Le Secret de Wilhelm Storitz/18

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Hetzel (p. 207-213).

XVIII


Cette situation, dont nous n’étions plus les maîtres, se terminerait-elle par un dénouement heureux ? Qui aurait pu le croire ? Comment ne pas se dire que Myra était à jamais rayée du monde visible ? Aussi, à cet immense bonheur de l’avoir retrouvée, se mêlait cette immense douleur qu’elle ne fût pas rendue à nos regards dans toute sa grâce et sa beauté.

On imagine ce qu’allait être dans ces conditions l’existence de la famille Roderich.

Myra ne tarda pas à se rendre compte de son état. En passant devant la glace de la cheminée, elle n’avait pas aperçu son image… Elle se retourna vers nous, en jetant un cri d’angoisse, et ne vit pas son ombre à ses côtés…

Il fallut alors tout lui dire, tandis que des sanglots s’échappaient de sa poitrine, tandis que Marc, agenouillé près du fauteuil où elle venait de s’asseoir, essayait en vain de calmer sa douleur. Il l’aimait visible, il l’aimerait invisible. Cette scène nous déchirait le cœur.

Vers la fin de la soirée, le docteur voulut que Myra montât dans la chambre de sa mère. Mieux valait que Mme Roderich la sût près d’elle, l’entendit lui parler.

Quelques jours s’écoulèrent. Ce que n’avaient pu faire nos encouragements, le temps le fît ; Myra s’était résignée. Grâce à sa force d’âme, il sembla bientôt que l’existence normale eût repris son cours. Myra nous prévenait de sa présence en parlant à l’un ou à l’autre. Je l’entends encore disant :

« Mes amis, je suis là… Avez-vous besoin de quelque chose ?… Je vais vous l’apporter… Mon cher Henri, que cherchez-vous ?… Ce livre que vous avez posé sur la table ?… Le voici !… Votre gazette ?… Elle est tombée près de vous… Mon père, c’est l’heure où, d’habitude, je vous embrasse… Pourquoi, Haralan, me regarder avec des yeux si tristes ?… Je t’assure que je suis toute souriante. Pourquoi te faire de la peine ?… Et vous, mon cher Marc, voici mes deux mains… Prenez-les !… Voulez-vous venir au jardin ?… Donnez-moi votre bras, Henri, et nous causerons de mille et mille choses. ».

L’adorable et bonne créature n’avait pas voulu qu’il fût apporté aucun changement à la vie de famille. Elle et Marc passaient de longues heures ensemble. Elle ne cessait de lui murmurer d’encourageantes paroles. Elle essayait de le consoler, affirmant qu’elle avait confiance dans l’avenir, que cette invisibilité cesserait un jour… Cet espoir, l’avait-elle réellement ?

Mon cher Henri, que cherchez-vous ? ce livre ?

Une modification, cependant, une seule, fut faite à notre vie familiale. Myra, comprenant combien sa présence dans ces conditions eût été pénible, ne vint plus prendre sa place à table au milieu de nous. Mais, le repas achevé, elle redescendait au salon. On l’entendait ouvrir et refermer la porte, disant : « Me voici, mes amis, je suis là ! » et elle ne nous quittait plus qu’à l’heure de remonter dans sa chambre, après nous avoir souhaité le bonsoir.

Il n’est pas besoin de le dire, si la disparition de Myra Roderich avait produit tant d’effet dans la ville, sa réapparition — je n’ai pas d’autre mot dans mon vocabulaire — en produisit plus encore. De toutes parts arrivèrent des témoignages de la plus vive sympathie, et les visites affluèrent à l’hôtel.

Myra avait renoncé à toute promenade à pied dans les rues de Ragz. Elle ne sortait qu’en voiture fermée, accompagnée de quelqu’un des siens. Mais elle préférait à tout s’asseoir dans le jardin, au milieu de ceux qu’elle aimait, et auxquels, moralement du moins, elle était rendue tout entière.

Pendant ce temps, M. Stepark, le Gouverneur et moi-même, nous nous obstinions à faire subir au vieil Hermann des interrogatoires aussi nombreux que stériles. On ne pouvait rien en tirer d’utile dans les tristes circonstances que nous traversions.

Les événements ayant prouvé sa bonne foi en ce qui concernait l’enlèvement présumé de Myra, on ne l’inquiétait plus de ce chef, mais ne pouvait-il se faire qu’il fût au courant des secrets de son maître défunt ? ou même qu’il fût détenteur de la formule d’Otto Storitz ?

Quel remords pour M. Stepark et pour moi-même d’avoir agi avec tant de précipitation lors de la découverte du caveau ! Sans cette précipitation déplorable, ce que nous avions fait pour Hermann, nous aurions pu le faire pour Myra. Un seul flacon de la mystérieuse liqueur, et toutes nos angoisses passées n’auraient plus été qu’un cauchemar effacé dans la joie du réveil.

Le crime involontaire que M. Stepark avait commis, et que j’avais, moi, laissé commettre, nous ne nous en vantions ni l’un ni l’autre. Il demeurerait à jamais enseveli entre nous, et, d’un tacite accord, nous n’avions même pas échangé le moindre mot à ce sujet.

Chacun de notre côté, nous nous acharnions l’un et l’autre à torturer de mille façons le malheureux Hermann, dans le chimérique espoir de lui arracher un secret qu’il ne possédait sans doute pas. Quelle chance y avait-il, en effet, qu’on eût révélé à un domestique dépourvu de la plus vulgaire culture les arcanes de la chimie transcendante, et, si on l’avait fait, quelle probabilité que celui-ci y eût compris quelque chose ?

Le jour vint enfin où nous prîmes conscience de l’inanité de nos efforts, et, comme il ne subsistait, en somme, contre Hermann aucune charge qui fût justiciable des Tribunaux, il fallut bien se résoudre en haut lieu à le remettre en liberté.

Mais le sort avait décidé que le pauvre diable ne profiterait pas de cette tardive mansuétude. Le matin où son gardien vint le chercher pour lui rendre la clef des champs, on le trouva mort dans sa cellule, foudroyé par une embolie, comme l’autopsie le démontra ultérieurement.

Ainsi s’évanouit notre dernier espoir. Ainsi nous fut démontré que le secret de Wilhelm Storitz demeurerait à jamais inconnu.

Dans les papiers saisis lors de la perquisition du boulevard Tékéli et déposés à la Maison de Ville, on ne trouva, après un minutieux examen, que de vagues formules, des notations à la fois physiques et chimiques, absolument incompréhensibles. Cela ne nous avançait à rien. Impossible de rien déduire de ce fatras, quant à la reconstitution de la diabolique substance dont Wilhelm Storitz, avait fait un si criminel usage.

De même que son bourreau avait surgi du néant, en tombant frappé au cœur par le sabre d’Haralan, de même la malheureuse Myra ne reparaîtrait donc à nos yeux qu’étendue sur son lit de mort.

Dans la matinée du 24 juin, mon frère vint me trouver. Il me parut relativement plus calme.

« Mon cher Henri, me dit-il, j’ai voulu te faire part de la résolution que j’ai prise. Je pense que tu l’approuveras.

— N’en doute pas, répondis-je, et parle en pleine confiance. Je sais que tu n’auras écouté que la voix de la raison.

— De la raison et de l’amour, Henri. Myra n’est qu’à demi ma femme. Il manque à notre mariage la consécration religieuse, puisque la cérémonie a été interrompue avant que les paroles sacramentelles n’eussent été prononcées. Cela crée une situation fausse que je veux faire cesser, pour Myra, pour sa famille, pour tout le monde.

J’attirai mon frère dans mes bras, et lui dis :

— Je te comprends, Marc, et je n’imagine pas ce qui pourrait faire obstacle à tes désirs…

— Ce serait monstrueux, répondit Marc. Si le prêtre ne voit pas Myra, il l’entendra du moins déclarer qu’elle me prend pour mari comme je la prends pour femme. Je ne pense pas que l’autorité ecclésiastique fasse aucune difficulté.

— Non, mon cher Marc, non, et je me charge de toutes les démarches. »

Ce fut d’abord au curé de la cathédrale que je m’adressai, à l’archiprêtre qui avait officié à cette messe de mariage interrompue par une profanation sans exemple. Le vénérable vieillard me répondit que le cas avait été préalablement examiné, et que l’archevêque de Ragz lui avait donné une solution favorable. Bien qu’elle fut invisible, il n’était pas douteux que la fiancée fût vivante, et, dès lors, apte à recevoir le sacrement du mariage.

Les bans ayant été publiés depuis longtemps, rien ne s’opposa à ce que la date de la cérémonie fût fixée au 2 juillet.

La veille, Myra me dit, ainsi qu’elle me l’avait dit une fois déjà :

« C’est pour demain, Henri… N’oubliez pas ! »

Ce second mariage fut, comme le premier, célébré à la cathédrale Saint-Michel, et dans les mêmes conditions. Mêmes témoins, mêmes amis et invités de la famille Roderich, même affluence de la population.

Qu’il s’y soit mêlé une dose de curiosité plus grande, je l’accorde, et cette curiosité, on la comprendra, on l’excusera. Sans doute, il restait encore dans cette assistance des appréhensions dont le temps seul triompherait. Oui, Wilhelm Storitz était mort ; oui, son serviteur Hermann était mort également… Et pourtant, plus d’un se demandait si cette seconde messe de mariage n’allait pas être interrompue comme la première, si des prodiges ne troubleraient pas de nouveau la cérémonie nuptiale.

Voici les deux époux dans le chœur de la cathédrale. Le fauteuil de Myra paraît inoccupé. Elle est là, cependant.

Marc est debout, tourné vers elle. Il ne peut la voir, mais il la sent près de lui. Il la tient par la main, comme pour attester sa présence devant l’autel.

Derrière, sont placés les témoins, le juge Neumann, le capitaine Haralan, le lieutenant Armgard et moi ; puis M. et Mme Roderich, la pauvre mère agenouillée, implorant du Tout-Puissant un miracle pour sa fille !… Autour se pressent les amis, les notabilités de la ville, emplissant la grande nef, et les bas-côtés fourmillent de monde.

Les cloches sonnent à toute volée, les orgues résonnent à pleins jeux.

L’archiprêtre et ses acolytes sont arrivés. L’office commence, ses cérémonies se déroulent au chant de la maîtrise. À l’offrande, on voit Marc conduire Myra jusqu’à la première marche de l’autel et la ramener, après que son aumône est tombée dans l’aumônière du diacre.

La messe terminée, le vieux prêtre s’est retourné vers l’assistance.

« Myra Roderich, êtes-vous là ?… interroge-t-il.

— Je suis là, répond Myra.

Puis, s’adressant à Marc :

— Marc Vidal, consentez-vous à prendre Myra Roderich ici présente pour épouse ?

— Oui, répond mon frère.

— Myra Roderich, consentez-vous à prendre Marc Vidal ici présent pour époux ?

— Oui, répond Myra d’une voix qui est entendue de tous.

— Marc Vidal et Myra Roderich, prononce l’archiprêtre, je vous déclare unis par le sacrement du mariage. »

Après la cérémonie, la foule s’empresse sur la route que doivent suivre les nouveaux époux. On n’entend pas le brouhaha confus de rigueur en de telles circonstances. On se tait, en tendant le cou, dans le fol espoir de voir quelque chose. Nul ne voudrait céder sa place et personne cependant ne désire être au premier rang. Tous sont à la fois poussés par la curiosité et retenus par une peur mystérieuse…

Entre la double haie de cette foule quelque peu craintive, les époux, leurs témoins, leurs amis se rendent à la sacristie. Là, sur les registres de la fabrique, à la signature de Marc Vidal vient se joindre un nom, celui de Myra Roderich, un nom tracé par une main qu’on ne peut voir, par une main qu’on ne verra jamais !