Le Roman en France depuis l’Astrée jusqu’à René

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Le Roman en France depuis l’Astrée jusqu’à René
Revue des Deux Mondes2e période, tome 40 (p. 455-477).
LE
ROMAN EN FRANCE
DEPUIS L’ASTRÈE JUSQU’À RENÉ[1]

Le penchant qui nous porte à la lecture des romans n’est pas simplement l’attrait de notre esprit vers les choses qui le touchent sans lui coûter d’efforts. Il est vrai que l’on ne cherche souvent dans les œuvres de la littérature romanesque qu’un allégement des lourdes heures de la paresse ou de l’ennui, une distraction facile, un réveil de l’émotion ; mais c’est vouloir s’ignorer soi-même que d’en méconnaître le véritable esprit. L’esprit du roman n’est pas tout entier dans le récit d’événemens dramatiques ou vulgaires, dans l’expression des sentimens et des idées, dans la peinture de la société sous ses différens aspects ; il est dans l’union intime de tous ces élémens de la composition avec l’idée morale qu’ils contiennent, et il reçoit, de l’alliance du réel et de l’idéal, ce caractère de vérité qui nous touche par ses rapports avec notre double nature.

Le sentiment du vrai agit même sur la forme, sur cette forme si libre et si indéterminée que le romancier peut choisir au gré de son inspiration. Quand elle voile des idées trop hardies ou qu’elle prête une apparente beauté aux idées faibles ou fausses, elle ne les fait pas pénétrer jusqu’aux plus intimes profondeurs de notre être, comme lorsqu’elle exprime tout ce que nous pouvons ressentir, rêver ou observer, en même temps que l’auteur bien inspiré qui nous rend nos propres impressions.

Dans cet esprit du roman, comme dans la variété des formes qui reproduisent tous les libres mouvemens de la nature humaine, il y a une action puissante dont les esprits austères ont le droit de s’alarmer. Mal dirigée ou mal comprise, la littérature romanesque présente, pour l’imagination, des dangers plus grands que toute autre forme littéraire en raison directe de sa ressemblance avec nous-mêmes. C’est là un point délicat pour l’observateur. Le bien et le mal s’y trouvent au même degré, et comme tout est sain aux sains, tout est danger ou tentation aux faibles et aux vicieux. Cependant, de l’étude attrayante et sérieuse qui a mis sous nos yeux toutes les œuvres de cette littérature féconde, nous avons gardé une impression qui nous fait conclure que le roman lui-même, image de l’âme humaine, tend comme elle à la beauté idéale et parfaite. Ce qui le prouve, c’est que les seules productions du genre romanesque qui soient restées en possession de la faveur publique sont celles où l’on retrouve, à quelque degré, l’élévation morale et l’expression vraie, soit qu’elles peignent les mœurs dans cet esprit de haute critique qui est à lui seul une protestation contre le mal, soit qu’elles nous fassent assister à ce jeu des passions humaines, toujours mêlé de luttes et de souffrances, enseignement douloureux dont nous pouvons nous faire la sévère application.

Il est à remarquer qu’à deux époques très distantes l’une de l’autre c’est par le roman que le goût de l’idéal, uni au sentiment de la nature, a été rendu à la société. L’Astrée et la Nouvelle Héloïse, deux grands événemens littéraires, ont amené cette rénovation que la poésie seule, moins applicable à la vie intime, eût plus lentement introduite dans les mœurs. Au début du XVIIe siècle, la fiction de d’Urfé inaugurait en France le genre sentimental et romanesque, y introduisait une sorte de raffinement social en faisant goûter ce rêve de l’âge d’or qui enlevait les âmes aux intérêts grossiers et vulgaires. A la fin du XVIIIe siècle, l’éloquence passionnée de Jean-Jacques Rousseau semblait régénérer des cœurs frivoles et corrompus.

L’Astrée, œuvre douce et factice, est une création en ce sens que jusqu’à son apparition aucun roman en France n’a réuni les conditions d’harmonie, d’élégance, de beauté morale, qui se trouvent en celui-ci. Le genre pastoral n’est pas de l’invention de d’Urfé; il règne depuis longtemps en Italie et en Espagne, et Cervantes, dont le goût est cependant difficile, le qualifie d’heureuse invention dans la préface de sa Galathée. D’Urfé, séduit par cette forme qui fait croire à un certain idéal champêtre, y ajoute des élémens étrangers. Aux molles langueurs du génie italien importées sur le sol natal, il mêle l’esprit français, subtil et galant, non essentiellement platonique. Des personnages réels sous des déguisemens de bergers et de chevaliers, de bergères et de châtelaines, transportent sur les bords du « doux coulant Lignon » leurs aventures véritables, et sous ces masques transparens les contemporains reconnaissent les physionomies des seigneurs de la cour de Henri IV. Cette ingénieuse fiction, la scolastique amoureuse de ces bergers qui discourent dans un langage recherché, un certain talent descriptif, toutes ces nouveautés succédant sans transition aux grossiers romans de chevalerie, dont on commençait à se lasser, parurent si admirables aux lecteurs de l’Astrée qu’ils n’attendirent rien de plus parfait du genre romanesque et s’arrêtèrent à cette forme sentimentale, certains qu’elle ne pouvait être dépassée. Ce culte littéraire eut ses détracteurs aussi bien que ses défenseurs, mais son influence n’en fut pas moins constante sur les meilleurs esprits. Tout le XVIIe siècle garda la même admiration pour ce roman précurseur de la littérature noble et polie, et c’est déjà bien loin du moment de son apparition que Mme de La Fayette fait encore chaque après-midi une lecture de l’Astrée, dont ses aimables ouvrages conservent pour ainsi dire le reflet dans ce ton de galanterie exquise et délicate que d’Urfé a mise à la mode sous le nom d’honneste amitié.

Inspirée, nous dit l’auteur, par « le riant souvenir des belles années de jeunesse, » l’Astrée semble avoir le tour d’imagination romanesque plutôt que l’émotion naïve de la jeunesse. Il y a bien chez d’Urfé un souvenir, mais transformé dans l’esprit du courtisan, et cependant cette impression, quoique presque entièrement effacée, a encore quelque charme. Sans prendre le même plaisir que les contemporains aux soupirs de Céladon ou aux sages discours du druide Adamas, nous aimons cette teinte douteuse de poésie et d’abstraction ; nous trouvons une certaine grâce dans cette langue qui s’essaie avant d’être la belle langue du xviie siècle, et n’a plus la verdeur un peu âpre du vieux français. C’est comme une clarté d’aube blanchissante qui nous fait penser à ce vers de La Fontaine :

Et que, n’étant plus nuit, il n’est pas encor jour.


Le judicieux Patru, qui a recherché avec ardeur la clé des noms et des aventures de l’Astrée, nous dit que, dans cet ouvrage exquis, l’auteur a romancé des histoires véritables. Les écrivains médiocres, imitateurs de d’Urfé, usent fréquemment de ce procédé, par lequel ils savent exciter un intérêt de curiosité. On voit dans le Romant satyrique ou Romant des Indes, du médecin Lannel, paraître toute la cour de Louis XIII. Les allusions y sont aussi peu voilées que dans les Adventures de la Cour de Perse et les Amours du Grand Alcandre, c’est-à-dire de Henri IV, forme choisie par la spirituelle princesse de Conti pour raconter agréablement la chronique scandaleuse de son temps. La Chrysolite, d’André Mareschal, ne prend pas ses héros dans des rangs aussi élevés; mais l’auteur nous apprend que son ouvrage est à la fois une histoire et un roman, et qu’il n’a pas le faste menteur des romanciers de son temps. Il en a du moins l’inexpérience, il en a la pauvreté du style et de l’invention, car cette première période du XVIIe siècle, enfance de la littérature romanesque qui dure environ trente années, n’a produit aucun roman remarquable, depuis l’Astrée jusqu’aux ouvrages de Mlle de Scudéry. Cependant, parmi toutes ces productions justement oubliées, il en est quelques-unes, très aimées du public, où ne se trouvent précisément ni goût ni véritable talent, mais dans lesquelles on entrevoit quelques idées qui plus tard seront exploitées par des romanciers plus habiles. Ainsi Gomberville, dans ses fastidieuses compositions, entre autres Polexandre, si remplies d’aventures qu’il appelle « rares et surprenantes, » ouvre la voie au roman qui ira chercher des effets pittoresques dans des régions encore inconnues et depuis lors tant explorées. Ses aventures maritimes, ses combats contre des corsaires, ses narrations de voyage, ont un mérite supérieur à l’invention romanesque, qui passait pour si ingénieuse, et l’on est surpris de trouver une certaine connaissance des mœurs et des lieux qu’il décrit, quand on se reporte à son temps, et qu’on le voit promener hardiment ses héros du Pérou au Danemark, du Mexique à la Grande-Bretagne, des îles Fortunées jusqu’à Tombouctou.

Un autre romancier. Camus, évêque de Belley, cherche à faire servir le roman à l’édification des âmes. Prenant conseil de d’Urfé et même de saint François de Sales, ses amis particuliers, il écrit avec une facilité merveilleuse cinquante romans, terminés, dit Perrault, par des catastrophes chrétiennes, et dont Palombe, agréable réduction faite de nos jours, peut nous donner une suffisante idée.

Toute cette littérature romanesque, assez métaphysique, pare la société d’ornemens si factices, que nous la connaîtrions mal, si nous n’allions chercher le roman réel, mais en nous défiant également de son exagération brutale. Il y a toujours un certain antagonisme entre les natures délicates et les natures essentiellement positives, qui fait que, d’un côté, on s’élève à des hauteurs où l’air devient trop subtil, et que, de l’autre, on descend dans des bas-fonds où il est corrompu, et souvent dans le seul dessein d’indiquer plus fortement l’éloignement instinctif et réciproque. Sorel, un des rares adversaires de l’Astrée, qu’il a parodiée sous le titre de Lysis ou le Berger extravagant, a donné la contre-partie du genre sentimental dans Francion, où les mauvaises mœurs du temps sont retracées ouvertement avec la rude franchise du vieil esprit gaulois. Attaquant sans vergogne tout ce qui a des faux semblans, trouvant des traits dignes de Molière contre les médecins, les moines, les pédans, les poètes de la cour et de la ville, dans cette liberté impudemment naïve, le libre-penseur de Sorel s’exerce sur toutes les matières, et souvent en dehors de la morale, avec un certain bon sens, des vues philosophiques même en avance d’un siècle. Sorel veut innover avec Rousseau pour l’éducation; il prétend, comme lui, que les mères allaitent leurs enfans. Avec Voltaire, il veut réformer la déclamation du théâtre et changer l’orthographe. Il a des idées neuves, prématurées peut-être ; mais on ne sent pas dans cet esprit satirique le sérieux de la pensée, le sens moral qui doit guider tout réformateur de la société. Il semble même se complaire dans les tableaux licencieux. Francion, que l’on a cru à tort l’original de Gil Blas, est un jeune gentilhomme libertin qui passe par une foule d’aventures, intitulées comiques, en compagnie d’un seigneur, sous les traits duquel l’auteur a peint Gaston d’Orléans, le lâche frère de Louis XIII, modèle de cette jeune noblesse, remuante et dissipée, pour laquelle il avait institué un conseil de vauriennerie. On comprend que, sous cette inspiration, le roman de Sorel ne représente que la mauvaise compagnie, et de curieux détails de mœurs ne sauraient en racheter la liberté cynique. Toutefois il serait à regretter qu’un esprit aussi observateur n’eût pas, dans sa franchise grossière, fait connaître la société sous cet aspect, qu’il est important d’étudier, ne fût-ce que pour se convaincre du bien que pouvait produire le genre honnête et délicat que l’on appelait précieux, et qui tentait avec succès la réforme des mœurs et du langage.

Il ne faut pas juger l’esprit des sociétés dans la période de leur décadence. Celui de l’hôtel de Rambouillet a dans son beau temps l’influence la plus salutaire. Il dégénère bientôt, il est vrai, et les imitations maladroites, les exagérations ridicules en font apparaître les côtés faibles. L’illustre coterie qui a donné la direction au mouvement général s’égare elle-même dans la voie qu’elle a ouverte, et cependant il faut reconnaître qu’elle a ramené par son exemple le goût de la politesse, du savoir-vivre, de la conversation facile et spirituelle, en même temps que l’élévation des sentimens. Le plus habile interprète de cette bonne compagnie. Mlle de Scudéry, résume dans ses grands romans toutes les qualités et tous les défauts de l’esprit précieux à ses différentes périodes. A travers les longueurs d’un récit interminable, diffus, apparaissent dans les ouvrages de Mlle de Scudéry, notamment dans Cyrus, des beautés très réelles, même pour nous, lecteurs blasés, qui voulons être touchés et intéressés par une action vive ou par des événemens dramatiques, disposés dans un certain art qui manque à ces estimables romans. Les sentimens y sont analysés avec une délicatesse psychologique qui touche au raffinement, les conversations sont rendues avec esprit et grâce, les portraits sont fins et ressemblans, les narrations ont de l’intérêt au point de vue de l’histoire. Malheureusement ces parties, belles dans le détail, ne sont pas animées de ce souffle créateur qui donne la vie aux inspirations des grands artistes. On sent qu’il y manque une certaine flamme dont la chaleur circule dans une composition, tandis que sa lumière en fait ressortir les reliefs et briller le coloris. Chez Mlle de Scudéry, le retour des mêmes formes, la phrase souvent languissante, quelque chose de guindé et de solennel, là où la situation demanderait du mouvement et de la variété, jettent une froideur mortelle sur cette lecture. Nous avons qualifié l’impression qu’elle nous laisse du nom triste et injurieux ô ennui, et il n’est pas d’œuvre qui se relève de cette fatale condamnation. Toutefois, pour être juste, il faudrait rendre quelque estime aux qualités réelles et solides de ces grands romans, et en particulier savoir gré à l’auteur du choix d’une forme si critiquée d’ailleurs, et à laquelle nous devons des renseignemens plus précieux encore depuis que nous étudions avec tant d’intérêt tout ce qui se rapporte au XVIIe siècle. Mlle de Scudéry est un historien fidèle et véridique, et sous le voile de la fiction comme sous les noms antiques dont il lui plaît de déguiser les événemens et les personnages de son temps, nous retrouvons la vie sociale et politique des règnes de Louis XIII et de Louis XIV, les héros de la fronde, les beaux esprits de l’hôtel de Rambouillet. Si nous voulons admettre quelques anachronismes, ne pas chercher Ecbatane ou Babylone dans ces descriptions, qui ne frappent pas nos sens comme le fait le moindre de ces fragmens enlevés récemment à la poussière des siècles, nous pouvons y reconnaître une autre Babylone, tout aussi intéressante pour nous, bien qu’elle ne soit pas celle de l’antiquaire et de l’archéologue.

Une appréciation lumineuse a dégagé les romans de Mlle de Scudéry des obscurités qui en rendaient la lecture difficile. Nous sommes moins exposés à nous égarer à travers ces événemens compliqués d’épisodes, maintenant que nous possédons presque aussi bien que les contemporains le secret qu’ils renferment dans leurs longs développemens. Ces caractères héroïques et tendres, sauf quelques embellissemens permis au romancier, sont ceux des personnages dont les noms nous sont familiers. Dans Cyrus, c’est Condé, c’est Mme de Longueville, c’est toute cette élite de la société française, noble, spirituelle, élégante. Dans Clélie, dont nous avons quelque peine à supporter le vêtement romain, dans Ibrahim et Mathilde d’Aguilar, nous découvrons encore des physionomies que nous aimons à retrouver. Voici Arnauld au milieu de son désert, voici Fouquet et les magnificences trop royales du château de Val terre ou de Vaux, voici l’aimable Henriette d’Angleterre, Mazarin et tant d’autres encore. Un tel cortège de noms illustres, une collection de portraits historiques si finement dessinés, l’esprit de la conversation rendu avec toute sa grâce et toute sa distinction, telles sont les qualités des romans de Mlle de Scudéry, et elles devraient faire oublier la carte de Tendre, qui n’est après tout qu’un badinage littéraire.

Entre l’Astrée et les romans de Mme de La Fayette, Mlle de Scudéry se place presque seule sur le devant de la scène, offrant à une société désoccupée l’unique intérêt qu’elle demandait à la littérature romanesque, c’est-à-dire la peinture idéale de sentimens raffinés et non l’expression naturelle et saisissante des mouvemens du cœur humain. Ce n’est que quand un astre nouveau et charmant se lève à l’horizon que la renommée vieillie s’affaisse graduellement, mais en laissant encore un souvenir honoré, car en 1671, près du moment où paraît Zayde, l’Académie Française décerne à Mlle de Scudéry ce prix d’éloquence, objet d’une si vive émulation depuis plus de deux siècles.

Laharpe dit des héros de La Calprenède qu’ils ont le front élevé. Si nous rapprochons cette expression de celles de Mme de Sévigné, qui trouve que la droite vertu est bien dans son trône, dans Cléopâtre, où il y a d’horribles endroits, nous aurons l’idée du ton des cinquante volumes de l’auteur gascon. La Calprenède est fréquemment nommé avec Mlle de Scudéry, mais fort injustement pour celle-ci, qui a sur lui une si grande supériorité quant à l’esprit et au style, car chez l’illustre précieuse le style est souvent excellent: Cassandre, Cléopâtre, Faramond, rappelleraient plutôt les anciens romans de chevalerie, que n’eussent pas déparés les grands coups d’épée de l’invincible Artaban. Malgré cette humeur gasconne, on comprend assez que de nobles âmes fussent touchées par l’héroïsme et les beaux sentimens de ces personnages romanesques, et l’on aime l’ingénuité qui leur fait accepter une insipide lecture en faveur de la droite vertu.

Si nous avions parcouru aussi les dix volumes de Clélie, nous y aurions rencontré la chétive et spirituelle figure de Scaurus, c’est-à-dire de Scarron, ayant à ses côtés la jeune et prudente Liriane. Le Roman comique de cet auteur original se détache agréablement sur le fond un peu terne des romans de sentiment, et dès le début, à l’entrée pittoresque des comédiens dans la ville du Mans, on est saisi par l’accent naturel et vif de cette composition, où Scarron a su éviter, sauf en quelques endroits, ce que la bassesse du sujet pouvait offrir à un esprit naturellement enclin à la bouffonnerie. Cette troupe nomade, sous ses aspects tristes et joyeux, c’est l’humanité étudiée dans une de ses fractions les plus humbles. On quitte les hauteurs où l’on se trouvait avec les héros de d’Urfé et de Mlle de Scudéry pour avoir une échappée de vue sur un autre côté de la société, et avec Destin, Léandre et Angélique on est initié à la vie de bohème du XVIIe siècle. Mais si, en s’amusant de cette plaisanterie mélancolique, on songe involontairement que Scarron semble raconter les tribulations auxquelles était alors asservi le premier génie de son temps et peut-être de tous les temps, si on se souvient que Molière, à la tête d’une troupe de comédiens de campagne, partageant sa mauvaise fortune et ses humiliations, subissait les caprices de ses camarades et les volontés d’un public de province souvent ignorant et grossier, alors le cœur se serre de pitié pour le pauvre grand homme, obligé de cacher sous le rire des misères qui devaient atteindre au plus profond de ce cœur vulnérable malgré son apparente philosophie. De tels rapprochemens, qu’ils soient ou non dans la pensée de l’auteur, communiquent un vif intérêt à un roman; il s’anime de toute personnalité, car c’est un des instincts de l’esprit humain de chercher à fixer par une image distincte l’idée, le sentiment, le personnage fictif qu’on lui présente, et avec lequel il veut se mettre en rapport par des côtés réels et vivans.

L’implacable ennemi de Scarron, Cyrano de Bergerac, qui, dans un pamphlet cruel, fait de lui une espèce de Prométhée de la fronde enchaîné dans son fauteuil de paralytique, est un de ces esprits bizarres auxquels nous donnons aujourd’hui le nom d’humoristiques. Ceux-là ne sont précisément d’aucun temps, n’appartiennent à aucune école, ne dépendent que de la fantaisie qui conduit leur imagination. Chez Cyrano, la satire libre et mordante est d’autant plus vive que l’auteur est souvent emporté par une certaine verve méridionale toute particulière. Il est à remarquer qu’au XVIIe siècle, lorsqu’une création nouvelle du genre romanesque a quelque caractère d’originalité, elle reste isolée, et, quoique bien accueillie du public, elle rencontre peu d’imitateurs. Le roman n’est fécond que sous cette forme de convention modérée, noble et pompeuse, qui représente la partie aristocratique de la société. Les œuvres qui s’éloignent de cette forme, soit pour reproduire certains écarts de l’imagination, soit pour peindre la vie réelle dans sa vulgarité, sont des accidens, des innovations dont on ne tient pas compte dans la littérature sérieuse. Les satiristes appartiennent bien à cette race d’esprits qui rompt les barrières, mais elles se referment si promptement derrière eux que l’on ne peut indiquer qu’un petit nombre de romanciers qui se soient avisés de prendre la société sous ces côtés assez vraie, mais moins agréables pour les esprits délicats qui dirigeaient le goût public. Parmi ces exceptions que nous devons citer, nous rencontrons Furetière, que son humeur atrabilaire et maussade a rendu plus célèbre peut-être que son Roman bourgeois, lequel a cependant du mérite. Il ne vole pas, comme Cyrano, dans les royaumes fantastiques de la Lune et du Soleil, pour en faire descendre la critique de notre monde ; mais il le peint dans les conditions assez étroites des intérêts matériels et mesquins, qui absorbent si souvent la dignité humaine. Cependant Mlle Javotte, son héroïne, est une jeune fille de la classe bourgeoise, intelligente et éveillée, dont on pourrait retrouver le type, de nos jours, presque sous les mêmes traits.

Les satires du temps de la fronde, grossières et injurieuses personnalités, ont pendant un moment abaissé le niveau des ouvrages de l’esprit ; mais leur influence dure peu, et ce vieux levain gaulois, qui fermente toujours, ne reparaît que rarement sous un règne où tout est empreint de grandeur et de bienséance. Le genre héroïque et sentimental au contraire, en harmonie avec l’ensemble social, plaît, même dans sa forme un peu monotone, et bien plus lorsqu’il a trouvé son expression la plus parfaite dans les adorables romans de Mme de la Fayette, Mademoiselle de Montpensier, Zayde, la Princesse de Clèves et la Comtesse de Tende. L’imitation des romans de Mlle de Scudéry, encore sensible dans Zayde, ne se laisse plus apercevoir dans la Princesse de Clèves que dégagée de tous les défauts reprochés à Cyrus et à Clélie. Inspirée par sa divine raison, par son goût et sa délicatesse, Mme de La Fayette a deviné enfin les proportions exquises que l’on pouvait donner à certains romans de l’âme qui perdraient à être développés. Tout en appartenant à cette école de sentimens élevés et tendres qui procède de l’Astrée et se continue jusqu’à la Princesse de Clèves dans une filiation non interrompue, elle rajeunit un genre, déjà un peu suranné, par l’invention plus naturelle, par l’heureux emploi, dans le roman, de cette langue élégante et pure du XVIIe siècle, et par la mesure, la mesure, cette qualité qui n’appartient pas à tous les gens d’esprit, mais que possèdent tous les gens qui ont du goût, et qui est à la composition ce que la propriété d’expression est au style. Mme de La Fayette a le mot juste, l’accent pénétrant, passionné sans emphase, une distinction parfaite jusque dans la douleur, semblable en cela à Racine, lorsque, dans la touchante élégie de Bérénice, il retrace un romanesque épisode de la courte existence de Mme Henriette d’Angleterre, cette aimable princesse qui fut le génie inspirateur de Mme de La Fayette, et eut aussi la gloire d’arracher à Bossuet ce cri éloquent qui retentit toujours dans nos cœurs.

Ces courts romans sont les derniers du siècle, qui a encore devant lui vingt années où la grande littérature produit des chefs-d’œuvre, mais où la littérature romanesque semble sommeiller après avoir épuisé tout l’intérêt de ses lecteurs. Nous n’osons comprendre parmi les romans Télémaque, cette œuvre d’une beauté antique et d’une douceur majestueuse, qui se place plus naturellement parmi les poèmes et clôt dignement le grand siècle, et nous devons franchir cette ligne indéterminée qui le sépare du XVIIIe siècle, de physionomie si différente.

Vers la fin du règne de Louis XIV, le foyer où s’étaient enflammées les nobles intelligences s’éteint graduellement sur les sommets et s’allume dans les régions intermédiaires. Il jette de vives lueurs sur des parties inexplorées où le roman va s’élancer en toute liberté. Représentant fidèle d’une société privilégiée, le genre romanesque, jusque-là, en avait eu la gravité noble et décente, plus extérieure peut-être que réelle pour le plus grand nombre, mais du moins gardant le respect de soi-même, des autres et de la majesté royale. Mais déjà sous la tristesse des dernières années de Louis XIV on peut entrevoir les désordres de la régence. La société, impatiente du joug austère que lui impose encore cette puissance à son déclin, cache à peine le désir d’en être délivrée, se réjouit avec scandale quand elle a retrouvé sa liberté, et, mettant au grand jour des vices jusque-là dans l’ombre, montre aussi ses facultés nouvelles, les audaces de son esprit, son aptitude singulière à tout comprendre comme à tout oser.

C4’est alors que le roman semble aussi avoir conscience de ses moyens d’action et du parti qu’il peut tirer de ce qui se passe dans la société. Le champ est ouvert pour lui, il ne lui faut que des hommes de génie ou de talent pour l’exploiter, et il s’en présente en assez grand nombre pour donner à la littérature romanesque la variété et la puissance qui en font le charme et le danger. Il y a dans le XVIIIe siècle un large mouvement d’idées qui coule comme un fleuve à pleins bords. Le roman les recueille, les adopte toutes, les revêt d’une forme qui les rend plus distinctes et plus universelles, et va les répandre dans le monde, où elles font tour à tour beaucoup de bien et beaucoup de mal.

Le premier roman du commencement du siècle, c’est Gil Blas, que nous plaçons par ordre de mérite avant le Diable boiteux, bien que celui-ci l’ait précédé. La première partie de Gil Blas paraissait l’année même de la mort de Louis XIV, et semblait annoncer une société nouvelle, tout en gardant de l’ancienne certaines traditions de goût et de bon sens, et l’excellent style facile et nerveux qui rend si parfaitement la pensée et reste classique en tous les temps. Lesage, peignant les mœurs d’une époque, mais avec ce coup d’œil profond et sagace qui pénètre le cœur humain, a fait un livre éternellement vrai et toujours nouveau. On lui reproche de voir le mal avec trop d’indulgence et de n’avoir que la morale de l’expérience ; peut-être en effet représente-t-il avec trop peu de sévérité les mauvais côtés de la société, mais peut-être aussi a-t-il voulu placer devant les yeux de son lecteur ce tableau de la vie humaine, ainsi que dans la réalité il se développe devant nos yeux, en laissant au cœur et à la conscience le soin d’en tirer les conclusions morales. Lesage n’a pas, il est vrai, les vertueuses colères d’Alceste, les haines vigoureuses du duc de Saint-Simon; cependant on sent l’âme d’un honnête homme au fond de ces récits, dont l’immoralité, sans grossièreté, peint plus particulièrement ces dernières années du règne de Louis XIV, où certaines mauvaises actions passaient pour du savoir-faire et de l’habileté. Dans Gil Blas, et nous n’insisterons pas davantage, car devant ce facile chef-d’œuvre on est trop disposé à s’arrêter longtemps, l’impression finale est sérieuse et salutaire. Il y a plus que de la philosophie pratique dans le calme des derniers chapitres, il y a un sentiment de quiétude morale qui corrige, ce nous semble, par le contraste, ce que l’agitation des passions humaines avait jeté de trouble dans notre esprit. Les autres romans de Lesage, le Diable boiteux, qui parut en 1707, le Bachelier de Salamanque, Guzman d’Alfarache, rappellent le chef-d’œuvre, sans affaiblir son caractère original. Tous ont emprunté à l’Espagne leur sujet, leur titre, quelques détails de la composition, notamment celui des épisodes étrangers au sujet principal; mais l’esprit en est toujours éminemment français.

Nous sommes tenté de rapprocher le léger et spirituel Hamilton du président de Montesquieu, parce que dans ces deux éminens satiristes la société trouvait ses deux détracteurs, mais l’un frivole très naturellement, l’autre n’ayant que les dehors de la frivolité. Hamilton, grand seigneur du XVIIe siècle, qui touche à la régence, donne à l’immoralité si grand air, tant de grâce à la fatuité, que l’on semble pédant en se montrant plus sévère que l’aimable esprit qui condescend agréablement à nous amuser du piquant récit des intrigues de cour. Cependant au déclin de ce grand règne, esclave des bienséances, il était plus qu’imprudent de montrer des personnes illustres dans un déshabillé qui, leur ôtant tout prestige, mettait pour ainsi dire à nu les vices de cette aristocratie, trop disposée alors à oublier que, dans son intérêt comme au point de vue de sa dignité, elle devait le bon exemple. Chez Hamilton, on retrouve ce caractère d’imprévoyance et ce laisser-aller si général dans ce monde d’épicuriens beaux esprits qui donna le ton dès que la majesté imposante de Louis XIV eut été remplacée par les scandaleuses folies de la régence. Les Mémoires de Grammont précèdent ce moment, et l’on peut dire qu’ils l’annoncent; mais, encore une fois, on n’ose faire de reproches sérieux à cette satire, dont notre délicatesse s’alarme, mais dont notre goût apprécie le tour libre, élégant et parfaitement naturel.

Les Lettres persanes paraissent plus tard, et quand le XVIIIe siècle a déjà pris sa physionomie particulière. La forme épistolaire, adoptée par Montesquieu, avait cet avantage d’animer la discussion, et le cadre de son roman était choisi à dessein pour en dissimuler adroitement les intentions sérieuses et la satire souvent amère. Sous cette forme ingénieuse et leste, Montesquieu faisait accepter de dures vérités. Dans le même ordre d’idées qui lui permet de passer de l’Esprit des Lois au Temple de Gnide, il prépare des réformes sociales en paraissant donner à un public frivole un roman fait pour lui plaire, mêlé de galanterie, d’irréligion, de persiflage, de détails quelquefois licencieux, excitant au plus haut point sa curiosité, amusant, spirituel, mais au fond triste et menaçant. Le succès en fut immense; il donna naissance à quelques autres ouvrages où la science et la philosophie s’enveloppèrent aussi de fictions agréables. On écrivit une foule de lettres pour l’instruction des belles dames. Fontenelle consentit à leur enseigner l’astronomie; l’abbé Terrasson leur donna des leçons d’archéologie en les faisant pénétrer, avec Séthos, au fond des nécropoles égyptiennes, et dans ce dernier mouvement de la fin du siècle, à la veille des mauvais jours de la révolution, l’abbé Barthélémy offrit encore aux Athéniens de Paris, dans un sage roman, les trésors de son érudition.

Loin d’avoir l’unité de la littérature du XVIIe siècle, celle du XVIIIe exprime, dans sa diversité, un ardent désir de tout connaître et de tout éprouver. Elle se met à la poursuite de tout ce qui appartient à l’intelligence et à la sensation, besoin sans cesse renouvelé qu’elle semble nous avoir légué; mais, à travers les nouvelles formes que le mouvement de la civilisation imprime à la société, les traits principaux de l’humanité apparaissent pour qui veut les chercher et les étudier dans la littérature romanesque. Cette alliance confuse du bien et du mal, signe distinctif de notre nature, se retrouve dans ces œuvres de caractères si divers, qui peignent si bien la variété des esprits dans ce siècle où soixante ans de paix intérieure laissèrent aux lettres leur libre développement. C’est d’abord la passion franche et impétueuse qui se montre dans Manon Lescaut, et, par sa vérité émouvante, nous fait presque absoudre les coupables héros de ce livre, qui eût bien surpris, pour ne pas dire révolté, les lecteurs de la Princesse de Clèves. Jamais les romanciers du XVIIe siècle ne se fussent avisés de rendre intéressans des personnages dégradés sans que le sentiment de l’honnêteté s’en trouvât affaibli, et cependant, de ce qui pourrait n’être qu’un paradoxe habilement soutenu, l’abbé Prévost a fait une histoire dramatique et touchante, et qui plus est morale, car on hait le vice qui avilit ces natures au fond pures et belles. « La jeunesse est si aimable, dit quelque part Mme de Sévigné, qu’il faudrait l’adorer, si l’âme et l’esprit étaient aussi parfaits que le corps. » Pour cette aimable jeunesse, en sa fleur dans ce roman où tout est jeune, les fautes et les malheurs viennent si bien de la faiblesse, de cette infirmité de l’âme humaine qui ne sait résister au facile entraînement des passions, que l’effet moral est produit quand nous ressentons en nous-mêmes une sorte de colère contre ces chutes fréquentes. Le même thème, repris si souvent par le roman moderne, est loin de nous laisser la même impression. Il traîne notre pensée sur des objets indignes d’intérêt, et ne nous offre pas ces contrastes d’attendrissement et d’indignation qui font de Manon Lescaut une lecture douloureuse et d’un intérêt sérieux. La jeune courtisane se relève assez par le dévouement et l’expiation de la souffrance pour qu’il soit permis de la comparer, après la sublime page de sa mort au désert, aux douces figures de Virginie et d’Atala, bien que la passion qui règne dans le chef-d’œuvre de l’abbé Prévost dût éloigner l’idée d’un rapprochement avec ces créations idéales et pures.

Dans une existence laborieuse et inquiète, l’abbé Prévost, ayant ressenti et souffert tout ce qu’il raconte, a eu le courage d’entreprendre d’immenses publications, outre ses longs romans, et dont nous n’aurions pas à parler, si elles n’avaient un rapport direct avec la littérature romanesque. En traduisant Richardson, il est le premier qui, avec Voltaire, a fait pénétrer en France le génie anglais sous sa forme la plus populaire. Son Histoire générale des Voyages, en partie traduite, en partie composée par lui, a ouvert des horizons lointains à l’imagination des romanciers, qui devaient y aller chercher de nouveaux effets et de vifs contrastes. Lui-même a puisé à cette source abondante. Cléveland, dans les récits de la vie sauvage, a presque le coloris vrai des romans modernes qui retracent les mêmes scènes, et si l’on peut voir en l’abbé Prévost un précurseur de Cooper, on peut aussi lui accorder la gloire d’avoir devancé Walter Scott en introduisant avec art, dans ses compositions romanesques, les élémens vrais de l’histoire politique et religieuse d’une époque intéressante. Il emploie ce procédé avec beaucoup de naturel et de vraisemblance dans le Doyen de Killerine, agréable roman malgré ses longueurs.

Quelques femmes ont aussi, vers le milieu du XVIIIe siècle, écrit avec talent et succès des ouvrages d’imagination qui peuvent se lire encore avec plaisir. Mme Riccoboni imite les romans anglais, mais elle y ajoute quelques déclamations toutes françaises. Une teinte philosophique y apparaît déjà au milieu des élans de la sensibilité. Les Lettres d’une Péruvienne de Mme de Graffigny sont également entachées de ce défaut, qui sera si sensible dans la plupart des productions romanesques de la seconde moitié du siècle. Mme de Tencin a deux romans très agréables, le Siège de Calais dont la vérité historique est cependant plus que douteuse, et le Comte de Comminges, histoire pathétique et passionnée, où elle montre plus de cœur et d’élévation d’âme qu’on ne devrait en attendre d’elle, si l’auteur donnait dans ses ouvrages l’expression de ses propres sentimens.

On ne doit pas regretter le naufrage qui a englouti une portion de la littérature romanesque, ces romans licencieux et frivoles qui ne répondaient qu’à un instinct destructeur de toute délicatesse et de toute morale. Sous la surface brillante et menteuse des écrits corrupteurs de Crébillon fils, de Voisenon, de Duclos, de Caylus, dans ces poésies badines qui se lisaient ouvertement, sans faire monter la rougeur au front, doit-on trouver la peinture fidèle de la société? Ils en sont sans doute l’image superficielle : ils s’adressent à une classe de lecteurs indélicats dont ils représentent les mœurs faciles, ils vices élégans; mais d’autres témoignages nous apprennent qu’au XVIIIe siècle il y a encore des vertus morales, une bonne compagnie, des intérieurs honnêtes et bien réglés. Seulement un vent fatal a soufflé sur cette société et lui a donné ces contradictions, ces anomalies, cette liberté désordonnée dont on ne peut faire un ensemble homogène qu’en appuyant sur les traits principaux. La légèreté et la frivolité sont le caractère qui frappe au premier abord dans l’examen de cette littérature corruptrice, répondant au dessein de flatter et d’amuser un public trop indulgent et avide de nouveauté. Depuis les romans froids et didactiques comme Bélisaire ou les Incas, ceux qui sont faux et ennuyeux comme les cinquante volumes de Mme de Villedieu, de Mme de Gomez, de Mlle de La Force, ceux encore qui ont pour titre : le Palais de la Frivolité, le Pouvoir de la Vertu, jusqu’aux piquantes satires que lance de loin Voltaire comme des flèches acérées, jusqu’aux fougueux romans de Diderot, jusqu’à ces subtiles compositions de Marivaux et aux ardentes rêveries de Jean-Jacques Rousseau, tout est accueilli, lu, recherché, par toutes les classes de la société. L’intelligence n’est plus un privilège de race, et les auteurs prodiguent sans mesure et sans choix tout ce qui peut satisfaire ce désir insatiable d’émotions et de distractions.

Comme pour s’associer à ce mouvement d’idées, les littératures étrangères pénètrent en France de toutes parts et viennent se fondre dans notre littérature, qui se les assimile avec une remarquable facilité. Elle avait déjà, au XVIIe siècle, mêlé quelques reflets des influences italiennes au génie espagnol, dont elle acceptait la grandeur un peu pompeuse. Le Cid en était la première expression, que nous retrouvions bientôt dans le roman. Après ces influences du midi, celles du nord pénètrent, mais graduellement, dans quelques productions littéraires. L’Angleterre a révélé Shakspeare pour l’art dramatique. Le roman intime nous apparaît avec Richardson. Les épopées nébuleuses ou sauvages d’Ossian, des Niebelungen, des Sagas, les légendes allemandes, qui ajoutent leur merveilleux à celui des contes d’Orient et de nos vieux romans de chevalerie, sont des germes déposés dans une terre féconde que l’on verra s’accroître et se développer à une époque plus accessible aux influences extérieures, car l’esprit du XVIIIe siècle se suffit encore à lui-même. L’intérêt et l’ardeur qu’il apporte dans le débat de ses propres idées ne lui donne, pour celles qui viennent du dehors, qu’un intérêt secondaire.

Parmi les écrivains du XVIIIe siècle, qui tous ont l’esprit léger ou paradoxal, systématique ou licencieux, il est un romancier moraliste rempli d’indulgence, qui peint la société avec une grâce délicate et coquette, et reste original, non par le génie, car Marivaux ne possède pas ce qu’on appelle précisément du génie, mais un talent fin et particulier, vrai au fond sous des dehors maniérés, observateur et sensible. Son style, que lui-même appelle précieux et singulier, convient au tour que veut prendre sa pensée. Le naturel, dans ses romans, ressemble assez à celui des tableaux de Greuze. C’est la nature légèrement fardée, ce sont les types consacrés de la jeunesse ingénue et souriante, de la vieillesse vénérable et respectée, ce sont des portraits bien faits, purs de tons et de lignes, mais dont l’excessive délicatesse n’est pas exempte d’affectation. Pour qui ne craint pas ce genre subtil et recherché que l’on appelle marivaudage, ces romans ont encore à la lecture un charme extrême. Sans émouvoir vivement, ils plaisent à l’esprit comme l’étude la plus habile des nuances infinies du cœur humain.

Ce n’est pas précisément ce qu’il faut chercher dans les romans où Voltaire a mis tant d’esprit et de verve, mais où la nature humaine est loin d’être embellie. Se servant d’apologues transparens, de fictions brillantes, pour la libre discussion de l’ordre social et de l’ordre moral, dans ces écrits légers, l’immortalité de l’âme, la Providence, le libre arbitre, tous les problèmes de la destinée, comme tous les travers et tous les abus de la société, sont discutés de manière à jeter dans l’âme un trouble inexprimable, et comme ce génie prodigieux possède tous les moyens de fasciner les esprits qu’il veut convaincre, non-seulement il y emploie l’agrément d’un style net et lumineux, la logique apparente, la vérité quelquefois, mais encore les armes si redoutables du sarcasme et de la plaisanterie. Candide, l’expression la plus originale en même temps que la plus évidente de la pensée de Voltaire, est la satire la plus amère qui se soit jamais faite de notre monde, tel qu’il existe; mais en même temps cette satire jette le ridicule sur les bons mouvemens de notre nature, et, sous prétexte de nous ôter nos illusions, nous enlève nos sympathies et nos croyances. Zadig, la Princesse de Babylone, le Blanc et le Noir, Micromégas, sont des thèses où l’esprit de Voltaire se moque agréablement de la raison humaine; l’Ingénu, qui mérite plutôt le nom de roman que ces contes dangereux et charmans, chefs-d’œuvre d’art et de style, a des parties véritablement pathétiques; mais au fond l’intention philosophique enchaîne l’imagination du lecteur, et lui laisse une sorte de malaise et de défiance à la place du charme entraînant que font éprouver d’ordinaire les bons romans.

Les questions brûlantes agitées par Voltaire étaient assez à la mode parmi ce monde des salons, spirituel et positif, qui avait gardé ces traditions aimables et toutes françaises de l’esprit de la conversation, mais les représentait alors sous des formes tout autres que celles des cercles aristocratiques du XVIIe siècle. La littérature romanesque est imbue des idées qui ont cours dans la société; cependant elle n’a pas, comme sous le règne de Louis XIV, l’empreinte particulière des salons célèbres. Les encyclopédistes forment une coterie à part, qui écrit des romans plutôt pour y exposer des systèmes que pour émouvoir ou charmer d’une manière désintéressée le cœur et l’intelligence. Parmi eux, Diderot, ce fougueux naturel, écrit des romans cyniques et violens dans lesquels il semble souvent que son imagination dépasse sa conviction ; mais ils sont remarquables, la Religieuse surtout, comme preuve de l’excessive liberté où était arrivée la littérature dans le grand désordre des idées morales. Diderot, éloquent et enthousiaste, agit sur les esprits par les qualités d’une nature sympathique, comme Voltaire par cette nature sceptique et moqueuse qui recouvre les idées sérieuses d’une si brillante ironie.

La Nouvelle Héloïse, paraissant au milieu de ce dessèchement général, y rapporte des élémens de vie. Le sentiment de la nature, le goût des détails intimes et simples, la passion vraie, une langue rajeunie par l’emploi heureux et original de toutes les expressions qui naissent de l’émotion, toutes ces qualités, si neuves à leur moment, parurent aussi comme la révélation d’un monde nouveau dans lequel on pénétrait avec ravissement. Rousseau a les défauts de son siècle : il en a la sensibilité déclamatoire, la manie du paradoxe, l’abus du sophisme, le besoin de la discussion ; mais son génie est à lui-même. Il s’isole dans son orgueil misanthropique, et c’est de cet isolement qu’il rapporte aux hommes les impressions les plus vraies et les plus délicieuses. La nature, qui est la vérité même, l’inspire et le touche d’une manière si intime et si profonde, qu’il la lait comprendre, dans sa grâce suprême, à tous ces cœurs indifférens ou blasés.

Jean-Jacques Rousseau écrivit la Nouvelle Héloïse dans un de ces intervalles de repos que rencontra si rarement son existence inquiète. Il voulut y réaliser des idées systématiques et les y expose avec une éloquence qui n’en dissimule pas toujours les erreurs; mais les pages admirables de ce beau livre, celles qui séduisirent toutes les imaginations, sont les pages animées d’une émotion vraie. Les figures qui ont passé devant ses yeux ou dans son cœur se réveillent au souffle de la passion. Elles semblent si réelles qu’au risque de faire sourire ceux qui ne se souviennent plus, nous osons rappeler combien il est difficile de ne pas évoquer Julie et Saint-Preux au milieu de ce paysage doux et imposant dont il a le premier fixé les lignes, rendu le coloris, dans ses descriptions fraîches et charmantes. La puissance sympathique de la vérité est infinie, et en ouvrant les cœurs aux jouissances simples qui sont en dehors de nous, mais se rattachent à notre âme par des liens invisibles, à ces mille détails de la vie agreste, aux franches et saintes joies du foyer, Rousseau a été plus créateur que dans le débat des idées philosophiques, dans les utopies sociales dont il a occupé son siècle et le nôtre. Loin de s’effacer par le raisonnement, cette forme particulière de son génie se ravive perpétuellement. Elle est l’inspiration de notre littérature moderne, spiritualiste, pittoresque, descriptive, qui transporte l’idéal dans les conditions de l’existence matérielle, et quelquefois aussi transporte la sensation dans le domaine de l’idéal. Son style, d’une magie incomparable, son caractère, même avec ses singularités, ont gardé leur puissance jusqu’à nos jours. Sous forme de rêverie, il a donné à la contemplation du monde extérieur un charme pénétrant et une expression toujours élevée.

Passer de celui qui a rajeuni la littérature aux auteurs qui l’ont souillée, c’est un pénible effort, et cependant il faut, dans le cadre de cette étude, nommer Restif de La Bretonne, qui suivait Rousseau pas à pas, pour offrir dans ses grossiers ouvrages la contre-partie de ceux du grand écrivain. Restif a fini par s’engloutir, avec les deux cents volumes de romans qu’il a imprimés et publiés, dans la boue des dernières années de la révolution. Il y a là un coin de littérature inouïe, abominable, dont il ne faut pas remuer les productions heureusement oubliées, mais qui eurent leur jour de succès à une triste et sombre époque. Il faut y distinguer cependant le coupable roman de Laclos, les Liaisons dangereuses, où se trouve un grand talent, mais où la corruption s’étale trop au grand jour pour produire l’effet moral qu’en attendait l’auteur, et que Richardson a su atteindre, dans un même sujet, par le sérieux et l’élévation de la pensée.

Le roman plaît autant par les contrastes que par les analogies. Cette société artificielle et corrompue goûte autant les romans moraux que les romans licencieux, ceux de Marmontel autant que les audacieuses productions de Diderot. Elle aime le sentiment de la nature chez Rousseau et les grâces factices de Florian. Elle s’amuse des sceptiques romans de Voltaire et va se passionner pour l’adorable idylle de Bernardin de Saint-Pierre, tout imprégnée de poésie, d’idéal, de salutaires croyances.

Paul et Virginie est dans toutes les mémoires; mais pourrait-on se défendre de rappeler le charme qu’on éprouve à cette lecture, d’une harmonie toujours égale, dès que l’on pénètre dans cet Eden où deux êtres candides s’éveillent au milieu de cette nature qui a la beauté des premiers jours de la création? C’est de la pastorale antique, mais avec la végétation des régions australes, le peuple noir, naïf et bon, l’habitation solitaire, la mer à l’horizon, tout ce qui contribue à jeter l’imagination dans un monde nouveau dont elle se représente l’étrangeté, la solennité et la grâce. Après les charmans récits de ces heureuses enfances, après les vagues émotions de l’adolescence qui s’ignore, on entend un écho lointain de la vieille Europe. Les mères se troublent et s’inquiètent de l’avenir. C’est la condition des intérêts de la terre qui se mêle au bonheur trop idéal; puis, quand vient le dénoûment, avec quelle angoisse le cœur se serre aux premières scènes qui l’annoncent ! D’abord les bruits éloignés, précurseurs de la tempête, des gens qui passent, comme dans la tragédie grecque, en laissant un de ces mots qui portent le trouble dans l’âme du spectateur. Ce roulement lointain des tambours qui appellent les habitans de l’île pour secourir un navire en détresse, cette foule qui s’assemble au rivage tandis que Paul, silencieux et désespéré, s’épuise en efforts inutiles, le chaste sacrifice de la jeune fille, ses funérailles, tout est touchant, même dans le souvenir, tout vient d’une âme facilement émue, éprise de la beauté et de la vérité, et qui nous les transmet, sans artifices, sous la forme la plus simple. Le style a la fraîcheur de ces fraîches solitudes ; il est coloré comme ces teintes chaudes qui se répandent sur les sommets, sur les mornes de l’Ile-de-France. Comme ces héros innocens enlevés au matin de la vie, ce livre ravissant garde une éternelle jeunesse.

Si une légère teinte philosophique apparaît dans Paul et Virginie, elle se fond dans l’ensemble et n’est pas l’esprit même du roman, comme dans la Chaumière indienne et le Café de Surate, écrits dans le dessein d’exposer une théorie d’idéal social, chimérique dans la plupart de ses moyens d’exécution. Quoi qu’il en soit des rêveries philanthropiques de Bernardin de Saint-Pierre, elles partaient d’un cœur bien intentionné, et pouvaient paraître des vérités douces à côté des violentes réformes réclamées par les esprits exaltés qui allaient amener la ruine de la société. La littérature romanesque, qui a émis toutes les idées, a souffert aussi de cette violence faite à son caractère. A part quelques imaginations tendres, se séparant de la foule pour aller à l’écart rêver à des temps meilleurs, la fin du XVIIIe siècle n’offre plus que des esprits inquiets, subissant une douloureuse transformation. Le roman devait cependant sortir de cette crise sociale, la plus grande qu’un peuple ait jamais traversée, représenté par deux puissans génies qui inauguraient noblement le nouveau siècle. M. de Chateaubriand et Mme de Staël lui rapportaient la souveraineté de l’idée, et replaçaient la France, déjà renouvelée par la gloire des armes, à la tête des nations intelligentes. Nous n’établissons pas de parallèle entre deux écrivains qui marchent simultanément dans des voies différentes; nous n’examinons d’ailleurs que le roman sous la plume de ces deux grands esprits.

Avec Mme de Staël, il acquiert les qualités sérieuses que ce génie viril donnait à toutes ses productions. Ce n’est pas que Delphine et Corinne n’aient aussi une portion romanesque et exaltée. Cette puissante et généreuse imagination comprend la passion aussi bien que le raisonnement; mais la discussion des grands intérêts qui agitent la société fait encore pénétrer la thèse dans le roman, et, bien que Mme de Staël y apporte l’ardeur enthousiaste d’un cœur féminin, on peut trouver que la pensée prédomine trop dans ces œuvres d’imagination.

Le contraire arrive pour les romans de sentiment dus à des femmes, et qui, après ces années d’agitation, venaient reposer l’esprit d’une manière douce et tranquille. Toute cette littérature romanesque des commencemens du XIXe siècle a des qualités distinguées sans en avoir de supérieures. Mme de Souza s’y fait remarquer par sa grâce. Mme de Montolieu a aussi un joli roman. Mme Cottin arrive au succès par quelques productions touchantes. Mme de Charrière et Mme de Krudener ne sont pas françaises, et cependant elles écrivent très purement dans notre langue des romans d’une grande délicatesse. Mme de Genlis tient une place à part, en dehors de cette aimable réunion de talens gracieux. Avec une certaine supériorité, des connaissances étendues, une activité prodigieuse, elle a passé sa vie à vouloir régenter le monde, et à quelques égards elle y a réussi. Ses ouvrages d’éducation sous forme romanesque ont eu une assez grande influence, ses romans de sentiment ont été très goûtés; mais, dans les uns comme dans les autres, on sent toujours une sorte de sécheresse et de pédanterie.

Bien différente est Mme de Staël, dont les facultés sympathiques et ardentes ont une expansion libre et spontanée, soumise toutefois, comme tous les dons admirables de sa riche nature, à l’équilibre merveilleux de la raison et du bon goût. Cependant ses beaux romans laissent une impression assez pénible. Mme de Staël va, elle le dit elle-même, au fond de tout jusqu’à la peine, et c’est la disposition que nous apporte en particulier Delphine, cette peinture si habile de la société contemporaine, plus encore que Corinne, où l’exaltation poétique tient la place de cette douloureuse et profonde analyse. Le roman analytique et psychologique est une forme toute moderne, non par sa nature même, car de tout temps les romanciers ont usé de l’analyse, mais par ses tendances à chercher dans les plus insaisissables mouvemens de l’âme humaine des secrets qu’il est quelquefois dangereux d’y découvrir. Chez Mme de Staël, qui met une ardeur inquiète à sonder les problèmes de la destinée, la chaleur des convictions et la passion entraînante et communicative empêchent quelquefois d’apercevoir la tristesse des conclusions. Chez M. de Chateaubriand, cette impression désolante est rendue pour ainsi dire avec amour et offerte avec une sorte d’ostentation.

M. de Chateaubriand, c’est l’esprit des générations nouvelles sorties du chaos, qui s’interrogent avant d’agir, ne voient dans le spectacle des choses extérieures qu’une foule de mécomptes, et avec un grand dégoût du passé, peu de foi dans l’avenir, un besoin de croire et une sorte de doute mélancolique, refusent d’employer leurs facultés d’une manière simple et régulière. Ce n’est pas cette voix éloquente qui les rappellera à la pratique des devoirs, bien qu’elle leur ait donné la conscience et le sentiment de leur valeur. M. de Chateaubriand s’éloigne au contraire des conditions d’ordre et de régularité sans lesquelles il n’est point de bonheur, et nous donne dans René, dans cette figure hautaine et solitaire, qui est la sienne, le secret de la maladie morale de ce siècle, dont ce beau roman a été l’expression.

Les grandes tempêtes révolutionnaires et les grandes agitations guerrières exaltent certaines natures, mais il en est d’autres qu’elles écrasent de leurs émotions trop violentes. C’est à celles-là que s’adressaient les poétiques aspirations d’une imagination ardente et découragée, avide d’un bonheur qu’elle était incapable de goûter. Elle leur apportait le sentiment de la mélancolie âpre et maladive; elle leur dispensait ce que René appelle un trésor d’ennuis et de vagues tristesses.

L’inexorable ennui dont parle Bossuet n’est pas cette disposition où l’âme peut se complaire en la prenant pour le signe de sa supériorité. La religieuse tristesse inhérente à notre nature et marque de notre déchéance n’a pas les résultats fatals de la tristesse d’imagination, et elle est compatible avec l’emploi de nos facultés actives. S’il est permis de s’associer aux illustres mélancoliques, comme le dit Mlle de Scudéry, qui ont senti au fond de leur cœur le trait dont tous les hommes sont blessés, s’il est permis d’applaudir à cette ex- pression qui se retrouve sous toutes les formes, même sous ces formes naïves ignorantes de l’analyse, de se rappeler cette parole que dit à son enfant en le mettant au monde la mère de Tristan de Léonois : «Triste est la première fête que je te fais, » il n’est pas permis de donner à cette tristesse les proportions d’une faculté supérieure, en s’isolant dans ce profond ennui qui a longtemps paralysé les forces d’une société renaissante, lorsque M. de Chateaubriand, trompé lui-même par son imagination, eut en quelque sorte divinisé cette rêverie énervante.

La jeunesse se laissa gagner par cette admirable éloquence du découragement; elle crut qu’il était grand de s’élancer, à la suite du génie séducteur, vers la città dolente, peuplée de tous ceux qui souffrent des angoisses sans nom, des tourmens sans objet, un martyre sans couronne. Ces illusions lui étaient présentées sous des formes enchanteresses. L’art et la poésie leur prêtaient une admirable beauté. Atala, cette sœur de Virginie, moins simple et plus passionnée, apportait le souffle des savanes brûlantes qui donnait le vertige. La grandeur que l’on avait déniée à la religion y apparaissait et parlait à l’imagination, car, si René faisait goûter une volupté amère, une autre séduction, plus noble et plus élevée, exaltait encore les jeunes âmes à la voix du grand écrivain. Le Génie du Christianisme visait à l’effet : ce n’était pas la religion dans sa vérité solennelle; mais c’était le sentiment religieux rapporté par l’artiste, et il le faisait, sinon comprendre, du moins admirer à cette société qui retrouvait avec joie dans ces pages éloquentes quelque chose de ses croyances effacées. Les Martyrs, cette épopée du paganisme et du christianisme, eurent la même puissance d’émotion. Le Dernier des Abencerrages éveilla aussi les instincts d’un noble passé. Dans tous ces écrits de M. de Chateaubriand, le sentiment chevaleresque, poétique, religieux, idéal, empruntait l’incomparable magie de la langue la plus sonore et la plus accentuée, la plus suave dans les demi-teintes, comme la plus brillante dans les parties lumineuses.

A quelque degré que ce soit, toute la littérature française et étrangère est de l’école de M. de Chateaubriand durant un quart de siècle, et les romans qui peignaient cet état maladif des âmes, comme Adolphe, livre douloureux, dont les personnages souffrent de sentimens qu’ils n’éprouvent plus, — Werther, où le héros se tue pour ne pas faire l’effort de vivre, — Obermann, rêveur extatique et impuissant, — Childe-Harold, sceptique et blasé, — Jacopo Ortis, le Lépreux, existences incomplètes, offrent tous des variétés de douleur qui se rapportent à la même source.

La réaction se fait tous les jours contre cette influence des écrits de M. de Chateaubriand, mais elle est loin d’en avoir encore effacé toutes les traces dans nos âmes. Nous comprenons mieux le chagrin superbe de cet homme de génie : nous le jugeons, et nous sommes sévères, trop sévères peut-être, envers lui, parce qu’il nous a livré, dans ses révélations posthumes, le secret de sa propre nature; mais ce qu’il nous a laissé est plein de grandeur. On lui doit ce retour à la haute littérature, à l’expression élevée et poétique que revêt la pensée humaine.

Le roman, qui donne un corps aux sentimens et à la pensée pour les transmettre sous ces formes qui plaisent à toutes les imaginations, se faisant, au gré de l’inspiration du romancier et dans la mesure de sa puissance, l’interprète de tout ce qui intéresse l’humanité; le roman peut avoir, nous l’avons vu, une mission utile et rénovatrice, comme il peut également pervertir le sens moral en flattant les passions, ou en apportant le trouble dans le jugement. Son action n’est pas indifférente; elle s’exerce individuellement et se propage avec une rapidité singulière, précisément à cause de cette souplesse de la forme, qui lui donne tant d’avantages sur toutes les autres formes littéraires. Tour à tour despote ou flatteur, il s’impose à la société ou reçoit d’elle son caractère et ses tendances. En le suivant dans ses transformations successives, nous avons pu saisir ces rapports avec l’esprit des temps et l’esprit des sociétés aux différens âges de la civilisation. Nous l’avons vu se montrant, à son origine, sous une forme sentimentale et abstraite, celle qui parle le plus aux âmes tendres, gardant cet esprit idéal jusqu’au moment où l’esprit du monde le dépouille de ses illusions, et devenant alternativement sceptique, positif, galant, moqueur, moraliste. Le naturel et la passion l’enlèvent quelquefois à ce tourbillon brillant et frivole, dans lequel il se trouve comme entraîné et entraîne à sa suite les folles imaginations qu’il amuse. Le sérieux lui revient par la disposition méditative des esprits qui le régénèrent, par la contemplation du monde extérieur, si intimement lié au monde moral. La vérité et la passion, ces deux élémens sans lesquels il n’est pas de bon roman, rentrent insensiblement dans la littérature romanesque quand elle ne se met plus au service de l’esprit de secte ou des pures abstractions.

Cette puissance que le roman doit à la variété de tous les élémens qui peuvent entrer dans sa composition, chaque jour encore il l’étend et l’accroît. Notre siècle, malgré l’indifférence qu’il affecte, est sensible à la vérité, épris de la beauté, spiritualiste et sensualiste tout à la fois ; il aime dans cette double acception tout ce qui l’affecte par la sensation comme tout ce qui l’élève par l’intelligence et le sentiment. Le romancier qui comprend sa mission, tout en acceptant les lois immortelles de l’art, les règles pures et discrètes du goût, a tout pouvoir pour exprimer les passions tendres ou exaltées, les découvertes inépuisables de l’observation, les brillans mirages de la fantaisie, les beautés splendides ou mystérieuses du monde créé, et jusqu’à ces idées confuses et flottantes auxquelles il donne une interprétation ; mais il doit apporter dans cette expression le sentiment du vrai, c’est-à-dire le double caractère de toutes les choses humaines, l’idéal et la réalité, car la beauté morale et élevée, pure et abstraite, l’idéal enfin n’est pas au-dessus de la nature. Il s’unit avec elle dans des proportions comprises des grands artistes et des grands écrivains, et senties par tous les hommes qui aiment la vérité instinctivement. Aucune forme littéraire ne réclame plus impérieusement cette vérité toujours aimable que celle du roman, qui représente la vie dans toutes ses conditions, soit intimes, soit extérieures, se fait l’interprète des mouvemens de l’âme aussi bien que l’historien fidèle de la société, et, dans cette expression si étendue, élevée, morale et passionnée, est sous certains rapports, comme l’a dit un éloquent écrivain, le poème épique des nations modernes.


E. Du Parquet.
  1. L’Académie Française a couronné, dans les pages qu’on va lire, un agréable et fidèle tableau du mouvement de la littérature romanesque en France depuis plus de deux siècles. L’histoire même de cette littérature a été l’objet de nombreuses études dans la Revue, et une série qui se continuera lui est même consacrée. On trouve ici indiqués et rapprochés avec finesse les traits principaux d’un sujet qui occupera longtemps encore, et à bon droit, l’histoire et la critique littéraires.