Le Sultan Ahmadou et la Campagne du colonel Archinard dans le Soudan français

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Le Sultan Ahmadou et la Campagne du colonel Archinard dans le Soudan français
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 675-686).
LE SULTAN AHMADOU
ET LA
CAMPAGNE DU COLONEL ARCHINARD
DANS LE SOUDAN FRANCAIS

Il y a quelques années encore, la politique coloniale, tombée dans un profond discrédit, n’éveillait dans notre esprit que des idées fâcheuses ou funestes ; le nom seul nous en était odieux. Inquiets sur notre avenir et soupçonnant nos voisins de tramer toujours quelque chose contre nous, toute entreprise qui aurait pu distraire la moindre parcelle de notre force défensive pour nous procurer le luxe des établissemens lointains, nous paraissait une pure folie. Aujourd’hui, plus sûrs de nous-mêmes, nous nous sommes ravisés, et voyant toutes les puissances étrangères disposées à se partager les îles et les continens, l’appétit nous est venu. Non-seulement, nous entendons garder ce que nous avons, nous ne demandons pas mieux que d’accroître nos domaines. Mais si le véritable amour se prouve par la disposition aux sacrifices, le nôtre est encore faible et prompt à se refroidir.

Nous désirons que nos agrandissemens ne nous engagent dans aucune affaire désagréable, ne nous fassent courir aucune aventure, et nous nous défions de nos officiers et de nos marins. Nous les soupçonnons d’aimer trop l’odeur de la poudre, de préférer aux dénoûmens pacifiques les difficultés qui se tranchent par l’épée, et nous leur dirions volontiers : « Surtout, ne nous faites pas d’affaires. » Il est certain que les officiers en quête d’aventures sont fort dangereux. Mais il n’est pas moins vrai qu’on se fait quelquefois des affaires sans les-chercher, qu’elles viennent souvent vous chercher elles-mêmes, que lorsqu’on n’a pas d’autre préoccupation que celle d’éviter tous les incidens désagréables, il faut laisser aux autres les profits avec les risques, et que vouloir s’arrondir sans courir aucun hasard est la pire des inconséquences. « C’est souvent par l’excès des précautions, disait un homme d’état, qu’on s’attire les plus gros ennuis. Un gouvernement qui craint de s’enrhumer fait bien de rester au coin de son feu, mais le rhume et la pleurésie viennent quelquefois l’y relancer. »

Notre gouvernement a bien compris que qui ne risque rien n’a rien, lorsque, l’an dernier, il donna carte blanche au commandant supérieur du Soudan français, M. Archinard, lieutenant-colonel de l’artillerie de marine, et l’autorisa, sur sa demande, à marcher sur Ségou, pour nous assurer dans la région qui s’étend du Sénégal jusque dans la boucle du Niger la situation que nous dispute avec acharnement notre éternel ennemi, le sultan Ahmadou. Cette campagne de quelques mois fait grand honneur à celui qui l’avait conçue, et qui, vaillamment secondé par ses officiers, l’a conduite avec autant de vigueur que d’intelligence. Elle avait au surplus le mérite d’être rigoureusement nécessaire. C’était, malgré les apparences, une guerre défensive ou du moins préventive. Si nous n’avions pris les devans, nous n’aurions pas tardé à nous trouver aux prises avec une dangereuse coalition, et nous aurions dû nous engager dans de sérieuses dépenses pour éviter des malheurs ou pour les réparer.

Nous avons dans le Soudan des alliés incertains, hésitans, timides, trop souvent infidèles, et des ennemis aussi résolus qu’avisés, guettant sans cesse l’occasion de nous nuire. En politique, on ne choisit pas ses amitiés, souvent on les subit. Assurément, s’il faut juger de ce que vaut un homme par le nombre d’idées qu’il a dans la tête, par les motifs d’action qui le décident, par la notion qu’il a de la vie, un Toucouleur musulman est supérieur à un Bambara fétichiste. Mais si les Bambaras ont peu d’idées et quelquefois n’en ont point du tout, ils n’ont pas de préventions contre nous, et le fanatisme des musulmans soudanais nous a juré une haine immortelle. Orgueilleux, insolens, fanfarons autant que perfides, plus durs pour leurs captifs que tous les autres noirs qu’ils méprisent comme une vermine, les Toucouleurs constituent une sorte d’aristocratie africaine, qui n’admet pas que personne ose s’égaler à elle ou prétende entrer en partage de ses privilèges. Tous les efforts que nous avons faits pour nous les rendre favorables, pour nous concilier leurs bonnes grâces ou leur tolérance, ont été vains ; nous ne pouvons conclure avec eux que des trêves.

Le cheik Ahmadou, fils du célèbre Omar El-Hadj, qui créa l’empire toucouleur, est le chef universellement reconnu des croyans soudanais, et il aime à s’appeler lui-même la colonne de l’islam. Sans avoir rien fait de grand, il a hérité du prestige de son père. Sa dureté qui n’épargne rien, ses menaces toujours suivies d’exécution ont répandu partout la terreur de ses jugemens. Il fait peur ; c’est sa gloire et son plaisir. Il y a des souverains noirs qui ne se ménagent pas dans les combats. Omar El-Hadj allait lui-même en tête des assaillans jusqu’au pied des tatas les mieux défendus ; Samory a souvent payé de sa personne, le roi Tiéba en est, dit-on, à sa dix-huitième blessure. Ahmadou n’aime pas à s’exposer ; il se tient d’ordinaire à quinze ou vingt kilomètres des champs de bataille ; tout au plus distribue-t-il lui-même la poudre à ses troupes. Mais ce guerrier prudent est un politique habile, un infatigable ourdisseur de trames, ayant partout des espions et des émissaires, travaillant sans cesse contre nous, artificieux et opiniâtre, ne se laissant rebuter par aucun échec. Le fil est-il rompu, il l’a bientôt renoué.

Il a l’esprit trop juste, trop délié pour ne pas avoir compris qu’entre nous et lui un accommodement est impossible, que ses prétentions et les nôtres sont inconciliables. Depuis le jour où il eut le chagrin d’apprendre que le colonel Borgnis-Desbordes, aujourd’hui général de division, était parti du Haut-Sénégal pour aller planter notre drapeau sur les bords du Niger, et par cette mémorable expédition nous avait installés à jamais dans le Soudan, nous sommes une écharde douloureuse dans ses chairs. Désormais son empire est divisé en trois tronçons. Au nord-est de notre territoire est le Kaarta, dont la capitale, Nioro, est sa résidence actuelle. Au sud-est, sur la rive droite du Niger, était le royaume de Ségou, qu’il faisait gouverner par un de ses fils ; au sud, le Dinguiray était régi par un de ses frères. Nos possessions et nos postes le séparaient du Dinguiray, et entre le Kaarta et Ségou se trouvait le Bélédougou, peuplé de nos amis les Bambaras, qui avaient recouvré leur indépendance, et dont il devait traverser le pays pour passer d’une de ses capitales à l’autre.

Nous le gênions beaucoup, et il s’appliquait à nous gêner. Il nous empêchait d’organiser notre domaine et de le rendre productif. Détenant les principales routes commerciales, il interrompait incessamment les communications entre les Maures et nos traitans de Médine, et il avait fait de Ségou une infranchissable barrière pour le commerce du Haut-Niger. Aucune pirogue ne pouvait passer, aucun marchand indigène ne pouvait se rendre des contrées aurifères du Bouré et du Ouassoulou vers les marchés du riche Macina. En vain avions-nous tenté de forcer l’obstacle en lançant des canonnières qui avaient poussé jusqu’à Tombouctou ; les pirogues ne passaient pas davantage, et celles qui portaient aux canonnières du riz et des vivres étaient frappées d’embargo. A toutes nos réclamations, Madani, fils et délégué d’Ahmadou, avait répondu « qu’il se moquait des Français comme de moustiques bourdonnant à ses oreilles. » Ce gênant voisin ne se contentait pas de nous causer mille ennuis ; il amassait des charbons ardens sur notre tête. Il engageait Madani, comme le prouvent des lettres saisies, à nous amuser jusqu’au moment où, avec son aide, il serait en mesure de nous détruire. Il traitait avec le Fouta-Djalon et le Dinguiray pour les soulever contre nous. Il entretenait de secrètes intelligences avec un autre souverain musulman, Samory, dont les états s’étendaient à l’est de nos possessions depuis le sud de Kouroussa jusqu’au nord de Bamako. Nous nous flattions de nous être gagné Samory, nous avions conclu avec lui un traité en bonne forme, nous avions sa parole et sa signature, mais sa signature est toujours écrite avec une encre très blanche et sa parole ne pèse guère plus qu’un grain de mil. Le colonel Archinard intercepta une lettre qu’adressait Ahmadou à ce rival devenu son compère. Cette lettre, qui n’a pas encore été publiée, disait en substance : « C’est Dieu qui t’a donné l’idée de faire alliance avec moi. Tu pourras bientôt attaquer, je vais attaquer. Les blancs veulent chasser tous les indigènes du pays. Il faut les tromper d’abord et dire que tu es leur ami. » Le sultan toucouleur ajoutait ce mot qui, chez les blancs comme chez les noirs, résume toute la politique : « Celui qui ne sait pas tromper son ennemi est indigne de commander. » Samory avait compris, approuvé, et pour témoigner son acquiescement, il envoyait à Ségou comme à Nioro des présens, des captifs, des femmes. Cette dangereuse coalition à laquelle Ahmadou travaillait depuis six ans allait aboutir ; c’était pour mieux machiner son intrigue qu’il était venu s’établir à Nioro. Nous allions être enserrés de toutes parts.

Ajoutons que nos alliés les Bambaras fétichistes commençaient sinon à se détacher de nous, du moins à douter de notre force ou de notre bonne foi. Ils joignent à leurs estimables qualités de graves défauts ; livrés à eux-mêmes, ils sont incapables de s’entendre et de se concerter. Le fanatisme et la passion sont un ciment, et les Toucouleurs sont toujours prêts à s’unir contre nous au premier signal que leur donne leur terrible maître. Les fétiches sont des dieux indifférens et mous qui n’ont jamais fondé de solides alliances entre les peuples et qui semblent dire : « Chacun pour soi ! » Les Bambaras sont en proie aux divisions intérieures, aux zizanies, aux rivalités. Très attachés à leurs foyers et à leur autonomie municipale, la communauté des intérêts est une idée qui les touche peu. Nous avons tenté de les organiser en districts ; ces districts se jalousent les uns les autres, et il y a partout des villages dissidens qui s’insurgent contre les chefs de cantons.

Au surplus, les oscillations de notre politique les avaient déroutés, inquiétés. Nous voyant négocier avec Samory et Ahmadou, ils nous soupçonnaient de vouloir nous arranger avec Mahomet à leurs dépens, et notre influence, notre crédit baissaient rapidement parmi eux. Le colonel Borgnis-Desbordes les avait assurés jadis que, grâce à nous, ils ne retomberaient jamais sous le joug des Toucouleurs, que nous les délivrerions de leur grand ennemi ; ils nous accusaient d’avoir manqué à nos engagemens. « Les Bambaras sont impatiens, leur disait l’an dernier le capitaine Ruault, envoyé en mission dans le Bélédougou, et, voyant que nous n’attaquions pas les Toucouleurs, comme ils l’avaient espéré, ils se sont laissé duper par des gens qui leur ont fait croire que nous voulions nous allier avec leurs ennemis. Il ne faut pas écouter ceux qui tiennent de pareils discours. Ce sont des émissaires des Toucouleurs, qui ont intérêt à jeter la discorde entre les Bambaras et les Français. Le moment est proche où nous vous prouverons que nous sommes véritablement vos amis. Les Bambaras sont braves, mais leurs divisions les rendent impuissans. Il faut qu’ils se groupent tous autour d’un protecteur plus puissant qu’eux ; ce protecteur, c’est nous. » Les Bambaras ne disaient pas non : un fétichiste ne dit jamais non ; mais ils n’en pensaient pas moins. Ils sont fermement persuadés que les promesses sont des femelles, que les effets sont des mâles, et ils attendaient, pour nous croire, de nous avoir vus à l’œuvre.

Menacés de tous côtés, sans avoir d’autre appui que des alliés douteux et méfians, notre situation devenait de plus en plus précaire. Les deux souverains musulmans pouvaient nous attaquer à la fois au nord, à l’est et au sud, et s’ils avaient manœuvré avec décision, ils auraient réussi peut-être à balayer nos postes, à nous chasser du Soudan, à nous refouler sur Bafoulabé et sur Kayes. Il fallait à tout prix les prévenir, et déjà, dans sa campagne précédente, le colonel Archinard s’était préparé à l’inévitable lutte en intimidant les Toucouleurs du Fouta-Djalon, en créant le poste de Kouroussa, en contraignant Samory à évacuer ses territoires sur la rive gauche du Niger. Par bonheur, Samory était alors en guerre avec son voisin, le roi Tiéba. Pour ajouter à ses embarras, le colonel avait donné à Tiéba d’utiles conseils et lui avait fourni quelques subsides. Certain désormais que Samory, à qui il avait procuré de l’occupation, ne pourrait le gêner pendant quelques mois au moins, il se décida à frapper le grand coup. Il en est de la guerre comme du théâtre ; l’art de la préparation y est presque tout, et c’est là-dessus qu’on juge les commandans supérieurs comme les auteurs dramatiques.

Si la préparation fut excellente, le plan put sembler très audacieux. La combinaison la plus naturelle et la plus sage en apparence était de porter tout d’abord la guerre dans les provinces de l’ennemi les plus rapprochées, d’attaquer Koniakary, la grande citadelle des Toucouleurs dans le Diombocko, puis d’entrer dans le Kaarta et de marcher sur Nioro. Après avoir chassé Ahmadou de sa résidence, on eût avisé aux moyens de déloger son fils du Ségou. Ce plan si rationnel offrait de graves inconvéniens. Il était fâcheux de laisser à Ahmadou, au début de la lutte, la jouissance de toutes les ressources accumulées à Ségou ; il était dangereux de placer les Bambaras du Bélédougou entre les armées du père et les armées du fils ; cette situation critique les eût effarés, et il n’y a pas loin de l’effarement à la défection. En outre, Samory, nous voyant occupés dans le Kaarta, pouvait avoir l’idée de distraire une partie de ses forces engagées contre Tiéba et de profiter de l’occasion pour recouvrer ses territoires sur la rive gauche du Niger. Le colonel prit la décision hardie d’attaquer tout de suite Ségou, à 1,000 kilomètres de sa base d’opérations, se promettant, dès que cette capitale serait tombée et qu’il aurait rétabli dans ce royaume les anciens maîtres Bambaras qui en avaient été chassés par Omar-El-Hadj, de revenir rapidement sur ses pas et de continuer la campagne selon les occurrences. Le plus grand secret et la plus grande célérité, ce plan audacieux ne pouvait être mené à bonne fin qu’à cette double condition, et jamais exécution ne fut plus secrète ni plus rapide.

Le 6 avril 1890, Ségou est pris, enlevé presque sans coup férir. L’attaque est si vive, si imprévue, que l’affaire est décidée avant que l’ennemi soit revenu de son étonnement. Le colonel Archinard se hâte d’organiser sa conquête et se remet en route vers le nord. Ouossébougou, place forte des Toucouleurs, servant de liaison entre Nioro et le Niger, est investi le 25 avril, emporté d’assaut le 26, après un sanglant combat où nos tirailleurs sénégalais ont prouvé une fois de plus qu’ils sont d’aussi braves soldats que d’héroïques marcheurs. Par ce glorieux fait d’armes, les Bambaras sont définitivement ralliés à notre cause, et Ahmadou n’a plus de communication avec ses états de Ségou. Le 25 mai, le colonel a ramené à Kayes sa vaillante colonne, affaiblie par les combats, par les privations, et qui, après une marche de 2,000 kilomètres, a besoin de repos, et déjà s’approche la saison des pluies et des tornades, la saison où les marigots ne sont plus guéables. Cependant Ahmadou, à son tour, s’est mis en mouvement ; il envoie, le 3 juin, ses meilleures troupes se faire battre à Kalé par le capitaine Ruault ; le 6 juin, avec d’autres troupes de qualité médiocre, il tente une attaque sur Kayes et il échoue misérablement. Sous peine de perdre bientôt les avantages de la campagne, il faut répondre à son défi. Le colonel se décide alors à reprendre l’offensive et marche sur Koniakary, qu’il prend le 16 juin et dont il fait un poste français. Les Toucouleurs, déconcertés et déconfits, se retirent dans le Kaarta.

Le colonel Archinard et son chef d’état-major, le capitaine Bonnier, avaient le droit d’être fiers et contens d’eux-mêmes ; ils avaient bien employé leur temps. Mais la guerre est toujours fertile en surprises ; on avait fait facilement des choses qu’on croyait difficiles, et on avait rencontré des difficultés auxquelles on ne s’attendait pas. Ségou, dont la forteresse passait dans le Soudan pour imprenable, était tombé comme par miracle. Après trois heures de canonnade, l’arrogant Madani avait fui devant les moustiques, abandonnant tout, les fameux coffres de son aïeul, qui renfermaient, à vrai dire, plus d’argent que d’or, sa mère, sa femme, son fils, le harem de son père, trésor de chair noire amassé dans les razzias, et où puisait le sultan quand il voulait récompenser le zèle de ses amis ou désarmer ses ennemis par un de ces présens qui ramènent les cœurs rebelles. « Nous nous attendions à une résistance désespérée, écrivait le colonel, et la prise de cette capitale, qui faisait toute la force des descendans d’El-Hadj, ne nous avait pas coûté un homme. En somme, l’expédition contre Ségou avait exigé surtout un travail considérable de préparation. Depuis un an je poursuivais cette œuvre aussi activement que je pouvais par la création du poste de Nyamina, par l’acheminement de vivres et de munitions, par la mise en état de nos voitures, qui nous ont permis de ne rien laisser derrière nous à la merci d’un coup de main. Des ponts avaient été établis, une route avait été pratiquée jusqu’à Farako, à quelques kilomètres de Ségou, pour permettre aux pièces de 95, attelées de six mulets, de suivre la colonne en faisant les mêmes étapes qu’elle. Une belle mission accomplie en plein hivernage par le lieutenant d’infanterie Marchand jusqu’à Farako, puis jusqu’en face de Ségou, qu’il aperçut de la rive gauche, avait eu pour effet de nous donner des renseignemens et de faire croire longtemps que notre marche était dirigée contre Farako même. La chute de Ségou, qui a eu un si grand retentissement chez les noirs, qui nous fait les maîtres incontestés de tout ce que nous occupions si péniblement, n’a coûté que de la fatigue pour la colonne expéditionnaire et du travail pour l’état-major. »

A Koniakary aussi, tout fut plus facile qu’on n’avait pensé, ce fut assez d’un engagement heureux pour que la garnison renonçât à défendre la forteresse. Mais, dans l’intervalle, à Ouossébougou, on avait rencontré une résistance acharnée et tenace qu’on ne prévoyait pas. C’est la seule partie risquée qu’ait jouée le colonel dans sa campagne, la seule aventure qu’il ait courue. On avait fait cette pointe pour donner satisfaction aux Bambaras. Quelque joie qu’ils eussent ressentie de la chute de Ségou, la prise de ce poste avancé des Toucouleurs les intéressait davantage ; leurs chefs répétaient sans cesse : « Nous ne croirons à l’amitié des Français que quand ils auront cassé Ouossébougou. » Malheureusement, on n’y pouvait arriver qu’en traversant un pays où l’eau est rare, et si on eût été en nombre, on eût risqué de mourir de soif. C’était peu, le colonel Archinard en convient lui-même, qu’une colonne de 27 Européens et de 265 indigènes de troupe régulière pour aller attaquer une pareille position. Il est vrai qu’on avait avec soi de nombreux auxiliaires ; mais si courageux que soient les Bambaras, ils aiment mieux se réserver pour la poursuite des fuyards et laisser les autres monter à l’assaut.

Une brèche avait été ouverte, sans qu’on fût maître de la place ; il fallut en ouvrir une seconde et remettre l’assaut décisif au lendemain. Dans ces guerres du Soudan, comme dans les combats homériques, un chef d’armée ou de colonne doit savoir haranguer ses troupes ; l’éloquence est pour les noirs la vraie musique des batailles et l’accompagnement nécessaire du tambourin ou tabala. À midi et demi, le commandant supérieur assembla autour de lui les chefs et notables Bambaras et leur reprocha les défaillances de leurs hommes. « C’est pour vous, leur dit-il, pour vous seuls que je suis venu ici. Vous m’avez dit que je n’aurais qu’un trou à faire et que vous passeriez tous ; j’en ai fait cinquante. Les blancs ont couché cette nuit dans le village, qui est à moitié démoli. Voulez-vous en finir ? Vous m’aviez assuré que je pouvais compter sur vous. Tout le monde dit que les Bambaras sont braves et ne mentent pas ; je l’ai cru, autrement j’aurais amené cent tirailleurs de plus. Êtes-vous des femmes ou des captifs ? Je croyais que vous aimiez la bataille. Cette fois, je vais vous laisser aller seuls. Je veux savoir au juste ce que vous valez. »

Les griots et les interprètes répètent partout à la ronde son discours. Les contingens des deux grands cantons de Mourdia et Damfa se forment en colonne pour se diriger sur la seconde brèche. — « Quels sont les plus braves ? demande le colonel. Mourdia ou Damfa ? » Le frère du chef de Mourdia sort de la foule et s’écrie : « Mourdia marche toujours en tête à l’assaut, je marcherai le premier. » Le colonel lui serre la main au milieu des vociférations et des cris. Les Bambaras sont entrés dans le village ; on les aperçoit à travers la fumée, escaladant les toits des maisons pour s’avancer de proche en proche vers le réduit où s’est concentrée la résistance et dont ils couronnent bientôt les murs. Mais les assiégés se défendent avec fureur et refusent de se rendre ; leur tabala bat toujours. Le désespoir est une ivresse. Un esclave qu’on emmène prisonnier se fait sauter la cervelle avec un pistolet tromblon. Les femmes mêmes sont héroïques ; les unes combattent, le sabre en main ; d’autres apportent dans les cases de gros paillassons, appelés seccos, y mettent le feu, s’enferment et périssent dans les flammes.

Quelques heures plus tard, Ouossébougou était cassé ; mais nos pertes étaient sérieuses, et notre situation eût été critique si l’armée de secours, envoyée par Ahmadou pour débloquer la place, ne fût restée à distance, immobile et l’arme au pied. Apparemment, trompée par le grand nombre de nos auxiliaires et les prenant pour des réguliers, elle avait cru le commandant supérieur à la tête de forces très importantes, et elle n’avait songé qu’à assurer sa retraite. Ce jour-là, il fut l’enfant gâté de la fortune et pour la première fois plus heureux que sage. Compterons-nous parmi ses bonheurs le présent que lui fit bientôt après Diocé, généralissime des Bambaras ? Il lui offrit gracieusement deux petites filles dont il était le père, le priant d’en choisir une pour lui et de remettre l’autre au général Borgnis-Desbordes. C’était la plus grande marque d’attachement et de reconnaissance qu’il pût lui donner et un de ces présens qu’on ne refuse pas. Toutefois, le colonel obtint, en le remerciant, qu’il gardât provisoirement ces deux demoiselles auprès de lui. On prétend que lorsqu’une jeune Bambara entre dans la maison d’un blanc, si humble qu’y soit sa situation, elle ne tarde pas à y commander. On n’en peut faire sa cuisinière, et il est peut-être dangereux d’en faire autre chose. Le mieux est de la laisser à Diocé.

Malgré ses brillans succès, le commandant supérieur ne se flattait point d’en avoir fini avec le sultan de Nioro ; il savait que ce sanglier traqué, acculé dans sa bauge, ne tarderait pas à faire un retour offensif, que, pour le réduire, une seconde campagne serait nécessaire, et il avait pris ses précautions avant de venir passer quelques semaines en France pour s’y refaire de ses fatigues. Il avait prévu qu’avant peu Ahmadou tenterait de reprendre Koniakary, de nous arracher des mains cette clé de sa maison. Le tata était intact ; par de nouveaux ouvrages, on le mit à l’abri de toute attaque, et il fut armé de deux canons de 4 de montagne. Le poste fut mis sous les ordres du lieutenant Valentin, assisté d’un sous-lieutenant et d’un docteur militaire. La garnison était composée d’un sergent européen et de quarante tirailleurs indigènes, ayant chacun 400 cartouches. Yamadou, roi du Khasso, à qui le village avait été remis, y montait la garde avec quatre cents guerriers ; mais vingt guerriers ne valent pas un soldat.

Dès le mois d’août, on apprit qu’Ahmadou avait fait serment de reprendre Koniakary ou de mourir ; en Afrique comme en Europe, on promet plus qu’on ne peut tenir. Il comptait sur la saison des pluies, sur les marigots coulant à pleins bords, sur les chemins devenus impraticables, pour empêcher les Français de secourir la place. Il avait fait apporter à Kolomé 300 échelles, et ses principaux guerriers avaient juré sur le Coran d’aller les appliquer eux-mêmes contre le mur du tata. Parti de Nioro avec ses chefs sofas et ses chefs talibés les plus renommés, trois de ses fils, quatre de ses frères et 4,000 Toucouleurs, son armée, grossie par les contingens recrutés dans tous les cantons qu’il traversait, était forte de 10,000 hommes. Ses soldats tiraient leur subsistance d’où ils pouvaient, et, comme des loups affamés, ils couraient les villages pour les mettre à sac et les brûler.

L’assaut fut livré le 8 septembre au matin. Nos deux canons jouèrent un rôle décisif dans cette affaire ; 82 coups furent tirés, et les Toucouleurs ne purent pas même arriver au pied du mur. Après un combat acharné de trois heures, ils se retirèrent. Ils avaient eu 300 morts et de nombreux blessés, et, dans leur effarement, contre leur habitude, ils abandonnaient sur le terrain 50 cadavres. Leur armée ne tarda pas à se disloquer, à se disperser. Ahmadou était resté à Kolomé avec sa garde. Un de ses gendres et le plus fanatique de ses marabouts s’étaient fait tuer. Après le combat, il se fit, à ce qu’on raconte, une légère blessure au bras ; ce fut sa manière de tenir son serment, après quoi il reprit, mélancolique et sombre, le chemin de Nioro.

Mais si grave qu’ait été son échec, si grande que soit son humiliation, ce serait une erreur de croire que son prestige soit détruit. La plupart des provinces du Kaarta demandent à nous faire leur soumission, mais à son insu, en secret. Les noirs ont l’humeur flottante et des résolutions irrésolues ; selon le jour et l’heure, selon le vent qui souffle, ils se déprennent et l’instant d’après ils se laissent reprendre ; ils ne sont sensibles qu’aux effets, aux dangers, aux plaisirs immédiats ; ce sont des esprits sans horizon, sans lointains. Après les preuves de force que nous avons données, ils nous craignent, mais la crainte d’Ahmadou subsiste. Tel de leurs chefs, après s’être soumis au colonel Archinard, suivait un mois après les troupes du sultan, et nous écrit de nouveau pour implorer notre pardon. Quelques-uns nous envoient comme ambassadeurs des gens sans autorité, que, le cas échéant, ils pourront désavouer.

D’autres ne se soumettent qu’en tremblant. Le chef du Sero écrivait le 20 septembre : — « O commandant, le jour où vous recevrez cette lettre, hâtez-vous vers nous, car si le sultan apprenait que je vous écris, il nous traiterait comme vous l’avez traité. Avant deux mois, il rassemblera une nouvelle armée contre vous. O commandant, si vous ne vous hâtez pas vers nous avec une armée considérable, la lettre que nous vous envoyons va nous perdre. » D’autres encore, incertains si la fortune a dit son dernier mot, voudraient se réserver. Moro Sambala, chef du Fonsané, avait déclaré nettement qu’il ne se rallierait que quand Ahmadou serait écrasé. Mais, pour le moment, Ahmadou est loin, les Français sont très près. Moro Sambala a pesé ces raisons, il s’est ravisé, il a envoyé à Bafoulabé son frère et les chefs de ses villages pour se mettre à notre merci : — « Ils protestent de leur affection pour nous qui sommes bons, écrivait-on de Kayes, le 30 septembre. Ahmadou est cruel, et ils en ont peur. Ils consentent à payer l’amende, mais qu’Ahmadou rassemble une nouvelle armée, ils s’empresseront de protester de leur grand dévoûment pour les Toucouleurs, ils diront qu’ils ont eu peur des Français, que leur soumission n’était pas sincère, qu’Ahmadou sait bien qu’il est leur père, leur chef, et il les recevra en grâce après avoir fait tomber quelques têtes. Tel est le caractère des noirs de ce pays. Il ne changera pas de longtemps. »

Notre verge est moins pesante, nos châtimens sont plus doux, et c’est notre désavantage dans notre lutte avec le sultan. Nos commandans supérieurs sont souvent fort embarrassés. Ils ont affaire à des populations qui ne respectent que ce qui leur fait peur ; ils doivent se souvenir sans cesse qu’ils sont en Afrique, qu’ils sont appelés à faire de la politique africaine ; mais peuvent-ils oublier qu’ils viennent d’Europe, qu’on leur enseigna dans leur jeunesse une morale plus humaine que celle des Toucouleurs ? Ce qui fit le plus de tort au colonel Archinard, ce fut sa générosité pour les Toucouleurs de Ségou. Après sa victoire, ils implorèrent son secours contre les Bambaras qu’ils avaient odieusement opprimés, et qui voulaient profiter de ce retour de fortune pour assouvir leur vengeance. Le colonel n’aurait eu qu’à dire : « Je ne vous connais pas. » Ils auraient été massacrés jusqu’au dernier. Il les prit sous sa protection : hommes, femmes, enfans, il en emmena sept mille avec sa colonne. Ce fut pour lui une cause de grandes dépenses et de grands dangers. A peine remis de leur terreur, ils entretinrent de secrètes intelligences avec Ahmadou, se firent ses espions, l’instruisirent de tous nos mouvemens, de nos moindres dispositions. Longtemps encore le noir interprétera tout acte de clémence comme un aveu de faiblesse, et c’est un genre de faiblesse que ne connaît pas Ahmadou. Il ne se montre pas seulement féroce envers ses ennemis, il fait tomber la tête des indécis et des tièdes.

Tant qu’il régnera, nous serons toujours sur le qui-vive, et voilà pourquoi, à peine de retour à Kayes, le colonel Archinard a dû s’occuper de préparer une nouvelle colonne expéditionnaire, avec laquelle il marchera sur Nioro. « Il faut aller très vite, écrivait-il le 17 octobre ; je vais faire tout ce que je pourrai pour cela. » Si sa nouvelle campagne réussit comme la précédente, en aurons-nous fini avec le Jugurtha du Soudan ? Dernièrement, un déserteur de Nioro le disait abandonné de tout son monde et disposé à se réfugier à Teichit, ce qui faisait dire à un cheik : « Que penseriez-vous d’un singe qui, traqué dans les bois, se réfugierait dans un village rempli de chiens ? » Ce déserteur exagérait. « Il paraît, écrivait-on de Kayes, le 29 octobre, qu’on se dispute chez Ahmadou ; on veut bien faire la guerre, mais on ne veut pas marcher ne sachant d’où viendra le danger. » On marchera et selon toute apparence, on sera battu ; mais il est difficile de croire qu’Ahmadou se laisse prendre dans Nioro ; peut-être réussira-t-il à gagner le Marina, où il a encore de nombreux et chauds partisans.

Fussions-nous débarrassés de lui, nous ne serons pas au bout de nos peines. Nous aurons des comptes à régler avec d’autres chefs et surtout avec le caractère, les préjugés, l’imagination des noirs. Quand Ahmadou ne sera plus là pour nous empêcher de cultiver nos terres, ce sera un grand gain ; mais pour que notre jardin rapporte, il faudra que nous fassions l’éducation des indigènes, qui ne demandent qu’à travailler le moins possible. Ils ont peu de besoins, ils se contentent d’un bonheur très économique. « Pourquoi veux-tu que je travaille ? disait un Bambara au colonel Borgnis-Desbordes. J’ai du mil et des femmes pour le piler. » Il est vrai qu’ayant des femmes, ils ont comme elles des fantaisies, et que notre parfumerie leur plaît autant que nos bijoux ; un Soudanais assez riche pour pouvoir se verser sur le corps tout un flacon d’eau de Cologne se tient pour le plus fortuné des hommes. Mais de tous les goûts nouveaux que nous pourrons leur inspirer, celui des occupations laborieuses leur viendra le dernier. Ils n’en ont pas seulement l’horreur, ils en ont le mépris, et c’est pour cela qu’ils ont des captifs : ils se mépriseraient s’ils ne mettaient un homme entre eux et leur fatigue.

Nous sommes parvenus à faire l’éducation militaire des Sénégalais, et leurs tirailleurs ont prouvé que, disciplinés et commandés par nous, ils sont d’admirables soldats. Nous aurons plus de peine à persuader à des Africains que le travail est un moyen de s’enrichir plus honorable que l’exploitation de l’homme par l’homme. Nous avons, en ce moment, des officiers indigènes qui, entièrement acquis et dévoués à notre cause, nous rendent de grands services et vont au feu comme à une partie de plaisir ; mais ils sont restés les fils de leurs pères, et ils conçoivent le bonheur à la façon des noirs. Tel d’entre eux, quoiqu’il touche une solde assez forte que grossissent les indemnités et les cadeaux, est fort empêché d’entretenir ses femmes qui, d’année en année, croissent en nombre plus qu’en sagesse, et ne peuvent séjourner à Saint-Louis ou à Kayes sans désirer tout ce qu’on y trouve à acheter. Nous pourrions l’employer au loin comme agent politique, et nous ne verrions pas d’inconvénient à ce qu’il essayât de se tailler un royaume dans le Macina. Mais il veut des Bambaras ou des Malinkés à gouverner ; il lui faut une vache à lait, des troupeaux ou des sujets en plein rapport. Ses troupeaux, il les tondra de près ; ses sujets, s’il en avait, il les contraindrait à se saigner pour ses femmes, et ce serait également fâcheux pour lui, pour eux et pour nous.

C’est une œuvre de longue haleine que de refaire le caractère et l’imagination d’un peuple, et les impatiens feront bien de ne pas s’en mêler. Il ne faut se lancer dans les entreprises coloniales que quand on se sent capable non-seulement des grands efforts, mais des longues persévérances. Le monde, dit un proverbe italien, appartient aux inquiets ; cela est vrai pourvu qu’ils joignent à l’inquiétude qui rêve et projette cette volonté tenace que rien ne rebute et pour qui les années sont des jours.


G. VALBERT.