qui traîna honteusement par terre. À ce moment arriva le carrosse des Gordon : « Qu’on me prenne à mener un vieux sabot pareil ! dit Old Hundred avec mépris ; cela se casse à chaque pas. Si ce n’est pas là un meuble de pauvres diables de blancs ruinés, je n’en ai jamais vu !

« — Qu’est-ce qu’il y a ? dit Nina en mettant la tête à la portière… Ah ! Tiff ; bonjour, mon garçon. Pouvons-nous vous aider ? John, descendez et aidez-le un peu.

« — Pardon, miss Nina, dit Old Hundred ; mais les chevaux sont très vifs ce matin, je ne puis les quitter une minute.

« — Dieu vous bénisse, miss Nina ! dit Tiff, rendu à sa bonne humeur habituelle ; ce n’est rien : il s’est cassé à un très bon endroit cette fois ; je l’aurai racommodé en une minute. »

« Et ainsi fit-il avec une pierre et un gros clou. « Dites-moi, ajouta Nina, comment vont la petite miss Fanny et les enfans ? » Miss Fanny ! Si Nina avait comblé Tiff de présens, elle n’aurait pas pu lui faire le plaisir inexprimable que lui firent ces deux mots. Il s’inclina jusqu’à terre sous le poids de la joie, et répondit que miss Fanny et les enfans allaient bien.. . »

Old Hundred est l’ennemi et le persécuteur de ce bon Tiff, et rien n’est amusant comme les querelles de ces deux vieux nègres. Ce sont des traits de nature. Voici Old Hundred qui dit à sa femme :

« — Vous m’étonnez, Rose. Vous la cuisinière des Gordon, vous vous familiarisez comme cela avec des nègres de blancs ruinés !

« Si l’insulte ne s’était adressée qu’à lui personnellement, le vieux Tiff se serait probablement mis à rire aussi joyeusement qu’il le faisait quand il était pris par une averse ; mais l’allusion à la famille l’alluma comme une torche, et ses yeux brillèrent à travers ses grandes lunettes comme des éclairs à travers des fenêtres.

« — Va, va, dit-il, tu parles de ce que tu ne connais pas. Qu’est-ce que tu connais aux vieilles familles de la Virginie ? C’est cela le vieux tronc ! Vos familles de la Caroline en viennent toutes. Les Gordon sont une bonne famille, je n’ai rien à dire contre les Gordon ; mais où donc as-tu été élevé pour n’avoir pas entendu parler des Peyton ? Sais-tu que le vieux général Peyton avait six chevaux noirs à sa voiture comme un roi, des chevaux qui avaient des queues longues comme mon bras ! Tu n’en as jamais vu comme cela dans ta vie…

« — Bon Dieu ! dit Old Hundred, comme ces vieux nègres font des contes ! Ils font toujours des histoires sur leurs familles. Cela me fait dresser les cheveux d’entendre ces vieux nègres ; ils sont si menteurs !

« — Ceux qui mentent te volent ton bien, n’est-ce pas ? dit Tiff ; mais je te préviens que ceux qui diront un mot contre les Peyton auront affaire à moi.

« — Ces enfans-là, des Peyton ! mais ce sont des Cripps, et qui a jamais entendu parler des Cripps ? Qu’on ne m’en parle pas ; ce sont de pauvres diables de blancs ; cela peut se voir rien qu’à les regarder.

« — Vas-tu te taire ? dit Tiff. En vérité, je crois que tu n’es pas né chez les Gordon, car tu n’as pas les moindres manières. Je suppose que tu n’es qu’un vieux nègre d’occasion que le colonel Gordon aura pris par-dessus le marché d’une de ces familles du Tennessee qui sont toujours paniers percés. C’est de la plus mauvaise drogue de nègres. Les vrais nègres Gordon sont tous des ladies et des gentlemen, tous jusqu’au dernier, dit le vieux Tiff, qui, en véritable orateur, mettait l’auditoire de son côté.

« Une acclamation générale accueillit le compliment, et Tiff, à l’abri de ces applaudissemens, se retira en triomphe. »

La journée de prédication en plein air est, avons-nous dit, un tableau de mœurs très curieux, ce qui ne veut pas dire qu’il soit très édifiant. Les révérends y montent sur des tréteaux qui ressemblent un peu trop à ceux des saltimbanques, et les fidèles y manifestent une exaltation qui participe un peu de l’ivresse. Nous avons une certaine peine à concilier avec la sévérité et la simplicité protestantes l’indulgence que l’auteur montre pour ce genre de dévotion. Ce n’est pas la peine de se moquer des miracles italiens et de la religion italienne, si l’on est prêt à justifier les convulsionnaires par l’unique raison qu’ils sont noirs. Il est vrai que Mme Stowe dit que cette religion convient à une race demi-barbare ; mais c’est comme si elle disait que c’est bon pour des nègres, ce qui n’est ni très flatteur pour eux ni très encourageant pour leurs défenseurs.

Un jour Milly arrive chancelante et ensanglantée à la plantation Gordon. Le maître auquel on l’avait louée lui a tiré un coup de carabine : Clayton lui fait un procès qu’il plaide lui-même et qu’il gagne ; mais il y a appel, et cet appel est porté précisément devant la cour que préside son père. Le juge Clayton est un homme honorable et respecté, le premier à déplorer les abus de l’esclavage ; mais il est chargé d’appliquer la loi, et la loi est formelle. La loi consacre le pouvoir absolu du maître. L’auteur a mis ici dans la bouche du juge Clayton un jugement célèbre qui fait jurisprudence dans les états à esclaves, et c’est une législation d’autant plus féroce qu’elle est appuyée sur une irréfragable logique. Ici ce n’est plus du roman, ce n’est qu’un procès-verbal ; dans cette simplicité cruelle de la loi, il n’y en a pas moins le plus affreux des drames.

Encore une application de la loi. On a vu qu’il y avait une sœur de Harry, esclave comme lui, que son maître avait affranchie et épousée avant de mourir. Ce maître était le cousin de Tom et de Nina ; Tom Gordon fait attaquer son testament ; les juges déclarent nul l’acte d’émancipation de la femme et des enfans, et ils redeviennent esclaves, et esclaves de Tom. Ainsi la loi s’oppose même à la volonté du maître quand elle est humaine, parce que cette humanité peut mettre en péril la cause de la communauté. Cora Gordon, rentrée sous l’horrible domination de son frère, arrache ses deux enfans à l’esclavage en les tuant de sa main. Traduite devant la cour, elle dit :


« — Vous voulez savoir qui a tué ces enfans ? Eh bien ! je vous le dirai, c’est moi. Oui, c’est moi,… oh ! que je suis heureuse de l’avoir fait ! Savez-vous pourquoi je les ai tués ? parce que je les aimais, parce que je les aimais tant que je suis allée jusqu’à donner mon âme pour sauver la leur. J’ai entendu dire autour de moi que j’étais folle, dans un accès de délire, et n’avais pas su ce que je faisais. C’est une erreur, j ’étais de sang-froid, j’ai su ce que je faisais, et je bénis Dieu de l’avoir fait. Je suis née l’esclave de mon propre père. Votre fier et vieux sans ? de Virginie coule dans mes veines comme dans les veines de la moitié des .créatures que vous fouettez et que vous vendez. J’ai été la femme légitime d’un homme d’honneur qui a fait ce qu’il a pu pour éluder vos lois cruelles et me rendre libre. Mes enfans étaient nés pour être libres, ils ont été élevés libres, jusqu’au jour où le fils de mon père nous a intenté un procès et nous a refaits esclaves. Les juges, les jurés l’ont aidé ; toutes vos lois, tous vos fonctionnaires l’ont aidé à ravir à la veuve et aux orphelins leurs droits. Le juge a dit que mon fils, étant un esclave, n’avait pas plus le droit de posséder que n’en a la bête de somme, et nous avons été remis entre les mains de Tom Gordon. Ce qu’est cet homme, je ne le dirai pas, cela ne peut pas s’exprimer. Au jugement dernier, Dieu le dira… Demain on devait me séparer de mes enfans. Mon fils était esclave pour la vie. Ma fille…

« Ici elle regarda l’auditoire avec une expression qui en disait plus que toutes les paroles.

« Alors je les ai laissé dire leurs prières, et pendant leur sommeil je les ai envoyés dans les pâturages célestes. On dit que j’ai fait un crime. Soit, je consens à perdre mon âme pour sauver les leurs. Je m’inquiète peu de ce qui m’arrivera ; mais eux, ils sont sauvés ! Et maintenant, mères qui m’entendez, si une seule d’entre vous, sachant ce que c’est que l’esclavage, n’eût pas fait comme moi, c’est qu’elle n’aime pas ses enfans comme j’aimais les miens… »


Selon toute apparence, Mme Stowe a dû terminer prématurément son livre. Comme si elle ne savait plus que faire de ses personnages, elle les expédie tout à coup dans l’autre monde avec une rapidité des plus commodes. C’est un véritable massacre des innocens ou un cinquième acte de mélodrame. L’invasion du choléra vient fort à propos pour enlever cette pauvre Nina, et Clayton n’arrive que pour recueillir son dernier soupir. Elle meurt sans avoir pu donner à Harry sa liberté, et Tom Gordon règne en maître. Harry n’a plus rien à ménager, et il dit à l’homme d’affaires de son frère, qui est un ancien de l’église : « Voyez-vous, c’est fini. Vingt ans de service fidèle et dévoué sont perdus ; moi, ma femme, mes enfans à naître, nous sommes les esclaves d’un misérable… Vous vous appelez des hommes religieux, et vous défendez une pareille tyrannie ! O serpens ! race de vipères ! comment comptez-vous échapper à la damnation de l’enfer ? C’est vous qui gardez les habits de ceux qui lapidaient Etienne ; vous encouragez le vol, le brigandage, l’adultère, et vous le savez. Vous êtes pires que ces misérables eux-mêmes, car ils ne prétendent point justifier leurs méfaits… Gare à vous !… Les Philistins se sont joués de Samson, ils lui ont crevé les yeux, mais un jour il a fait crouler leur temple sur leurs têtes… Gare à vous !… Le jour viendra ; la mesure sera comblée, et on vous rendra le double, c’est moi qui vous le dis… »

Au moment où Harry parle encore, Tom paraît et le frappe à coups redoublés. L’esclave révolté terrasse son maître, saute sur un cheval, et va rejoindre Dred dans les marais. Ces marécages deviennent successivement le lieu de refuge et de Milly, et de Tiff, et de ses enfans. Ce pauvre Tiff est poussé à cette extrémité par un dernier trait de son maître, qui ramène au logis une nouvelle femme. Tiff se sauve la nuit, emportant Fanny et Tedd ; le dernier petit enfant était mort du choléra. Il appelle cela « sa fuite en Égypte. »

La fin du livre est très-inférieure au commencement, et ne paraît être qu’une suite d’articles de controverse à peine cousus les uns aux autres. Quelques chapitres sont aussi des « illustrations » de faits récens ; ainsi l’histoire de Clayton frappé à coups de canne par Tom Gordon et laissé pour mort sur la place est évidemment la répétition de ce qui s’est passé très-réellement, il y a quelques mois, dans la salle même du Congrès. Tout le monde se souvient du traitement appliqué par un jeune législateur de la Caroline au plus éloquent défenseur de l’émancipation, M. Sumner, qui a été en danger de mort et n’est pas encore rétabli. Du reste, les épisodes de Dred, comme ceux de l’Oncle Tom, ne sont généralement que des faits réels dramatisés.

Le livre, comme roman, était à peu près clos après la mort de Nina, qui avait commencé le cataclysme. Dred lui-même, blessé dans une de ses courses, revient mourir dans le marais comme un lion dans son antre ; il prend de son sang et le jette en l’air avec ces paroles d’un prophète : « O terre ! terre ! terre ! ne recouvre pas mon sang ! » et il expire en disant : « Que le Dieu de leurs pères soit juge entre nous !… » Forcé de s’expatrier par ses concitoyens, qui le poursuivent comme un perturbateur de l’ordre établi, Clayton va se fixer au Canada. Les esclaves réfugiés dans les marais parviennent à s’échapper et à s’embarquer, et nous retrouvons heureusement et comfortablement installés à New-York le bon vieux Tiff, Tiff Peyton, avec miss Fanny et Teddy, qui viennent de recueillir un héritage inespéré. Tiff a dans ses vieux jours la consolation de voir la fortune des Peyton rendue à sa primitive splendeur, et la toile tombe sur ce modèle des nègres orné d’une paire de lunettes d’or.

On voit que la composition de Dred est assez incorrecte et assez informe ; mais ce qui en rachète toutes les imperfections, c’est ce souffle d’une âme ardente et généreuse et cette sainte haine de la tyrannie qui y respirent à chaque page.


JOHN LEMOINNE.