Le Service de santé dans les nouvelles armées européennes, observations ex souvenirs de la dernière guerre

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Le Service de santé dans les nouvelles armées européennes, observations ex souvenirs de la dernière guerre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 88-133).


Le
service de santé
dans les armées nouvelles
observations et souvenirs de la dernière guerre

Les désastres de la dernière campagne n’ont que trop démontré la nécessité d’une réforme de notre système militaire. Aux masses d’hommes que l’empire d’Allemagne peut en quelques jours accumuler sur ses frontières et jeter sur les territoires voisins, nous devons opposer une armée défensive nombreuse, aguerrie, sobre et disciplinée, conduite par des officiers instruits, commandée par des généraux ayant, — à défaut du génie que la Providence accorde seulement à un petit nombre d’élus, — la science que donnent à tout homme intelligent l’expérience et le travail. Si de bonnes institutions, le respect de la loi, le sentiment du devoir, peuvent dans l’avenir assurer la paix publique en réduisant à l’impuissance les ennemis du dedans, l’armée seule peut nous donner la sécurité contre l’ennemi du dehors. L’adoption du service obligatoire pour tous, l’augmentation de l’effectif, les changemens introduits dans les moyens d’attaque et de défense par la portée plus grande des armes de guerre, doivent un jour amener des modifications profondes dans toutes les branches du service militaire. Le service de santé échappe d’autant moins à cette loi qu’il n’était pas besoin des derniers événemens pour montrer combien en était défectueuse l’organisation. Les campagnes de Crimée et d’Italie avaient mis hors de toute contestation la nécessité d’une transformation radicale de la chirurgie militaire ; mais, si la France est le pays où l’on fait le plus volontiers des révolutions, c’est celui où l’on aime le moins les réformes, et le service de santé militaire est resté à peu près tel qu’il était au 6 février 1836 : cette situation ne saurait se prolonger plus longtemps. Il appartiendrait sans doute à nos collègues militaires de traiter cette question de la réorganisation du service chirurgical d’armée ; malheureusement ils ne pourraient l’aborder sans mettre en cause leurs supérieurs hiérarchiques, nous voulons dire l’intendance : le respect de la discipline, la prudence même, leur conseillent le silence. Aussi n’est-ce qu’après avoir atteint l’âge de la retraite que M. Chenu a publié, comme annexe à son compte-rendu de la campagne d’Italie, les documens si accablans pour l’administration qui sont relatifs à celle de Crimée, car, lors de la publication de son important rapport sur l’armée d’Orient, il était encore en activité et soumis à l’intendance militaire. Pour nous, c’est sans préoccupation de cette sorte que nous abordons cette étude ; il nous sera beaucoup plus pénible de dire que, dans les réformes à opérer, c’est chez notre ennemi d’hier que nous trouvons surtout des exemples à suivre. Si nous faisons la critique du régime sanitaire de la France, ce sera dans le seul espoir de l’éclairer sur ses vrais besoins.


I

En 1858, l’étude de certaines opérations pratiquées avec succès en Angleterre, mais jusque-là peu connues et systématiquement repoussées en France, nous ayant conduit à rechercher quelle était comparativement dans les hôpitaux de Paris et de Londres la mortalité qui suivait les amputations, nous dûmes reconnaître avec douleur l’infériorité de nos résultats. Il fallait en découvrir les causes et, s’il était possible, le remède. Parmi ces causes, la plus puissante était une différence considérable dans la construction, l’aménagement, la tenue des hôpitaux, le nombre proportionnel des malades réunis dans un même espace, le régime auquel ils étaient soumis, enfin dans tout ce qui constitue ce que nous avons appelé l’hygiène hospitalière. Or, si nos hôpitaux sont sous presque tous les rapports inférieurs à ceux de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Russie, cela tient à ce que nos médecins et nos chirurgiens ne peuvent pas appliquer, même à ceux auxquels ils sont attachés, les améliorations que leur indique la science ; cela tient à ce que ces médecins n’ont pas même voix consultative dans les choses qui sont de leur compétence exclusive ; cela tient à ce que l’élément administratif prime partout en France l’élément médical, et nous réduit à l’impuissance.

Ce qui existe pour la chirurgie civile existe malheureusement, et d’une manière plus marquée encore, pour la chirurgie militaire : la mortalité de nos blessés, de nos amputés, est beaucoup plus élevée qu’elle ne l’est dans les autres armées. Sur 100 amputés de cuisse, nous en avons perdu en Crimée 91, en Italie 76, tandis que l’armée anglaise en Crimée, l’année des États-Unis dans la guerre de la sécession, n’en perdaient que 64. De même pour l’amputation du bras, en face du chiffre de 55 décès pour 100 opérations faites dans l’armée française en Crimée et en Italie, nous en trouvons 24 pour l’Angleterre, 21 pour l’Amérique. D’où vient ce résultat ?

« La chair anglaise supporte mieux les opérations que la chair française, » disait familièrement M. Velpeau lors de la discussion sur l’hygiène hospitalière, soulevant ainsi la grave et difficile question de la résistance physique des deux races. Est-il vrai que la nôtre offre déjà des symptômes de dégénérescence ? Cela n’aurait rien qui dût étonner chez un peuple qui, depuis le commencement de ce siècle, a vu mourir sur d’innombrables champs de bataille plus d’un million de ses plus robustes enfans, qui, depuis la même époque et grâce à la conscription, impose pendant la période de la plus grande activité physique à la meilleure, à la plus saine partie de sa population virile le célibat militaire, tandis qu’il livre la reproduction de l’espèce à tous ceux qui présentent un défaut physique, un vice de conformation, une insuffisance de taille. Toutefois la différence des races ne suffirait pas pour rendre compte de l’écart considérable qui existe entre les résultats obtenus de part et d’autre. Les véritables causes sont, de notre côté, l’insuffisance numérique du personnel médical, aussi bien des médecins que des infirmiers, l’insuffisance du matériel hospitalier, la mauvaise organisation des services, l’encombrement des blessés et des malades entassés dans des casernes, dans des monumens publics transformés en hôpitaux, — enfin, et au-dessus de tout, l’obstacle invincible apporté trop souvent à de bonnes mesures par l’incompétence administrative. Nous ne referons pas le procès de l’intendance militaire, nous l’avons instruit depuis longtemps dans des publications spéciales, et M. Laboulaye[1] a prononcé ici même un émouvant et éloquent réquisitoire en s’appuyant sur des documens officiels. La suprématie de l’intendance ne saurait se tolérer plus longtemps ; assez de victimes ont été sacrifiées. Il faut un changement ; il est d’autant plus nécessaire et d’autant plus urgent que la faute est non dans les hommes, qui n’ont montré que zèle et dévoûment, mais dans les institutions. Par la multiplicité et la diversité de ses attributions, l’intendance est incapable de bien remplir aucun des rôles qui lui sont départis ; qu’elle ne s’occupe donc que des choses de sa compétence, et qu’elle laisse le corps de santé militaire en agir de même. L’autonomie du corps de santé militaire est la première des réformes à obtenir ; aujourd’hui la médecine militaire n’est pas même directement représentée au ministère de la guerre, où elle ne. forme qu’une des sections de l’administration. Il existe, il est vrai, un conseil de santé des armées ; mais il n’a que voix consultative. Il est, dit l’article 17 du décret du 23 mars 1852, « chargé, sous l’autorité du ministre de la guerre, de surveiller et de diriger, en ce qui concerne l’art de guérir, toutes les branches du service de santé, et d’éclairer le ministre sur toutes les questions qui s’y rapportent. Il donne un avis consultatif sur la désignation des officiers de santé pour les divers emplois du service sanitaire… Il concourt dans la commission mixte (composée d’un général de division, de deux intendans et de trois médecins inspecteurs) au classement des propositions pour l’avancement au tour de choix. » Du reste, cette autonomie ne se rencontre à aucun degré de la hiérarchie, ni en temps de paix, ni en temps de guerre. Les hôpitaux militaires en temps de paix sont sous la haute surveillance, sous l’administration directe du sous-intendant militaire, duquel relèvent tous les officiers de santé attachés à sa circonscription. En temps de guerre, les ambulances, les hôpitaux, le service sur le champ de bataille, sont dirigés par l’intendance ; le médecin en chef de l’armée est lui-même soumis à l’autorité de l’intendant-général. C’est cet intendant ou ses représentans directs qui décident si tel ou tel édifice présente les conditions requises pour être converti en hôpital ; ce sont eux qui règlent le chiffre des malades que doit renfermer une salle, qui choisissent les villes où se feront les évacuations, et c’est tout au plus s’ils ne se croient pas autorisés à désigner quels sont les malades qu’on peut considérer comme transportables.

L’avantage d’une unité aussi complète que possible dans la direction est la seule raison qu’on oppose à l’émancipation de la chirurgie militaire ; mais tout le service de santé ne pourrait-il être unifié entre les mains du médecin en chef de l’armée ? Le corps de santé militaire a droit à l’autonomie aussi bien que le génie et l’artillerie, aussi bien que l’intendance elle-même, parce que, comme eux, il a une spécialité de fonctions, de besoins, de connaissances techniques. On objectera qu’il faut au corps de santé des moyens de transport, du matériel, et que les médecins devront toujours pour cette raison recourir à l’intendance militaire. L’objection n’a qu’une valeur apparente. De ce que la médecine militaire a besoin de matériel, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’on doive confier la direction du service de santé à ceux qui ont la charge d’entretenir ce matériel, et non à ceux qui peuvent seuls en régler utilement l’emploi pour le salut des malades et des blessés. Si l’objection peut se produire, c’est parce qu’il y a confusion dans toutes les branches de nos services administratifs, parce que le même matériel sert tantôt au transport des malades, tantôt au transport des vivres, des approvisionnemens de l’armée, de telle sorte qu’il fait défaut au moment où nos blessés en ont le plus grand besoin. Il est urgent d’introduire dans notre armée les progrès réalisés depuis longtemps dans les armées étrangères, et nous montrerons plus loin qu’à l’exemple de ce qui existe en Autriche et en Prusse un train des équipages de santé doit figurer dans la nouvelle organisation.

Il est un dernier argument que nous devons signaler. En temps de guerre, dit-on, l’intendant-général est auprès du général en chef le représentant direct de tous les services administratifs ; seul il est dans la confidence des projets du commandement, et il transmet aux médecins, comme à ses autres subordonnés, les ordres nécessaires à la réussite des opérations projetées. Donner l’autonomie à la chirurgie militaire, c’est donner au chirurgien en chef de l’armée l’entrée des conseils de guerre ; mais quel danger y a-t-il à ce que le chirurgien en chef soit dans les secrets de ce conseil, à ce qu’un Larrey, un Michel Lévy, en fassent partie ?

La meilleure manière de prouver que l’autonomie peut et doit être donnée au corps de santé militaire, c’est-de montrer qu’elle existe pour les armées des grandes puissances de l’Europe. On doit cependant faire une exception pour l’Italie. La chirurgie militaire n’y est guère mieux organisée qu’en France ; mais en ce moment même un nouveau projet est à l’étude, et l’on peut être assuré que l’Italie saura profiter des enseignemens fournis par l’expérience des autres nations.

En Autriche, un médecin-général en chef, conseiller aulique et ayant le grade de général-major, est chargé de la direction générale du corps. Il est assisté par un conseil composé de professeurs de l’école spéciale de médecine militaire, lesquels règlent avec lui toutes les affaires relatives au service. En Russie, le ministère de la guerre comprend une division spéciale qui a pour titre : département des affaires médicales, à la tête duquel est un médecin-général en chef de l’armée. De lui relèvent tous les médecins militaires ; c’est lui qui les nomme à des grades supérieurs, en consultant toutefois leurs chefs médicaux immédiats. Ce n’est que dans le corps de la garde que les chefs militaires, intervenant dans les propositions, exercent une influence indirecte, mais réelle, sur la nomination des officiers de santé à des grades supérieurs.

En Prusse, le corps médical jouit aussi de son autonomie. L’ordonnance royale du 20 février 1868 s’exprime ainsi : « L’ensemble des médecins militaires de l’armée et de la flotte en service actif ou en position de congé, ayant rang d’officiers ou de sous-officiers, forme le corps de santé. A la tête du corps de santé est le médecin-général-major (General-stabs-arzt) de l’armée. » Et l’article 2 ajoute : « Le médecin-général d’un corps d’armée[2] dirige l’ensemble des médecins militaires de la circonscription de son corps, quelles que soient les fonctions que ces médecins remplissent dans les corps de troupes, dans les garnisons ou dans les établissemens militaires ; il opère en outre dans sa circonscription le recrutement des médecins militaires. Le médecin principal (Ober-stabs-arzt) le plus ancien de chaque division administre, dans la mesure de cette ordonnance, au quartier-général de garnison en qualité de médecin divisionnaire. »

Pour ce qui regarde le fonctionnement intérieur du corps, l’autonomie est si complète que non-seulement le recrutement du personnel médical, mais aussi les promotions appartiennent, lorsqu’il s’agit des grades inférieurs, aux médecins en chef des corps d’armée, agissant toutefois comme délégués du médecin-général de l’armée ; mais, à partir du grade d’aide-major, la proposition faite par le médecin en chef d’un corps d’armée est transmise par lui au médecin-major-général, et la nomination est signée par le roi.

Unité de direction, mais direction responsable entre les mains des hommes du métier, tel est le principe posé d’abord par les États-Unis pendant la guerre de la sécession, et sur lequel se base la réforme accomplie en Prusse en 1868. La commission nommée à cette époque pour étudier les améliorations suggérées par l’expérience de la guerre de Bohême fut d’avis que tout ce qui était du ressort de la médecine militaire devait former au ministère de la guerre un département distinct en rapport immédiat avec le ministre. Ce département, à la tête duquel serait placé le chef des affaires médicales militaires, devait embrasser tout ce qui concerne le service de santé, les hôpitaux et l’enseignement médical militaire, aussi bien dans les personnes que dans les choses.

Conformément à cet avis, une ordonnance royale rendue le 28 septembre 1868 par le ministre von Roon « institue auprès du ministère de la guerre un département de médecine militaire (Militaer-Médicinal-Abtheilung), à la tête duquel est le médecin-général-major de l’armée. » Les affaires de son ressort sont, d’après l’ordonnance : hygiène militaire, police et statistique sanitaires de l’armée, expertise et arbitrage médical technique dans les questions d’indemnités ou autres concernant les invalides, — approvisionnement de l’armée en matériel médical, en moyens de pansement, en instrumens de chirurgie, — administration des hôpitaux de paix, de guerre et de siège, — règlement des affaires concernant le service de santé, les établissemens de médecine militaire, la pharmacie militaire/les hospitaliers (Lazareth-Gehuifen) et les infirmiers (Krankenwärter).

Si l’autonomie du corps de santé militaire est complète en Prusse, en Russie et en Autriche, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il y ait absorption complète des services administratifs par le service médical, que la direction des établissemens hospitaliers soit attribuée exclusivement au médecin en chef de l’hôpital. Il y a sous ce rapport une importante distinction à établir entre les hôpitaux permanens existant dans toutes les grandes villes de garnison et les hôpitaux temporaires, que les nécessités de la guerre obligent à improviser au voisinage des champs de bataille. Partout ailleurs qu’en France, le corps médical est appelé à se prononcer sur l’opportunité de créer tel ou tel hôpital, sur les conditions hygiéniques qui doivent en déterminer la construction et l’aménagement ; mais, une fois l’hôpital créé, on conçoit que le soin de veiller à la conservation et à l’entretien des bâtimens, à la régularité des approvisionnemens, à la propreté et à la bonne tenue de l’établissement, puisse être utilement partagé entre plusieurs personnes compétentes en ces matières. En France, l’intendance se charge de tout, même de la surveillance et de la réglementation du service médical. En Autriche, si la direction de l’hôpital est confiée à un personnage non médical portant le titre de commandant, du moins ce commandant n’intervient pas dans la gestion médicale de l’établissement. En Russie, le médecin en chef de l’hôpital dirige sous sa responsabilité tout ce qui a rapport au traitement des malades ; un intendant (smotritet) est chargé de la gestion financière, et tout ce qui regarde les approvisionnemens est du ressort de l’économe. Médecin, intendant, économe, forment le conseil de l’hôpital. Cependant tout ce qui a trait à l’approvisionnement en médicamens appartient au médecin en chef, lequel est le supérieur direct du pharmacien, et c’est de même au département de la médecine près le ministère de la guerre qu’appartient logiquement le soin de passer des marchés pour la fourniture des médicamens.

En Prusse, l’organisation est analogue. Depuis le 5 juillet 1852, les hôpitaux permanens sont dirigés par une commission composée d’un officier de l’armée et d’un médecin, auxquels vient s’adjoindre dans les grands hôpitaux un économe appartenant aux services administratifs. Chacun d’eux s’occupe de sa spécialité : le militaire de l’ordre intérieur, l’économe des approvisionnemens et de la gestion financière, le médecin de l’organisation du service médical ; mais tous trois ; comme le dit l’article 48 de l’ordonnance, forment un tout collectif et représentent une personne morale (eine moralische Person). — En guerre, les choses sont toutes différentes. Il faut presque à chaque instant créer dans les villages, dans les hameaux, de petits hôpitaux temporaires. Le médecin seul est compétent pour apprécier.les conditions nécessaires à une bonne installation ; il faut agir sûrement et vite, ce qu’on ne peut obtenir sans l’unité de direction, — et puisque le service d’un hôpital exige des aptitudes spéciales, impose des devoirs spéciaux, c’est celui qui personnifie au plus haut degré ces aptitudes et ces devoirs qui doit être chargé de faire concorder vers un même but tous les efforts individuels. C’est ainsi qu’on en a jugé en Prusse, et depuis 1863 la direction des hôpitaux de guerre (Feld-Lazareth)’ est attribuée exclusivement aux médecins militaires. Les faits ont montré qu’ils étaient à la hauteur de la mission qui leur était confiée.

Pendant que je suivais au Slesvig les opérations de l’armée prussienne, j’ai été frappé de la propreté, du confort, de la bonne tenue des hôpitaux et ambulances établis à Flensbourg, à Nubel et dans la tranchée devant Duppel. L’expérience de la guerre de 1866 ne fut pas moins favorable, et nous avons tout lieu de croire que celle de 1870 a confirmé les enseignemens du passé. Après les batailles de Borny et de Gravelotte, pendant le blocus de Metz, chargé plusieurs fois d’aller redemander aux Prussiens la remise de nos blessés tombés entre leurs mains ou d’opérer des échanges, j’ai eu l’occasion de parcourir en détail les Feld-Lazarethe prussiens, c’est-à-dire les hôpitaux de guerre établis dans les villages au sud de Metz, et je dois déclarer en toute vérité que nos blessés, moins de vingt-quatre heures après la bataille, étaient tous couchés, pansés et nourris, que tous sans exception se louaient des soins qui leur avaient été donnés, que souvent aux larmes de joie que je voyais couler en annonçant à nos malheureux soldats ou officiers qu’ils étaient libres, que j’allais les ramener à Metz, se mêlaient des témoignages non équivoques de reconnaissance.

Aux États-Unis, le corps de santé militaire jouit d’une autonomie et d’une indépendance complètes, et les résultats chirurgicaux de la guerre de la sécession ont été merveilleux. C’est avec un légitime orgueil, c’est avec l’autorité d’une grande expérience, avec l’éloquence irrécusable des faits, que notre éminent collègue le docteur Barnes, chirurgien-général de l’armée des États-Unis, montre ce que peut faire le corps médical débarrassé de fâcheuses entraves. « Jamais auparavant, dit-il, jamais dans l’histoire du monde un-si vaste ensemble d’hôpitaux ne fut créé en aussi peu de temps, jamais on ne vit en temps de guerre d’hôpitaux si peu encombrés et si largement fournis de tout ; mais ils différaient des hôpitaux des autres nations en ce qu’ils étaient dirigés par des médecins. Au lieu de placer à la tête d’établissemens consacrés au soulagement des malades et des blessés des officiers de l’armée, — qui ne sauraient comprendre ce que réclame la science médicale, et qui, avec les meilleures intentions du monde, peuvent gravement compromettre le succès des soins du chirurgien, comme ce fut malheureusement le cas dans la guerre de Crimée, comme cela s’est vu depuis dans les hôpitaux anglais, — notre gouvernement fit du chirurgien le chef, le commandant de l’hôpital ; tandis qu’il le rendait responsable de ses mesures organisatrices, il lui mettait entre les mains le pouvoir de rendre les résultats favorables. Le corps médical peut montrer avec orgueil les effets de cette libérale mesure. Jamais auparavant la mortalité des hôpitaux militaires ne fut si faible en temps de guerre, et jamais ces hôpitaux ne furent aussi complètement garantis des maladies qui y prennent naissance. »

Si le médecin doit diriger tout ce qui est dans la sphère de ses aptitudes, il ne faut pas cependant qu’il soit distrait par des préoccupations étrangères à la médecine. Il ne saurait lui convenir de passer des marchés et de veiller directement aux approvisionnemens. Un comptable doit fournir à ses demandes ; mais, quoique agissant sous la direction générale du médecin en chef, ce comptable relève de l’administration à laquelle il appartient pour tout ce qui concerne la gestion financière.

L’autonomie du corps de santé militaire ne saurait être sérieuse sans entraîner une assimilation complète des grades des médecins à ceux des officiers de l’armée. Cette assimilation avait été accordée par le décret du 3 mai 1848 ; malheureusement il ne fut pas appliqué. Le rapport du général de Saint-Arnaud publié en tête du décret de réorganisation du 23 mars 1852 s’exprime ainsi : « Dans l’opinion de la commission, le décret du 3 mai 1848, qui a surexcité au plus haut degré dans le corps des officiers de santé les tendances vers une émancipation absolue, est d’origine révolutionnaire, c’est-à-dire qu’il appartient à une de ces époques où le trouble pénètre dans les esprits, dans les faits, dans les institutions, et où le principe d’autorité se fausse et s’énerve. » Cependant le maréchal Randon, trouvant sans doute le principe moins révolutionnaire, proposa et fit promulguer par le décret du 18 juin 1860 l’assimilation aux grades de la hiérarchie militaire ainsi qu’il suit :


Inspecteur Général de brigade
Principal de 1re classe Colonel
Principal de 2e classe Lieutenant-colonel
Major de 1re classe Chef de bataillon
Major de 2e classe Capitaine
Aide-major de 1re classe Lieutenant
Aide-major de 2e-classe Sous-lieutenant

L’assimilation existe du reste depuis longtemps dans toutes les grandes armées de l’Europe. En Autriche, elle est à peu près la même qu’en France ; le médecin principal en chef a le grade de général-major, le médecin en chef de première classe celui de colonel. En Russie, l’assimilation est double, c’est-à-dire qu’aux grades dans la médecine militaire correspondent des grades militaires et un rang dans la hiérarchie civile. On sait en effet que tous les employés de l’état, que tous les fonctionnaires, que toutes les personnes exerçant une profession libérale sont rangées hiérarchiquement dans une des quatorze classes de la noblesse, — noblesse personnelle, et qui ne devient héréditaire que pour ceux qui sont arrivés à la quatrième classe. Ainsi le médecin en chef général a le grade de major-général et le rang civil de conseiller d’état, titre purement honorifique, qu’il ne faudrait pas confondre avec une fonction, car il n’est point membre d’un corps délibérant appelé conseil d’état. Le médecin en chef de la garde impériale a le grade de général de brigade, le rang de conseiller d’état, et il appartient à la cinquième classe de la noblesse. Le médecin en chef de corps d’armée est colonel et conseiller de collège ; le médecin principal de division est lieutenant-colonel et conseiller de la cour ; le médecin major est chef de bataillon et assesseur de collège ; enfin le médecin de bataillon est capitaine en même temps qu’il appartient à la neuvième classe avec le titre de secrétaire de collège. En Prusse, le médecin-major-général (General-Stabs-Arzt) est général-major ; le médecin-général (General-Arzt) est colonel, ou, s’il n’est que de seconde classe, lieutenant-colonel, le médecin-major supérieur (Ober-Stabs-Arzt) major, le médecin-major (Stabs-Arzt) capitaine ; les aides-majors (Assistenz-Arzt) sont, suivant la classe, lieutenans en premier ou en second. Quant aux sous-aides (Unter-Arzt), ils occupent une position qui, dans notre armée, a quelque analogie avec celle d’adjudant-sous-officier ; ils sont ce qu’en Prusse on appelle d’un nom français : porte-épée. Le chirurgien-major, n’étant que capitaine, paraît avoir une assimilation beaucoup moins favorable que celle qui est affectée aux chirurgiens-majors français ; mais il faut se rappeler que les compagnies dans l’armée prussienne sont de 250 hommes, que le capitaine est monté comme nos chefs de bataillon, et que hiérarchiquement la situation du capitaine est plus importante dans l’armée prussienne que dans la nôtre.

Il y a une différence notable entre l’assimilation telle qu’elle existe dans l’armée prussienne et telle qu’elle est établie dans la nôtre. En France, le médecin militaire est assimilé, quant au grade, aux officiers de l’armée, mais il n’a pas la possession complète des droits attachés à ce grade. Ainsi le médecin inspecteur a le titre de général de brigade ; toutefois, lorsqu’il atteint l’âge de la retraite, il ne passe pas comme les généraux dans le cadre de réserve, et c’est là un déni de justice contre lequel un de nos premiers maîtres, M. Maillot, s’est élevé avec beaucoup de raison. Des différences plus importantes, parce qu’elles sont plus générales, existent à tous les degrés de la hiérarchie ; le médecin militaire français, par exemple, n’a pas le droit de punition directe. En Prusse, on a compris que l’assimilation ne pouvait être sérieuse qu’à la condition d’être réelle et complète ; aussi l’ordonnance du 20 février 1868 contient-elle cet article significatif : « les membres du corps de santé sont personnes militaires ; le rang militaire établit pour les médecins le droit aux pensions, logement, solde, indemnités de route des grades correspondans de l’armée. » Les articles 15 et 16 de la même ordonnance règlent tout ce qui a trait à la discipline et au droit de punir. Les aides hospitaliers, les infirmiers militaires, le personnel attaché à la pharmacie, les gardes et les employés des hôpitaux sont subordonnés aux médecins militaires ayant rang d’officiers. Le droit de punir dans les attributions de leur service leur est donné dans les limites suivantes : le médecin-général de corps d’armée ou d’étapes, le sous-directeur de l’école de médecine militaire Frédéric-Guillaume, ont les droits d’un colonel ; le médecin en chef d’une division en temps de guerre à ceux d’un chef de bataillon lorsque ce bataillon n’est pas isolé de son régiment, le médecin en chef d’un hôpital ceux du capitaine d’une compagnie non détachée. Les médecins militaires sont, sous le rapport des punitions disciplinaires, soumis à leurs supérieurs militaires immédiats. L’article 19 autorise des punitions, même. dans le cas où il s’agit d’une erreur dans le service et non d’une faute contre la discipline.


II

Le recrutement des chirurgiens militaires a toujours préoccupé l’administration de la guerre, car les cadres du corps,-quelque limités qu’ils soient, n’ont pu être que trop rarement remplis. Le personnel du service de santé militaire doit se composer de 7 médecins inspecteurs, 40 médecins principaux de première classe et 40 de seconde classe, 260 médecins-^majors de première classe et 300 de seconde classe, 400 médecins aides-majors de première classe et 400 de seconde classe, en tout 1,447 médecins. Leur nombre ne s’élevait au commencement de l’année 1870 qu’à 1020, laissant ainsi un déficit de 127 médecins, c’est-à-dire 11 pour 100 du chiffre normal de l’effectif. Pour les pharmaciens, le déficit va jusqu’à 15 pour 100. L’insuffisance numérique du personnel médical tient d’une part au nombre considérable des démissions et de l’autre à la difficulté de recruter ide nouveaux candidats. Voici en effet ce qui arrive, — Jeune, sans expérience, on entre dans la chirurgie militaire avec l’intention bien arrêtée d’y faire et d’y continuer une honorable carrière ; bientôt, avec la maturité de l’esprit, avec la science, vient un sentiment plus vif de la dignité personnelle et professionnelle. La situation déplorable faite aux chirurgiens militaires par la suprématie de l’intendance, les froissemens de toute nature, amènent les démissions ; elles se succèdent sans interruption, et aucun corps de l’armée n’en présente un pareil exemple. — Malgré ces pertes continuelles, le cadre pourrait être maintenu au chiffre exigé par les nécessités du service, si le recrutement ne présentait pas les plus grandes difficultés. N’est-il point remarquable qu’à une époque où toutes les carrières sont encombrées, où les candidats se pressent en foule aux concours de Saint-Cyr et de l’École polytechnique, la chirurgie militaire ne parvienne pas à compléter ses cadres, même en acceptant tous les candidats admissibles, même en faisant appel à la besoigneuse anxiété des parens pauvres, même en donnant des bourses ou des demi-bourses aux quatre cinquièmes des élèves ? Du reste, il faut bien le reconnaître, dans la chirurgie militaire de tous les pays, le recrutement se fait avec difficulté. Les raisons en sont les mêmes partout. L’élève qui a pu trouver dans sa famille les ressources suffisantes pour commencer et pour terminer ses études médicales préfère la médecine civile à la médecine militaire. En effet, si l’incorporation dans les rangs de la chirurgie d’armée supprime la lutte, le struggle for life, de la pratique civile, si elle permet au médecin militaire la douce quiétude que donne l’assurance d’avoir à toucher tous les mois une somme déterminée, elle ne lui laisse d’autre espérance que celle d’aller passer sa vieillesse dans quelque petite ville de province en dépensant sa solde de retraite. La pratique civile a pour elle les périls, mais elle a aussi les avantages de la liberté : si elle ne donne pas la fortune, elle donne du moins l’aisance et n’exclut pas les joies de la famille.

Presque partout en Europe, les écoles spéciales de médecine militaire répondent à ces deux buts distincts : fournir à quelques élèves sans fortune le moyen de faire des études médicales en échange d’un engagement de servir pendant un nombre variable d’années ; donner à tous les élèves les connaissances spéciales qui sont, quoi qu’on en dise, indispensables au chirurgien d’armée, et que ne possède pas le médecin civil.

La célèbre académie Joséphine, fondée en 1785 par l’empereur Joseph II, est l’école spéciale de médecine militaire pour l’empire d’Autriche. Elle donne l’instruction médicale complète aux élèves qui se destinent à la médecine militaire, mais ces élèves sont divisés en deux catégories. Les uns, n’ayant pas fait d’études classiques, ayant moins de ressources pécuniaires et souvent aussi moins d’intelligence, sont destinés à devenir ce qui, dans notre médecine civile, est représenté par les officiers de santé ; ils ne peuvent dépasser les grades inférieurs de la chirurgie militaire, ni devenir médecins traitans. Les élèves de la seconde classe, étant déjà en possession des grades universitaires, font des études médicales complètes, arrivent au titre de docteur, et forment en quelque sorte l’état-major de la chirurgie militaire. Les uns comme les autres font leurs études aux frais de l’état ; mais les premiers ne doivent en échange que huit années de service dans l’armée, les seconds servent dix ans.

En Russie, c’est encore aux frais de l’état que l’élève peut faire ses études médicales, et il acquitte sa dette par un service obligatoire dont la durée varie suivant le secours pécuniaire qu’il a reçu du gouvernement ; il n’y a pas, à proprement parler, d’école spéciale militaire. L’académie médico-chirurgicale, c’est-à-dire la faculté de médecine de Saint-Pétersbourg, accepte comme pensionnaires un certain nombre d’élèves se destinant ou déjà même appartenant à la médecine militaire ; ils suivent les mêmes cours scientifiques que les élèves civils, mais ils remplissent en même temps dans l’hôpital et dans les salles affectées au service de la garnison les fonctions de médecins militaires. Dès son arrivée dans une université, trois conditions s’offrent à l’étudiant : il peut payer à l’état une redevance analogue à nos inscriptions, il peut recevoir l’instruction gratuitement, il peut enfin obtenir un secours appelé stipendium. En payant à l’état 50 roubles (200 fr.) par an, soit 1,000 fr. pour ses cinq années, l’élève, à la fin de ses études, est libre de tout engagement, libre de tout service militaire, et il peut se livrer à l’exercice de sa profession dans toute l’étendue de l’empire. L’élève qui n’a payé aucune redevance doit, une fois reçu médecin, servir l’état pendant deux années comme médecin civil ou militaire ; cependant ce service doit être fait dans l’armée par les élèves de l’académie médico-chirurgicale de Pétersbourg. Les deux années expirées, l’élève devient libre. Le stipendium est fourni par divers ministères à un nombre d’élèves qui varie suivant le nombre de bourses disponibles ; il n’est accordé qu’à ceux qui ont déjà deux années d’études médicales et qui sont en possession de bons certificats. L’élève jugé digne du stipendium est remboursé des dépenses faites pendant les deux années précédentes ; mais en échange de cet avantage il doit quelques années de service dans le ministère qui lui a payé l’indemnité : cinq ans, s’il a eu 312 francs par an, dix ans, s’il a eu le double. Enfin, mais seulement à l’académie médico-chirurgicale, un certain nombre d’élèves sont complètement entretenus pendant toute la durée de leurs études, et reçoivent en outre une allocation de 1,200 francs par an. Ceux-là doivent à l’état dix ans de service, exclusivement dans la chirurgie militaire.

La Pépinière ou l’institut Frédéric-Guillaume est pour la Prusse l’école spéciale de médecine militaire ; mais elle diffère de nos écoles et a beaucoup d’analogie avec l’académie de Pétersbourg, en ce sens que les élèves n’y font guère que des études spéciales, et qu’ils reçoivent leur éducation générale à l’université, c’est-à-dire à la faculté de médecine. Ici encore appel est fait aux déshérités de la fortune. Pour entrer à l’institut, les élèves doivent avoir terminé leurs études dans les lycées ou gymnases et avoir passé l’Abiturienten-Examen, qui correspond à notre baccalauréat ès-lettres. ; c’est du reste la condition indispensable pour être reçu dans une université allemande. Les élèves sont divisés en deux catégories. Les uns, au nombre de soixante-douze, reçoivent gratuitement l’instruction, les répétitions, le logement dans la maison, le chauffage, l’éclairage, mais non la nourriture, et une indemnité de 8 thalers par mois (30 francs) ; ce sont les « élèves de l’institut. » Les autres, également au nombre de soixante-douze, participent aux mêmes avantages, sauf l’indemnité ; ce sont les « élèves de l’académie. » Les premiers doivent à l’état huit ans de service militaire, les seconds quatre ans. Cependant ils peuvent donner leur démission, mais ils doivent alors rembourser une certaine somme pour chaque année passée à l’institut. L’organisation de la Pépinière mérite d’attirer l’attention. Les élèves y passent quatre années, pendant lesquelles ils suivent les cliniques et les cours de l’université ; en outre ils assistent à des répétitions qui sont faites à l’institut par des médecins militaires d’un certain grade, et qui portent sur les matières professées dans les cours de l’université, ainsi qu’à des cours spéciaux sur le recrutement et l’aptitude au service, les simulations, les maladies entraînant la réforme, etc. Après deux ans d’études, les élèves de l’institut passent à l’université l’examen des sciences physiques, naturelles et anthropologiques (Physicum) ; après quatre ans, ils se présentent au doctorat, toujours à l’université, et quittent la Pépinière avec le grade de sous-aide. À ce moment, une séparation se fait entre, eux. Les onze élèves les plus distingués de la promotion entrent à l’hôpital de l’université (Charité de Berlin) ; ils y sont logés et y complètent leurs études, après quoi ils subissent l’examen d’état (Staats-Prüfung), et, quand ils ont ainsi obtenu le titre légal à l’exercice de la médecine, ils passent dans un régiment avec le grade d’aide-major. Ils sont en quelque sorte désignés à un avancement ultérieur plus rapide. En quittant la Pépinière, les autres élèves sont directement envoyés dans les régimens et y font le service comme sous-aides. Après une année, ils peuvent se présenter aux examens d’état, et, quand ils ont obtenu le titre de médecin-praticien, ils sont également promus au grade d’aide-major. Pendant leur huit années de service, les élèves de l’institut obtiennent de l’avancement ; mais nous verrons qu’on ne peut, dans la chirurgie militaire en Prusse, arriver au grade de médecin principal sans subir de nouveaux examens.

La France possédait jadis trois écoles de médecine militaire, à Lille, Metz et Strasbourg, dans lesquelles les élèves passaient leurs deux premières années d’études, après quoi ils étaient envoyés à l’école de perfectionnement du Val-de-Grâce, où ils séjournaient une année. Au sortir du Val-de-Grâce, ils étaient attachés aux hôpitaux en qualité de sous-aides, pour revenir, sept ou huit ans après, passer de nouveau une année dans l’un des hôpitaux, d’instruction et une autre au Val-de-Grâce, — et comme ils avaient alors subi dans une faculté leurs examens de docteur en médecine, ils recevaient le grade d’aide-major. C’était, il faut l’avouer, une détestable organisation ; car trois années d’études sont insuffisantes, et lorsqu’après six ou sept années passées le plus souvent en Algérie le sous-aide revenait s’asseoir sur les bancs de l’école, presque toujours son éducation était à refaire. Un décret supprima le 4 mai 1850 les hôpitaux d’instruction et les choses restèrent en suspens jusqu’au 23 mars 1852. Le décret rendu à cette époque n’admettait comme médecins militaires que des docteurs en médecine, et ne leur imposait qu’une année de stage au Val-de-Grâce. Excellent au point de vue de l’éducation médicale, ce décret rendait le recrutement à peu près impossible, car lorsqu’un élève a pu, à l’aide des sacrifices que s’est imposés sa famille, arriver au doctorat, il est fort peu disposé à embrasser une carrière qui ne lui promet guère que des ennuis. Il fallut donc en revenir au principe des écoles spéciales prenant les élèves au début de leurs études ; c’est ce que fit le décret du 12 juin 1856 en créant l’école de Strasbourg. Les élèves demeuraient quatre ans dans cette école annexée à la faculté. Pendant ce temps, par une dérogation fâcheuse à la loi sur l’enseignement de la médecine, ils pouvaient devenir docteurs, puis ils passaient une année à l’école spéciale du Val-de-Grâce, et entraient dans les rangs de l’armée en qualité d’aides-majors de deuxième classe.

Tel est aujourd’hui l’état des choses en France et dans les principaux états de l’Europe. Portons maintenant notre attention sur cette partie du corps de santé que constituent des médecins, pratiquant, la chirurgie militaire et appartenant au service actif et permanent ; nous avons alors à examiner la question du recrutement et en même temps l’utilité d’une école spéciale, question d’autant plus importante qu’il s’agit de savoir s’il faut où il faut rétablir l’école de Strasbourg.

L’autonomie accordée au corps de santé militaire, l’affranchissement du joug de l’intendance, une assimilation plus complète aux grades de l’armée, une augmentation d’appointemens tous les cinq ans lorsque pendant cette période le défaut de vacances n’a point permis la promotion à un grade supérieur, retiendraient dans le corps beaucoup de médecins militaires. Cependant, malgré la probabilité du service obligatoire pour tous, on sera toujours forcée pour assurer le recrutement des médecins du service actif, de faire aux élèves sans fortune des avantages pécuniaires en échange d’un engagement limité de service.

Que l’élève entre dans la chirurgie militaire au début de ses études ou après les avoir terminées, il est indispensable qu’il reçoive dans une école spéciale un enseignement technique ; il faut donc un établissement d’instruction. Il y a d’ailleurs utilité pour la science médicale à ne pas laisser se stériliser les éléments si distingués que possède aujourd’hui le corps de santé militaire, et l’on trouvera, au grand avantage de tous, parmi nos collègues de l’armée des professeurs capables de constituer une nouvelle faculté à la fois civile et militaire. Paris, Lyon, ne sauraient convenir à une telle école ; ces villes renferment trop d’élémens de distraction et même de désordre. Lille, où existait jadis un des trois hôpitaux militaires d’instruction, Lille avec sa forte garnison, sa nombreuse population industrielle, son école secondaire de médecine, une des meilleures du pays, nous paraît destiné à devenir le siège d’une nouvelle école de médecine militaire.

Le recrutement du corps de santé militaire est déjà difficile en France dans l’état actuel des choses ; il le deviendra bien plus quand l’armée aura reçu sa nouvelle organisation, surtout lorsque, mise sur le pied de guerre, c’est-à-dire, augmentée de la réserves elle sera portée à 1 millions d’hommes. La Prusse a depuis longtemps étudié ce difficile problème ; c’est à elle que nous demanderons les moyens de le résoudre.

Obliger un jeune homme de vingt ans à quitter pendant trois ans les études par lesquelles il se prépare à l’exercice d’une profession libérale, c’est lui causer un immense préjudice et l’amener souvent à les abandonner pour toujours. Or, s’il est de l’intérêt de l’état d’avoir des médecins militaires, il ne lui importe pas moins d’assurer le service médical pour la population civile. La loi prussienne réduit à une année la durée du service obligatoire pour les jeunes gens qui présentent certaines conditions d’instruction universitaire, et leur donne une position particulière dans l’armée, où ils figurent sous le nom de volontaires d’un an. Suivons dans sa carrière un étudiant en médecine entré dans l’armée comme médecin volontaire d’un an. Tout d’abord une faveur importante lui est facilement accordée, celle de reculer jusqu’à l’âge de vingt-trois ans et même de vingt-six ans le moment de sa présence sous les drapeaux. Il peut donc terminer ses études et acquérir par l’examen d’état, lequel correspond à notre doctorat en médecine, le droit légal à l’exercice professionnel. Non-seulement il le peut, mais il le doit, car, d’après l’ordonnance du 20 février 1868, « les médecins qui ont reçu l’autorisation d’entrer au service après l’âge de vingt-trois ans contractent l’engagement de satisfaire à l’examen d’état avant de servir comme médecins. » Lorsque l’étudiant en médecine ou le jeune docteur s’est présenté au médecin en chef de l’armee-corps, il est attaché à un corps de troupes et y fait, tant au régiment qu’à l’hôpital de la garnison, son stage de médecin militaire. L’année expirée, il entre dans la réserve et se trouve alors en « position de congé ; » dès qu’il a satisfait à l’examen d’état, il est promu au grade de sous-aide. Toutefois, en cas de mobilisation de l’armée, comme il serait pénible à un médecin livré à la pratique civile depuis un certain nombre d’années de figurer dans la médecine militaire avec le grade le plus inférieur, la plupart des sous-aides se mettent en position de devenir aides-majors : — il faut pour cela qu’ils fassent pendant six semaines dans un corps de troupes le service de sous-aide. A l’expiration de ce stage, un certificat donné par le médecin du régiment, approuvé et contre-signé par le médecin-général du corps, constate que le postulant, aussi bien par sa conduite privée que par son application au service et ses qualités morales, mérite de faire partie du corps de santé. L’élection se fait dans une assemblée composée des médecins militaires de la circonscription ayant rang d’officiers. Le certificat sert de base principale d’appréciation. Si les renseignemens fournis sur le candidat sont favorables, l’assemblée ratifie la candidature ; si la majorité est opposée à la réception, le sous-aide est renvoyé tout de suite et continue à servir dans son grade ; si quelques votes seulement sont défavorables, les médecins opposans doivent motiver leur opinion, et le médecin-général du corps juge si ces observations doivent être prises en considération. Comme ces formalités et le certificat, ont trait non point aux capacités médicales, mais seulement à la connaissance du service militaire et à la moralité du candidat, l’article 12 de l’ordonnance exempte de la présentation de certificat et même de l’élection les médecins qui, ayant satisfait au service militaire comme soldats, et se trouvant en position de congé en qualité d’officiers, désireraient entrer dans le corps de santé comme aides-majors. Aussitôt après sa nomination, laquelle est faite par le roi sur la proposition du médecin en chef de l’armée, le nouvel aide-major doit, pendant un mois, faire le service dans un hôpital désigné par le médecin-général du corps. Ce stage assez court terminé, l’aide-major en position de congé retourne chez lui pour y continuer, comme médecin civil, l’exercice de sa profession, et se fait inscrire sur les contrôles du bataillon de landwehr de sa circonscription. Le corps de santé militaire se compose donc : 1° de médecins civils — âgés de moins de trente-deux ans, ayant payé à l’état leur dette d’une année de service actif, mais faisant encore partie de la réserve et de la landwehr, et devant être appelés à l’activité dans le cas de mobilisation de l’armée ; 2° des médecins du service actif faisant leur carrière de la chirurgie militaire. Nous avons suivi les premiers depuis leur entrée au service, voyons ce qu’il advient des seconds.

Le corps médical militaire, en service actif (Aerzte des activen Dienststandes) se recrute : 1° parmi les élèves qui ont reçu une instruction spéciale à l’école de médecine militaire ; 2° parmi les élèves ayant fait leurs études médicales dans une université, et qui entrent dans le corps par promotion pour y faire leur carrière ; 3° parmi les médecins en position de congé qui abandonnent la pratique civile pour la carrière médicale militaire. Les élèves de la Pépinière, comme nous l’avons vu, contractent un engagement de service qui pour les uns est de huit ans, et pour les autres de quatre seulement. Toutefois la plupart d’entre eux restent d’une manière permanente dans le corps de santé. Les élèves qui, après avoir terminé leurs études médicales dans une université, désirent entrer dans la chirurgie militaire par promotion et y faire leur carrière s’adressent tout d’abord au médecin-général de l’armee-corps dont ils veulent faire partie. Si ce médecin juge opportun d’accueillir sa demande, il attache le postulant à un corps de troupes en qualité de médecin volontaire d’un an. Si, après six mois au moins de service, le jeune médecin paraît au chirurgien-major du régiment digne d’être promu dans le corps de santé, ce chirurgien adresse un rapport au médecin-général de l’armee-corps, et celui-ci propose au médecin en chef de toute l’armée la promotion au grade de sous-aide du médecin volontaire d’un an. Par le fait de sa nomination, le nouveau sous-aide a droit aux appointemens et autres avantages de son emploi ; mais il ne reçoit cette nomination qu’après s’être engagé par écrit à servir une année au moins dans l’armée active en plus de son année de service obligatoire. En cessant d’appartenir à la catégorie des médecins volontaires d’un an, il ne jouit plus de la faculté de demander à être attaché à tel ou tel régiment, il peut être envoyé partout où il est besoin de médecins. Après un service de trois mois dans un corps de troupes, il peut, s’il a passé l’examen d’état, être proposé par le médecin de la division pour le grade d’aide-major ; cette proposition doit être ; accompagnée d’un certificat d’approbation délivré par le commandant du corps. Les sous-aides sont proposés par rang d’ancienneté ; mais, si le plus ancien, n’est pas jugé digne d’une proposition, soit par le commandant, soit par le médecin en chef du corps, on lui substitue le sous-aide qui le suit immédiatement sur la liste ; le sous-aide non proposé peut cependant l’être ultérieurement. La promotion au grade d’aide-major est précédée de l’élection dont nous avons indiqué les conditions. Le médecin-général-major de l’armée adresse un rapport au roi, lequel signe la nomination, et l’aide-major fait partie du cadre des médecins militaires du service actif.

L’avancement est réglé de la manière suivante. L’article 22 de l’ordonnance du 20 février 1868 spécifie que, dans les propositions d’avancement, on doit surtout avoir égard à l’ancienneté, que l’avancement hors tour, existait seulement pour les médecins de service actif, ne peut avoir lieu que pour des motifs exceptionnels, lesquels doivent être énoncés dans l’acte de proposition, enfin qu’on ne peut arriver au grade de médecin principal sans subir un examen médical et militaire. Les médecins en position de congé peuvent sur leur désir être promus dans le service actif, mais il faut qu’un rapport spécial soit adressé au roi par le médecin-général-major, rapport établissant leurs services antérieurs dans l’armée, leurs titres scientifiques. La nomination est faite par le roi.

En Italie, l’ordonnance du 10 octobre 1855 relative ai l’avancement renferme des dispositions qui méritent d’attirer l’attention ; Le passage d’une classe à une autre dans le même grade a lieu par voie d’ancienneté ; mais on ne peut passer à un grade supérieur sans un concours qui est en même temps un examen d’aptitude. Lorsqu’une vacance se produit, trois candidats du grade immédiatement inférieur sont appelés à concourir : deux sont désignés par leur rang d’ancienneté, le troisième par le choix du conseil de santé. Lorsqu’après deux examens successifs un de ces trois candidats, tout en étant reconnu apte à passer au grade supérieur, n’a pu être nommé, il peut être promu à la première place vacante, sans avoir à passer de nouvel examen ; mais, si deux examens successifs, ont montré que l’un des candidats n’a pas les capacités nécessaires pour acquérir le grade supérieur, il est exclu de tout avancement (art. 17). Il est à peine besoin de faire remarquer combien de pareilles dispositions, par leur rigueur même, doivent entretenir les habitudes d’étude et de travail si nécessaires dans tous les corps de l’armée, surtout dans les corps savans, comme l’est la chirurgie militaire.

Revenons à la Prusse : peut-on, avec l’organisation dont nous venons de tracer les caractères principaux, suffire aux nécessités du service ? En supposant l’éventualité d’une mobilisation de l’armée prussienne au 1er janvier 1868, le médecin-général Lœffler évaluait à 3,292 le chiffre des médecins militaires qui seraient indispensables pour le service de santé, même en ne tenant pas compte du personnel nécessaire au fonctionnement des hôpitaux de réserve ; mais au 1er janvier 1868 le cadre comprenait 971 médecins du service actif (avec les médecins volontaires d’un an), 256 de la réserve et 910 de la landwehr, en tout 2,137. Il y aurait donc eu un déficit de 1,155 médecins ; déficit qui pour divers motifs d’âge, d’infirmités, d’exemption légale, aurait pu atteindre le chiffre de 1,570. La commission d’enquête s’est occupée de cette grave question. Le moyen le plus simple eût semblé tout d’abord une réduction du nombre des médecins attachés aux corps de troupes ou aux hôpitaux de guerre, nombre relativement beaucoup plus considérable qu’il ne l’est en France ; mais la commission n’a pas été de cet avis, elle a proposé les mesures suivantes. Les médecins-généraux seraient chargés de faire pendant la paix des recherches sur la situation des médecins non soumis au service obligatoire et domiciliés dans la circonscription de leur armee-corps, — recherches devant porter sur les aptitudes de ces médecins, soit pour la chirurgie, soit pour la direction d’un hôpital. Lorsqu’une guerre paraîtrait probable ou prochaine, un appel serait adressé en temps utile par le ministère de la guerre aux médecins civils de la confédération du nord libres de tout service obligatoire, aux médecins civils et militaires des nations amies[3], les engageant à prendre du service dans les hôpitaux militaires et spécifiant les conditions de leur admission et de leur concours. Enfin, en cas de déficit considérable, le directeur des affaires médicales militaires pourrait admettre des médecins non encore diplômés et des élèves en médecine de quatrième année ; mais ceux-ci ne figureraient pas sur le théâtre de la guerre ; et devraient autant que possible être employés dans les hôpitaux et dans les troupes de l’intérieur.

Toutefois ce déficit dans le corps médical prussien n’existe qu’en raison du grand nombre de médecins attachés aux troupes en campagne ; aux 625,000 hommes de l’armée active, ou aux 955,000 hommes que compte cette armée avec la landwehr, correspondent 3,292 médecins, c’est-à-dire dans le premier cas 1 médecin pour 190 hommes, et dans le second ; 1 médecin sur 290 hommes. En France, 1,306 médecins correspondent, dans l’ancienne organisation, aux 393,000 hommes de l’état de paix, et aux 757,000 de la mise sur le pied de guerre. Nous aurions donc seulement, dans le cas le plus favorable, 1 médecin sur 300 hommes ; mais l’armée appelée tout entière au service ne compterait plus que 1 médecin pour 580 hommes. Or, même en supposant que l’armée sur le pied de guerre n’excédât pas 500,000 hommes, nous n’arriverions encore qu’à 1 médecin pour 382 hommes, chiffre que les Prussiens trouvent avec raison fort insuffisant.

Si la réorganisation de l’armée était faite sur le plan adopté par la Prusse, l’armée sur le pied de guerre comprendrait trois contingens de 140,000 hommes de vingt à vingt-trois ans en service obligatoire, et quatre contingens de la réserve, c’est-à-dire 980,000 hommes de vingt-trois à vingt-sept ans, que les pertes probables par maladies, par infirmités, par décès, réduiraient à 800,000 environ. Il nous faudrait donc au moins 4,210 médecins, et, si nous supposons l’appel de la landwehr française, c’est-à-dire de cinq contingens ne donnant guère à cette époque, par des réductions de causes multiples, que 500,000 hommes de vingt-sept à trente-deux ans, nous aurions une armée de 1,300,000 hommes, laquelle, même au taux abaissé de 1 médecin sur 300 hommes, exigerait encore 4,333 médecins. Comment arriver à ce chiffre ? En France, où beaucoup de jeunes gens dénués de toute fortune suivent plus souvent qu’en Prusse la voie toujours si difficile et dans ce cas si dangereuse des carrières libérales, nous arriverons probablement au nombre indispensable. Chaque contingent donnerait environ 300 médecins, car c’est à peu près le chiffre des docteurs reçus annuellement dans nos facultés, déduction faite des étrangers et des médecins de l’armée ou de la marine. L’armée active aurait, en plus des 1,300 médecins militaires qu’elle compte annuellement, les médecins de sept contingens, environ 2,000, auxquels nous pouvons ajouter une partie des 1,500 médecins de vingt-sept à trente-deux ans compris dans la landwehr. Nous aurions ainsi un chiffre total de 4,800 médecins, s’il ne fallait pas en déduire tous ceux qui, étant compris dans les trois derniers contingens, sont seulement au début de leurs études médicales et ne peuvent guère rendre de services. Le déficit tenant à cette cause est facile à couvrir. L’élève en médecine appelé à vingt ans à faire partie de l’armée, s’il devait faire comme soldat ses trois années de service obligatoire, ne pourrait poursuivre sa carrière. Il est de l’intérêt de l’état de le lui permettre en ne lui demandant qu’une année de service ; mais il est surtout de l’intérêt de l’élève de ne payer cette dette d’une année de service que ses études une fois terminées, et en qualité de médecin. Toute faveur exceptionnellement accordée peut être légitimement compensée par l’imposition d’une charge. On pourrait donc établir législativement que les jeunes soldats de chaque classe qui se livreraient à l’étude de la médecine ne feront qu’une année de service obligatoire comme médecins militaires, que cette année de service ne pourra être faite par eux qu’après qu’ils auront obtenu le diplôme de docteur en médecine, mais d’ans tous les cas qu’elle devra être faite avant l’âge de vingt-sept ans, c’est-à-dire avant l’âge de leur passage dans la landwehr, et que chaque année de retard après l’âge légal de l’entrée au service sera reportée après l’époque où leur libération définitive aurait eu lieu, s’ils avaient servi à l’âge de vingt ans. De cette manière, l’état retrouve au complet son contingent médical, et le retrouve plus parfait et plus utile, puisque le médecin appelé au service militaire joint à des études complètes une plus longue expérience pratique.

Si cependant le nombre des médecins n’était pas encore suffisant, nous pensons qu’on pourrait aller plus loin et inscrire dans la loi cette clause : que les médecins, en cas de guerre et d’appel de la landwehr, pourront être appelés au service jusqu’à l’âge de quarante ans. Voici ce qui justifie cette exception, qui tout d’abord paraît constituer une injustice. L’état donne au médecin, après examens passés devant une faculté, un titre professionnel, — celui de docteur en médecine, — titre qui confère à celui qui le possède le droit légal à l’exercice de la médecine. L’obligation de servir jusqu’à quarante ans n’est-elle pas une charge que l’état peut inscrire dans le contrat passé entre lui et le futur docteur ? De plus, si le service médical militaire impose des fatigues et des dangers, si même les fatigues que supporte le médecin sont plus grandes, les dangers qu’il court sont évidemment, sauf le cas d’épidémie, bien moins grands que ceux auxquels le combattant est exposé ; la qualité de père de famille, qui peut en général être invoquée après trente-deux ans, ne saurait donc être un argument invincible opposé par le médecin, d’autant plus qu’en raison de son âge et de ses occupations médicales ordinaires, le médecin de trente-cinq à quarante ans peut être et sera beaucoup plus utilement employé dans les hôpitaux que sur le champ de bataille. Ajoutons encore que, si pour le soldat l’aptitude à faire campagne diminue avec l’âge, pour le médecin avec l’âge vient l’expérience qui fortifie les connaissances acquises, de telle sorte que l’aptitude au service s’accroît au lieu de diminuer.

L’expérience montre que les médecins civils n’ayant jamais appartenu à l’armée sont peu aptes à un bon service en temps de guerre, car ils manquent de deux qualités essentielles : la connaissance du soldat et la discipline. Nous voudrions donc que, pour les jeunes soldats étudians en médecine, on réduisît le temps du service obligatoire à un an, avec faculté en temps de paix de reculer leur incorporation jusqu’à l’âge de vingt-trois ans, et même avec autorisation spéciale jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, mais à la condition qu’ils auront passé leur thèse de docteur avant leur entrée au service. Pendant six mois, les jeunes docteurs seraient attachés à un des hôpitaux militaires des villes de grande garnison désignés à cet effet, et dans desquels un chirurgien-major serait chargé de les instruire théoriquement et pratiquement dans tout ce qui constitue spécialement le service de santé militaire. Ils feraient les six autres mois de service dans un corps de troupes en qualité de stagiaires. Passé ce temps, le médecin, libre de tout service en temps de paix, entrerait dans la réserve avec l’obligation de servir en temps de guerre, même après l’âge de 32 ans, suivant les conditions que nous avons indiquées.


III

Le service de santé en temps de paix comprend le service des corps de troupes et celui des hôpitaux ; ces deux services sont en France absolument séparés, et le personnel se divise en deux classes distinctes, les médecins de régiment et ceux des hôpitaux. Un médecin-major ou aide-major attaché à un régiment ne peut en général être promu au choix à un grade supérieur sans avoir subi les concours ou les examens qui lui méritent l’entrée dans le corps médical des hôpitaux, ni par conséquent sans avoir passé par le service hospitalier. La séparation des médecins militaires en deux ordres n’en est pas moins inutile et dangereuse. Le médecin de régiment fait chaque jour la visite des hommes qui se présentent à l’infirmerie ; il y garde ceux qui n’ont qu’une légère indisposition, et il envoie à l’hôpital ceux qui lui paraissent réellement malades, mais il ne les y soigneras, puisque le service de l’hôpital n’est pas dans ses attributions. Or, lorsque pendant plusieurs années un médecin n’a pour ainsi dire pas traité un seul malade, on peut être sûr que ses connaissances médicales ont été en s’affaiblissant. Qu’une guerre survienne, et l’on pourra être forcé par la nécessité de donner à ce médecin un service d’hôpital qu’on ne croyait pas devoir lui confier en temps de paix. Ajoutons que, lorsqu’on a soin d’établir officiellement que le médecin de régiment est dans un état d’infériorité scientifique par rapport à ses collègues des hôpitaux, on risque de voir, même à tort, s’infiltrer peu à peu cette idée, que, si le médecin du régiment n’est pas autorisé à soigner les soldats réellement malades, c’est qu’il manque pour cela des capacités et de l’expérience nécessaires. C’est en faisant du médecin de régiment le véritable médecin de ses soldats qu’on fera disparaître les inconvéniens graves de l’organisation actuelle.

En Prusse, les médecins d’un régiment soignent eux-mêmes leurs : soldats malades à l’hôpital où ils les ont fait transporter. Cette importante réforme a été amenée peu à peu par les besoins du service. L’organisation était en principe la même que celle qui existe en France ; mais le règlement prussien de 1852 sur le service de santé renfermait cette clause : « si des considérations de service à l’intérieur de l’hôpital font regarder comme désirable le traitement des malades par les médecins supérieurs des troupes auxquelles les soldats appartiennent, le médecin-général de l’armee-corps pourra prendre à cet égard les décisions convenables. Dans la pratique, l’exception devint bientôt la règle, et l’ordonnance du ministre de la guerre en date du 22 janvier 1868 n’a fait que la rendre légale. Les mesures prescrites le 12 février 1868 par le médecin en chef de l’année en vertu de cette ordonnance ont eu pour résultat une nouvelle organisation. « Dans tous les hôpitaux militaires de garnison destinés au service de plus de deux bataillons ayant avec eux leurs médecins militaires supérieurs, les malades sont à l’intérieur de l’hôpital répartis par service. En général, ces services sont au nombre de trois : 1°. chirurgie, 2° médecine, 3° ophthalmologie, syphilis, galle. Le nombre des services peut être augmenté par des subdivisions. » Le médecin-général de l’armee-corps désigne parmi les médecins supérieurs attachés aux régimens composant la garnison ceux qui devront être chargés de ces services en qualité de médecins traitans. Ils conservent ces attributions au moins un semestre. Ils ne sont pas pendant cette période déchargés de leurs fonctions auprès des corps de troupes, mais ils doivent autant que possible ne pas être chargés de services à l’extérieur de la caserne, tels que les manœuvres, les excursions militaires. Les aides-majors devant être attachés à l’hôpital sont également désignés par le médecin-général du corps ; mais leur répartition dans les salles appartient au membre médical de la commission hospitalière. Ils sont considérés comme étant de service commandé à l’hôpital, et on évite de les en distraire par d’autres devoirs. La répartition dans les salles des aides hospitaliers et des gardes-malades appartient également au membre médical de la commission. Il en résulte que pendant la paix il n’y a pas en Prusse de séparation entre le service médical des corps de troupes et celui des hôpitaux. Pendant la guerre au contraire, cette séparation est de nécessité ; nous verrons qu’elle existe lorsque nous étudierons le service de santé de l’armée prussienne sur le champ de bataille.

Pendant mon séjour à Berlin en 1864, j’ai pu observer le fonctionnement du service en temps de paix en accompagnant fréquemment un de nos collègues dans la visite qu’il faisait à la caserne des uhlans dont il était le médecin, et de là au Garnison-Lazareth, où il soignait ceux de ces hommes dont l’état plus sérieux avait exigé le transfert à l’hôpital, et je dois dire que cette organisation m’a paru à peu près irréprochable. Il serait d’autant plus facile de l’introduire en France que, par la force même des choses, elle existe dans quelques villes où le médecin-major de régiment en garnison soigne lui-même ses soldats malades dans les salles militaires de l’hôpital civil. On pourrait généraliser cette mesure à toutes les villes de faible garnison, ce qui permettrait de supprimer beaucoup de petits hôpitaux militaires et de réaliser de notables économies. Quant aux hôpitaux militaires des villes de grande garnison, rien ne serait plus facile que de réunir dans les mêmes salles les malades de chacun des régimens casernes dans la ville, et de les y confier aux soins de leur propre chirurgien-major, assisté par l’un de ses aides-majors. Il est à peu près inutile d’ajouter que, dans l’hypothèse de cette organisation, le nombre des médecins attachés aux régimens devrait être augmenté d’une partie du personnel médical aujourd’hui exclusivement attaché au service des hôpitaux.

Dans la pratique civile aussi bien que dans l’armée, dans les hôpitaux comme dans les ambulances, en paix comme en guerre, le médecin ne peut que diriger le traitement des malades ; il n’intervient matériellement que lorsqu’il s’agit d’une opération ou d’un pansement délicat et difficile. Il faut donc auprès des malades des personnes qui puissent renouveler les pansemens simples, exécuter en un mot les prescriptions du médecin. D’autres soins d’un ordre plus général qui demandent moins d’intelligence et d’expérience peuvent être confiés presque sans apprentissage à des personnes qui ont un peu d’adresse et de dévouement : on les chargera de renouveler le linge du malade, de lui donner dans son lit la position la plus favorable, de lui administrer les médicamens et les tisanes. Enfin dans les établissemens publics, dans les hôpitaux civils ou militaires, il faut un personnel tout à fait subalterne, mais non spécial, sans contact avec les malades, et auquel incombent les fonctions qui ont trait à la propreté et à la bonne tenue de l’établissement. En France, une distinction correspondante a été établie depuis 1862 parmi les infirmiers militaires. Le soldat infirmier, dit infirmier d’exploitation, est chargé de maintenir la propreté de l’hôpital et des salles, de porter les brancards et les fardeaux, en même temps d’aider dans leur service auprès des malades les infirmiers d’ordre supérieur. Ceux-ci, qu’on appelle infirmiers de visite, sont choisis parmi les précédens en raison de leur bonne conduite, de leur zèle, de leurs aptitudes ; ils ont une solde un peu plus élevée, et comme marque distinctive de leur situation portent au collet de leur uniforme un caducée brodé en blanc. Ils tiennent les cahiers de visite, font les relevés d’alimens d’après lesquels s’établit la comptabilité, distribuent les médicamens suivant les prescriptions médicales, font les pansemens simples, et remplissent une partie des fonctions qui étaient jadis confiées aux sous-aides, supprimés en 1850. L’institution est bonne, mais elle demande à être sérieusement développée. Le nombre des infirmiers de visite est encore trop limité, et ce qui leur manque surtout, c’est une école où ils puissent recevoir une instruction spéciale.

Les besoins étant partout les mêmes, on retrouve dans les principales armées de l’Europe cette distinction entre les deux ordres d’infirmiers, ou tout au moins ce qu’on avait appelé d’abord en France les infirmiers panseurs. En Prusse, les infirmiers d’ordre supérieur sont appelés aides hospitaliers (Lazarelk-Gehulfen), les autres sont des gardes-malades (Kranken-Wœrter). Les aides hospitaliers ont été créés par une ordonnance en date du 17 mars 1832, bien avant nos infirmiers de visite ; ils présentent sur ces derniers l’avantage d’une éducation générale et spéciale plus complète. S’ils remplissent à peu près les mêmes fonctions auprès des malades, ils ont dans l’armée une situation un peu plus élevée que celle de nos infirmiers de visite, et c’est parmi eux que. se recrute le personnel des inspecteurs de section (Revier-Aufseher) chargés de la surveillance des services généraux et du personnel inférieur, de la tenue de l’économat ; ils sont classés dans l’intendance et remplissent des fonctions de comptables. Les Kranken-Wœrter ont été créés le 29 avril 1852 par Frédéric-Guillaume IV. Ce sont de simples soldats du service actif, lesquels, après avoir achevé au corps leur instruction militaire, passent sur leur demande dans le service des hôpitaux et dans le corps des gardes-malades ou infirmiers militaires. Après un séjour d’une année, après y avoir reçu l’instruction nécessaire, ils sont le plus souvent renvoyés dans leur foyer et entrent dans la réserve. Tandis que les hommes de la réserve doivent figurer aux exercices semestriels, l’infirmier est rarement rappelé, et s’il ne survient pas de guerre ou une mobilisation de l’armée, il peut gagner l’époque de sa libération définitive sans avoir fait aucun nouveau service. Cette diminution dans la durée du service actif, l’exemption des exercices semestriels de la réserve, sont les motifs qui poussent un certain nombre de soldats à entrer dans le corps des infirmiers. L’organisation prussienne des aides hospitaliers est excellente, celle des gardes-malades est très défectueuse, car la courte durée de leur service ne permet pas de leur donner une expérience suffisante, et ils ne peuvent être que des infirmiers fort médiocres.

En Autriche, les infirmiers appelés soldats de santé (Sanitäts-Soldaten) suivent pendant trois années des cours théoriques et pratiques, dont quelques-uns sont faits par des médecins. On leur enseigne les élémens de l’anatomie, de la physiologie ; on les familiarise avec le diagnostic des fractures et des luxations, avec l’application des moyens hémostatiques, des appareils amovibles et inamovibles ; on leur apprend à aider dans les opérations, à reconnaître la mort réelle, à relever les blessés, à les placer dans les voitures de transport, à faire les pansemens, à connaître exactement le contenu et l’emplacement des paniers renfermés dans les caissons d’ambulance. Tous les ans, un peu avant l’époque des grandes manœuvres d’automne, ils subissent des examens dont le résultat est transmis à l’état-major de la circonscription. Pendant la paix, les soldats de santé sont non pas réunis en compagnies, mais disséminés par groupes dans les principaux hôpitaux militaires de la monarchie autrichienne ; le rassemblement en compagnies n’a lieu que dans les cas où l’armée est mise sur le pied de guerre. En Russie, les infirmiers reçoivent un degré encore plus avancé d’instruction, de telle sorte que le nom d’infirmier ne leur est plus guère applicable avec l’idée que nous y attachons. Bien que leurs fonctions consistent à soigner manuellement les malades, ils se rapprochent plutôt de nos officiers de santé civils, tout en leur étant cependant fort inférieurs. On trouve en effet les Feldschers dans les hôpitaux civils comme dans les hôpitaux militaires, même dans la pratique professionnelle des villes et surtout des campagnes. A beaucoup de points de vue, le Wundarzt de deuxième classe, tel qu’il existait en Allemagne il y a quelques années, le Feldseher russe, tel qu’il existe aujourd’hui, représentent assez bien notre barbier-chirurgien du dernier siècle. Le Feldscher peut recevoir à ses frais l’éducation spéciale qui lui ouvrira la carrière civile, tout en le laissant libre envers l’état ; mais c’est là une exception, il est le plus souvent instruit aux frais de l’état ou des institutions hospitalières. D’assez nombreuses écoles se voient dans les hôpitaux civils et militaires de la Russie, elles sont sous la surveillance et la direction du médecin en chef de l’hôpital où elles sont instituées. L’âge exigé pour l’admission est en général celui de quinze à dix-sept ans ; il s’abaisse dans quelques écoles jusqu’à douze ans, surtout en faveur des orphelins. Dans les hôpitaux militaires, on reçoit de préférence des enfans de troupe. La durée des cours est de trois années dans les écoles militaires, de quatre dans les écoles civiles. On enseigne aux élèves le catéchisme, le russe et le latin, l’arithmétique, les élémens d’anatomie, de physiologie, de pharmacologie, de médecine et de chirurgie, l’application des bandages et des pansemens, les saignées, l’avulsion des dents, la réduction des luxations et des fractures, la vaccination, les secours à donner aux blessés, aux noyés et asphyxiés ; on leur apprend également à préparer une autopsie. Après avoir terminé leurs études, ils prennent le titre de Feldschers, c’est-à-dire aides-chirurgiens, et ont dans l’armée le grade de sous-officiers. Ils doivent, au profit de l’école qui leur a donné l’instruction dix années de service. Ceux qui appartiennent aux hôpitaux civils comme ceux des hôpitaux militaires sont, en cas d’inconduite, envoyés dans l’armée comme soldats. Suivant leurs aptitudes et l’ancienneté de leur service, ils sont divisés en deux classes dont la première est celle des Feldschers en chef ; mais la promotion ne peut avoir lieu qu’après six années de grade. Les Feldschers militaires peuvent être, après douze ans de service irréprochable, élevés à la quatorzième classe de la noblesse (régistrateur de collège) ; les aides-chirurgiens civils ne peuvent arriver à ce premier degré (tchine) qu’après quinze années de service. La retraite est acquise après vingt ans avec moitié des appointemens ; après trente ans de service, la totalité des appointemens est acquise. Ces appointemens sont de 33 roubles (134 fr.) par an pour les Feldschers en chef militaires ; les autres ne reçoivent que 101 fr. Le Feldscher promu à la quatorzième classe de noblesse reçoit, 527 francs par an.

Le service des aides-chirurgiens consiste à faine les pansemens, à distribuer les médicamens, à tenir les registres d’entrée et de sortie des malades, les registres de comptabilité, et à noter pendant la journée sur une feuille d’observation les phénomènes présentés par les malades confiés à leurs soins. En temps de guerre, les Feldschers forment le personnel infirmier des ambulances. Excellente tant qu’elle fonctionne dans les hôpitaux civils ou militaires, l’institution des aides-chirurgiens a l’inconvénient grave de jeter dans la circulation, après leurs dix années de service obligatoire, une armée de rebouteurs attitrés. Trop complète en Russie, où les besoins du reste sont un peu différens, l’instruction des infirmiers de visite est insuffisante en France. La vérité nous paraît être dans le terme moyen ; mais ce que nous, avons surtout à étudier, c’est la réunion de ces infirmiers en « compagnies du santé, » en « détachemens sanitaires, » corps spéciaux, autonomes, sans analogues dans l’armée française, et que nous allons voir, sur les champs de bataille, fonctionner avec grand avantage dans les armées prussienne et autrichienne.


IV

Le service médical en temps de guerre doit faire face à des besoins toujours nombreux, mais qui au jour d’une bataille atteignent de formidables proportions. Il faut, même pendant la lutte, relever les blessés et les porter hors de l’atteinte des projectiles, examiner soigneusement toutes les plaies, pratiquer les opérations urgentes, appliquer des appareils provisoires qui permettront le transport du blessé jusqu’au lieu où il recevra des soins définitifs. Les ambulances de première ligne ont pour caractère principal d’être mobiles et de se déplacer suivant les vicissitudes de la bataille. Plus en arrière, à quelques kilomètres du lieu du combat, sont établis des hôpitaux temporaires où le soldat devra recevoir une installation passagère. Ces ambulances, ces hôpitaux provisoires, seraient bientôt encombrés, si l’on n’organisait dans les villes rapprochées du théâtre de la lutte des établissemens fixes sur lesquels on puisse évacuer la plupart des blessés. Parfois même, si la guerre se prolonge ou si les pertes sont grandes, on transporte jusque dans les hôpitaux de la mère-patrie les convalescens incapables de reprendre du service pendant la campagne ou les blessés pouvant supporter sans danger un assez long voyage.

Le but que l’on poursuit, les difficultés à surmonter étant les mêmes pour toutes les armées, on conçoit qu’il y ait une sorte d’uniformité dans le plan général d’organisation ; mais, lorsqu’on entre dans le détail de la pratique, on rencontre de grandes différences dans la répartition et dans le fonctionnement des divers groupes qui constituent le service de santé en campagne. Nous prendrons comme point de départ de notre comparaison la chirurgie militaire française ; mais, comme il s’agit d’indiquer les réformes nécessaires, nous mettrons surtout en relief les défauts de notre organisation ; aussi ne devra-t-on pas s’étonner si les éloges sont rares et les critiques nombreuses.

Lorsqu’une bataille devient imminente, les médecins de régiment restés avec leur corps se placent autant que possible dans un endroit abrité pour donner les premiers soins à leurs soldats. L’ambulance divisionnaire s’installe plus en arrière dans une ferme, une maison isolée, où les chirurgiens pourront procéder aux pansemens les plus urgens ; enfin plus en arrière encore, le plus souvent dans un village, l’ambulance du quartier-général de chaque corps d’armée constitue une sorte d’hôpital temporaire où le blessé recevra des soins définitifs. « Place de secours, place de pansement, hôpital de champ de bataille, » telles sont les expressions employées, soit en France, soit à l’étranger, pour désigner les trois ordres d’établissemens du premier groupe. La question du transport des blessés du lieu où ils sont tombés jusqu’à la place de secours ou celle de pansement se présente tout d’abord. Beaucoup de soldats atteints de blessures légères ou même de blessures graves intéressant les membres inférieurs se rendent à pied jusqu’au lieu où se trouvent les médecins ; mais un grand nombre d’autres, incapables de marcher, doivent être relevés et portés jusqu’à l’ambulance. On ne saurait utiliser pour ce service les voitures que l’administration de la guerre met à la disposition du corps médical ; on ne pourrait en effet, par suite des obstacles de toute sorte qu’opposerait la nature même du sol, les haies, les fossés, les terres labourables, les faire parvenir jusqu’à l’endroit où est tombé le blessé, et le pourrait-on d’ailleurs qu’on ne devrait pas sacrifier à coup sûr de précieux moyens de transport, déjà trop peu nombreux, en les exposant ainsi à l’atteinte des projectiles.

En France, le soin de transporter les blessés à l’ambulance est confié à des soldats du train conduisant des mulets porteurs de cacolets. Rien n’est admirable comme le courage tranquille de ces hommes qui n’ont point pour les exciter l’entraînement de la lutte ; mais ils ne peuvent que rarement arriver jusqu’à l’endroit même où gît le blessé, et c’est presque toujours à bras d’hommes que la première partie du transport doit être faite. Or dans notre armée rien n’est organisé en vue de ce genre de secours. Pendant la dernière campagne d’Italie, on a cru pouvoir confier ce service aux musiciens des régimens ; mais, outre que ces hommes sont en nombre insuffisant, ils n’ont aucune aptitude à remplir le rôle qu’on a voulu leur imposer, et n’en est-il pas de même des soldats du train ? Relever un blessé n’est pas chose aussi simple qu’on le pense ; les fractures des membres sont fréquentes, un mouvement mal ordonné aggrave souvent des blessures qui eussent été relativement légères ; la pointe d’un fragment d’os, une esquille, peuvent déchirer un nerf ou un vaisseau important, et le chirurgien est alors forcé de sacrifier un membre qu’il eût pu conserver. Le dévoûment des soldats du train ne saurait suppléer à l’absence d’une éducation spéciale, au défaut d’expérience. Le cacolet lui-même est un détestable moyen de transport. Les mouvemens du mulet impriment au blessé assis dans l’espèce de fauteuil formé par le cacolet des secousses qui retentissent douloureusement dans sa blessure, et, s’il est couché sur une des deux litières que porte l’animal, il éprouve, outre les secousses, des oscillations semblables au tangage d’un navire. Parfois le mulet heurte son voisin, d’autres fois même il s’abat ; l’un de nos malades, l’infortuné colonel Suberbielle, atteint aux deux jambes par un éclat d’obus, fut jeté ainsi sur le pavé d’une rue de Metz. Le mulet a pu être un bon moyen de transport dans les pays où, comme en Algérie, à l’époque de la conquête, il n’existait pas de route carrossable ; en Europe, il n’a d’autre raison d’être que la routine. Pour les évacuations de blessés de la place de pansement à l’ambulance du quartier-général ou d’un hôpital à l’autre, il ne saurait être comparé aux voitures d’ambulance, modèle Masson, dont se sert l’administration française. De la ligne de combat à la première ambulance, le cacolet ne remplace pas le brancard, parce que le mulet ne peut presque jamais être conduit jusqu’à l’endroit même où est tombé le blessé. Faute d’un personnel spécial, le soldat ne peut être relevé que par ses camarades, et ceux-ci, poussés sans doute par un sentiment de dévouement, mais stimulés aussi par cet esprit de conservation dont personne n’est exempt, s’empressent de venir à son secours. L’un saisit les jambes, l’autre le corps ; d’autres fois le blessé est couché sur deux fusils, sur une couverture de campement, sur une toile de tente, et il est porté par quatre de ses camarades, tandis qu’un cinquième cherche à se rendre utile en suivant avec le sac et le fusil : il n’est pas rare de voir cinq ou six soldats accompagner un blessé qui pourrait parfaitement marcher et se rendre seul à l’ambulance. Or il est bien difficile de revenir de sang-froid prendre place dans le rang quand on a pu s’éloigner hors de l’atteinte des balles. Un seul blessé fait donc sortir du rang un ou deux soldats pour le moins, et trop souvent d’une manière définitive : aussi l’objection faite à l’institution des porteurs spéciaux pris au nombre de trois ou quatre dans les compagnies est-elle sans fondement sérieux, car l’effectif de la compagnie sous le feu serait moins diminué qu’il ne l’est avec le désordre actuel et l’absence d’organisation. Percy avait proposé de créer un corps spécial de brancardiers formé d’infirmiers d’ambulance ; M. Larrey pense que les blessés devraient être relevés par des escouades composées à l’avance des hommes les plus aptes à ce service, choisis dans les corps de troupes parmi les soldats les plus braves. Les idées de Percy et de M. Larrey auraient pu être utilement combinées ; malheureusement elles n’ont pas été adoptées, et ce n’est que dans les armées autrichienne et prussienne que nous voyons ces projets mis à exécution depuis longtemps au grand avantage de tous.

En Prusse comme en Autriche, dans chaque compagnie d’infanterie, quatre soldats au moins doivent pendant la paix recevoir une éducation spéciale afin de pouvoir être utilisés en temps de guerre comme brancardiers. Ces hommes conservent l’uniforme de leur régiment, mais en campagne ils portent au bras gauche un brassard qui indique leurs fonctions. En Prusse, ce brassard n’est autre depuis 1866 que celui de la convention de Genève. C’est un abus qu’il nous paraît important de signaler. En effet, ces soldats ne sont pas uniquement et constamment des brancardiers, ils n’agissent en cette qualité que pendant les batailles, et en tout autre temps ils restent dans les rangs de leur compagnie. Ils ne devraient donc porter le brassard qu’au moment d’un combat dans lequel ils sont employés comme brancardiers.

Le rôle des soldats brancardiers (Kranken-Trœger) est peu différent en Autriche et en Prusse. Dans l’armée autrichienne, les soldats brancardiers appartenant à une même brigade sont réunis sous le commandement d’un officier de grade inférieur, et chaque bataillon fournit un caporal qui remplit dans le détachement les fonctions de sous-officier. Les brancardiers forment des patrouilles de trois hommes ; deux portent un brancard et ses accessoires, le troisième porte des attelles de fer-blanc pour soutenir les membres fracturés et appliquer en cas d’urgence un pansement provisoire. Ces patrouilles parcourent la ligne de combat, relèvent les blessés et les portent jusqu’à la place de secours. Dans l’armée prussienne, les brancardiers tirés des compagnies ne forment pas un détachement spécial, et restent autant que possible près de leur régiment. Dans l’une et l’autre armée, le nombre de ces porteurs serait insuffisant, s’ils étaient seuls chargés de cette partie du service, et s’ils n’étaient secondés et guidés par les infirmiers-brancardiers appartenant aux compagnies de santé.

Les compagnies ou troupes de santé (Sanitäts-Truppen pour l’Autriche, Sanitäts-Détachement pour la Prusse) sont des corps particuliers, homogènes, que ne possède malheureusement pas l’armée française. Il existe en Autriche dix compagnies de santé, comprenant chacune 180 infirmiers qui ont reçu une instruction spéciale. En temps de paix, ces 1,800 infirmiers sont répartis dans les divers hôpitaux militaires de l’empire. En temps de guerre, les dix compagnies se reconstituent ; chaque corps d’armée en possède une, deux restent comme réserve. Elles représentent des compagnies d’infirmiers et non des ambulances dans l’acception que nous donnons à ce mot, car l’élément médical n’y est représenté que par un chirurgien-major. Elles fonctionnent à la place de pansement et aident dans ces circonstances les médecins des régimens qui viennent y constituer le service médical proprement dit. En Prusse, chaque armee-corps a 3 compagnies de santé composées chacune de 6 médecins, 8 aides-hospitaliers, 1 pharmacien, 8 infirmiers 149 soldats brancardiers. La compagnie dessert la place de pansement, où elle reçoit comme renfort la moitié des médecins attachés aux bataillons d’infanterie.

L’institution des infirmiers et des soldats brancardiers rend dans ces deux armées de très grands services. Aucun prétexte n’est laissé aux combattans pour sortir du rang, et l’enlèvement des blessés se fait avec une grande célérité et surtout une grande sécurité pour la blessure.

Le rôle des médecins de régiment est différent dans les trois armées. En France, tous doivent rester avec leurs corps, afin de donner aux blessés les premiers secours. En Prusse, la moitié seulement de ces médecins demeurent sous le feu, les autres vont aider leurs collègues de la compagnie de santé, réunis à la place de pansement. En Autriche, aucun d’eux ne reste à son rang ordinaire, et tous ceux d’une même brigade se réunissent à la place de pansement, à l’exception de trois qui, un peu en arrière de la ligne de combat, établissent la place de secours.

La place de secours des Autrichiens n’a pas le caractère que nous assignons à une ambulance, les médecins n’y pratiquent que les pansemens indispensables pour éviter une hémorrhagie grave, et rétablissent, s’il est nécessaire, les pansemens provisoires appliqués par les brancardiers. C’est, à proprement parler, le lieu où cesse le transport par brancard, et le rôle des trois médecins est surtout de veiller au transbordement des blessés qu’ils envoient à la place de pansement par les voitures d’ambulance amenées jusqu’à la place de secours. En Prusse, comme en France, il n’y a pas de place de secours, ou plutôt chaque médecin demeuré derrière son bataillon devient le centre d’une sorte de place de secours d’où il dirige le service des brancardiers ; mais en France le médecin, n’ayant pour l’aider que le soldat porteur du sac d’ambulance, ne peut à peu près rien quant au transport des blessés. De ces trois modes d’organisation, quel est le meilleur ? Au point de vue des services chirurgicaux rendus aux blessés, nous n’hésiterons pas à condamner la présence du médecin sur la ligne de bataille, car, aujourd’hui que les troupes engagées se couvrent le plus possible, il ne saurait parcourir cette ligne sans s’exposer outre mesure, et le secours qu’il peut apporter au blessé devient à peu près illusoire, sauf quelques cas rares et exceptionnels. Dans ce qu’il pourrait faire, il peut être remplacé par les brancardiers, s’ils ont reçu une éducation spéciale ; mais, nous objectera-t-on, puisqu’il est utile que les brancardiers soient sur la ligne même du combat, puisqu’ils pratiquent certains pansemens et appliquent des attelles sur les membres fracturés, pourquoi les médecins des régimens ne se chargeraient-ils pas eux-mêmes de ces soins ? C’est que, les médecins étant toujours en nombre insuffisant à la place de pansement, on ne doit pas laisser tous ceux des régimens à peu près inutiles sur la ligne de combat, alors qu’ils seraient si utiles ailleurs ; c’est aussi qu’un bon infirmier se forme en six mois, tandis qu’il faut vingt ans pour faire un médecin, et qu’il faut ménager assez ceux dont on peut disposer. Cependant nous ne saurions accepter complètement le système suivi en Autriche. La présence de quelques médecins sur la ligne de bataille est d’un effet moral incontestable ; elle encourage le soldat, lui inspire confiance et contribue à donner de la considération au corps médical. C’est par ces motifs que la Prusse maintient sous le feu la moitié seulement des médecins de régiment, et nous croyons que cette proportion devrait être réduite à un tiers du personnel médical. Le second tiers serait plus utilement employé à surveiller, au point où l’on rencontre une route carrossable, le transbordement des blessés du brancard dans les voitures d’ambulance, et à constituer ainsi une sorte de place de secours intermédiaire entre la ligne de combat et la place de pansement. La portée aujourd’hui si grande de l’artillerie oblige en effet à reculer assez loin la place de pansement pour que l’on cherche à diminuer le plus possible la longueur du trajet que doivent parcourir les brancardiers. Les autres médecins de régiment se réuniraient à la place de pansement.

La place de pansement doit être établie dans un village ou du moins près d’une habitation, à proximité d’une rivière ou d’un puits, à une distance de la ligne du combat qui dépend de la disposition du terrain, et autant que possible à l’abri des projectiles. L’ambulance divisionnaire, composée en général de 1 médecin-major et de 4 ou 6 aides-majors, est le point où le blessé reçoit dans l’armée française les premiers secours sérieux. Les plaies sont visitées, les projectiles faciles à découvrir sont extraits, les amputations tout à fait urgentes sont pratiquées, et les malades sont tous dirigés, soit par les voitures Masson, soit par les cacolets ou les litières, jusqu’à l’ambulance du quartier-général du corps. Chaque division de l’armée a donc sa place de pansement, desservie par des médecins spéciaux, aidés le plus souvent par quelques-uns de leurs collègues des régimens. En Autriche, sauf les cas de nécessité, il n’existe par corps d’armée qu’une seule place de pansement (Ver-band-Platz) ; il est vrai qu’elle est suppléée en partie par les places de secours. Le service y est fait par les infirmiers de la compagnie de santé et par les médecins des régimens engagés. En Prusse, chaque division a sa place de pansement desservie par une des trois compagnies de santé que viennent renforcer la moitié des médecins des régimens d’infanterie[4]. Or, comme chaque division compte 12 bataillons et par conséquent 24 médecins, 12 médecins viennent ainsi en aide à leurs 6 collègues de la compagnie de santé, et, grâce. à ce renfort important, l’ambulance d’une division compte en Prusse trois fois plus de médecins qu’en France. Les médecins s’y divisent en trois groupes : les premiers déshabillent les blessés en coupant leurs vêtemens, lavent et examinent les plaies, pansent celles qui sont légères, extraient les projectiles faciles à découvrir ; les seconds s’occupent de la réduction et du pansement des fractures ; ceux du dernier groupe font les amputations, les ligatures d’artères. Les opérations plus longues, plus difficiles et moins urgentes, comme les résections articulaires, sont interdites à la place de pansement.

L’ambulance du quartier-général du corps d’armée complète notre système de secours sur le champ de bataille ; son personnel, très variable en nombre, se compose ordinairement d’un médecin principal, d’un médecin- major de première classe, de huit aides-majors, de plusieurs pharmaciens, d’un aumônier, d’un officier comptable, d’infirmiers et de soldats d’administration. Elle possède un certain nombre de voitures pour les blessés et de fourgons pour le transport du matériel et des médicamens. Établie dans un village assez en arrière du lieu même de la lutte, elle se transforme après le combat en un véritable hôpital temporaire où sont traités les blessés et malades du corps d’armée. L’Autriche a également une ambulance centrale par corps d’armée (Corps-Ambulanz), disposée pour recevoir temporairement 150 blessés graves, désaltérer, restaurer, secourir 600 blessés de passage. Le personnel médical est de 5 médecins. assistés de 2 aides hospitaliers et de 36 infirmiers.

La Prusse avait en 1866 trois ambulances fixes par corps d’armée (sohwere Feld-Lazarethe), représentant notre ambulance du quartier-général, tandis que l’ambulance divisionnaire était représentée par des corps plus mobiles (leichte Feld-Lazarethe). Depuis 1868, cette distinction a disparu, chaque armee-corps a douze ambulances, donnant réunies un total de 93 médecins, 159 aides hospitaliers, 204 infirmiers. Chacune d’elles a le matériel et le personnel nécessaires pour former douze hôpitaux pouvant recevoir 200 malades, ou pour le corps entier 2,400 ; l’on peut même, en cas de nécessité, avoir recours au personnel des trois compagnies de santé. Parmi les blessés ou les malades, beaucoup peuvent être évacués sans danger sur les hôpitaux d’arrière-ligne, et, si l’armée marche en avant, quelques-uns de ces Feld-Lazarethe se transforment en hôpitaux fixes et prennent les malades des autres qui s’en vont avec l’armée.

L’organisation du service médical régulier dans l’armée française s’arrête à l’ambulance du quartier-général ; nous n’avons plus après cela que des ressources aléatoires, tandis que l’Autriche possède tout un ordre d’établissemens organisés sur les derrières de l’armée » et qu’on appelle les hôpitaux de guerre (Feld-Spital), et la Prusse ses hôpitaux d’étapes (Etappen-Lazareth). Cette absence d’établissemens d’arrière-ligne a pour nous comme conséquence fatale la nécessité d’évacuer coûte que coûte sur les hôpitaux des villes voisines les blessés et les malades, qui sans cela encombreraient les ambulances. Il faut avoir conduit ou accompagné de ces évacuations pour comprendre quel rôle elles jouent dans l’aggravation de notre mortalité. On ne dispose que de chariots de réquisition, on les remplit de paille et l’on y couche les blessés. Pendant quelque temps, tout semble marcher assez bien, mais la paille se tasse, le membre brisé prend une position vicieuse, ou le corps inerte d’un blessé vient peser de tout son poids sur la blessure de son voisin. Des hurlemens de douleur se font entendre ; on arrête la voiture, on replace le malade, mais quelques pas plus loin c’est à recommencer. L’évacuation n’est possible que par voie ferrée, encore faut-il que l’on ait des wagons appropriés à cet usage ; dans toute autre circonstance, elle doit être proscrite pour les blessés atteints de fracture.

L’hôpital d’étapes institué dans l’armée prussienne nous amène à dire quelques mots d’une organisation spéciale à la Prusse, inaugurée dans la dernière campagne et aussi importante au point de vue militaire qu’au point de vue médical : nous voulons parler du service des étapes. En France, il n’existe pas d’intermédiaire entre l’armée opérant en pays ennemi et l’armée restée sur le sol natal ; l’une obéit au général en chef, l’autre est directement soumise au ministre de la guerre. En Prusse, tout le pays placé entre la mère-patrie et l’armée active est sous la direction d’un général qui prend le titre d’inspecteur-général des étapes. Ce pays est partagé en un certain nombre de circonscriptions appelées rayons d’étapes. Chaque rayon a un centre de commandement placé ordinairement dans une station de chemin de fer. De plus, comme chaque armee-corps est recrutée dans certaines provinces de la confédération du nord, chacun de ces corps a sur les derrières de l’armée son chef-lieu d’étapes (Etappen-Haupt-Ort), qui se déplace suivant les progrès des opérations militaires, et sa tête d’étapes (Etappen-Anfang-Ort), qui est située en Prusse dans une des villes de la province que traverse la route qui mène au théâtre de la guerre. Entre ces deux points extrêmes sont établies les étapes de chemin de fer (Eisenbahn-Etqppen), et, lorsque les chemins de fer n’existent pas, les étapes de terre (Land-Etappen). A chaque station d’étapes est établi un hôpital destiné à recevoir les malades de la (circonscription, les soldats de passage forcés de s’arrêter en route, ou les blessés ne pouvant sans inconvénient continuer leur voyage jusqu’au point où se dirige l’évacuation. On conçoit les services que peut rendre une semblable organisation lorsqu’il s’agit de faire rapidement franchir à des régimens d’assez longues distances. Chacun d’eux en arrivant à l’étape trouve tout préparé pour le recevoir ; la distribution des vivres se fait le soir même, et le lendemain matin la troupe peut se remettre en route avec autant de facilité que s’il s’agissait d’un déplacement opéré en temps de paix dans l’intérieur du pays natal. On comprend de quelle utilité sont ces hôpitaux fixes disséminés ainsi de distance en distance sur toutes les routes que suivent les évacuations. Nous avons vu, hélas ! dans cette triste campagne de la Loire dans laquelle l’absence d’organisation et le désordre étaient si flagrans, un tout autre spectacle ; nous avons vu des trains de blessés et de malades errer le long de nos lignes ferrées sans que personne en connût au juste la destination, nous avons vu de pauvres soldats transis de froid et entassés dans des wagons à bestiaux s’arrêter dans les gares où ils croyaient trouver un asile et du pain, quitter leur régiment et abandonner leurs armes à qui voulait les prendre. Sans même nous reporter au souvenir si récent de nos désastres, que n’ont pas été les évacuations de la Crimée sur Varna, Gallipoli, Constantinople, et même de Solferino sur Brescia ou Milan !


V

La convention de Genève avait eu cependant pour but, on le sait, de parer à d’aussi poignantes misères. La neutralisation des blessés, du matériel et du personnel des ambulances, qui a été consacrée par cette convention, conclue à Genève le 22 avril 1864, n’est point un principe dont la Suisse soit fondée à réclamer l’initiative. Le général Stain et le maréchal de Noailles en 1743, le général Moreau et le général Kray sous la république, l’avaient déjà proclamé. Enfin le 29 mai 1859, le Moniteur publiait un décret, signé quelques jours après la bataille de Montebello, qui statuait que désormais tous les prisonniers blessés seraient rendus à l’ennemi sans échange dès que leur état le permettrait. Ce décret ne resta pas lettre morte. Nous eûmes en 1859 à ramener à Vérone des blessés autrichiens soignés dans nos hôpitaux de Milan et de Brescia ; témoin ému des scènes attendrissantes que provoquait le retour de ces malheureux au milieu de leurs compatriotes, nous pûmes apprécier combien était grand le bienfait réalisé par le décret de Montebello. C’est donc à la France qu’appartient légitimement l’honneur d’avoir proclamé la neutralisation des blessés ; mais il est juste de reconnaître que c’est au comité de Genève qu’on doit d’avoir vu ce principe, étendu dans son application au personnel et au matériel sanitaires, accepté par tous les gouvernemens de l’Europe.

Malheureusement la convention de Genève était à peine connue de l’intendance militaire française, et au début de la dernière campagne rien n’était préparé pour la mettre en pratique. Quand nous arrivâmes à Metz, aucun médecin militaire français, aucun infirmier ne portait de brassard, aucune voiture d’ambulance n’avait le signe distinctif de la neutralité ; seulement à la porte de quelques ambulances de quartiers-généraux flottait un petit fanion blanc ayant au centre une croix de Malte en drap rouge, mais il était d’une dimension si restreinte qu’il n’était guère perceptible à 200 ou 300 mètres. Du reste, nos collègues de l’armée n’acceptaient qu’avec répugnance un signe distinctif qui avait pour but de les protéger, et pendant toute la campagne le brassard fut plus souvent dans leur poche que sur la manche de leur uniforme. En revanche, la population civile l’arborait avec empressement, et il n’était personne soignant ou ayant l’intention de soigner un blessé qui n’eût au bras la bande blanche à croix rouge. Après Borny et Gravelotte, l’intendance militaire, qui n’avait pas cru tout d’abord devoir donner le brassard à ceux qui devaient le porter, en distribua à profusion. Soldats du train, paysans conduisant des voitures de réquisition, mais n’ayant rien de commun avec le service sanitaire, dames soignant les blessés, tous se mirent à porter le brassard estampillé par l’intendance. L’abus ne tarda pas d’avoir de graves conséquences, dont la moindre était de permettre à ces misérables qui suivent toutes les armées d’aller impunément, sous prétexte de rechercher les blessés, dépouiller les morts sur le champ de bataille. Après les batailles de Borny, Gravelotte et Saint-Privat, j’avais pu obtenir des médecins et des officiers prussiens la remise de nos officiers blessés et prisonniers, et plus tard celle de tous nos blessés transportables. Le 21 août, j’espérais arriver au même résultat pour 200 blessés restés à Gravelotte ; mais les choses avaient changé de face. Je reçus un moins bon accueil, et je dus revenir dans nos lignes sans avoir rien pu obtenir. Le général prussien ne me cacha pas qu’il était peu satisfait de la manière dont nous exécutions la convention, que l’abus que l’on faisait du brassard le lui rendait suspect. On le trouvait, disait-il, dans chaque village sur des gens n’appartenant pas à l’armée, et il pouvait devenir un moyen de faciliter l’espionnage et la violation des cadavres. Je crus devoir signaler ces faits au maréchal Bazaine dans une lettre datée du 22 août ; cette lettre amena un arrêté qui coupa court à l’abus, et les personnes soignant les blessés prirent pour signe distinctif une croix de laine bleue appliquée sur le côté gauche de la poitrine. A l’armée de la Loire, à Paris, nous retrouvâmes la manie du brassard ; les Prussiens, eux aussi, en abusèrent : il y a lieu de revoir sur ce point la convention de Genève. Cela est d’autant plus important que nous n’avons pas, comme en Prusse et en Autriche, un train d’équipages spécial au service de santé. Nos soldats du train sont tantôt occupés à transporter des blessés, tantôt à convoyer des vivres et même des munitions, et lorsqu’après Borny nous allâmes dans les ambulances prussiennes reprendre nos soldats blessés, la présence des cavaliers du train des équipages qui nous avaient été donnés comme convoyeurs amena de la part de l’ennemi d’assez vives observations. Il y a plus : à un certain moment, on fit peindre sur beaucoup de voitures de transport l’écusson de la neutralité, et, dans un fourrage que l’on fit à Lauvallière dans les derniers temps du blocus, les voitures portaient toutes la croix rouge sur fond blanc. L’ennemi du reste commit plus d’une fois semblables irrégularités.

L’abus du drapeau ne fut pas moins grand que celui du brassard ; ce qu’on a vu à Paris, nous l’avons retrouvé partout, et surtout dans les villes menacées par l’ennemi. Le brassard satisfaisait les amours-propres, mais le drapeau était arboré souvent pour un motif beaucoup moins désintéressé. L’article 5 de la convention porte en effet que tout blessé recueilli et soigné dans une maison y servira de sauvegarde. L’habitant qui aura recueilli chez lui des blessés sera dispensé du logement des troupes, comme d’une partie des contributions de guerre qui seraient imposées. Aussi, dans les villes et même dans les villages où l’on pouvait prévoir l’arrivée prochaine des armées prussiennes, les maisons se pavoisaient par enchantement. La ville s’emplissait d’ambulances ; mais, si l’on pénétrait dans l’hôpital improvisé pour s’enquérir du nombre de lits disponibles, on apprenait le plus souvent que l’ambulance ne possédait qu’un seul lit, qui n’était parfois que celui du propriétaire ; on ignorait d’ailleurs généralement que la convention de Genève avait été modifiée le 2 octobre l’868. « Quant à la répartition des charges relatives au logement de troupes et aux contributions de guerre, dit le nouvel article, il n’en sera tenu compte que dans la mesure de l’équité et du zèle charitable déployé par les habitans. »

La neutralisation des ambulances a été, comme tant d’autres choses, mal interprétée. On s’est étonné, on s’est indigné même que des ambulances aient été faites prisonnières par l’armée allemande et rapatriées par la Belgique ou par la Suisse. Deux ambulances volontaires de la Société de secours aux blessés ont cru que la convention de Genève leur donnait le droit de traverser les lignes ennemies pour venir se joindre à l’armée de Metz. Tout cela indique peu de connaissance des lois et des nécessités de la guerre, comme de l’esprit et même du texte de la convention. Des circonstances très diverses peuvent modifier profondément la conduite à tenir. Ainsi une grande bataille a lieu : quelques ambulances, ne voulant pas abandonner leurs blessés, sont faites prisonnières ; le général en chef, — c’est son droit en vertu de l’article 3 de la convention, — les retient pour donner des soins à leurs compatriotes ; mais bientôt, les médecins de l’armée victorieuse pouvant suffire au surcroît de devoirs que la victoire même leur a imposé, les ambulances prisonnières peuvent être rendues à la liberté. Or deux cas peuvent se présenter. Les médecins prisonniers sont restés à proximité du champ de bataille, leur captivité n’a été que de peu de durée, l’armée a conservé ses positions, ou bien les mouvemens stratégiques se sont opérés à des distances telles que le général en chef n’a pas à craindre l’indiscrétion des médecins et des infirmiers tombés entre ses mains : rien alors n’empêche qu’ils ne soient directement renvoyés aux avant-postes de l’armée à laquelle ils appartiennent. Qu’au contraire des mouvemens de troupes aient lieu, que des travaux de défense aient été exécutés sous les yeux de l’ambulance prisonnière, peut-on admettre un instant qu’une convention quelconque puisse obliger le général victorieux à faire connaître à l’ennemi, en lui restituant directement quelques médecins, des opérations militaires qu’il doit lui cacher à tout prix ? Que fait-on en pareil cas ? On remet les médecins prisonniers à leurs compatriotes, mais sur un point éloigné du théâtre de la guerre, en leur imposant un détour assez long pour que le temps écoulé ôte tout danger à une divulgation des faits observés pendant leur captivité. C’est ce que les Prussiens ont fait à l’égard des médecins français, et ils avaient le droit de le faire, comme le général Chanzy avait le droit de renvoyer en Allemagne, par Saint-Malo et l’Angleterre, l’ambulance prussienne dirigée, croyons-nous, par le docteur Rosenthal et faite prisonnière sur la Loire. Quant aux deux ambulances qui, venant de Paris, ont cru pouvoir traverser l’armée prussienne pour arriver à Metz, l’une en passant tranquillement par Pont-à-Mousson, l’autre par Étain, Mars-la-Tour et Gravelotte, leur captivité momentanée et leur renvoi par la Belgique n’étaient que chose naturelle, car la convention, sous prétexte de neutralisation, n’a jamais songé à donner à ses ambulances le droit de se promener au milieu de l’armée ennemie, et de venir ensuite annoncer à leurs compatriotes la force, la position, la nature des travaux de l’ennemi.

La neutralisation des blessés a donné lieu également à des erreurs d’interprétation. La remise des blessés entre les mains de leurs compatriotes n’est pas immédiatement obligatoire, elle est seulement facultative ; ils peuvent n’être rendus qu’après leur guérison, mais toujours à la condition de ne pas porter les armes pendant la durée de la guerre. Cette dernière clause, dont on ne peut cependant nier la légitimité, devrait être supprimée ; elle est le plus souvent inutile quand la blessure est grave, elle est à peu près inexécutable, surtout de la part du soldat, quand la blessure est légère. Pour les officiers, cette clause leur crée une positron si délicate et si pénible après leur guérison que beaucoup préfèrent le chagrin de rester prisonniers. — La convention de Genève n’a été sérieusement appliquée que dans la dernière campagne, et l’expérience a montré qu’elle se prêtait à de nombreux abus ; il importe qu’une discussion sérieuse basée sur les faits observés définisse la manière dont il faudra en interpréter les différens articles.

Après la campagne d’Italie et sous l’influence d’un livre ayant pour titrer Souvenirs de Solferino, publié par M. Dunant, l’opinion publique s’émut de l’insuffisance des secours donnés aux soldats blessés et malades : c’est au même sentiment d’humanité qui amena la convention de Genève que l’on doit la création des société de secours aux blessés militaires. Réunir des ressources de toute espèce, acheter avec les offrandes pécuniaires les objets les plus utiles, les expédier sur le théâtre de la guerre, aider ainsi le service sanitaire de l’armée, tel est le rôle que peuvent remplir ces sociétés, mais tel n’est pas le but que désignaient à leurs adhérens les fondateurs du comité de Genève, tel n’est pas le but que poursuivent aujourd’hui en France les sociétés de secours aux blessés. Venir directement en aide aux services sanitaires de l’armée, concourir parallèlement avec eux et au même titre au traitement des blessés, posséder son matériel, son personnel particulier, avoir ses ambulances, ses hôpitaux, voilà les aspirations de la plupart de ces comités, voilà les prétentions qu’ils ont élevées dans la dernière campagne. On a cité à l’appui de ces prétentions ce qui s’était passé en Amérique et en Prusse ; mais il y a là une erreur de fait. Presque tous ceux qui ont écrit sur l’organisation médicale de l’armée fédérale pendant la guerre de la sécession ont assez singulièrement attribué à la commission sanitaire des États-Unis, c’est-à-dire au comité central des sociétés de secours, un rôle que cette commission n’a jamais exercé. C’est le département médical de l’armée (War’s médical Department), dirigé d’abord par le docteur Hammond et plus tard par le docteur Barnes, c’est en définitive le ministère de la guerre (confié alors à M. E. Stanton), qui fit construire en Amérique 202 hôpitaux-généraux renfermant 136,894 lits, lesquels furent successivement occupés par plus de 2 millions de malades ou de blessés. C’est le département médical de la guerre qui fit mouvoir pendant toute la campagne les hommes et les choses, et pas un médecin de l’armée ou des hôpitaux militaires n’y fut nommé par une autre autorité que par le ministère de la guerre.

En Prusse, pendant la guerre du Slesvig, une société de secours intervint directement dans les soins à donner aux blessés sur le champ de bataille. Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, sous la direction de leur grand-maître M. le comte de Stolberg-Wernigerode, avaient créé près de l’église de Nubel un petit hôpital fort bien installé, et qui recevait les blessés des tranchées de Duppel, d’où ils étaient transportés à Flensbourg. Cette ambulance, confiée aux soins du professeur Klopsch (de Breslau), était indépendante de celle de l’armée. Lorsque la convention de Genève, quelques mois plus tard, provoqua la création des sociétés civiles de secours, lesquelles prirent en Prusse un développement considérable, on régularisa leur action pour la faire concorder avec colle de la chirurgie d’armée. Une ordonnance du ministre de la guerre, en date du 31 mai 1866, régla la sphère d’action de ces sociétés. Chevaliers de Saint-Jean et chevaliers de Malte, association prussienne de secours aux blessés, furent placés sous la haute direction d’un commissaire désigné par le roi, et qui fut encore en 1866 le comte de Stolberg-Wernigerode. Le commissaire royal était l’intermédiaire entre les autorités médicales et militaires et les sociétés de secours, dont l’action ne s’exerçait que sur les derrières de l’armée, et surtout dans les dépôts des hôpitaux de réserve. Après Sadowa et Langensalza, des étudians en médecine des universités allèrent, il est vrai, prêter leur concours aux hôpitaux et même aux ambulances, mais ils ne constituèrent nulle part des ambulances actives autonomes. Éclairée par l’expérience de la guerre de 1866, la Prusse limita depuis l’action des sociétés de secours. Le commissaire royal dans la dernière guerre fut le prince de Pless, et toute l’association fut centralisée à Berlin. Les délégués du commissaire royal furent surtout les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Ils figuraient dans les ambulances de première ligne, mais seulement de leur personne, pour transmettre au commissaire royal et à la société les demandes de vivres, de linges, de médicamens, dont les chirurgiens militaires pouvaient avoir besoin. Quant au personnel des sociétés de secours, il n’avait l’accès ni des ambulances, ni des hôpitaux. Son rôle se bornait à convoyer les secours matériels expédiés à l’armée, les blessés évacués sur l’Allemagne ou sur les hôpitaux d’étapes, à fournir quelquefois à ces hôpitaux des infirmiers et des infirmières. Ce rôle peu brillant, mais éminemment utile, fut rempli par des hommes jouissant d’une grande situation médicale ; c’est ainsi que le professeur Virchow conduisit lui-même jusqu’à Ars-sur-Moselle le premier détachement volontaire parti de Berlin pour ramener dans les hôpitaux d’arrière-ligne les malades et les blessés de l’armée qui nous investissait à Metz. Lors de la déclaration de guerre à la Prusse, le chef du département de la médecine militaire fit un appel aux volontaires, qui se présentèrent en grand nombre. L’indemnité allouée variait de 2 à 3 thalers par jour ; ils étaient adjoints aux détachemens sanitaires et surtout aux établissemens éloignés du théâtre de la guerre. Tout en ne portant pas d’uniforme, ils étaient soumis à la hiérarchie, aux lois et règlemens militaires. En cas d’incapacité, de mauvais vouloir ou de mauvaise conduite, on les congédiait sans autre formalité. De l’avis de tous, le rôle des sociétés de secours ainsi limité a été très utile. En France, les choses ont été un peu différentes, et c’est le cas d’examiner des questions déjà résolues en Prusse.

Si on laisse de côté ce qui s’est passé aux armées de Sedan ou de la Loire, armées privées à peu près complètement d’un service médical régulier, et où les ambulances volontaires étaient forcément les bienvenues, pour se reporter à une armée régulièrement organisée, comme l’était celle de Metz, il faut avouer qu’il n’y a guère place sur le théâtre même de la guerre pour des ambulances volontaires ou pour des médecins civils[5]. La circonstance particulière d’une retraite commencée déjà depuis la veille nous a donné un rôle actif et presque prédominant après la bataille de Borny ; à Gravelotte et à Saint-Privat, dans la tentative de sortie faite à Ladonchamps le 7 octobre, le grand nombre de blessés nous a permis d’agir parallèlement à la chirurgie militaire ; mais dans toutes les autres circonstances l’ambulance volontaire n’avait rien à faire. Le service médical de l’armée doit être centralisé entre les mains du médecin en chef, et le médecin civil qui, par dévoûment au pays et non pour faire un intéressant voyage ou pour obtenir une distinction honorifique, offre volontairement ses services doit être à la disposition entière du médecin en chef de l’armée. Quant aux infirmiers volontaires, nous préférons ne pas en parler, on ne peut imaginer un plus énervant contraste avec les frères de la doctrine chrétienne si admirables pendant le siège de Paris. Sauf quelques honnêtes exceptions, on ne pouvait trouver plus belle collection de paresseux et d’ivrognes. Plusieurs pratiquaient le vol en gens expérimentés, et un certain nombre n’étaient que des pirates de champ de bataille dépouillant plus volontiers les morts qu’ils ne soignaient les vivans.

Si, malgré le dévoûment des médecins civils, malgré les services que les malheurs de la patrie leur ont permis de rendre, on ne saurait accepter leur présence au milieu d’une armée en campagne, surtout à l’état de corps indépendans, il faut être bien autrement sévère à l’égard de ces hôpitaux qui, sous le nom d’ambulances, se sont élevés partout sans autre règle que le caprice individuel. Dans la pratique, les bonnes intentions ne suffisent pas. Or, si l’on doit rendre pleine justice à ce besoin de dévoûment qui a conduit tant de dames françaises jusqu’auprès du lit de nos malades et de nos blessés, on peut dire aussi que le rôle d’ambulancière a été parfois une affaire de mode, et que les ambulances privées ont été pour nos soldats souvent dangereuses et trop rarement utiles. Si tous les médecins ne sont pas aptes à soigner convenablement un soldat blessé par armes à feu, comment veut-on que des femmes du monde ou de simples étudians en médecine soient capables de le faire ? Combien de malheureux n’avons-nous pas vus mourir ou perdre un membre qu’on aurait pu conserver, parce qu’ils avaient été entraînés dans ces ambulances privées n’ayant qu’un seul lit où aucun chirurgien ne les visitait, où la maîtresse de la maison, convertie de son chef en ambulancière, se contentait d’appliquer de la charpie ou des cataplasmes sur une blessure qui avant tout aurait eu besoin du bistouri du chirurgien ! Il y eut cependant de nombreuses et honorables exceptions. La veuve d’un de nos confrères de Paris, Mme Cahen, nous fut très utile à Metz en surveillant la lingerie de notre hôpital et la distribution des vivres et des médicamens. Le livre si intéressant publié sous le titre de Journal d’une infirmière par Mme la baronne de Crombrugghe, présidente du comité des dames belges, rend témoignage des services rendus à nos blessés à Sarrebruck, à Metz et à Cambrai par une femme intelligente, dévouée et pleine d’initiative. Nous avons traversé une période de malheurs ; mais le patriotisme ne justifie pas plus le désordre organisé dans nos armées par les gouvernemens de Tours et de Bordeaux que le dévoûment ne justifie l’épidémie des ambulances et des ambulancières. Revenons à la Prusse, puisque, hélas ! c’est toujours là qu’il nous faut aller chercher les enseignemens basés sur l’esprit de pratique et l’expérience des faits.

Les hôpitaux des sociétés de secours (Vereins-Lazarethe) doivent renfermer au moins vingt lits. Le personnel doit être agréé comme nombre et comme qualité par les autorités compétentes. L’ambulance tout entière, pour ce qui concerne le maintien de la discipline et la représentation des intérêts de l’état, est soumise à la surveillance de la commission de l’hôpital militaire le plus voisin ou d’une commission particulière composée d’un officier et d’un médecin d’hôpital. Tout ce qui concerne le service médical proprement dit est contrôlé par la direction des hôpitaux militaires, par le médecin-général de la province et ses représentans. On ne peut recevoir dans ces petits hôpitaux les soldats ayant des maladies contagieuses, ceux qui pourraient par la nature de leur blessure avoir ultérieurement droit à une pension d’invalide, ou ceux qui pour toute autre cause ont besoin d’une surveillance particulière. Les ambulances privées ne peuvent être créées qu’avec l’autorisation du commissaire royal, lequel doit faire procéder d’abord à la visite de l’établissement. Elles ne peuvent recevoir que des convalescens n’ayant plus aucun besoin des soins médicaux et seulement des soldats venant des hôpitaux militaires et désignés par le médecin en chef de l’hôpital. Il y a loin, on le voit, des abus dont nous avons été témoins l’année dernière. L’expérience qui vient d’être faite a été pour la Société internationale un échec complet Si l’on ne saurait sans injustice et sans ingratitude méconnaître les services qu’ont rendus à nos malheureux soldats les médecins des ambulances volontaires, on ne peut nier non plus que leurs services eussent été bien autrement considérables, si leur zèle et leur dévouement n’eussent été trop souvent paralysés par l’ingérence dans des affaires purement médicales de personnes qui semblaient s’être réunies afin de réhabiliter par comparaison l’intendance militaire. Nous rendons pleine et entière justice aux hommes honorables qui ont voulu être utiles à nos soldats, et ont sacrifié pour cela leurs loisirs et leurs veilles ; mais le fait seul doit nous occuper. Or, lorsque nous attaquons l’insuffisance de l’intendance, qui se compose du moins d’hommes distingués, de chefs vieillis dans la pratique, ayant à défaut des connaissances médicales une grande expérience des choses de la guerre, que pourrions-nous dire de l’insuffisance de personnes n’étant ni médecins ni militaires ! « Nous avions, dit le docteur Pietrowski dans son rapport officiel sur la sixième ambulance, des délégués de tout genre qui, après les combats, arrivaient en amateurs, n’ayant pas la moindre idée de leur mission, ni des services qu’ils étaient appelés à rendre. Il en résultait, de ce côté encore, toute sorte d’inconvéniens qui ne faisaient qu’augmenter la difficulté. » Par suite d’une mauvaise organisation, la société a dépensé pour obtenir peu de résultats des sommes considérables. Plusieurs fois elle paraît s’être trouvée sans ressources. C’est ainsi qu’après la capitulation de Metz, alors que nous avions obtenu des autorités prussiennes l’autorisation de nous retirer auprès d’une de nos armées avec tout notre matériel et tout notre personnel, la société par l’organe d’un de ses délégués nous donna l’ordre, que nous exigeâmes par écrit, de licencier sur place tout le personnel, de laisser le matériel, dont l’armée de la Loire était si dépourvue, en dépôt à Metz, où il fut vendu à vil prix quelques jours après. Quatre ambulances laissées libres après Sedan ne purent se reformer que grâce à une somme de cent mille francs donnée par la société anglaise ; presque toutes les ambulances de l’armée de la Loire vécurent sur des ressources toujours précaires.

La guerre de 1870 a montré surabondamment que la Société internationale a le tort de détourner de la chirurgie militaire, pour les employer elle-même, des médecins civils prêts à entrer temporairement dans les rangs de l’armée pour se dévouer au salut de nos blessés, de stériliser en partie des efforts individuels qui, sous la direction immédiate des chirurgiens militaires, eussent été bien autrement utilisés. En gardant pour les personnes le respect que méritent les intentions pures, dirons-nous que cette ivresse de dévoûment qui a couvert la France de petites ambulances particulières et converti tant de personnes, non pas seulement en sœurs hospitalières et en infirmières, ce qui eût peut-être été bien malgré leur inexpérience, — mais en médecins improvisés, — ce qui à coup sûr fut un mal, n’a pas contribué à augmenter la mortalité de nos blessés, à détruire ce qui restait de discipline, à soustraire des rangs de l’armée bien des soldats propres au service ? Soit ; mais disons enfin en terminant avec M. le docteur Lucas Championnière, chirurgien de la cinquième ambulance : « Nous pourrions chercher à montrer les perfectionnemens de toute sorte dont les ambulances volontaires se raient susceptibles ; nous ne donnerons pas tous ces détails parce que nous croyons que les ambulances civiles du champ de bataille ont joué leur rôle, et que ce rôle est terminé. »

En résumé, autonomie du corps de santé affranchi du joug de l’intendance, assimilation sérieuse et complète aux grades de l’armée active, — institutions d’examen de capacité pour établir l’aptitude à des fonctions plus élevées, — unification du service par la suppression de la distinction entre les médecins attachés aux corps de troupes et les médecins attachés aux hôpitaux, — telles sont les principales réformes qui nous paraissent devoir être apportées à l’organisation de la chirurgie militaire en temps de paix.

Création de détachemens de brancardiers formés de soldats préalablement instruits, désignés d’avance au nombre de trois ou quatre par compagnie d’infanterie et de chasseurs, n’agissant en cette qualité qu’au moment de la bataille, et rentrant dans le rang après le combat ; — formation de compagnies de santé composées de médecins et d’infirmiers, ayant leur matériel particulier, leur existence distincte ; — multiplication des ambulances attachées à chaque corps d’armée sur le modèle des Feld-Lazarethe prussiens ; — augmentation du nombre de médecins, — réforme complète du mode d’évacuation, — adoption du système des hôpitaux d’étapes, — direction des hôpitaux et du corps de santé confiée aux médecins, — suppression des ambulances volontaires, — enfin unification de tout le service médical entre les mains du chirurgien en chef de l’armée, — telles sont les principales réformes que réclame la médecine militaire en campagne. Ces réformes ont été opérées par la Prusse en 1863 et 1868, elles y ont amené le service des secours à un degré de perfection que nous sommes forcés de reconnaître, et surtout, ce qui est plus triste, que nous sommes forcés d’envier.


LEON LE FORT.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1869.
  2. Les corps d’armée (armee-corps) prussiens forment une unité plus stable que les nôtres, unité qui comprend environ 30,000 hommes. Le territoire de la confédération du nord était partagé en douze circonscriptions militaires, à chacune desquelles répondait un corps d’armée.
  3. La Suisse, pendant la dernière guerre, avait envoyé 15 médecins dans les rangs de notre armée, et 15 dans ceux de l’armée prussienne, où ils servaient sous leur uniforme national.
  4. Ajoutons en passant que chaque soldat prussien porte pendant le combat, dans la poche gauche de son pantalon, un pansement tout préparé.
  5. Il est des médecins civils dont la présence aux armées est d’une incontestable utilité, mais qu’il serait impossible de placer sous les ordres de médecins militaires, quels qu’ils soient ; nous voulons parler des illustrations de la médecine civile. La Prusse seule jusqu’à présent l’a compris, et a su résoudre d’une manière heureuse la difficulté de leur incorporation en temps de guerre. Les célébrités chirurgicales de la Prusse, MM. Langenbeck, Bardeleben, Wilms, Middeldorpff, Wagner, etc., figurent, avec le grade de médecin-général et sous le titre de chirurgiens-consultans, dans l’état-major des armées en campagne ; leur rôle consiste à éclairer de leurs conseils les médecins militaires qui croient devoir recourir à leur expérience dans les cas difficiles, si fréquens à la guerre.