Le Cinquantenaire de Sainte-Beuve/01

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Le Cinquantenaire de Sainte-Beuve
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 829-836).
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LE SOUVENIR
DE
SAINTE-BEUVE

Il est des anniversaires qui n’ont guère qu’un intérêt historique. Le souvenir de Sainte-Beuve, que ramène le cinquantième anniversaire de sa mort, a une portée d’application tout actuelle. Dans cette maison qu’il a illustrée par sa collaboration et où il a, par ses conseils et ses exemples, mis en honneur une certaine conception de l’œuvre littéraire qui est demeurée la nôtre, ce souvenir est resté peut-être plus vivant qu’ailleurs. A une heure où tout se transforme profondément, la littérature comme le reste, où l’opinion publique et les écrivains mêmes cherchent des guides et des points de ralliement, il est opportun de restituer la physionomie de Sainte-Beuve, de rappeler le rôle qu’il a joué dans l’histoire des Lettres françaises, la tradition qu’il a créée, et dont la nécessité et la vitalité se font aujourd’hui plus que jamais sentir.


Sainte-Beuve est éminemment un essayiste. Il l’est jusque dans son Port-Royal qui, à le bien prendre, n’est qu’une suite d’essais sur l’histoire du jansénisme. Il aimait cette manière modeste, discrète de traiter un sujet, même depuis longtemps familier, sans prétendre à l’épuiser, et qui admet les retouches, les indécisions, les digressions, les aperçus en tous sens, toutes les libertés vivantes de la conversation entre « honnêtes gens. » Dès ses premiers articles au Globe, il s’orientait visiblement vers cette sorte d’écrits, dont la souple tradition remonte, de proche en proche, jusqu’à Montaigne, et qui devait lui fournir la matière de ses plus assurés chefs-d’œuvre. Un peu plus tard, encouragé par Buloz, il donnait à la Revue des Deux Mondes cette belle série d’essais, qui ont été la première manifestation complète de son « génie critique. » Et plus tard enfin, en 1849, quand, à son retour de Liège, Véron lui proposa de donner au Constitutionnel, tous les lundis, « un article littéraire, » — au tarif de cent vingt-cinq francs l’article, — il accepta sans se faire beaucoup prier. « Au fond, — nous avoue-t-il, — c’était mon désir. Il y avait longtemps que je demandais qu’une occasion se présentât à moi d’être critique, tout à fait critique, comme je l’entends, avec ce que l’âge et l’expérience m’avaient donné de plus mûr et aussi peut-être de plus hardi. » Et c’est ainsi, on le sait, que sont nées les Causeries du Lundi.

Imaginez maintenant un esprit fin, ingénieux, « rompu aux métamorphoses, » apte à tout, — ou presque tout, — comprendre, foncièrement modéré, quoique un peu sceptique, très consciencieux d’ailleurs et à peu près dépourvu de tout parti pris à l’égard des idées et des talents, prodigieusement instruit et averti enfin. Chaque semaine, à propos d’un livre qui paraît, d’un fait d’actualité, ou simplement au hasard de la rencontre ou de l’inspiration du moment, en une quinzaine de pages, il entreprend, « sans manquer aux convenances, » « de dire enfin nettement ce qui lui semble la vérité sur les ouvrages et sur les auteurs. » Et tantôt c’est un portrait en pied de l’auteur, tantôt c’est une analyse fouillée, tout à la fois précise et vive de l’ouvrage ; tantôt c’est une dissertation mi-littéraire, mi-morale, mais dénuée de tout pédantisme, sur une question à l’ordre du jour ; et tantôt, c’est tout cela à la fois ou successivement, ce sont ces divers points de vue adroitement combinés et entrelacés et qui, par des transitions insensibles, avec une extrême variété de tons et de nuances, se déroulent dans un ordre dont l’apparente et piquante irrégularité est, en fait, soumise aux secrètes exigences d’un art très sûr et très conscient. Telle est la « causerie » qu’a inaugurée Sainte-Beuve, pour le plus grand charme et l’instruction de ses lecteurs : l’essai, tel qu’il l’a conçu et pratiqué, reste un modèle que l’on peut sans doute égaler, mais qu’il paraît bien difficile de surpasser.

A-t-il, sans l’avoir assurément voulu, découragé par avance ses imitateurs ou ses émules ? Ce qui est sûr, c’est que le genre même de l’essai, — ce genre si français, l’un de ceux qui, avec le roman, permettent le mieux à l’écrivain de donner toute sa mesure, — est de plus en plus délaissé parmi nous. Nous avons certes d’excellents historiens et de très brillants chroniqueurs ; nous n’avons plus guère d’essayistes. L’histoire est à l’essai ce que le livre est à l’article, le livre développé, documenté, qui traite à fond une question, et qui vise à être complet et, si possible, définitif. La chronique même n’est pas l’essai ; elle peut le devenir, — et, pour ne point parler des vivants, ce n’est pas dans cette maison, qui fut celle de Brunetière, qu’il est permis de l’oublier ; — elle ne l’est pas nécessairement. La chronique comporte plus de fantaisie, quelque chose de plus rapide, de plus léger, de plus improvisé que l’essai. L’une et l’autre, l’histoire et la chronique, ont leur utilité, leur intérêt et leur charme : car, c’est La Fontaine qui l’a dit,


Il faut de tout aux entretiens ;


Le public contemporain, ainsi qu’il convient, estime les œuvres d’histoire, et il goûte les chroniques ; mais il regrette plus qu’on ne le pense les essais. Si Sainte-Beuve revenait au monde, il lui ferait fête ; il recueillerait avec joie ses jugements et ses avis ; il serait heureux de l’entendre deviser « des ouvrages de l’esprit ; » il lui saurait un gré infini de le guider dans ses lectures, de le mettre en garde contre certains engouements, d’éclairer son goût, de le préserver des surprises de la publicité et de la réclame ; il applaudirait aussi vivement que lorsque parut dans la Revue son manifeste, toujours actuel, sur la Littérature industrielle. Et à défaut d’un Sainte-Beuve, on ose prédire une carrière féconde et enviable à tout essayiste de science, de conscience et de talent qui, de plus ou moins loin, s’efforcerait aujourd’hui de marcher avec continuité sur ses traces.


A part d’assez rares exceptions, ce qui manque aux critiques d’à présent, — on le notait ici même, il y a quinze jours, — c’est la richesse et la solidité de culture qui formait l’une des supériorités de Sainte-Beuve. Quand on a bien pratiqué l’auteur du Port-Royal et des Lundis, on reste émerveillé de l’ampleur de sa curiosité, de la précision et de l’étendue de ses connaissances. Ce n’était ni un savant, ni un philosophe ; mais en matière philosophique et surtout scientifique, il avait plus que des « clartés, » plus même que d’abondantes lectures ; il avait l’intelligence et le sens des questions, et je sais un savant et philosophe contemporain, M. Edouard Le Roy, qui admire fort les portraits « scientifiques » de Sainte-Beuve, — notamment son essai de la Revue sur Ampère, — et qui les proclame une chose unique dans notre littérature. A une époque où la science positive menace de tout envahir, et où la critique même se propose de lui faire concurrence, il n’est pas mauvais, — dût-on, comme ce fut le cas de Sainte-Beuve, résister à cet entraînement, — de savoir ce que c’est la science, et de pouvoir parler son langage.

Il était possible au temps de La Harpe de n’avoir, en fait d’histoire, que des notions assez vagues. Sainte-Beuve a si bien changé tout cela que, parfois, l’on peut se demander s’il n’est pas encore plus historien que critique. En tout cas, il s’est, toute sa vie, passionnément intéressé à l’histoire, et non pas seulement à l’histoire conçue dans ses rapports avec la littérature, mais à l’histoire envisagée en elle-même et pour elle-même. Bien loin de le rebuter, l’érudition l’attire, et il excelle à en dégager l’intérêt général et humain. L’histoire générale, l’histoire politique et diplomatique, l’histoire militaire peut-être surtout, lui ont inspiré nombre de pages minutieusement informées et fortement suggestives. Il a pratiqué comme personne l’essai historique. Il n’était pas de ceux à qui les livres masquent la vie ; et quand il jugeait les hommes de lettres, il ne perdait pas de vue les hommes tout court.

C’est pourtant à la littérature qu’il a consacré, au total, son principal effort, et, dans la littérature, à la littérature française. Mais là encore, comme s’il n’avait jamais assez de termes de comparaison, il s’est toujours refusé à limiter sa recherche et le champ de sa vision. Il connaissait admirablement l’antiquité, et il y revenait souvent ; il y avait en lui un fonds d’humaniste qui perçait invinciblement sous toutes les acquisitions nouvelles, et qu’il s’est plu à entretenir et à fortifier. Vers la fin de sa vie, il prenait des leçons de grec, afin de relire Homère dans le texte. Je crois que nos modernes philologues auraient tort de mépriser ses essais de littérature antique et son livre sur Virgile ; si certains détails en ont vieilli, on y trouve un sens de la beauté latine et grecque plus vif et plus juste que dans nombre de commentaires allemands. Et sans être un spécialiste des « littératures comparées, » — comme l’était, par exemple, Emile Montégut, — il avait bien étudié les grandes littératures de l’Europe moderne, et il en parlait, à l’occasion, avec tact, compétence et justesse : ses articles sur Leopardi et sur Dante, sur Gœthe et sur Cervantes, sur Cowper et sur Walter Scott sont d’un homme qui ne fait point profession d’étroit nationalisme littéraire.

Ainsi muni et ainsi averti et documenté, c’est à la littérature française qu’il en revenait de préférence. Il l’avait parcourue, fouillée en tous sens, et rien ne serait plus facile que d’extraire de son œuvre tout un « cours familier de littérature » nationale, un peu irrégulier peut-être, de proportions un peu inégales, — les minores y seraient plus copieusement représentés que les grands écrivains, — mais où bien peu d’œuvres essentielles seraient absentes [1]. Le moyen âge, qu’il n’avait pas longuement étudié, et qu’il n’aimait guère, n’y occuperait sans doute pas beaucoup de place ; mais sur nos quatre grands siècles littéraires, que d’études scrupuleusement informées, ingénieuses, pénétrantes ; que de « portraits » amoureusement dessinés ou vivement enlevés ; que de vues, parfois discutables, mais le plus souvent perçantes et fécondes ; que d’ « extraits » subtilement choisis, habilement amenés et enchâssés, finement et agréablement commentés ; que de jugements, quelquefois sujets à révision et à contrôle, mais généralement marqués au coin d’un lumineux bon sens ; que de formules heureuses, amies de la mémoire, et dont la fine justesse se relève d’une pointe de poésie ! Quand Sainte-Beuve ne se laisse pas égarer par ses passions, quand il se contente d’avoir raison, personne n’a raison comme lui, avec plus d’esprit et plus de grâce. Il est alors le plus délicat et le plus équitable des juges, et, — Scherer et Brunetière, Jules Lemaitre et Faguet le savaient bien, — ce que l’on peut alors faire de mieux, c’est de le répéter ou de le citer.

C’est qu’il avait du goût, — encore une vertu française qui se perd ! — un goût qui, très affiné naturellement, s’était fortifié et développé à travers mille expériences morales et littéraires, mais qui, sans jamais cesser de s’enrichir, s’est retrouvé au total ce qu’il n’avait pas cessé d’être, ce qu’il était à ses débuts : le goût d’un classique français. Une simplicité élégante, et qui n’exclut ni la force, ni la profondeur, une sobriété sans sécheresse, un extrême besoin de clarté et de précision, un amour passionné de la mesure, de l’équilibre, de la raison, — d’une raison qui connaît ses limites et qui les accepte, — la recherche de l’observation morale et le souci perpétuel de ce qui peut servir à la conduite de la vie : cet idéal littéraire, qui fut celui de Racine et de Molière, de La Bruyère et de Fénelon, de La Fontaine et de Bourdaloue, fut celui de Sainte-Beuve. C’est au nom de cet idéal, qui est proprement l’idéal français, qu’il a fini, après les avoir un moment favorisés, par condamner les excès du romantisme. Et c’est à cet idéal encore qu’il essayait de rallier les jeunes écrivains qui, sous le second Empire, arrivaient à la notoriété, pour lesquels il avait « sonné le coup de cloche, » et qui acceptaient volontiers ses directions et ses conseils. Si, comme on l’a souvent observé, il y a plus d’un trait commun entre la littérature de cette époque et notre littérature classique, Sainte-Beuve y est certainement pour quelque chose.

Il était si bien, dans son fond, un classique, et même un humaniste, — c’est tout un, — que là même est la raison profonde de l’opposition qu’il a toujours faite à ceux qui, comme Taine, rêvaient d’une « critique scientifique » et se flattaient d’emprisonner une âme humaine dans une formule :


Le dernier mot d’un esprit, d’une nature vivante, — s’écriait-il, — certes il existe, mais dans quelle langue le proférer ?... Pour moi, ce dernier mot d’un esprit, même quand je serais parvenu à réunir, à épuiser sur son compte toutes les observations biographiques de race et de famille, d’éducation et de développement, à saisir l’individu dans ses moments décisifs et ses crises de formation intellectuelle, à le suivre dans toutes ses variations jusqu’au bout de sa carrière, à posséder et à lire tous ses ouvrages, — ce dernier mot, je le chercherais encore, je le laisserais à deviner plutôt que de me décider à l’écrire ; je ne me risquerais qu’à la dernière extrémité.


Ces délicats scrupules, si joliment exprimés, du goût classique, — et du véritable esprit scientifique, — n’ont rien perdu de leur actualité.


Il faut insister sur un dernier trait essentiel. De toutes les leçons que nous a léguées Sainte-Beuve, il n’en est pas dont la critique contemporaine puisse mieux faire son profit. Ce merveilleux lettré, cet esprit encyclopédique était un moraliste. Ses vastes lectures, ses recherches dans les directions les plus opposées, ses subtiles et minutieuses enquêtes avaient toutes un lointain objet : mieux connaître cette réalité infiniment complexe et changeante qui s’appelle l’âme humaine. Chaque étude nouvelle lui apparaissait comme un nouveau problème psychologique à déchiffrer. Il a fait poser devant lui un nombre incalculable de personnages, pour essayer de leur dérober le secret de leur être intime. Et il a porté dans ses observations une curiosité si passionnée et une sympathie si fervente, qu’il a fini par comprendre, et presque par épouser, des sentiments auxquels il était, par nature, assez réfractaire. Car Sainte-Beuve se vante — ou plutôt il se calomnie, — quand, vers la fin de sa vie, il déclare, — à Hortense Allard, — que ses expériences religieuse, d’autrefois n’étaient pour lui qu’ » un moyen d’arriver aux belles, » et, quand il les réduit à « un peu de mythologie chrétienne. » Mais enfin, il est certain qu’il n’avait point l’âme naturellement religieuse. Il n’en a pas moins écrit Port-Royal, où il porte si loin l’intelligence attendrie des choses mystiques que lui, l’homme des « coteaux modérés » et du bon sens réaliste et voluptueux, il a su parler de Pascal en termes dignes de cette âme escarpée et sublime. Dira-t-on qu’il n’a pu soutenir jusqu’au bout la gageure ? Et en effet, les dernières pages et certaines notes du Port-Royal sont d’un tout autre ton. Mais, dans la suite, à plus d’une reprise, quand il lui arrive de toucher à certains sujets, particulièrement délicats pour l’incroyant qu’il est devenu, il le fait avec infiniment de tact et de respect. Je sais un évêque français dont la vocation sacerdotale a été sinon déterminée, tout au moins « cristallisée » par la lecture du délicieux article de Sainte-Beuve sur l’abbé Gerbet Le Sainte-Beuve des Lundis apologiste et convertisseur ! il faut convenir que voilà un assez beau cas de dédoublement moral.

Au sortir de son cours de Lausanne sur Port-Royal, Sainte-Beuve écrivait à Victor Pavie : « Hélas ! il est trop certain que si ce cours ne me fait pas de bien, il me fera grand mal. On ne touche pas impunément aux autels ; et en supposant que j’aie fait quelque bien autour de ma parole, on ne fait pas impunément du bien, si l’on n’en reçoit pas au cœur soi-même. » Et un peu plus tard, dans une très belle lettre à Vinet, il se déclarait « passé à l’état de pure intelligence critique et assistant avec un œil contristé à la mort de son cœur. » « L’intelligence luit sur ce cimetière comme une lune morte, » ajoutait-il. Moralement, — je veux dire à son point de vue d’homme, — Sainte-Beuve n’avait que trop raison ; mais littérairement, il avait tort. Il n’a pas « touché impunément aux autels. » Sa préoccupation, son intelligence des choses religieuses lui ont été infiniment profitables ; il leur doit cette richesse psychologique, cette pénétration morale qui le distinguent de tant d’autres critiques et qui assurent à son œuvre l’heureux privilège de la durée ; elles ont mêlé un peu d’éternité à des pages dont l’habituelle destinée est éphémère. Si aujourd’hui encore nous aimons à relire Sainte-Beuve, c’est parce que jusque dans l’auteur des Nouveaux Lundis, nous retrouvons encore l’auteur du Port-Royal.

Par cet ensemble de qualités, Sainte-Beuve avait conquis ce quelque chose d’assez rare qui s’appelle l’autorité. On s’imagine trop volontiers que l’autorité en critique s’allie nécessairement à un dogmatisme impérieux, à l’affirmation tranchante de principes catégoriques. Sainte-Beuve était le moins dogmatique des hommes, et ni dans son ton, ni dans l’attitude habituelle de sa pensée, il n’était très affirmatif. Mais on lui savait gré de son labeur obstiné, de sa conscience professionnelle, et de son long effort pour « ajouter à son esprit ce qu’on peut puiser dans d’autres esprits, » On lui savait gré surtout de sa finesse avisée et subtile, de sa sincérité intellectuelle, et de cette religion des Lettres qu’il avait à un si haut degré. Ses jugements pouvaient être erronés ; ils s’imposaient à ses lecteurs, ils forçaient à la réflexion et à la discussion. C’est précisément cela qui constitue l’autorité. Dans la confusion actuelle des œuvres et des doctrines, les plus éminentes vertus de l’esprit français risquent de sombrer, si quelques voix ne s’élèvent pour les défendre, pour les remettre à leur vrai rang, pour en prêcher le respect. Souhaitons que ces voix s’élèvent et qu’elles aient la justesse éclairée, l’ingéniosité persuasive, l’aimable autorité de celle de Sainte-Beuve.


VICTOR GIRAUD.

  1. Notons pourtant,— et le fait mérite peut-être d’être relevé, — que Sainte-Beuve n’a jamais consacré d’article à Calvin.