Aller au contenu

Le Suaire de Mohhâmed-ben-Amer-al-Mançour

La bibliothèque libre.
Poèmes tragiquesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 19-23).


Le Suaire
DE MOHHÂMED-BEN-AMER-AL-MANÇOUR


Gémis, noble Yémen, sous tes palmiers si doux !
Schamah, lamente-toi sous tes cèdres noirs d’ombre !
Sous tes immenses cieux emplis d’astres sans nombre,
Dans le sable enflammé cachant ta face sombre,
Pleure et rugis, Maghreb, père des lions roux !

Asraël a fauché de ses ailes funèbres
La fleur de Korthobah, la Rose des guerriers !
Les braves ont vidé les larges étriers,
Et les corbeaux, claquant de leurs becs meurtriers,
Flairent la chair des morts roidis dans les ténèbres.


Ô gorges et rochers de Kala’t-al-Noçour,
Qu’Yblis le Lapidé vous dessèche et vous ronge !
Ce fulgurant éclair, plus rapide qu’un songe,
Qui du Hedjaz natal au couchant se prolonge,
La Gloire de l’Islam s’est éteinte en un jour !

Devant ton souffle, Allah, poussière que nous sommes !
Vingt mille cavaliers et vingt mille étalons,
Se sont abattus là par épais tourbillons ;
La plaine et le coteau, le fleuve et les vallons
Ruissellent du sang noir des bêtes et des hommes.

Le naphte, à flots huileux, par lugubres éclats,
Allume l’horizon des campagnes désertes,
Monte, fait tournoyer ses longues flammes vertes
Et brûle, face au ciel et paupières ouvertes,
Les cadavres couchés sur les hauts bûchers plats.

Allah ! dans la rumeur d’une foudre aux nuées,
À travers le buisson, le roc et le ravin,
Contre ces vils mangeurs de porc, gorgés de vin,
Nos vaillantes tribus, dix fois, toujours en vain,
Coup sur coup, et le rire aux dents, se sont ruées.

Et toi, vêtu de pourpre et de mailles d’acier,
Coiffé du cimier d’or hérissé d’étincelles,
Tel qu’un aigle, le vent de la victoire aux ailes,
La lame torse en main, tu volais devant elles,
Mohhâmed-al-Mançour, bon, brave et justicier !


Brandissant la bannière auguste des Khalyfes,
Plus blanche que la neige intacte des sierras,
Tu foulais la panthère au poil luisant et ras
Qui sur le chaud poitrail, ainsi que font deux bras,
Éclatante, agrafait l’argent de ses dix griffes.

Devant le Paradis promis aux nobles morts,
Sans peur des hurlements de ces chacals voraces,
Qui d’entre nous, honteux de languir sur tes traces,
Conduit par ta lumière, Étoile des trois races,
N’eût lâché pour mourir les rênes et le mors ?

Torrent d’hommes qui gronde, écroulé d’un haut faîte,
Mer qui bat flot sur flot le roc dur et têtu,
Sur l’idolâtre impur, mille fois combattu,
Tu nous as déchaînés, ivres de ta vertu,
Glorieux fils d’Amer, ô Souffle du Prophète !

Le choc terrible, plein de formidables sons,
A fait choir les vautours des roches ébranlées,
Et les aigles crier et s’enfuir par volées,
Et plus loin que les monts, les cités, les vallées,
Sans fin, s’est engouffré vers les quatre horizons.

Hélas ! les étalons, ployant leurs jarrets grêles,
De l’aube au soir, dans un âpre fourmillement,
Ont bondi, les crins droits et le frein écumant,
Leur naseau rose en feu, par masse, éperdument,
Comme un essaim strident d’actives sauterelles.


Ah ! vrais fils d’Al-Borak la Vierge et de l’éclair,
Sûrs amis, compagnons des batailles épiques,
Joyeux du bruit des coups et des cris frénétiques,
Vous, hennissiez, cabrés à la pointe des piques,
Vous enfonçant la mort au ventre, ô buveurs d’air !

Vous mordiez les tridents, les fourches et les sabres
Et l’épieu des chasseurs de loup, d’ours et d’isard,
Muraille rude et sombre où flottaient au hasard
Les Lions de Castille et le jaune Lézard
De Compostelle et les Mains rouges des Cantabres.

Vous qui couriez, si beaux ; des jardins de l’Été
Jusqu’aux escarpements neigeux des Asturies,
Vous dormez dans l’horreur des muettes tueries,
Et, tels qu’au chaud soleil les grenades mûries,
Sous les masses de fer vos fronts ont éclaté !

Rien n’a rompu le bloc de ces hordes farouches.
Vers les monts, sans tourner le dos, lents, résolus,
Ils se sont repliés, rois, barons chevelus,
Soudards bardés de cuir, serfs et moines velus
Qui vomissent l’infect blasphème à pleines bouches.

Sinistres, non domptés, sinon victorieux,
Ils ont tous disparu dans la nuit solitaire,
Laissant les morts brûler et les râles se taire ;
Et nous pleurons autour de cette tente austère
Où l’Aigle de l’Islam ferme à jamais les yeux.


Pâle et grave, percé de coups, haché d’entailles,
Le Hadjeb immortel, comme il était écrit,
Pour monter au Djennet qui rayonne et fleurit,
Rend aux Anges d’Allah son héroïque esprit
Ceint des palmes et des éclairs de cent batailles.

L’âme est partie avec la pourpre du soleil.
Sous la peau d’un lion fauve à noire crinière,
Dans le coffre de cèdre où croissait la poussière
Recueillie en vingt ans sur l’armure guerrière,
Mohhâmed-al-Mançour dort son dernier sommeil.

Nos temps sont clos, voici les jours expiatoires !
Ô race d’Ommyah, ton trône est chancelant
Et la plaie incurable est ouverte à ton flanc,
Puisque l’Homme invincible est couché tout sanglant
            Dans la cendre de ses victoires !