Le Romantisme et l’éditeur Renduel (RDDM)/03

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Le Romantisme et l’éditeur Renduel (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 601-622).
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LE ROMANTISME
ET L'EDITEUR RENDUEL
(1870-1872)

II.[1]
EUGENE RENDUEL ET GÉRARD DE NERVAL. — THÉOPHILE GAUTIER.


VII. — GÉRARD DE NERVAL. — THEOPHILE GAUTIER

Gérard Labrunie et Théophile Gautier étaient presque du même âge. Le premier, né en 1810, n’était l’aîné que d’un an, mais Gérard possédait sur son cadet l’avantage de l’avoir devancé dans la carrière littéraire ; il était presque célèbre, grâce à sa traduction de Faust, parue en 1827, quand Théophile apprenait encore à dessiner et broyait des couleurs dans l’atelier de Rioult. Aussi Gérard de Nerval servit-il de répondant à Gautier quand celui-ci voulut s’engager dans l’armée romantique pour livrer bataille à la première représentation de Hernani ; c’est par la double protection de Gérard et de Petrus Borel que le néophyte reçut un des billets rouges marqués avec une grille de la fière devise espagnole : Hierro, qui devaient donner accès aux fidèles dans la salle du Théâtre-Français. Les deux jeunes gens, d’une nature franche et cordiale, se sentirent vite attirés l’un vers l’autre et se 1896. lièrent de solide amitié. Ils logeaient alors porte a porte et faisaient ménage commun avec d’autres bohèmes, également riches d’espoir et pauvres d’écus. « J’avais vers cette époque, écrit Gautier, quitté le nid paternel et demeurais impasse du Doyenné, où logeaient aussi Camille Rogier, Gérard de Nerval et Arsène Houssaye, qui habitaient ensemble un vieil appartement dont les fenêtres donnaient sur des terrains pleins de pierres taillées, d’orties et de vieux arbres. C’était la Théhaïde au milieu de Paris. »

Plus tard, Théophile et Gérard allèrent demeurer ensemble au numéro 3 de la place du Carrousel : ils ne se quittaient plus guère, et qui voyait l’un voyait l’autre. Certain jour d’été qu’ils n’avaient pas un son vaillant, les deux camarades imaginèrent de travailler ensemble et d’offrir à Renduel de composer tout exprès pour lui un roman « magnifique et truculent ». Sitôt dit, sitôt fait. Gautier écrit une lettre des plus alléchantes pour annoncer à l’éditeur leur visite intéressée ; rendez-vous est pris ; les pourparlers ne sont que pour la forme et, vite, un traité intervient entre les trois parties : il est signé le 22 juillet 1836. Labrunie et Gautier vendaient à Renduel un ouvrage intitulé : Confessions galantes de deux Gentilshommes périgourdins, devant former deux volumes in-8o, de vingt-cinq feuilles d’impression chacun, et ils s’engageaient à en livrer la première partie fin août, puis la deuxième en septembre de la même année ; passé, le 15 octobre, terme fatal, ils devaient être passibles d’une retenue de quatre cents francs sur le prix du manuscrit. Renduel leur payait ce roman seize cents francs, dont cinq cents donnés en signant le traité — quelle clause imprudente ! — et le reste échelonné en trois payemens égaux : à la mise en vente de l’ouvrage, puis deux et trois mois après.

L’éditeur croyait avoir pris toutes ses précautions pour posséder tôt ou tard ce nouvel ouvrage de deux insouciant qui ne travaillaient qu’au gré de leur caprice ou sous l’étreinte de la nécessité. Vaines précautions, retenue inutile ; les gais compagnons avaient empoché cinq cents francs et n’en demandaient pas davantage. Ils envoyèrent bien à Renduel les premiers feuillets, puis s’occupèrent d’autre chose et jamais le libraire ne put rien tirer de plus ; il perdit même par la suite ces quelques feuillets et regrettait fort cette ébauche qu’il avait, trouvait-il, payée assez cher. Ce fut là le seul ouvrage que Gérard dut faire paraître chez Renduel ; mais ils n’en restèrent pas moins en bons rapports et se rappelaient volontiers qu’ils avaient tous les deux fait leurs débuts chez Touquet, l’un comme apprenti libraire et l’autre comme poète : c’était, en effet, à la librairie du colonel que Gérard avait publié ses premiers essais, sa comédie satirique : l’Académie ou les Membres introuvables, et son « tableau politique à propos de lentilles » : Monsieur Dentscourt ou le Cuisinier grand homme, signé de M. Beuglant, poète, ami de Cadet-Roussel.

La lettre suivante, envoyée à Renduel, mais adressée à tout le Cénacle, à Borel et à Gautier, à Nanteuil et à Duseigneur, déborde de belle humeur. Gérard s’y reprit à plusieurs fois pour l’achever ; mais il faut la lire tout d’un trait pour en mieux goûter la franche gaieté. Qu’il renseigne le libraire sur le trafic et le succès des livres français à l’étranger, qu’il se raille lui-même d’être sans un son vaillant, qu’il parle beaux-arts ou critique la dernière production de Mme Sand, il écrit toujours de verve, en homme ravi de causer avec des amis — à deux cents lieues de distance.


Marseille, novembre 1834.

Mon bon monsieur Renduel,

Voulez-vous me rendre un petit service ? Ce serait de faire demander chez MM. Heideloff et Campé, rue Vivienne, un livre allemand intitulé Die Tochler der Luft, je crois, drame de Raupach. Ils connaîtront bien cela chez M. Campé, quand même le titre ne serait pas exact. S’ils ne l’ont pas à Paris. mais ils l’auront, vous les feriez prier de le faire venir d’Allemagne et de me le garder à Paris, où je serai bientôt ; s’ils l’ont, vous auriez la bonté de me le faire envoyer sans perdre une minute par la poste chez M. Noubel, libraire à Agen (département de Lot-et-Garonne), pour M. Gérard Labrunie. Comme il faudra payer la poste et le libraire, et que je ne puis le faire d’ici, je vous prie de vouloir bien vous en charger (mais quant au livre, je crois que vous pouvez le prendre à crédit comme libraire). La poste peut coûter I franc et le livre 4 francs, ou un peu plus ou un peu moins. Ce faisant, vous me seriez bien agréable et bien utile, et je vous serais bien reconnaissant. S’il est impossible que le livre me parvienne 5 à 6 jours après l’arrivée de la présente lettre chez vous, il vaut mieux me le garder ; et si M. Heideloff n’a pas le livre, vous voudriez bien, dans tous les cas, le prier de le faire venir.

Maintenant, je vous prie de recevoir les salutations d’un heureux voyageur qui rentre à l’instant dans sa patrie avec autant de plaisir qu’il en avait eu en la quittant. La librairie belge infecte toute l’Italie d’une manière déplorable, mais vous le savez comme moi. C’est incroyable qu’il se vende autant de livres français en Italie sans que vous y, soyez pour rien. Des libraires de Gênes et de Livourne m’assuraient qu’il se vendait plus de livres français modernes en Italie qu’en France. C’est à Rome et à Naples qu’il s’en vend le moins. Mais c’est à Livourne qu’est la plus forte librairie (Marvilly) ; ils impriment même dans la ville, notamment Barnave, en un volume, dont il y a déjà deux autres éditions en Belgique.

Il me semble que, cela étant ainsi, vous pourriez bien gagner à publier des éditions à bas prix en Belgique : vous les gagneriez toujours de vitesse en imprimant là en même temps qu’à Paris. Cela est si vrai qu’à Florence les libraires attendaient encore avec impatience Volupté, qui leur était demandé partout et qui n’était pas encore arrivé de Bruxelles quand j’y ai passé vers le 15 octobre. Ils avaient également le Spectacle dans un fauteuil, mais pas encore la prose. C’est ce retard seul qui fait que les cabinets de lecture vous achètent vos éditions de France ; mais s’ils ont besoin d’un re-exemplaire, ils attendent Bruxelles. Mais en Italie on achète plutôt les livres (pourvu qu’ils ne soient pas chers) qu’on ne les prend au cabinet ; c’est le contraire de Paris ; c’est ce qui fait, je pense, que le débit doit être beaucoup plus grand qu’à Paris et que vous auriez un grand avantage à entrer en concurrence avec Bruxelles. Ce que je vous dis pour l’Italie doit être encore bien plus vrai pour la Belgique. Il est vrai de dire que leurs éditions sont à présent très soignées, mais je crois que le nom d’un libraire français présenterait plus de garanties d’exactitude au lecteur étranger. Pour moi, je ne rapporte dans mes poches aucune de ces jolies éditions à bon marché de Bruxelles, et crois par conséquent avoir droit à votre estime. Je suis à Marseille, où l’on vend et lit beaucoup de livres, notamment les Paroles d’un croyant (édition de Bruxelles) dans les marches, le port et les rues, sur papiers gris, mais seulement chez les libraires ambulans ou étalant le long des murs. Du reste pas d’autre livre que celui-là, et j’en suis étonné, vu la facilité qu’il y a à passer ce qu’on veut à la douane de la mer.

Adieu, je compte sur vous et suis tout à vous.

Gérard Labrunie.


Faites-moi donc le plaisir encore de mettre cette feuille sous enveloppe quand vous l’aurez lue et de l’envoyer à Duseigneur, ou à Théophile, ou à Nanteuil : elle est pour eux et les autres. C’est que les ports de lettre sont chers d’un bout de la France, où je suis positivement, à l’autre presque, où vous êtes.


Vous croyez, parce que je suis sans argent à Marseille (mais cela n’est plus vrai depuis quelques heures), que j’y vis médiocrement : vous vous trompez. Je suis à l’hôtel, où je dine splendidement à crédit et me refais de mes voyages. C’est que dans tout hôtel moins beau que l’hôtel des Princes on éprouverait quelque inquiétude à me voir sans malle et presque sans bagage. J’ai fait en sorte de.me souvenir de Robert Macaire. J’avais, en débarquant, cinq sols. J’en ai donné deux pour me faire cirer. Je suis allé jusqu’au coin de la rue, où est l’hôtel des Princes ; j’ai trouvé deux gamins et je leur ai promis trois sols pour porter mes effets : l’un a pris mon sac, où il y avait principalement un grand pain qui me restait de Naples ; l’autre a pris la petite valise en cuir que d’Arc m’a donnée, où il y avait deux citrons, des pommes et des poires, le reste de mes provisions ; et tout bien agrafé, je suis entré sous le vestibule entre mes deux acolytes : j’avais heureusement retrouvé une vieille paire de gants jaunes.

Vous ne croirez pas à ces beaux apprêts, mais cela m’est égal. Le maître de l’hôtel m’a donné une belle chambre : j’aurais craint de porter atteinte à la considération nécessaire en demandant quelque chose de très inférieur ; du reste, tout ce luxe n’est pas fort coûteux à Marseille, où tout est bon marché. Heureusement il y a la bibliothèque publique : voilà pour ma journée. Je n’ose guère marcher, parce que mes bottes se fendent. J’ai fait tous ces jours-ci le roman intime que nous savons : je sais que cela est usé, mais je vous jure que mes bottes le sont encore plus, et il faut cela pour que j’en parle. Mais j’ai toujours bien dîné : figurez-vous que je ne mangeais que du macaroni et des fruits depuis quinze jours, plus cinq jours de tempête, où je n’ai pas eu le mal de mer. — Je décous ma lettre à dessein pour que Renduel ne se figure pas que je vais publier mes impressions de voyage et que c’en est une.

A table, il y avait une jolie dame avec un vieux militaire, qui avait un grain de folie et qu’elle conduisait à Nice pour passer l’hiver. Un homme très bien, son mari ! Au milieu du diner il lui prend fantaisie de demander du champagne : c’est une folie très douce. La dame se récrie que les médecins l’ont défendu : il en demande deux bouteilles. On n’ose pas refuser, car, disait la dame, il aurait tout brisé ; mais, pour qu’il en bût le moins possible, elle a fait demander des verres pour tout le monde et elle nous en versait tant qu’elle pouvait pour qu’il en restât moins à son mari. C’était adroit. Le lendemain, nous venons à parler du Lacryma Crysti (sic) mousseux et du vin d’Orvieto qui pique : voilà le monsieur qui redemande du champagne. Si cela pouvait devenir son idée fixe ! Mais nous étions très peu de monde, parce que tout le monde du bateau à vapeur était parti. Il y avait des dames qui n’en voulaient qu’une goutte, des gens âgés craignant de s’échauffer ; de sorte que la dame, qui, je crois, m’a soupçonné d’avoir trop appuyé sur les vins mousseux d’Italie (mais elle a tort), la dame m’en versait tant qu’elle pouvait. C’est très féminin, cette manière de reproche. C’est bien. Voici le mal : le monsieur se vexait, il est sorti de table. C’est naturel. Le fou n’aurait pas voulu qu’on partageât sa sensation ; l’homme, que l’on bût son vin ; le mari, que sa femme prit tant de soin d’un jeune homme. Oui, d’un jeune homme. Je n’ai pas l’air d’un Antony, je le sais, mais aux yeux d’un mari et d’un fou je puis paraître encore redoutable.

Vous me direz que ceci n’est pas le drôle, mais quand on a fait quelque cent lieues pour le rencontrer, on mérite considération. Et puis, que voulez-vous que je vous dise, ici où, n’ayant ni argent, ni le moindre divertissement, toutes mes idées convergent vers ce point lumineux : la table d’hôte à 5 heures et demie ? Maintenant j’ai de l’argent, mais il fait un temps abominable, suite des tempêtes que nous avons essuyées sur mer. Est-ce étonnant que je n’aie pas eu le mal de mer, quand on ne pouvait pas se tenir debout sur le pont ! Je vous conterais bien ma traversée comme je l’ai contée à mon père, mais vous n’y croiriez pas. J’aime mieux vous la dire de vive voix parce qui alors je vous ferai des sermens tellement affreux que vous direz : C’est possible. Je n’ose pas davantage vous parler de mon séjour à Naples. Voyez quel malheur ! Je me balance misérablement entre le roman nautique et la couleur locale. Je vais dîner à la table d’hôte. Tâchez donc d’arranger tout cela pour que mon voyage ne me fasse pas de tort : je vous promets que je suis devenu très naïf.

Je lis Jacques, j’en suis à la moitié du premier : je trouve jusqu’ici que c’est de l’analyse un peu terre à terre. Cela ne sort guère du niveau de Mme Cottin et de Mme de Souza ; ce ne sont pas là encore les belles pages de Lélia, mais il faut espérer que cela viendra. D’après les articles de journaux, le plan paraît très riche et très beau. C’est l’idée du Peintre de Salzbourg de Charles Nodier : je suis étonné que les journalistes ne l’aient pas remarqué. Cela importerait beaucoup pour leur critique, cela importe peu pour la mienne, mais je n’aime pas beaucoup qu’un roman soit un syllogisme. Cela paraît combiné presque comme le roman de Gœthe, les Affinités électives, dont lui-même donnait l’analyse soit en termes d’algèbre, soit en termes de chimie. Les quatre personnages de Jacques sont bien posés, comme ceux des Affinités ; on peut de même les représenter par a, b, c, etc. ; seulement, je crois que dans Gœthe, le quatrième est x, l’inconnu.

Je pars pour Nîmes. Je vais faire une partie du chemin sur le bateau à vapeur, sur un canal qu’on vient d’ouvrir par là. On m’a dit que j’y verrais la Locuste de M. Sigalon. Je compte trouver là quelque dédommagement d’avoir très peu vu le Jugement dernier de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine, qui est offusqué par les échafaudages du même M. Sigalon. Au musée de Naples, j’en ai vu une belle copie, mais extrêmement diminuée. Oh ! la belle Judith de Caravage que j’ai vue au musée de Naples ! Naples, quand je pense que la cendre chaude du Vésuve n’a pas peu contribué à la démoralisation de mes bottes ! Cela avait desséché le cuir, qui s’est fendu. Mais n’en parlons plus, puisque j’ai maintenant de l’argent et des bottes. Je voudrais que ce fussent des bottes de 207 lieues pour être à Paris dans l’instant.

Les journaux de Marseille nous annoncent l’arrivée d’Alexandre Dumas. Je ne puis pas l’attendre. Ah ! que Nanteuil pense donc aux deux derniers volumes et à Ashévérus. J’ai vu ses vignettes à Florence et à Naples, et partout. Il y avait aussi de plus M. Nanteuil à Rome (Charles), qui faisait des caricatures dans le café grec. L’Italie est bien belle, mais elle n’a pas de beurre : voilà pourquoi je vous conseille d’aller manger du macaroni à La Ville de Naples, et des stoffato, et des croquettes, etc., attendu que sa viande de boucherie n’a pas le moindre goût. J’ai vu à Civita-Vecchia cette fameuse troupe de bandits qu’on a prise à Terracine : ce sont des malheureux en pantalons, vestes de velours et chapeaux tromblons. Maintenant si je vous parais désillusionné touchant la cantine et les brigands, je vous dirai que sur tout le reste je suis incandescent d’enthousiasme. Ainsi prenez-y garde !

A bientôt, à plus tôt que vous ne croyez.

Écrivez-moi donc, mais de suite, à Agen, poste restante. Je dis : poste restante, parce que si la lettre arrive trop tard, les personnes chez qui je vais ne me la renverront pas à Paris. Parlez-moi de la Famille Moronval — est-ce beau ? — et de tout ce qui peut m’intéresser dans certains théâtres, et touchant vous-même[2].

Adieu.

Ah ! je prie quelqu’un de vous d’aller chez M. Mignotte, notaire, au coin des rues Coquillière et [Jean-Jacques-Rousseau, de lui dire que j’ai reçu sa lettre à Marseille et le remercie, et que s’il avait quelque chose de pressé a me faire savoir, il me l’écrive à Agen, département de Lot-et-Garonne, où du reste je resterai peu. Poste restante. N’oubliez pas.

Mon cher monsieur Renduel,

Je vous envoie cette lettre directement, parce que j’ai là sur mes livres votre adresse exacte. Du reste, il parait que j’ai oublié les adresses de tous mes amis, car j’ai écrit des lettres, et aucune ne parait être parvenue. J’avais laissé à Duseigneur des inscriptions de rente, parce qu’il est le seul de nous autres qui ait un secrétaire fermant bien et ne redoute pas la saisie et qu’il est soigneux. Je l’ai prié d’Aix et de Nice de les vendre et de m’envoyer l’argent à Naples : je ne me rappelais plus son numéro dans la rue de l’odéon. De sorte qu’à Naples je n’ai rien reçu. J’ai vécu en lazzarone pendant dix jours. S’il ne les a pas vendus pourtant, c’est très heureux, car ces rentes ont hausse depuis ; s’il les a vendues et a reçu l’argent trop tard pour me l’envoyer, priez-le donc, si vous le voyez, de ne pas me l’adresser à Agen, comme je lui ai écrit il y a deux jours, mais de me le garder : j’en ai reçu d’autre part. Veuillez envoyer cette lettre à lui d’abord, si vous savez son numéro : c’est depuis 20 jusqu’à 30, je crois, rue de l’Odéon. Pardonnez-moi votre peine et mon griffonnage, — et adieu.

GERARD LABRUNIE.

Si vous voyez Pétrus et Théophile, dites-leur qu’on les lit dans tous les cabinets de lecture d’Italie.

Théophile Gautier, l’heureux Théophile à ce point répandu en Italie, avait servi tout naturellement de trait d’union entre son ami Gérard et Renduel, car lorsqu’il avait lié lui-même des relations avec Renduel il n’était guère âgé que de vingt ans et venait de troquer le pinceau contre la plume. Il avait déjà jeté sur le pavé de Paris deux petits volumes : un recueil de Poésies, dont son père avait payé l’impression et qui avait paru chez Rignoux le jour même où éclatait la révolution de 1830, puis une « légende théologique » : Albertus ou l’Ame et le Péché, que Paulin avait publiée en 1832 avec une eau-forte de Célestin Nanteuil. Ce second volume, ou se trouvait refondu le premier, resté tout entier pour compte à l’auteur, avait fait assez de bruit pour bien poser dans le Cénacle le nouveau disciple auquel resta attaché le surnom d’Albertus. « Ceci se passait vers 1833, écrit Gautier sur lui-même. Chez Victor Hugo, je fis la connaissance d’Eugène Renduel, le libraire à la mode, l’éditeur au cabriolet d’ébène et d’acier. Il me demanda de lui faire quelque chose, parce que, disait-il, il me trouvait « drôle ». Je lui fis les Jeune-France, espèce de précieuses ridicules du romantisme, puis Mademoiselle de Maupin, dont la préface souleva les journalistes, que j’y traitais fort mal. Nous regardions, en ce temps-là, les critiques comme des cuistres, des monstres, des eunuques et des champignons. Ayant vécu depuis avec eux, j’ai reconnu qu’ils n’étaient pas si noirs qu’ils en avaient l’air, étaient assez bons diables et même ne manquaient pas de talent. »

Mon cher Lovelace,

Voici une stalle d’orchestre. — Je prétends que vous m’en ayez la plus grande reconnaissance ; je n’ai pas de billets, pour ainsi dire, et mets dehors pour vous un de mes amis les plus intimes et une dame qui m’arracherait probablement les yeux si elle se doutait que j’ai la place que je lui refuse, et que je la donne à un autre. Vous devez cela à la belle conduite que vous avez tenue hier en m’envoyant de l’argent avec aisance et facilité. Je vous jure que sans cela j’aurais été furieux aujourd’hui contre vous et que je me serais plutôt empalé moi-même que de vous octroyer un billet, fût-ce un billet de soixantième galerie.

À ce soir, je vous aime de tout mon cœur,

THEOPHILE GAUTIER.

Ce 28 décembre 1833[3].

Place Royale, ce lundi.

Je viens de découvrir chez un marchand de bric-à-brac un délicieux tableau de Boucher, de la plus belle conservation ; c’est une occasion que je ne veux pas manquer, et n’ayant pas assez d’argent, je prends sur moi de vous demander mon reste[4]. Vous me feriez sincèrement plaisir de me le remettre. — Je suis attelé à la Maupin et c’est ce qui m’empêche de rôder et d’aller vous voir. Je vous salue cordialement.

Illustre,

Je veux de l’argent, n’en fût-il plus au monde ; si vous n’en avez pas, vous m’en ferez. — Je n’ai pas le sol ou le sou, comme mieux vous aimerez. — Si vous ne me payez pas, je vous prendrai votre cheval ou l’édition entière des Francs-Taupins. En attendant, voici mon garnis aire que je vous envoie. — Vous aurez le plaisir de voir sa benoîte figure soir et matin, jusqu’à ce que j’aie mon beurre ; voici le jour de l’an, et je n’ai sacredieu pas de quoi acheter des bonbons et des poupées à mes petits bâtards. — Je vous avertis que je ne ferai rien tant que je serai à sec. Pas d’argent, pas d’idée. — Le meilleur Parnasse pour moi est un petit tas d’écus ; un gros ferait encore mieux sans doute.

Je vous déteste cordialement,

Votre très mécontent créancier,

THEOPHILE GAUTIER.

Passy-les-Paris, 2 avril 1835.

Mon très cher,

J’irai samedi chez vous avec un gros carton sous le bras, et il faudra que vous ayez cette extrême obligeance de me demander ce que c’est ; sans quoi je n’oserais jamais vous le dire. C’est un très énorme et très magnifique volume de vers dont je suis coupable et que je voudrais bien voir paraître sur votre célèbre catalogue. Je vous écris cela quoique je vous aie vu hier, mais comme je suis bien élevé, il y a certaines turpitudes que ma bouche se refuse à prononcer (ma plume est moins prude), et lorsque quelqu’un me parle comme à un honnête homme, il m’est douloureux de le tirer de son erreur et de lui faire voir qu’il ne parle qu’à un poète. Il me semble que ce volume, paraissant simultanément avec la Maupin, ne pourrait produire qu’un excellent effet. J’aurais mauvaise grâce à vous dire que mes vers sont très beaux, mais réellement ils ne sont point mal et ce sera probablement depuis les Feuilles d’automne, le meilleur recueil qu’on ait publié, si toutefois vous le publiez.

Adieu, santé et argent,

THEOPHILE, poète.


Jeudi, 2 avril.

P.-S. — N’allez pas prendre cela pour un poisson d’avril ; c’est très sérieux, hélas ! sérieux comme la mort, sérieux comme la vie !

Les deux livres publiés par Gautier chez Renduel parurent à deux ans de distance : les Jeune-France, romans goguenards, en 1833, et Mademoiselle de Maupin, double amour, en 1835. J’ai sous les yeux le traité par lequel l’auteur vendait ce roman destiné à faire tant de bruit moyennant quinze cents francs, payables deux cents francs par mois à partir de la mise en vente, ou bien en billets de Renduel dans les mêmes proportions, au choix de Gautier. Cet acte est du 10 septembre 1833, et l’auteur s’engageait à livrer son manuscrit complet avant la fin de février ; enfin, l’ouvrage devait être tiré à 1500 exemplaires, mais l’éditeur avait la faculté de diviser le tirage en deux séries. Ce ne sont pas là des conditions telles qu’un libraire en fait pour un livre dont il attend succès et profit : il est vrai que Renduel achetait à découvert et ne connaissait rien que la donnée principale du roman qu’il acceptait de publier. Autant de lettres de Gautier à Renduel, autant d’improvisations du tour le plus vif, d’une verve moqueuse intarissable. Le refrain est toujours le même : de l’argent ; mais il varie à l’infini sous sa plume. L’excellent Théophile n’était nullement embarrassé de crier misère, et il le faisait avec une telle faconde, avec un tel entrain qu’on se prend à rire avec lui. Tant de belle humeur repose un peu des froides demandes de Victor Hugo accumulant recettes sur recettes, des requêtes désespérées de Nodier implorant quelque avance de fonds qu’il perdra le soir même et des appels réitérés de Soulié criant : « J’en ai besoin, BESOIN ! »


23 mai 1833.

Célèbre libraire de l’Europe littéraire pour la France[5], M. Hugo désirerait vous voir vous-même en personne naturelle et non représenté par ambassadeur, pour conférer avec vous de l’insertion de l’article sur Han d’Islande, que je lui ai remis dernièrement, et comme j’ai eu la paresse de voiturer ma charogne de votre côté, je vous fais tenir cette épître scellée de mon simple sceau de cire rouge et vous souhaite cordialement le bonsoir.

Place Royale, 22 octobre 1833.

Mon très cher,

J’ai été vous voir hier pour vous demander de l’argent, car je crois que vous m’en devez encore un peu. si cela vous est égal ; et la chose m’a paru si indécente à dire que je ne l’ai pas dite, sentant que cela était tout à fait de mauvais goût, et qu’il vaudrait autant faire l’éloge du roi citoyen. Mais le fait est qu’il y a marée basse dans mes poches et vous m’obligeriez de m’allonger quelque menue monnaie.

Votre très dévoué noircisseur de blanc qui ne fait guère son métier.

TH. GAUTIER.

Je pense que le gaillard qui vous porte ma lettre n’est pas un voleur : si vous avez le reste de l’argent, vous pourriez le lui donner ; il est à peu près certain qu’il me le rapportera ; il répond au nom de Samuel et il est infiniment sérieux[6].


11 janvier 1836.

Mon illustre éditeur,

Souvenez-vous de me donner, aussitôt que vous me verrez (ce sera demain, à ne pas le cacher), 200 misérables francs dont j’ai l’incongruité d’avoir on ne peut plus besoin. J’avais été aujourd’hui à votre palais (maison est trop commun), dans la vénérable intention de vous les demander de vive voix, mais il ne s’est pas présenté de transition heureuse et j’aimerais mieux être coupé en quatre — une fois en long et une fois en travers — que de dire quelque chose qui ne serait pas bien amené. — J’espère que vous prendrez cette délicatesse en considération et que vous m’épargnerez d’avoir l’air d’un mendiant tendant son écuelle pour avoir de la soupe à une distribution philanthropique. — Je vous écrirai tous les mois des lettres pareilles à celle-ci, jusqu’au jugement dernier, et même un peu après. Et quand vous passerez la porte du paradis, le divin portier vous criera : « 3 sols, une lettre pour M. Renduel. » Peut-être même sera-ce plus, car je ne sais si le ciel est département ou banlieue. — Il y a cependant un moyen d’éviter tout cela, c’est d’aller en enfer, et vous êtes bien capable d’y aller ou de me donner des multitudes de billets de banque : ce que vous ne ferez certainement pas.

Adieu, juif, arabe, bedoin (sic), Lacenaire, parricide, libraire…

THEOPHILE GAUTIER.


21 juin 1836.

M. Eugène Renduel est très instamment prié de tenir quelque argent prêt au malheureux Théophile Gautier, qui a laissé hier tomber dans la rivière antique le plus neuf de ses trois vieux chapeaux. — Ce sinistre a complètement épuisé ses moyens d’existence. — Gérard est aussi dans la plus grande misère, et c’est pourquoi il voudrait vous vendre quelque chose de très drôle et de très cher, parce que c’est vous. — Ce quelque chose, il le ferait conjointement avec moi. — Ce sont les confessions galantes de deux gentilshommes péri gourdins. — Cela aurait assurément beaucoup de succès. — Vous nous donnerez à chacun 600 francs, ce qui est fort raisonnable pour une idée aussi neuve et sublime. Qu’en dites-vous ? — Nous irons vous adorer ce soir ou demain et contempler, au fond de votre officine, les rayonnantes splendeurs de votre hure éditoriale et dominatoriale.

Que Dieu vous garde des romans historiques et de l’ainée de la petite vérole. Ne vous laissez pas mourir sans confession et surtout sans argent.

THEOPHILE GAUTIER.


15 mai 1837.

Jeune Renduel, ayez la bonté de m’envoyer quelques Maupin, afin que je fasse commencer le tambourinage. — Il faut mener cela d’une manière triomphante. — L’Eldorado va commencer à paraître sous huit jours ; ainsi dormez sur l’une et l’autre oreille. Il faudrait faire congruer cette apparition et cette résurrection afin que j’occupe le monde entier toute cette quinzaine. Nous devons en faire partir une centaine d’exemplaires, si nous ne sommes pas des cuistres véhémens ; je vais écrire au cher vicomte pour qu’il me donne un coup de sa franche épaule. Tout à vous.


A rapprocher du cher vicomte de Gautier cette phrase d’une lettre de Tony Johannot à Renduel : « Voici venir, mon bon ami, le premier dessin. J’espère que vous pourrez encore le faire voir au noble vicomte. Vous aurez le second dans deux ou trois jours. » Cette expression ironique, employée à la fois par le poète et par le peintre, est significative : ils s’inclinaient devant le maître, les fidèles du Cénacle, et lui prodiguaient les marques de respect, mais ils se riaient de lui, le dos tourné, comme ils raillaient de bon cœur ses prétentions à la noblesse et sa vanité.


VIII. — ROSA DE SAINT-SURIN. — JULIETTE BECARD. — EUGÈNE CHAPUS.

Les femmes auteurs, poètes ou romanciers, ont de tout temps été nombreuses en France, mais surtout à cette époque d’ébullition littéraire. Et combien d’entre elles avaient assiégé Renduel de leurs sollicitations réitérées : la duchesse d’Abrantès et sa fille Joséphine, Constance Aubert, Louise Brayer de Saint-Léon, appuyée par le brave Pougens, Marie de l’Epinay, Mme Albert de Terrasse, Mlle de Castillon, Mme C. de Rothenbourg, Ida Saint-Elme, la Contemporaine, dont les Souvenirs furent rédigés en fait par Lesourd, Malitourne, Amédée Pichot, Charles Nodier, etc. ; Victorine Collin, Sophie Pannier, Louise Meignand, auteur de la Fille-mère avec préface par l’auteur de l’Ane mort, Eugénie Signoret, Gabrielle Soumet, Fanny Tercy, Virginie de Sénancourt, Eugénie Foa, Georgette Ducrest, Mme Desbordes-Valmore, Élisa Mercœur, une ou deux femmes de mérite, enfin, après tant de talens éphémères et de noms justement oubliés ! Au premier rang de ce groupe moins riche en grâces qu’en prétentions, deux romancières de race, deux femmes auteurs modèles séparées de leurs maris, coquettes enragées et correspondantes infatigables : Rosa de Saint-Surin et Juliette Bécard.

La première s’appelait de ses vrais noms Marie-Caroline-Rosalie Richard de Cendrecourt, mais elle était devenue dame de Saint-Surin par son mariage avec un bibliothécaire que ses fonctions retenaient en province et qui la laissait vivre à Paris ; d’ailleurs médiocrement jolie, avec de longues dents, mais fréquentant tous les lieux de réunions littéraires, et se faisant présenter partout, à commencer par la maison si hospitalière aux gens de lettres et aux artistes de Jullien de Paris, le fondateur-directeur de la Revue encyclopédique : elle n’avait guère plus de trente ans et jouait les grandes coquettes au naturel. Elle donnait des articles de critique littéraire au Journal des dames, à l’Écho français, elle avait su glisser aussi chez divers éditeurs quelques nouvelles ou romans : l’Opinion et l’Amour, sa première production ; le Bal des élections, qu’elle signa de trois étoiles pour exciter la curiosité par cet anonymat mystérieux, si bien dans le goût du jour ; mais sa grande ambition était de se voir éditée par Renduel. Elle poursuivait ce rêve avec obstination, mettant toutes voiles dehors et prodiguant à l’heureux libraire les grâces les plus irrésistibles de son esprit, de sa personne ; elle coquetait, minaudait, bavardait, se faisait petite-maîtresse et prenait des airs langoureux, puis se piquait, se fâchait, jouait la dépitée… et revenait toujours à l’assaut.

J’ai passé hier, monsieur, une partie de la matinée avec une personne de votre connaissance, devinez ?… Dans la musique, son nom devient le signe du ton naturel ; vous y êtes, n’est-ce pas ? Eh bien ! parlons à présent de l’émulation qu’elle m’a inspirée. Son ouvrage est déjà annoncé, m’a.-t-elle dit, dans plusieurs journaux, et, ceci pour vous, j’aurais pu le lire sur la couverture de Marie Tudor, sans mon empressement à ouvrir ce volume que M. H… a envoyé à son excellent et bon ami S

J’aurais donc lu que M. B…vous avait donné un Accès de fièvre ; le frisson que le mot seul de fièvre a causé à mon âme amollie par l’encens des fêtes, a réveillé son énergie littéraire ; j’ai passé la nuit à rêver manuscrits, et me voici avec un éditeur, non comme la femme rieuse des salons, recueillant les fleurs que l’on sème sur son passage et s’acquittant par un sourire, mais comme un auteur laborieux qui renonce aux veilles des plaisirs (du moins pour quelques jours). Toutefois, pour cela, je désire, je devrais dire : il me faut faire à moi-même une loi que je suis assurée de ne pas enfreindre dès qu’il y aura de l’honneur à remplir cette convention ; je m’épargnerai ainsi le chagrin de voir de nouveau usurper mon droit de préséance par quelque seconde maladie, le coléra (sic) peut-être. Vous me disiez dans une de vos lettres, monsieur, que votre usage était d’attendre les propositions des auteurs, et vous m’engagiez à vous faire part des miennes, lorsqu’il serait temps, pour Maria, que vous gratifiez de l’adjectif de belle : on ne peut lui donner celui d’heureuse.

Permettez-moi de vous soumettre le plan que j’ai formé à l’égard de cette publication ; j’ai déjà assez de chapitres disposés entièrement pour composer un volume in-8 et la moitié du second ; d’après le conseil de mes amis des Quatre Nations, qui, en chevaliers français, verront les épreuves afin de m’en éviter la peine), je puis faire commencer il imprimer ; on achèverait, durant ce temps, de copier ce qui restera de l’ouvrage qui, d’ailleurs, est terminé[7]. Six cents exemplaires et 50 louis, voilà pour la question la plus embarrassante à traiter, l’éditeur prendra pour les billets les termes qui lui conviendront.

Vous vous êtes sans doute bien amusé dimanche ? Mieux qu’au bal ! Bécord m’a dit en bémol qu’elle était dans une loge au rez-de-chaussée[8]. Adieu, monsieur, recevez, je vous prie, l’assurance de ma considération la plus distinguée et celle de mes sentimens,

ROSA DE SAINT-SURIN

P.~S. -Depuis deux jours, je suis souffrante, j’ai été obligée d’interrompre plusieurs fois cette lettre, j’attribue ma fatigue à dimanche… Imaginez que j’ai dansé jusqu’à six heures du matin que l’on a déjeuné, et cela sans d’autre interruption aux contredanses que le paisible galop.

M. Alibert m’écrit hier de vous engager à lui faire l’honneur de venir déjeuner dimanche chez lui, ainsi que j’ai eu l’extrême bonté de lui annoncer votre visite pour un jour quelconque ; il désire que ce soit demain ; il est encore malade, je le suis aussi, mais pour aller chez son médecin il n’importe, et si ce projet entre dans vos arrangemens, je vous attendrai à midi précis chez moi.

Ce samedi 30 novembre 1833.

Mardi, j’ai quelques personnes le soir ; je serais charmé que M. Berlioz ne vous réclamât pas à l’heure du thé.

Adieu. Toute cette dépense de bel esprit, toutes ces agaceries de la prunelle et de la plume furent en pure perte. L’insensible Renduel ne voulut pas plus des romans à venir, qu’il n’avait voulu des précédens, et Marie, ou Soir et matin, parut quelques années après chez Belin-Mandar : quelle chute pour qui avait rêvé des luxueuses éditions de la librairie en vogue ! La sémillante dame se consola en produisant force ouvrages de tout genre, en remplissant maints journaux de sa prose, en épousant enfin un membre bien connu de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, M. de Monmerqué. Elle dut quitter alors le nom de son premier mari ; mais en changeant son nom de femme, elle garda son nom d’auteur et en librairie elle resta Saint-Surin.

Mme de Saint-Surin avait une amie, ou plutôt une rivale littéraire, Juliette Bécard, qu’elle appelait spirituellement Juliette Bémol. Femme séparée d’un officier peu sensible au beau style et qui la menait par le bâton, Mme Bécard ne déployait pas moins de grâces que son amie auprès de l’éditeur, mais elle mettait en œuvre d’autres moyens de plaire. Avec elle point de tendres simagrées, d’airs penchés ni d’yeux en coulisse : elle prend le ton d’un homme, l’allure d’un bon garçon, écrit à la diable, dit des gros mots, puis se regarde dans la glace d’un air coquettement crâne. Elle avait surtout une manie désagréable, un moyen qu’elle croyait infaillible pour décider Renduel à publier le roman qu’il avait eu la politesse d’accepter : elle s’immisçait malgré lui dans ses questions de ménage, affectait une familiarité charmante, le consultait sur ses affaires, son logement, ses domestiques, sur tout ce qui ne le regardait pas et le laissait très froid.


Les honorables Poussez, Guenaud et Compagnie sont tous de vilains menteurs, et, s’ils n’avaient ensemble qu’une seule joue, j’irais y déposer le plus éclatant soufflet. Comment, pas encore d’épreuves aujourd’hui ! C’est une horreur. Je suis furieuse, j’ai un petit air de colère et de menace qui me va parfaitement ; mais je ne vous engage pas moins à dépêcher un (sic) de vos estafettes vers cette infime imprimerie sur laquelle je laisse tomber tout le poids de ma malédiction. J’insiste pour ces épreuves, parce que je suis presque sûre qu’elles sont perdues ou que les gamins qu’on charge de me les apporter les ont vendues pour faire des cornets. Et voilà comment on expose une honnête réputation future !

Je viens de voir le 60e logement rue Taranne, en face le n° 9. Peut-être me déciderai-je pour celui-là.

Adieu, j’oublie ma colère.

J. BECARD.

Quelques jours après, nouvelle lettre : nouvelle tempête, nouvel accès de fièvre et nouvel apaisement sous le doux regard de l’éditeur. Dites-moi un peu, ami, si messieurs les imprimeurs se f… de moi. Je n’ai pas eu encore les épreuves, qui sont composées depuis quatre jours. Faites-moi le plaisir de gronder vos agens de ma part, mais très sérieusement.

Si vous n’êtes pas le plus renforcé sybarite que je connaisse, je vous prierai de venir ce soir. J’ai à parler avec vous logement et ménage. Les pauvres femmes sont si sottes que, lorsqu’elles n’ont pas de mentor naturel ou lorsque, comme moi, elles les ont envoyés promener, il faut qu’elles s’en donnent de choix.

Je vais prier Dieu pour qu’il pleuve moins.

Toute à vous de cœur.

J. BECARD.

Ce bas-bleu cavalier en vint heureusement à ses fins et vit paraître, à la librairie Renduel, un beau jour de l’année 1834, cet Accès de fièvre, le premier livre qu’elle ait pu faire éclore, et le dernier. Quel triomphe sur sa bonne amie de Saint-Surin ; mais quel désenchantement si elle avait pu soupçonner ce qu’un critique important pensait de son livre et disait d’elle-même à Renduel !

Il paraît, mon cher ami, que vous n’avez pas lu mon dernier billet. En voici la substance :

Si vous consentez à me délivrer de Mme B…, je vous offre en échange deux volumes nouveaux et vous demande un an pour les faire, c’est-à-dire jusqu’au 31 mars 1837. — Je renonce à la réimpression de mes Portraits littéraires. — J’espère que vous pourrez m’envoyer demain matin un mot de réponse. — Et si vous acceptez. je vous remercie et suis encore votre obligé.

T. à v.

GUSTAVE PLANCHE.

Mardi.

Renduel dispense-t-il Planche de parler d’Un accès de fièvre ou celui-ci se libéra-t-il lui-même de cette corvée ? Toujours est-il qu’aucun ouvrage du célèbre critique ne parut chez Renduel et que l’irascible Juliette put rester persuadée que son livre avait soulevé partout, dans le monde et dans la presse, une admiration sans bornes.

Entre tant d’écrivains dont nous avons suivi les rapports littéraires et financiers avec Renduel, plusieurs, Sainte-Beuve, Nodier, Pétrus Borel, Janin, Paul de Musset, se distinguent par le tour élégant qu’ils savent donner aux billets traitant des choses les plus vulgaires ; d’autres, comme Latouche et Gautier, révèlent rien qu’en deux lignes leur humeur irascible ou gouailleuse ; mais presque tous n’écrivent que des lettres assez courtes. Deux seulement se plaisent, dans le nombre, à rédiger de longues missives : l’un, Gérard de Nerval parce qu’il voyage ; l’autre parce qu’il est comme en exil au fond de la province. Aussi ce dernier noircit-il du papier sans nécessité, pour le seul plaisir de défendre quelque thèse originale, et encore excuse-t-il son amusant badinage par l’ennui qu’il éprouve loin de la capitale, par le besoin qu’il ressent de se distraire un peu. Lettres neuves et plaisantes, où l’exilé s’élève contre l’admiration banale du public pour la Provence, boutades antiméridionales qu’on croirait signées d’un écrivain passé maître ès railleries ou paradoxes, d’un Gautier ou d’un Petrus Borel, et qui sont tout simplement du fashionable et du « lion » par excellence : Eugène Chapus.

Chapus était en relations avec Renduel depuis 1831, l’année où avait paru son premier roman, le Caprice : il avait reçu de lui la modique somme de 300 francs, dont 100 en livres, et c’était encore générosité de l’éditeur qui pouvait, en s’en tenant à la lettre du traité, payer seulement un tiers en espèces et le surplus en volumes. En 1833, Chapus avait encore vendu à Renduel sa Titime, histoire de l’autre monde ; puis, comme il désirait passer un hiver dans le Midi pour raffermir sa santé, il s’était fait attacher au cabinet particulier du préfet du Gard, M. Rivet, le même qui obtint beaucoup plus tard une notoriété de quelques mois par sa proposition en faveur du gouvernement de M. Thiers. Chapus, qui avait gardé mémoire des bons procédés de l’éditeur, usa aussitôt de sa position semi-officielle pour aider Renduel à rentrer dans une créance qu’il avait sur un libraire de Nîmes, homme de solvabilité douteuse et qui fournissait précisément de livres le préfet ; le jeune attaché n’eut pas de peine à faire comprendre au sieur P… qu’il pourrait bien donner une publicité fâcheuse à cette affaire et lui enlever ainsi la clientèle de la préfecture. Cette menace produisit quelque effet, et Chapus, tout fier du succès, écrit à Renduel, le 23 janvier 1834, qu’il espère obtenir un gros acompte dans la huitaine ; il lui expose ensuite ses démarches par le menu et lui recommande de se défier aussi bien de l’huissier que du débiteur, les deux faisant la paire. Et, de fil en aiguille :


Je me félicite d’avoir eu la pensée de vous donner de mes nouvelles, puisque cela m’a procuré l’occasion de vous être bon à quelque chose. Je souhaite que vous ne borniez pas à si peu le zèle de mon amitié. Surtout n’allez pas craindre d’être indiscret : sans connaître l’ennui, cette chose si triste qui d’ordinaire suit en croupe l’homme en voyage, le cercle de mes occupations et de mes récréations est assez restreint à Nîmes pour que je trouve beaucoup de temps à vous consacrer. Je ne demande pas mieux d’ailleurs que d’avoir une affaire chicanière à discuter : cela m’enlèvera quelquefois à cette mélancolie que vous avez si justement reconnue en moi. Oui, je suis tenté souvent de croire que j’ai le spleen, tant mes dispositions habituelles sont tristes et sombres. J’avais compté sur un séjour dans le Midi pour dissiper non seulement mon mal physique, mais aussi ce mal moral ; mon espoir n’a pas été pleinement réalisé : le corps va mieux ; l’esprit, ou l’âme, comme vous voudrez, est au même point. C’est qu’aussi je n’ai éprouvé que désenchantement sur désenchantement, depuis que je parcours nos provinces méridionales si renommées. Persuadez-vous bien, mon cher Renduel, qu’il y a parmi toutes les choses stupides en circulation dans le monde, une stupidité de plus à ajouter, que peu de progressifs connaissent et dont je viens de faire l’expérience : c’est l’engouement général qu’on affecte pour le Midi. Il est temps de faire justice de cette admiration traditionnelle. Je ne vois ici que des montagnes pelées, déboisées. où nul arbre ne croît pour protéger une pâquerette solitaire ou quelques petits brins d’herbe verte. Partout des cailloux, des terres calcaires ; des ocres rouges ; des vignes qui poussent dans le sable et sur des roches ; des oliviers avec leur feuillage terne et leurs branchages inflexibles qui ne se balancent jamais qu’au souffle impétueux du vent du nord ; des rivières encaissées entre de hautes berges, et dont l’aspect est infécond pour ainsi dire par la rareté des émotions qu’il fait naître. Voilà, mon cher Renduel, la peinture ébauchée de l’ensemble du Midi. Que serait-ce si je l’envisageais sous son point de vue moral ! Cependant on rencontre çà et là quelques paysages, quelques accidens de terrain qui consolent le touriste de ses nombreux mécomptes. Une autre fois je vous dirai le bien qu’il y a à en dire.


Un mois plus tard, le 20 février, nouvelle lettre, écrite, celle-là, sur grand papier administratif, avec l’en-tête officiel, ce qu’il n’est par inutile de savoir pour comprendre certaine phrase ambiguë. Le sieur P…, qui devait donner un acompte considérable dans les huit jours, n’avait au bout d’un mois fourni que 50 francs, mais en faisant promesse formelle de se libérer peu à peu : à en croire Eugène Chapus, ce piètre résultat était réputé tour de force dans le pays, avec un débiteur pareil. Une fois exposé le point où en est l’affaire, Chapus n’oublie pas sa promesse antérieure de dire tout le bien qu’il pense du Midi. et il le fait en conscience :


… Je sais trop bien, mon cher camarade, que la poste, tout comme M. le baron Séguier, ne rend pas des services. En sorte que vous pouvez croire que si j’ai choisi ce format administratif pour vous écrire, c’est qu’il ne vous coûtera pas plus cher qu’un petit format. Le minimum du port est basé sur la feuille de grand papier à lettres. Admirable combinaison pour un exilé qui, comme moi, est obligé d’écrire et d’écrire sans cesse à ses parens, à ses amis, à ses connaissances, à ses maîtresses, à ceux même qu’il ne connaît pas, afin de tuer, de stranguler le tems et de faire face à la vie ennuyeuse qu’on mène dans la bienheureuse ville de Nîmes. Croyez bien que si je n’avais cette ressource et celle de rédiger quelques notes littéraires, la position ne serait pas tenable : j’en serais réduit à regarder des oies et des canards qui se trouvent dans une cour sous mes yeux et dont les mœurs et les occupations varient selon l’état de la température. Fait-il beau tems, ils travaillent à l’œuvre de la génération avec une ardeur récréative et digne d’envie. Vient-il à pleuvoir, oh ! c’est bien différent ! ils battent de l’aile, ils crient ; les uns se tiennent droits et immobiles, les autres se mettent en équilibre sur une patte, allongent l’autre patte horizontalement, comme des danseurs du Grand-Opéra. Quelquefois je suis pris de l’envie de les applaudir, tant l’illusion qu’ils me procurent est complète.

A cela près, de plaisirs et de distractions, ici, il n’y en a point. La société, nulle ; les femmes, ces femmes à la gorge dorée, ces Provençales qui, selon M. Sue, valent les filles de l’Arno, elles sont sales et haves, et de plus elles parlent le patois — horrible patois ! — Et pourtant vous savez tout ce qu’on a dit et répété de ce patois : Langue des trouvères, langue poétique, langue d’amour ! — Stupide ! ridicule ! — Ne croyez pas à tout cela. Le patois est un composé de mots celtiques, arabes, latins, italiens, etc., et il est prononcé le plus communément avec des inflexions de voix dures et gutturales ; c’est fort déplaisant. Je vais plus loin, je nie que les Méridionaux de France puissent passer pour un peuple doué d’une haute organisation poétique. A celui qui me contredira je demanderai si Corneille était Provençal ; si Racine, La Fontaine, Molière, Voltaire, Lamartine, Chateaubriand, Hugo. sont nés sous le ciel du Tran di Diou ? A mon avis, ce ciel de la Provence qui n’est ni froid, ni brumeux, ni chaste, comme celui des pays septentrionaux, qui n’est ni chaud, ni bleu, ni enflammé comme celui de l’Italie, de la Grèce ou des Tropiques, auquel il manque les belles eaux de ces régions, ces cèdres du Liban, ces châtaigniers de la Sicile, ces ouragans des Antilles, ces palmiers de l’Arabie, ces longues forêts du Nord si chevelues, ces riches campagnes si fécondes, si vertes en été, si mélancoliques en hiver, lorsque la neige les a ensevelies, et ces longues soirées passées au coin du feu si favorables à la méditation, — ce ciel est une sorte de terme moyen où la sève poétique est comme la sève végétale : elle n’arrive jamais à un vaste développement. Ce qu’on rencontre ici au lieu de poésie et d’éloquence, c’est la finesse, c’est l’esprit des affaires : il y a un avocat ou un bavard en herbe dans chaque bambin.

Les journaux vous ont appris que des troubles avaient eu lieu à Lyon. L’ordre est arrivé presque aussitôt de faire marcher deux bataillons du régiment de ligne qui tient garnison ici. Cette nouvelle a répandu quelque inquiétude d’abord ; mais l’influence de ce qui se passait à Lyon n’a pas eu l’effet qu’on pouvait craindre sur les 25 000 ouvriers qui peuplent nos ateliers. La Société des Droits de l’homme avait envoyé des émissaires pour exalter l’esprit de ces pauvres diables, afin de provoquer une simultanéité de révolte, mais ils ont complètement échoué. Nîmes n’a pas bougé, et la tranquillité la plus grande n’a pas cessé de régner. Au surplus, cette ville si renommée par ses agitations, son fanatisme politique et religieux, n’a pas compté une seule collision depuis bientôt trois ans entre les partis qui divisent sa population. Nous apprenons à l’instant même que la situation de Lyon s’améliore. Dans la soirée du 18, un rassemblement excité sur la place des Terreaux par quelques meneurs a été dispersé sans difficulté : sur 14 individus arrêtés, deux seulement sont ouvriers ; — on s’attendait à voir reprendre le travail hier.

Maintenant que ces lignes sont écrites, il me vient un scrupule : je crains que la nuance politique qui s’y décèle ne vous choque. Vous êtes quelque peu Caracalla, je crois, mon cher Renduel.


Eugène Chapus écrivait des lettres fort récréatives, mais les rentrées de Renduel ne s’effectuaient toujours pas, et plus d’un an s’écoula sans que celui-ci reçût rien de Nîmes. Cependant, en décembre 1835, il vit arriver chez lui Chapus, non pas avec l’argent souhaité, mais avec un nouveau roman. Cette fois, il le prit au mot tout en riant ; il s’empressa d’éditer la Carte jaune, histoire de Paris, et pour le payer, il lui transmit son excellente créance sur ledit sieur P… avec 500 francs bien sonnans. Auteur et libraire se quittèrent également satisfaits : celui-ci de n’avoir plus de créance, et celui-là d’avoir vingt-cinq louis.


IX. — LE ROMANTISHE EN SA PLEINE FLORAISON

On condamne le romantisme en principe, mais tous les esprits s’y laissent prendre cependant. Ainsi de la morale et de tout, ici-bas. » C’est le jeune Adolphe Thiers qui terminait ainsi, en 1821, une lettre adressée au président de l’Académie toulousaine de Clémence Isaure, et l’avocat de vingt-quatre ans marquait déjà par ce billet, comme par sa pièce de concours dirigée contre le romantisme, cette ardeur dans la discussion, cet absolutisme dans les opinions qui se développa si vite chez lui avec l’âge et par le succès. Il n’a pas eu le prix et s’en console aisément, « n’ayant aucune confiance aux jugemens des sociétés littéraires qui, souvent, n’entendent pas même les questions qu’elles proposent » ; mais il s’étonne, dans un concours littéraire dirigé évidemment contre « la littérature à laquelle on a donné le nom de romantique », de voir couronner un ouvrage rempli justement du plus mauvais goût romantique, et il s’explique de moins en moins la sévérité qu’on a montrée à son égard. Une chose dut le surprendre bien davantage par la suite, un phénomène littéraire qu’il ne s’expliqua peut-être jamais : la brillante destinée de cette école alors réprouvée, la plus-value de ces ouvrages longtemps dédaignés, car l’écrivain et le bibliophile, en M. Thiers, durent être également surpris de s’être à ce point trompés ou plutôt, sans confesser leur erreur, d’avoir reçu un tel démenti des événemens.

Comme il n’est pire ironie que celle du hasard, un an après que le jeune Thiers s’était exprimé en termes si dédaigneux, un livre paraissait qui allait renouveler la poésie française en affirmant le romantisme à la face du monde : les Odes de Victor Hugo. Jusqu’alors ce poète de dix-huit ans avait simplement publié avec ses deux frères et quelques amis les livraisons du Conservateur littéraire, où il se faisait à bon droit la part du lion, à la fois critique et créateur ; mais si ses articles témoignent d’un sens critique, étouffé plus tard par l’explosion de ses facultés lyriques et dramatiques, ses vers de 1819 laissaient aussi peu prévoir ceux des Odes et Ballades ou des Orientales que sa prose celle de Notre-Dame de Paris. En 1822, il publia ses Odes et poésies diverses chez Pélicier, en même temps qu’Alfred de Vigny donnait au même éditeur, sans signer, ses poèmes d’Héléna, de la Somnambule, de la Femme adultère, etc. C’est donc cette année-là que s’ouvre, à la rigueur, l’ère romantique, ayant devant elle un assez bel avenir, car on la peut prolonger jusqu’à sa limite extrême, en 1843, jusqu’à la représentation des Burgraves et l’apparition de la Lucrèce de Ponsard.

Et vous savez ce que répondit Célestin Nanteuil lorsque Hugo lui fit demander trois cents jeunes gens pour soutenir de leurs bravos les Burgraves comme autrefois Hernani et le Roi s’amuse ! « Il n’y a plus de jeunesse, aurait dit mélancoliquement le vieux combattant romantique, et je ne puis recruter les trois cents plaqueurs qu’on me demande. » En effet toute la phalange de peintres, de graveurs et d’écrivains qui s’était groupée autour d’un esprit supérieur était déjà disséminée et les fanatiques partisans d’autrefois avaient pris de l’âge et tiré chacun de leur côté sans être remplacés par des jeunes recrues qui les valussent, même en nombre. Et cependant, le public n’était pas tellement gagné à la cause romantique qu’on le pût abandonner à lui-même et ne pas douter de l’accueil qu’il ferait aux Burgraves sans être entraîné, violenté par des défenseurs convaincus et surtout menant grand tapage. Il fallait plus que jamais lui forcer la main si l’on voulait que tel ou tel auteur eût au moins les apparences d’un triomphe. La preuve en est que les Burgraves, qui devaient consacrer les succès progressifs du romantisme, en marquèrent le premier grave échec, contrairement à tout espoir, par ce seul fait qu’on n’avait pas pu réunir trois cents partisans pour faire du bruit comme trois mille et imposer leur opinion à tant de spectateurs plus timides et moins bruyans. Nanteuil le pressentait et, comme dit fort bien Gautier, « il avait combattu avec un courage héroïque à toutes les grandes batailles du romantisme, mais il ne se faisait pas d’illusion sur l’issue de la lutte. D’une part il sentait l’animosité croissante, de l’autre l’enthousiasme diminuant, et la médiocrité heureuse de reprendre sa revanche sur le génie. »

En réalité, le mouvement romantique ne fut pas l’élan irrésistible de toute la jeunesse à la conquête des libertés littéraires, et c’était une illusion de Gautier de penser que toute la jeunesse, au temps de Hernani, se ruait impétueuse vers l’avenir, ivre d’enthousiasme et de poésie, comptant cueillir pour elle à son tour les palmes qu’elle disputait pour son chef acclamé. Tous ne combattaient pas, parmi les jeunes gens d’alors, mais dame ! ceux qui se lançaient dans la bataille, y frappaient de grands coups, y poussaient de grands cris. Le romantisme militant, le seul qu’on puisse apprécier à distance, était, par le fait, un parti de jeunes gens plus tempétueux que nombreux, une phalange d’artistes et de littérateurs groupés autour du chef qui s’imposait par le génie et luttant avec conviction, mais surtout avec éclat, pour conquérir des libertés qu’on ne pouvait pas sérieusement leur disputer. L’armée romantique, il faut le dire, était assez restreinte, et c’est pourquoi Gautier put, la mort venant, prononcer l’oraison funèbre des anciens camarades, à mesure qu’ils disparaissaient de ce monde. Ils eussent été légion, comme on le dit parfois, que Gautier n’aurait pas pu songer à leur rendre à tous ce suprême hommage ; et d’ailleurs, il ne les aurait pas tous connus.

C’est ce qui explique aussi pourquoi la belle période du romantisme échevelé fut si courte : elle dura tout au plus quinze ans. A mesure que ceux qui, vers leur vingtième année, avaient été soit Bousingots », soit « Jeune-France », ceux-ci se cantonnant dans les choses d’art et de littérature, affectant des tristesses byroniennes, prenant des dehors élégiaques et l’air maladif ; ceux-là envahissant le domaine politique et manifestant les idées les plus violentes ; à mesure que ces « Bousingots » et ces « Jeune-France » avaient avancé en âge et pris une carrière en devenant, qui magistrat ou médecin, qui fonctionnaire ou professeur, les moins nombreux de beaucoup continuant à manier le crayon, la plume ou le pinceau, la troupe s’était éparpillée aux quatre coins de la France. Et les nouveaux champions, les tard venus dans le romantisme s’étaient recrutés seulement parmi ceux qui, se trouvant encore au collège au temps du Roi s’amuse, avaient été piqués de la tarentule littéraire : on les appelait Vacquérie et Louis Bouilhet, Flaubert et Maxime du Camp, pour ne nommer que les principaux. Or, il n’y avait pas la, tout mérite à part, de quoi combler les vides faits dans les rangs romantiques par Page et l’éloignement.

J’ai dit que la brillante époque du romantisme avait duré seulement quinze ans : c’est presque trop dire. En étendant la période romantique, ainsi que l’a fait Asselineau, de l’apparition des premières Odes, en 1822, à la chute des Burgraves, en 1843, on prend une étendue extrême. En fait, la période absolument brillante et victorieuse du romantisme ne comprend que dix ou douze ans : de 1826, date de la publication des Odes et Ballades, à la représentation de Ruy Blas, en 1838. Qu’on vérifie, et l’on verra que presque toutes les œuvres demeurées célèbres de l’école romantique ont vu le jour dans ce court espace de temps : le théâtre et les poésies de Victor Hugo, les poèmes d’Alfred de Musset, les romans de Gautier, les drames d’Alfred de Vigny, les contes de Nodier, les premiers romans de George Sand, les nouvelles de Mérimée et les grandes pièces historiques de Dumas.

Ce fut alors une merveilleuse éclosion de créations littéraires destinées à vivre, et ce fut un temps exceptionnel pour la librairie française, personnifiée en un seul homme, Eugène Renduel, comme l’était l’école romantique en un seul poète, Hugo. Il y a cela de particulier dans la carrière, d’ailleurs assez courte, de Renduel, qu’il arriva juste au moment où l’école romantique affirmait sa force avec les Odes et Ballades et qu’il disparut comme elle allait jeter ses derniers feux avec Ruy Blas. Le hasard eut sa part dans cette coïncidence, à coup sûr ; mais l’intelligence et le sens littéraire de l’homme aidèrent singulièrement au succès de son entreprise. Il ne dépendait pas du hasard, après tout, que les auteurs les plus en vue, après avoir débuté chez d’autres libraires, allassent se faire éditer chez le nouveau venu ; il ne dépendait pas du hasard qu’Eugène Renduel acquit très vite une notoriété considérable et publiât tant d’ouvrages remarquables ; qu’il dût, par la suite, incarner à lui seul toute la librairie romantique au détriment d’éditeurs comme Urbain Canel et Pélicier, Levavasseur et Souverain, Bossange et Ladvocat, Delloye et Charpentier.

Aux yeux des descendans qui résument volontiers toute une époque en une personne ou tout un genre en un individu, Hugo représente à lui seul le romantisme créateur et Renduel, a son rang plus modeste, est demeuré le type abstrait, absolu, de l’éditeur romantique. Et cependant, de ces deux hommes rapprochés par une force invincible, unis durant dix années par tant d’intérêts communs et qui se voyaient tous les jours, le second est mort sans que le premier ait paru se rappeler qu’il avait été son ami, qu’il avait lutté côte à côte avec lui pendant dix ans. Ils s’étaient pourtant quittés bons amis ; mais Page et l’éloignement avaient produit sur eux le même effet que sur tous les vétérans de l’armée romantique, et près de quarante années ne s’écoulent pas sans effacer bien des souvenirs entre les hommes qui se sont le plus fréquentés et le mieux connus !


ADOLPHE JULLIEN.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1895 et du 1er janvier
  2. La Famille Moronval, grand drame en cinq actes d’un jeune auteur débutant, Charles Lafont, venait d’être représentée au théâtre de la Porte-Saint-Martin le lundi 6 octobre 1834. Acteurs principaux : Lockroy, Delafosse, Provost ; Mmes Georges, Ida, Falcoz, etc. « Il y a dans ce mélodrame qui a obtenu un succès de curiosité et de terreur — écrit Ch. Rabou au Journal de Paris — tous les défauts ordinaires aux pièces de l’école Saint-Martin, c’est-à-dire un luxe effrayant et gratuit de crimes, de la bouffissure dans le style et dans les caractères, une multiplicité d’action nuisible à l’intérêt… Nous parions pour de très fortes recettes et pour un succès populaire qui garnira à la fois le balcon et le paradis. » Ce critique aurait gagné son pari, car la Famille Moronval, publiée à l’origine chez Marchant et chez Barba, fut reprise et réimprimée plus d’une fois ; mais on devine si ce gros mélodrame, assemblage extraordinaire d’assassinats et d’empoisonnement, devait plaire à Gérard et à ses amis.
  3. Il s’agit, dans cette lettre, de la première représentation du drame d’Alexandre Dumas. Angèle, joué à la Porte-Saint-Martin le 28 décembre 1833.
  4. Le restant de ses droits d’auteur pour les Jeune-France, à ce que spécifie M. de Spœlberch de Lovenjoul dans sa minutieuse Histoire des œuvres de Théophile Gautier (2 vol. in-8, chez Charpentier, 1887).
  5. Allusion plaisante au titre officiel que la Société de l’Europe littéraire avait décerné à Renduel, chez qui se publiait ce luxueux recueil.
  6. Allusion au titre d’un volume qui venait de paraître à la librairie Renduel : Samuel, roman sérieux, par Paul de Musset, auteur de la Table de nuit (1833).
  7. MM de Saint-Surin entendait parler ici de ses amis de l’Institut, l’Institut étant logé depuis 1806 - il y est encore aujourd’hui — dans l’ancien collège Mazarin ou des Quatre-Nations fondé en 1663, en exécution des dispositions testamentaires de Mazarin, pour recevoir spécialement les écoliers de l’état ecclésiastique de Pignerol, d’Alsace et pays allemands, de Flandre et de Roussillon ; d’où le nom de collège des Quatre-Nations.
  8. Où donc Renduel avait-il pu aller et s’amuser le dimanche précédent, 25 novembre 1833 ? Sûrement la dernière phrase de la lettre de Mme de Saint-Surin l’indique — à la représentation-concert que Berlioz, marié depuis deux mois, avait organisée à l’Opéra-Italien (salle de l’Odéon) pour restaurer la gloire de miss Smithson et qui fut un désastre pour sa femme, tandis que lui-même s’était embrouille en dirigeant sa cantate de Sardanapale et n’avait pu faire exécuter sa Symphonie fantastique, les musiciens recrutés par lui s’étant esquivés à minuit précis (v. mon Hector Berlioz, sa vie et œuvres, librairie de l’Art, 1888, p. 88 et suivantes). Renduel, qui n’aimait guère la musique, avait dû à sa qualité d’éditeur du Cénacle de recevoir une invitation pour ce concert : peut-être même, en raison des attaches romantiques du jeune compositeur, se faisait-il un devoir de défendre et d’applaudir Berlioz.